1. Le Conseil de tutelle a exprimé à maintes reprises le souci de voir s’opérer un plus grand rapprochement entre le Ruanda et l’Urundi. Il est indéniable que les deux pays ne sont pas aussi unis l’un à l’autre que le terme Ruanda-Urundi pourrait le faire croire.
  2. Il faut considérer la chose dans sa perspective historique. C’est probablement vers le dix-huitième siècle que furent fondés en Afrique centrale une série de royaumes hamites dont le Ruanda et l’Urundi. Malgré leurs origines communes ces royaumes se firent constamment la guerre. Les rois du Ruanda et de l’Urundi furent presque toujours ennemis et ne cessèrent de se disputer la possession des provinces limitrophes de la rivière Akanyaru. Il ne se passa presque pas de règne sans que Barundi et Banyaruanda n’en vinssent aux mains. L’occupation européenne trouva deux monarchies absolues bien différenciées, ayant chacune à sa tête un roi, ayant chacune son organisation propre et ayant chacune sa langue à elle. Sous le régime allemand, les circonscriptions du Ruanda et de l’Urundi furent soumises à des politiques différentes, l’occupation de l’Urundi étant marquée par des guerres incessantes et une politique incohérente, contrastant avec “l’état de choses pacifique et agréable du Ruanda”.

86.L’administration indirecte des Belges respecta tout naturellement la division du Ruanda-Urundi en deux royaumes et y superposa l’administration européenne organisée en deux résidences. Depuis lors de nombreuses institutions communes, un même régime tutélaire, une capitale administrative commune, des services généraux communs, une même langue européenne, un même régime d’enseignement, ont contribué dans une certaine mesure à rapprocher les deux pays. Mais les rapports entre autorités autochtones du Ruanda et de l’Urundi sont encore extrêmement réduits, et un particularisme traditionnel a continué à séparer les populations. C’est ainsi que l’Administration a renoncé en 1951-1952 à cause de l’opposition de la population, à uniformiser l’orthographe du Kirundi et du Kinyaruanda langues pourtant si proches qu’elles invitent à un rapprochement sinon à une fusion complète.

87.L’organisation du Conseil général dans sa forme nouvelle avec sa représentation africaine accrue, est considérée par l’Administration comme un progrès important dans l’établissement d’un lien organique entre les deux pays. D’autre part la Mission a été informée par le Gouverneur que des réunions à caractère technique se préparent entre représentants du Ruanda et de l’Urundi sur des sujets circonscrits où il serait possible de confronter les problèmes divergents ou convergents des deux pays, et amener des contacts nouveaux au cours desquels des techniciens pourraient mieux se connaître et nouer des liens personnels.

88.La Mission partage l’avis des missions précédentes, du Conseil de tutelle et aussi de l’Autorité administrante, que du point de vue économique aussi bien que politique, le Ruanda et l’Urundi ont un avenir commun; que dans l’intérêt du Territoire sous tutelle dans son ensemble il faut continuer à s’efforcer de renforcer les rapports entre les deux pays et qu’une des façons de le faire est de favoriser la création et le développement d’institutions communes. Mais la mission approuve la nuance suggérée par l’Autorité administrante dans ses commentaires sur le rapport de la Mission de 1954, que cet avenir commun ne doit pas nécessairement consister en une unification pure et simple. La Mission rappelle que le Ruanda et l’Urundi constituent des blocs homogènes de population de 2 à 2 1/2 millions d’habitants chacun, avec un taux d’accroissement élevé. Ceci pourrait fort bien justifier dans l’avenir une formule fédérale, ou une autre forme de décentralisation qui permettrait à chacune des régions de conserver un maximum d’institutions propres et de continuer à développer chacune son génie particulier, sans nuire aux intérêts plus généraux du Territoire dans son ensemble.

  1. Un aspect curieux qui illustre le problème du particularisme au Ruanda-Urundi a été révélé indirectement à la Mission lorsqu’elle a eu à s’intéresser à la situation d’Usumbura.

90.Usumbura, capitale du Ruanda-Urundi, centre administratif et commercial de par son port sur le lac Tanganyika, est situé en Urundi. Malgré son caractère “fédéral” et sa population africaine qui en grande partie n’est d’ailleurs ni murundi ni munyaruanda, Usumbura est considéré par les Barundi comme partie intégrante de l’Urundi, et toute tentative de relâcher ce lien est rejetée avec véhémence.

91.A la session de juillet 1957, le Conseil général du Ruanda-Urundi était saisi d’un décret du 26 mars 1957 sur l’organisation des villes du Congo belge. Ce décret prévoit la possibilité pour le Gouverneur général du Congo belge de constituer en “ville” toute agglomération dont l’importance le justifie. La ville se composerait de communes. La ville et les communes seraient dotées de conseils partiellement élus et de bourgmestres nommés, qui ne devraient pas nécessairement être des fonctionnaires; les villes et les communes disposeraient de budgets propres, et pourraient imposer des taxes.

92.Il s’agissait d’obtenir l’avis du Conseil général sur l’opportunité de rendre ce décret applicable au Ruanda-Urundi, en vue de constituer Usumbura en “ville”. Au cours des discussions, le Conseil a reconnu le caractère progressif et démocratique d’un pareil régime de villes; mais il s’est prononcé contre la mise en application au Ruanda-Urundi du statut organisé par le décret du 26 mars 1957 promulgué pour le Congo belge, tout en recommandant qu’un statut spécial des villes soit élaboré pour le Territoire. Au cours d’une longue discussion, le Conseil Général s’est efforcé de fixer les lignes générales d’un statut qui pourrait convenir pour le Ruanda-Urundi. La discussion doit se poursuivre lors de la prochaine session du Conseil général en1957.

93.Un des aspects du problème qui a fait l’objet du débat a été la conséquence qu’un statut de ville aurait pour Usumbura dans ses rapports avec l’Urundi; le bruit avait en effet couru que l’octroi à Usumbura du statut de ville serait un acte de séparation de ce Territoire de celui de l’Urundi. Toutes sortes de propositions furent faites pour assurer dans une certaine mesure le respect des droits du Mwami de l’Urundi sur Usumbura, et éventuellement ceux du Conseil supérieur de l’Urundi. Aucune conclusion très claire n’émergea de la discussion, mais l’inquiétude des autorités autochtones de l’Urundi était manifeste. D’autre part le Mwami du Ruanda (qui était peut-être inquiet de la possibilité que par la suite le statut des villes puisse s’appliquer à une agglomération du Ruanda) déclara qu’il ne voyait pas la nécessité d’adopter un statut des villes pour le Ruanda-Urundi, et s’abstint systématiquement de participer aux votes au cours des débats. Une autre complication fut le manque d’enthousiasme du Mwami de l’Urundi et des membres Barundi du Conseil à envisager que dans la future ville d’Usumbura les résidents non Barundi de la ville, notamment les Banyaruanda, jouiraient des mêmes droits politiques.

94.Le jour même de son départ du Territoire, la Mission fut saisie de deux communications anonymes,qui indiquaient en termes véhéments et avec arguments historiques, à quel point la possibilité que le nouveau régime ne détache davantage Usumbura de l’Urundi soulevait les passions des Barundi. A croire ces communications, le Conseil supérieur de l’Urundi avait décidé de présenter une pétition au Conseil de tutelle pour demander que la discussion du statut des villes ne fût pas entreprise et que par-dessus le marché l’on mit fin au régime des centres extra-coutumiers d’Usumbura, Kitéga, Nyanza et Rumonge qui “affaiblissent” l’unité nationale et créent des ‘Êtas dans l’état”. Ce serait suite à la pression de l’administration européenne, et à la promesse que la question d’Usumbura et des centres extra-coutumiers, seraient réglés à la fin de l’année 1957 à l’entière satisfaction du Conseil supérieur du pays et de la population Barundi, qu’il aurait été décidé de surseoir à la présentation de cette pétition.

95.La Mission ne peut s’empêcher de considérer d’une part que tout système permettant de donner aux agglomérations importantes un régime communal libre serait un progrès dans le sens de la démocratie et de la modernisation des institutions. Il lui parait également qu’un statut “fédéralisant” dans une certaine mesure la vie de la capitale du Ruanda-Urundi, tout en sauvegardant son allégeance historique et territoriale à l’Urundi, apparaît comme une nécessité que la logique du développement du Territoire finira par imposer. D’autre part, elle ne peut minimiser l’importance des passions que l’opposition à ces projets enflamme, et qui est caractéristique du particularisme et du “provincialisme” du Territoire. Cette situation est délicate, et la Mission ne doute pas que l’Autorité administrante mettra tout en oeuvre pour convaincre la population de l’intérêt que ces projets présentent pour le Territoire tout entier.

96.A cet égard, la Mission se demande si la population de l’Urundi n’admettrait pas plus aisément les institutions communes du Ruanda-Urundi, si on lui faisait comprendre que la question ne se limite pas à la région d’Usumbura. On pourrait, par exemple, essayer de souligner le rôle commun qu’Astrida (qui est situé au Ruanda) joue également dans la vie du Territoire tout entier, dont elle est plus ou moins destinée à devenir la capitale intellectuelle (siège du centre scolaire, de la future université, de l’IRSAC, etc.) Pour rendre la chose plus évidente, on pourrait imaginer de tenir une fois ou l’autre une session du Conseil général à Astrida. La Mission fait cette suggestion non comme une proposition concrète ou précise, mais comme un exemple des mesures que l’Administration pourrait prendre, pour tenter d’élargir les vues des habitants du Ruanda et de l’Urundi.

97.A plusieurs reprises, le Conseil de tutelle avait recommandé que le statut de la population soit étudié et que l’on envisage la création d’une citoyenneté du Ruanda-Urundi. En discutant de cette question avec l’Administration, la Mission s’est heurtée à un autre exemple de particularisme : elle a été informée que les élites autochtones auraient de la peine à admettre la nationalité “Ruanda-Urundi’ et réclameraient deux nationalités; aussi l’Administration temporise-t-elle à trancher ce problème.

  1. La question des “ressortissants” et des “citoyens” a fait l’objet d’un débat à l’occasion de l’examen du statut des villes par le Conseil général; la complexité et la délicatesse du problème ont été mises en évidence. Il s’agissait de savoir à qui réserver les qualités d’électeur et d’éligibilité dans la future ville. Des distinctions parmi les résidents de la ville furent proposées entre ressortissant du pays” (exemple Urundi), “ressortissant de pays limitrophe” (dans ce cas, Ruanda), “belge”, “congolais”, “étranger”. Des divergences de vues sérieuses se manifestèrent sur les droits respectifs de ces diverses catégories, et les distinctions à faire au sujet de la durée de leur résidence. Les membres Barundi du Conseil général étaient partisans d’un régime moins favorable pour les Banyaruanda installés à Usumbura que pour les Barundi (cinq ans de résidence, au lieu de trois pour être électeur et éligible). Les représentants Banyaruanda s’opposèrent à ce point de vue et estimèrent qu’il n’y avait pas lieu de distinguer entre Barundi et Banyaruanda. De là la discussion en vint aux notions de nationalités et de naturalisation. Un membre européen du Conseil général fit remarquer que c’était une notion trop étroite que de parler de nationalité murundi et de nationalité munyaruanda; il recommanda d’envisager une nationalité de type fédéral comme aux Etats-Unis, où la nationalité n’est pas celle d’un des quarante-huit Etats, mais celle de la fédération de ces Etats. Un conseiller murundi du Conseil s’empressa de dire que la comparaison avec les Etats-Unis n’était guère valable, étant donné que la population d’origine des Etats-Unis, les Indiens, avaient disparu, et que les quarante-huit Etats étaient peuplés de “blancs”, tandis que dans l’Urundi, au contraire, les Barundi forment toujours la fraction la plus importante de la population; les autres sont donc des étrangers, et il faut trouver un système pour les incorporer; il a rappelé que les Barundi et Banyaruanda n’étaient pas des communautés ordinaires, mais deux royaumes qui pouvaient avoir chacun des droits politiques propres, et il se référa au phénomène de la naissance en Europe du concept de nationalité. Lorsqu’on lui eut fait remarquer que ces notions de nationalité et de souveraineté étaient battues en brèche maintenant en Europe, il rétorqua que pour l’instant les Barundi et les Banyaruanda cherchaient leur voie en ce domaine et qu’il était normal qu’ils commencassent par là où les Etats européens avaient passé jadis, en s’efforçant de préciser la notion de leurs droits politiques.

99.D’autres, par contre, affirmèrent qu’au Ruanda les Barundi jouissaient de droits politiques complets, et que la coutume du Ruanda admettait en réalité la naturalisation. La discussion se termina d’ailleurs sans véritable conclusion. Un des membres autochtones fit remarquer avec mélancolie qu’il se demandait si à la lecture du procès-verbal de cette séance du Conseil général, “les autorités belges, étrangères ou internationales ne vont pas estimer que les populations du Ruanda-Urundi manquent de maturité”. La Mission désire rassurer ce conseiller; elle est, au contraire, impressionnée par le caractère sérieux et intelligent de la discussion.

100.La Mission a tenu à exposer même longuement le détail de ces débats pour montrer combien cette question souvent soulevée devant le Conseil de tutelle, de la création d’une citoyenneté du Ruanda-Urundi, est délicate et combien son règlement est difficile. Elle est convaincue qu’en continuant à étudier ces problèmes avec conscience, sous l’égide de l’Autorité administrante, les habitants du Ruanda, de l’Urundi, ainsi que les résidents des autres races trouveront à la longue une solution satisfaisante.