101.Il existe au Ruanda-Urundi, ainsi qu’il a été décrit en détail ailleurs, un système double: des juridictions non indigènes, jugeant suivant le droit écrit, et des juridictions indigènes jugeant suivant les normes coutumières, pour autant qu’elles ne soient pas contraires à l’ordre public universel.

  1. Dans les deux systèmes, la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire n’est pas complète, bien qu’au cours des dernières années, des progrès aient été réalisés dans ce domaine.
  2. En ce qui concerne les juridictions non indigènes et suite à une réforme qui venait d’être introduite au Congo belge, la commission de réforme judiciaire du Ministre des colonies avait élaboré un projet de code de l’organisation et de la compétence judiciaire pour le Ruanda-Urundi. Ce projet a été soumis pour avis au Conseil général en juillet 1957. L’esprit de ce projet a été résumé comme suit : a) Supprimer la discrimination raciale; b) Substituer des magistrats de carrière aux juges fonctionnaires; c) Accroître la protection de l’indépendance du pouvoir judiciaire.

104.Dans ce but, le projet prévoit notamment la suppression des tribunaux de Résidence et de Parquet, qui n’étaient compétents qu’a l’égard des autochtones, et l’extension de la compétence matérielle des tribunaux de première instance, dont la compétence ratione personae engloberait tous les habitants du Ruanda-Urundi sans discrimination de race. D’autre part, la compétence matérielle des tribunaux de police serait réduite tout en étant étendue à toutes les personnes, quelle que soit leur race. Enfin, dans toute la mesure du possible, tous les juges fonctionnaires seraient remplacés par des magistrats de carrière.

104. La Mission croit qu’il s’agit là d’améliorations certaines dans l’administration de la justice; le Conseil de tutelle pourra mieux en juger quand il sera en possession des textes définitivement adoptés.

105.En ce qui concerne les juridictions indigènes, la Mission de visite de 1948 avait déjà souligné qu’en vertu de la législation de 1943 sur ces juridictions, les chefs avaient des attributions judiciaires, et que ceci était contraire au principe de la séparation des pouvoirs. La Mission de visite de 1951 signalait que la pratique administrative avait introduit une mesure de séparation des pouvoirs, en avance des textes en vigueur; c’est ainsi que les chefs, qui sont de droit présidents des tribunaux de chefferie se faisaient de plus en plus remplacer par des suppléants. Il en allait de même pour le Mwami en ce qui concernait la présidence du tribunal du Mwami. En 1954, le Gouvernement du Ruanda-Urundi, après une large consultation des autorités européennes et indigènes, rédigea un avant-projet de décret sur la réorganisation des juridictions indigènes.

  1. En juillet 1957, le Conseil général du Ruanda-Urundi eut à examiner deux avant-projets de réforme des juridictions indigènes préparés par la commission de la réforme judiciaire du Ministère des colonies. Le Conseil général préféra cependant choisir comme document de travail l’avant-projet de 1954, dont il estima qu’il n’avait pas été suffisamment tenu compte. Les conclusions de la commission des juridictions indigènes du Conseil général méritent d’être reproduites :

“La Commission estime que le principe de la séparation des pouvoirs constitue la condition du développement harmonieux des institutions ainsi qu’une garantie pour le justiciable; elle estime que les fonctions judiciaires doivent être exercées par des magistrats de métier.

Mais la Commission réalisant parfaitement les difficultés de la mise en pratique de ces principes estime que ce stade ne pourra être atteint que par paliers. En effet, le stade atteint par la société autochtone, dont les rapports juridiques ne s’expriment que par l’intermédiaire du droit coutumier, et l’organisation actuelle des tribunaux indigènes rendent impossible une réforme radicale immédiate, quels que soient les sacrifices financiers qui pourraient être consentis.

La Commission se donne pour but de modifier l’organisation actuelle des tribunaux indigènes en vue d’améliorer leurs fonctionnements et de réaliser la séparation des pouvoirs et l’inclusion des juridictions indigènes dans l’organisation judiciaire générale.

La Commission a proposé que les réformes suivantes, qui se sont traduites par des modifications consignées plus loin aux articles du projet, soient apportées.

La Commission estime que le chef de chefferie ne devrait plus être de droit président du Tribunal de chefferie.

Le président et le juge devraient être nommés par le Mwami, sur propositions du Conseil de chefferie. Les candidats proposés par le Conseil de chefferie devraient être agréés par le Résident.

La Commission réalise que si cette réforme n’entraînera pas de difficultés au Ruanda, où en pratique les chefs de chefferie ne jugent plus eux-mêmes,i1 n’en est pas de même en Urundi où de nombreux chefs exercent encore activement les fonctions de juge; aussi tient-elle à préciser que le choix du Conseil peut également se porter sur la personne du chef comme candidat aux fonctions de juge du tribunal de chefferie.

L’organisation du tribunal de territoire s’inspirerait des mêmes règles, la présentation des candidats aux places de juges étant l’attribution du Conseil de Territoire en vue de la nomination par le Mwami après agréation du Résident.

La suppression des juges de droit s’avère par contre beaucoup plus malaisée en ce qui concerne le tribunal du Mwami.

Plusieurs membres de la Commission estiment qu’il importe de conserver provisoirement au Mwami les fonctions de président du tribunal du Pays.

Les arguments avancés furent que le Mwami reste coutumièrement le juge suprême, qu’il est souhaitable qu’il conserve le droit de faire peser son poids dans la balance, à l’occasion de l’une ou l’autre affaire d’une importance exceptionnelle.

La Commission relève que la situation du tribunal du Mwami au Ruanda et en Urundi est ici également fort différente car si la tendance au Conseil supérieur du Pays du Ruanda est de voir le Mwami demeurer en dehors de l’exercice de la justice (il n’a rendu aucun jugement depuis 1956) par contre en Urundi, où la nomination d’un premier juge suppléant remonte à deux mois à peine, le Mwami continue à présider activement son tribunal.

La Commission a le 30 juillet entendu sur ce point les deux Bami. Le Mwami du Ruanda répond que’ en tant que personne privée, il voit d’autant moins d’inconvénients à cette suppression que, dans la pratique, il n’a plus tranché aucune affaire depuis une année au moins. En tant que Mwami, d’autre part, il estime devoir préalablement poser la question à son conseil supérieur du pays.

Le Mwami de l’Urundi, par la voix de son Conseiller fait savoir qu’il n’a personnellement aucune objection à ne plus exercer, dans la pratique, la charge de juge du tribunal du pays, mais estime que la prérogative ne doit pas lui en être ôtée. Il justifie cette opinion par le fait que les Barundi ne comprendraient pas une telle réforme et qu’il convient que, pour un certain temps encore, ce soit le Mwami qui, théoriquement du moins, juge.”

107.La question fut rediscutée en séance plénière du Conseil général. Le président posa la question comme suit : “Est-il indiqué d’aboutir légalement tout de suite à la séparation des pouvoirs en provoquant la promulgation d’un texte écartant immédiatement les chefs de la présidence des tribunaux de chefferie, ou au contraire, d’atteindre ce résultat progressivement en se contentant d’aider juridiquement et politiquement la tendance qui se manifeste dans chaque pays”.

108.De l’avis du Mwami de l’Urundi, il serait hasardeux de brusquer les étapes, il serait plus sage d’aboutir à la séparation effective des pouvoirs en laissant les évolutions se faire librement sans leur imposer des échéances par le jeu d’un texte juridique. Par contre d’autres membres, autochtones et européens, du Conseil exprimèrent un avis en sens opposé, en faveur d’une séparation des pouvoirs immédiate. Mgr Bigirumwami, vicaire apostolique autochtone, alla même jusqu’à affirmer : “Les articles parus sur les manifestes et les mises au point qui veulent opposer aujourd’hui le Mututsi et le Muhutu n’ont d’autre sens que ces mêmes protestations contre l’exercice simultané des deux pouvoirs administratif et judiciaire; la tendance à la démocratie et surtout le bon sens ne donnent plus lieu à douter de l’urgence immédiate de séparer les deux pouvoirs”.

 109.Finalement, la question suivante fut mise aux voix et tranchée négativement par 26 voix contre 13 et 5 abstentions : “Veut-on imposer immédiatement par un texte de décret la séparation des pouvoirs des tribunaux de chefferie en prescrivant que dès la promulgation de ce décret le chef ne pourra plus en aucun cas être présenté comme candidat-juge par le Conseil de chefferie ?”.

110.La solution préconisée fut d’insérer dans le projet un texte aux termes duquel les présidents, présidents suppléants et juges des tribunaux de chefferie seraient nommés par le Mwami sur proposition du Conseil de chefferie, mais que les candidats devraient être agréés par le Résident. Ce texte permettrait plus tard par voie d’instructions administratives, et sans les en exclure juridiquement a priori, d’écarter les chefs de la présidence des tribunaux de chefferie.

111.Il est intéressant de noter qu’à maintes occasions de ce débat sur les juridictions indigènes, des divergences de vues apparurent tant parmi les membres autochtones que parmi les membres européens du Conseil.

112.La Mission reconnaît que le problème des juridictions indigènes au Ruanda-Urundi est aussi important que délicat. Il ne met pas seulement en question les pouvoirs traditionnels des chefs et des Bami, mais il soulève toute la question des rapports entre Batutsi et Bahutu. Il ressort d’un certain nombre de communications écrites et orales – signées et anonymes – reçues par la Mission, que certains habitants du Ruanda-Urundi n’ont pas une confiance pleine et entière dans les juges des tribunaux indigènes; ils considèrent que la justice est entre les mains des chefs ou de leurs créatures et plus généralement des Batutsi; que beaucoup de juges n’ont ni la formation, ni l’impartialité, ni parfois même l’honnêteté nécessaires pour exercer des fonctions judiciaires. La Mission ne doute pas que certaines de ces plaintes soient abusives, ou même injustifiées, et qu’un grand nombre de juges indigènes sont intègres et compétents. Elle est aussi prête à accepter l’affirmation de l’Autorité administrante qu’une évolution s’est faite depuis sept à huit ans et qu’il arrive fréquemment aujourd’hui –ce qui était jadis à peine concevable – que des Bahutu soient gagnants dans des actions judiciaires intentées devant les juridications indigènes contre des Batutsi. Il n’en reste pas moins vrai que le système actuel n’engendre pas la confiance et ouvre la voie aux abus.

113.La Mission espère par conséquent que les autorités compétentes à Bruxelles réexamineront ce problème délicat sous tous ses angles avant d’adopter les termes définitifs du nouveau décret sur les juridictions indigènes. La Mission recommande au Conseil de tutelle de suivre la question de près au cours de ses examens annuels des conditions dans le Territoire.