Malgré la dissolution de la structure triangulaire des pouvoirs (administration belge, monarchie traditionnelle, Eglise catholique) au milieu de laquelle se situait l’école coloniale, les rapports entre instances religieuses et éducation n’ont à aucun moment cessé d’être très étroits. Ils ont cependant changé de nature. Car si dans la perspective du mode de colonisation adopté par la Belgique le système de monopole religieux ne semble avoir posé problème qu’aux commissions envoyées par la Société des Nations et l’ONU, il n’a plus été recevable par la suite une fois que l’Etat entendait assumer pleinement ses prérogatives, et une fois que l’Eglise catholique elle-même eut adopté le principe de la liberté de conscience après des siècles d’opposition.

Eglises et écoles

Même après l’indépendance, cette dernière a continué comme par le passé à représenter une force considérable sur le plan moral, social et matériel, mais elle a évité soigneusement de faire figure de contre-pouvoir. D’une position de puissance, elle a cherché à évoluer vers une attitude de service, aidée en cela par les transformations en profondeur que connaissaient durant la même période le catholicisme mondial et l’idée même que l’on se faisait de la mission. Les relations avec les gouvernements ont dans l’ensemble été bonnes, même au moment des négociations à propos du statut des écoles. Mais l’Eglise était trop impliquée dans l’action temporelle sous toutes ses formes pour pouvoir retrouver une autonomie et une liberté réelles, et les responsables rwandais semblent avoir été peu pressés de brusquer une évolution qui les aurait éloignés du climat de chrétienté qui a caractérisé leur pays depuis les années 30.

L’école congolaise et rwandaise, liée depuis sa naissance à la christianisation, devait jadis, même aux yeux des “libéraux” et des laïcistes, être soumise à un régime religieux si l’on voulait parvenir à une moralisation efficace. Ce fut entre autres le point de vue défendu dans les années 20 par le ministre des Colonies L. Franck, tout libéral qu’il était. Cette manière de voir a largement survécu chez les parents et les autorités. En 1963, on exigeait encore que l’Université fût pour le moins “d’inspiration chrétienne” ; et ce n’est qu’en 1974, si mes souvenirs sont exacts, que les crucifix ont disparu des salles de cours, subitement et sans bruit, sans doute du fait des étudiants. Dans les écoles primaires soumises à une nationalisation sui generis, les signes d’appartenance religieuse sont habituellement restés en place et l’enseignement religieux était compris dans l’horaire des classes : les instituteurs se voyaient plus ou moins contraints de l’assurer s’ils voulaient être en règle avec les dispositions qui exigeaient d’eux un nombre réglementaire d’heures de cours par semaine pour avoir droit à un salaire complet, même si théoriquement ils pouvaient se déclarer non compétents ou non concernés.

De ce fait, l’instruction religieuse était souvent mal donnée ou on occupait ces heures par des matières scolaires plus “rentables” dans les classes supérieures du primaire. Même chez quelques visiteurs diocésains, responsables directs aux yeux de l’Etat comme des Eglises, une demande s’est précisée en 1976 de “libérer la catéchèse”, c’est-à-dire de la détacher de l’école et de la dispenser dans un cadre plus approprié aux seuls enfants concernés et à l’aide de catéchistes volontaires, donc réellement motivés. Des expériences ont été menées en ce sens. Mais les responsables ecclésiastiques ne tenaient sans doute que trop à conserver une certaine emprise sur l’école qui, sans le catéchisme, aurait revêtu un caractère toujours plus neutre.

Beaucoup de maîtres, n’ayant entre les mains que de vieux manuels, avaient encore l’habitude de mêler le religieux à tout leur enseignement, au français, à la grammaire, au calcul même, ce qui en accentuait le caractère artificiel et quelque peu niais : j’ai ainsi assisté à des leçons d’arithmétique à partir du cycle liturgique et d’analyse grammaticale à partir des commandements de Dieu…

Dans le secondaire, les élèves qui relevaient de la confession de l’établissement étaient en général soumis à un régime d’exercices religieux obligatoires, mais des essais de libéralisation ont vu le jour faisant place à une animation plus large où les mouvements de jeunes tenaient un rôle décisif. La JOC, d’origine ouvrière, touchait en réalité surtout des étudiants et de jeunes agriculteurs, car historiquement elle a été le premier mouvement d’Action Catholique à s’intéresser aux pays d’Afrique. Par contre, les groupements d’adultes qui la prolongeaient étaient plutôt représentés par les confréries, la Légion de Marie, puis les groupes charismatiques.

Le fait que des enfants en nombre considérable restaient en dehors du circuit de l’instruction formelle n’a cessé de préoccuper sérieusement les Eglises, qui ont heureusement poursuivi un travail de suppléance remarquable, bien que mal intégré dans le système global. Comme j’y ai insisté précédemment, les catéchuménats devenus centres d’éducation de base étaient des structures intéressantes et très peu onéreuses, dont l’Etat aurait eu tout intérêt de s’inspirer.

 Les séminaires

La question des séminaires mérite également qu’on s’y arrête. Ils permettaient de scolariser un nombre important d’adolescents au niveau secondaire et de leur donner une instruction particulièrement soignée, le tout sur fonds privés. De ce fait ils remplissaient une fonction d’utilité publique, une minorité seulement parmi les élèves poursuivant une carrière proprement cléricale. La formation dispensée était très appréciée des parents, ce d’autant plus que les frais d’écolage pouvaient être modulés en fonction des possibilités financières des familles.

Mais, de même qu’à l’époque coloniale le séminaire est apparu sous un certain angle comme jouant un rôle antithétique à celui du Groupe Scolaire, de même ne risquait-on pas, du fait qu’un secteur important et particulièrement valorisé de l’enseignement secondaire jouissait d’une autonomie appréciable, de voir resurgir des contradictions chaque fois que le système officiel en place était appelé à se transformer ? L’introduction des cycles d’orientation a été édulcorée entre autres parce que les séminaires ne l’ont pas adoptée, et les autobiographies montrent que plus d’un jeune homme, adéquatement conseillé, a opté pour la filière cléricale pour échapper aux programmes et aux sélections des “troncs communs” dont on se méfiait. Le jour où l’on a décidé de “professionnaliser” l’enseignement secondaire, le maintien de filières d’enseignement général dans ces établissements privés ne permettait-il pas à quiconque savait s’y prendre d’échapper à cette politique ? Pour les séminaires eux-mêmes, n’y avait-t-il pas quelque danger de se voir utilisés à des fins pour lesquelles ils n’ont pas été conçus ?

Dans les souvenirs d’école que j’ai recueillis au cours de mes enquêtes, les anciens séminaristes ont fait sans cesse référence à l'”hypocrisie obligée” à laquelle ils étaient contraints quand, pour pouvoir poursuivre leurs études, ils devaient simuler une hypothétique vocation. Mais cela ne les empêchait en général pas de reconnaître la haute qualité de la formation reçue et le grand profit qu’ils en ont finalement tiré.

L’absence d’adéquation entre les visées de l’enseignement d’Eglise et celles de l’enseignement d’Etat peut être appréciée positivement comme une garantie de liberté et comme un facteur de progrès par l’élément dialectique qu’elle introduit dans le système global, ou négativement comme une voie permettant de contourner l’école publique et finalement d’en stériliser les efforts d’adaptation.

 Interrogations Les sociétés religieuses qui dirigeaient les établissements secondaires se rendaient compte combien le gouvernement tenait à leur présence et à leurs services, mais pour des raisons financières, d’ordre, de garanties morales, de compétence, de continuité, etc., donc dans une optique qui n’avait rien de religieux (“indépendamment de toute considération de foi ou de dogme”, selon une des formules de L. Franck éprouvée de longue date). L’Etat avait besoin d’elles, mais cherchait à limiter leur autonomie. Certaines s’interrogeaient sur ce que devenaient en tout cela leurs objectifs propres, alors qu’elles avaient de moins en moins à dire dans la nomination des professeurs, l’affectation des élèves etl’orientation de l’enseignement. Fallait-il se retirer ? passer la main à des laïcs ? se consacrer à des tâches plus spécifiquement religieuses ? accepter de nouvelles fonctions de suppléance ? abandonner la direction des écoles tout en restant en place sous d’autres modalités ? Telles étaient les questions le plus souvent agitées quand les difficultés s’accumulaient et quand du côté européen (d’où venait l’argent) le recrutement se raréfiait. On ne pouvait cependant pas parler d’un malaise généralisé, et les religieux rwandais semblaient s’accommoder plus facilement de la situation, peut-être parce qu’ils percevaient encore plus intensément le désir des familles de les voir rester en place. En sens contraire, une des raisons qui faisaient que parmi les étudiants la fonction enseignante était dépréciée, c’est qu’être professeur, c’était pratiquement toujours retomber, d’une manière ou d’une autre, sous contrôle clérical. Il est vrai par ailleurs que le statut d’enseignant est devenu économiquement et socialement de moins en moins enviable, alors que dans les années qui suivirent l’indépendance il était encore entouré de prestige et recherché.

Les milieux religieux étant particulièrement sensibles à ce qui se passe dans le monde, beaucoup se rendaient compte que les conceptions de l’école chrétienne qui ont présidé à l’installation des collèges rwandais étaient devenues largement caduques. Ils prenaient conscience du danger qu’il y avait pour l’Eglise elle-même d’apparaître essentiellement comme une entreprise enseignante, destinée à des enfants et des adolescents. Ils savaient combien de chrétientés d’Asie ou d’Amérique latine étaient desservies par le fait que ce furent des collèges et des universités catholiques qui ont formé des bourgeoisies particulièrement oppressives et corrompues. Ils ressentaient fortement l’attrait de formes d’action plus libres, plus dégagées des contraintes de l’organisation, en prise plus directe sur la réalité, au contact des couches les plus nécessiteuses de la population, permettant aux religieux de ne plus être mis à part des autres par leur statut même. Ne leur est-il pas arrivé trop souvent, en se croyant forces d’éveil, d’être en réalité des foyers de conservatisme social ? Si, comme je le pense et le crains, le caractère inégalitaire et différenciateur du système d’enseignement ne fera que s’accentuer dans l’avenir, il sera intéressant d’observer en quel sens les milieux religieux rwandais vont réagir.

 Ecole et économie

Les relations entre école et économie sont à double sens :

1.L’extension à donner au système scolaire et la qualité de son équipement et de ses prestations dépendent étroitement de l’Etat et des possibilités de l’économie. Pour payer l’école il faut d’importantes ressources.

2.Dans la mesure où elle formé des citoyens conscients et des acteurs compétents, l’école peut être une pourvoyeuse majeure d’une économie dynamique.

 Le financement de l’enseignement

En premier lieu se pose la question du coût de l’enseignement, car elle détermine tout le reste, dans un pays où la productivité globale s’accroissait sans doute, mais où les disponibilités par tête d’habitant risquaient d’aller en diminuant du fait de la croissance démographique et d’une industrialisation sans grand espoir. Quand à partir de 1965 les responsables ont été amenés à changer progressivement d’orientation en matière scolaire, c’est parce que l’intendance ne suivait pas. Il est vrai que si le rapport Hanf a vu juste en affirmant que le coût global de l’éducation institutionnelle dépassait en réalité le budget de l’Etat, cette indication avait un caractère dramatique, d’autant plus que cela n’empêchait pas les écoles élémentaires de croupir dans la misère, le taux de scolarisation de régresser, le secondaire de stagner et de n’absorber qu’une très faible proportion des sortants du primaire. La dépendance que le pays acceptait vis-à-vis de sources de financement extérieures ne l’empêchait pas d’aboutir à une impasse. D’intéressants projets en matière de technologie éducative ont dû être mis en sommeil parce que le Rwanda craignait à juste titre de devoir supporter un jour des charges récurrentes trop lourdes pour lui.

Sans doute pouvait-on envisager des compressions importantes : le rendement interne du système scolaire pouvait être nettement amélioré, l’utilisation des locaux et du personnel rationalisée, les réalisations de prestige ramenées à des proportions plus justes, etc. La contribution des utilisateurs pouvait être augmentée, en nature quand il s’agissait de paysans pour les constructions, les équipements et l’entretien (la population rurale étant saisonnièrement sous-employée), en espèces quand il s’agissait des commerçants ou des fonctionnaires. Le principe de la quasi gratuité de l’école aboutissait à favoriser les catégories les plus privilégiées qui profitaient nettement plus que les autres de l’enseignement secondaire et supérieur. D’autre part, l’implication financière ne peut-elle pas être un bon moyen pour amener les parents à s’intéresser plus activement à l’éducation scolaire, à se sentir concernés par elle et à se montrer plus exigeants autant vis-à-vis des élèves que des enseignants et des responsables politiques ?

 De la place de l’école dans l’économie nationale

Dans la typologie élaborée par Le Thant’ Khoi et P. Achard, le Rwanda se situait, d’une part dans le groupe des pays africains les plus pauvres, d’autre part parmi les Etats dont l’économie était en retard sur l’enseignement, ou, en termes positifs, dont l’enseignement avait une relative avance sur l’économie. La même idée a été développée par les auteurs du rapport Hanf, mais sous un autre angle. En effet, selon les experts allemands, les relations existant entre école et économie ont été perçues par les responsables de manière erronée, car attendre d’une expansion d’institutions scolaires de type habituel un impact direct sur le développement relevait d’une vision illusoire des choses. En particulier, la part financière accordée au Rwanda à l’enseignement aurait été beaucoup trop importante en comparaison de celle consentie aux investissements productifs :

“Dans les pays industrialisés européens…, les investissements dans l’enseignement qui conduisent à une certaine rentabilité de ce dernier, ne dépassent sûrement pas un chiffre représentant 10% du chiffre des investissements productifs. Si on admet pour cette analyse que le rapport de I à 10 existant dans les pays industrialisés est un rapport équilibré, les investissements rwandais dans l’enseignement seraient, en comparaison, environ 7 fois trop élevés, ou bien, les investissements productifs seraient 7 fois trop bas si l’on voulait rentabiliser l’enseignement actuel” .

Le rapport Hanf en arrivait ainsi à des conclusions nettement restrictives face à cette “démesure marquée de l’école primaire” et à un système d’enseignement “largement non rentable pour le développement économique rwandais” .

On y calculait même quelle aurait été sa dimension optimale à l’aide d’une formule passe-partout sans doute bien discutable : en 1971-72, le nombre “idéal” d’écoliers aurait été dans le primaire d’environ 300 000, alors qu’on en scolarisait plus de 400 000. A suivre ce raisonnement, il aurait fallu conseiller de limiter l’expansion de l’école et même d’en réduire les effectifs, afin de pouvoir investir de manière productive les capitaux ainsi épargnés !

Mais les propositions des experts allemands répudiaient les solutions purement technocratiques et se voulaient “fonctionnelles”, c’est-à-dire tenant compte de toutes les données en présence, en particulier du poids de l’opinion publique et de ses exigences politiques. Puisque la population n’aurait pas admis que l’on rogne sur la quantité, il fallait donc refondre la structure et la nature même de l’école afin de lui permettre d’avoir l’impact recherché sur la production. Les réformes concrètes suggérées demeuraient cependant assez classiques, et on pouvait difficilement penser qu’elles seraient suffisantes. Elles s’inscrivaient dans un courant de pensée apparu de manière assez générale en Afrique Noire à la fin des années 60 en faveur de la limitation de l’enseignement pour des raisons économiques, non seulement parce que les Etats ne disposaient pas des ressources nécessaires à sa généralisation, mais aussi parce qu’on estimait inefficace, voire dangereux, de développer l’instruction si parallèlement l’économie ne croissait pas au même rythme.

J’ai relevé précédemment combien le rapport Hanf méconnaissait la différenciation en classes sociales que l’on pouvait constater au sein de la néo-société rwandaise, de même qu’il semblait méconnaître l’émergence du fait urbain en partant d’une conception purement quantitativiste de la ville : en effet, dans le modèle que les auteurs ont utilisé pour le calcul de la dimension optimale du primaire, on ne prenait en compte comme centres urbains que les agglomérations de plus de 100 000 habitants, ce qui conduisait à négliger totalement le facteur urbain (pp. 152-156) ! On peut se demander si de la part des experts allemands il s’agissait d’une simple erreur de perspective, ou si, favorables qu’ils étaient au fond d’eux-mêmes à un resserrement des effectifs scolaires, ils n’avaient pas tendance à nier un peu vite, pour mieux les évacuer, des problématiques qui auraient pu gêner le déploiement de leur démonstration. Car lorsqu’ils prétendaient que les stratifications sociales que l’on a vu apparaître dans le Rwanda post-révolutionnaire n’avaient pas d’importance, il s’agissait là, non d’une affirmation marginale et sans portée, mais bien d’une pierre angulaire de leur thèse.

Par un curieux retournement des choses, ce rapport d’experts venait encore appuyer un certain immobilisme. Ses propositions étaient inacceptables aux yeux des milieux dirigeants, mais en même temps il leur fournissait une justification “scientifique” de l’attitude restrictive qu’ils n’avaient déjà que trop tendance à adopter, mais qui jusque-là leur avait donné mauvaise conscience : l’école sous sa forme présente n’étant pas rentable, il était inutile de l’étendre davantage, et d’un autre type d’école on ne voulait pas. La solution la moins mauvaise consistait alors à amender en surface le système existant. Etaient tentés par l’idée de limiter l’expansion scolaire ceux qui l’avaient tant reprochée au colonisateur belge, exactement comme la ruralisation était prêchée par ceux qui dans le passé l’avaient vivement repoussée !

 Enseignement et emploi

La problématique économique de l’enseignement comporte un second volet qui touche à la manière dont un système satisfait les besoins d’un pays : Le nombre des sortants dans les différentes branches correspond-t-il à la demande ? La nature et la qualité des formations dispensées sont-elles adéquates à ce qu’on en attend ?

A l’époque coloniale, l’enseignement était conçu en fonction de l’emploi, dont le marché était étroit. L’analyse du rôle qu’a joué le séminaire a cependant montré que la concordance n’était pas parfaite, et que la formation d’une catégorie sociale instruite, mais inemployée au niveau souhaité, a déjà constitué dans le passé le principal foyer de révolution. Avec la création de collèges et d’établissements universitaires, sans qu’il y ait en parallèle un système rigoureux de planification venant appuyer un système assez rigide d’orientation, les rapports entre emploi et enseignement sont devenus beaucoup plus élastiques. Répondant chacun à sa logique propre, les deux secteurs avaient tendance à évoluer indépendamment l’un de l’autre, et, comme partout ailleurs, la planification des ressources humaines se révélait particulièrement difficile.

Tout le monde s’accordait à penser que l’enseignement dispensé au niveau primaire, à caractère général, n’avait guère d’utilité immédiate pour de futurs paysans, mais seulement une éventuelle utilité à long terme ; qu’il suscitait dans la masse des élèves des attentes qui ne pouvaient être satisfaites ; et qu’aucune réforme réaliste n’était envisageable avec les structures scolaires et la structure d’âge qui le caractérisaient. Les sections familiales, les CERAR puis les CERA! n’avaient qu’un impact limité, et s’ils en avaient un c’était plutôt en marge de la paysannerie qu’en son sein, contrairement à ce que recherchaient les promoteurs. En ce qui concernait la formation dispensée au gros de la jeunesse destinée au milieu rural, les conclusions émises par les autorités du pays aussi bien que par les observateurs extérieurs ont toujours été négatives, minimisant peut-être même trop l’intérêt que pouvait présenter malgré tout une instruction générale élémentaire largement vulgarisée, à condition de savoir l’entretenir, et la mettre à profit.

Quand l’école se trouve accusée de ne pas procurer d’emplois à ceux qui passent par elle, bien des questions peuvent en effet se poser : Est-ce bien sa fonction ? Est-elle une assurance sur la vie ? Doit-elle être soumise, à quels niveaux, dans quelles limites, aux fluctuations et aux incertitudes du marché ? Sont-ce vraiment les fonds qui lui sont affectés qui empêchent l’extension de la production et par conséquent la création d’emplois ? N’est-il pas contradictoire de lui reprocher à la fois d’être trop importante à cause de son coût et insuffisante à cause du nombre des laissés pour compte, de délaisser le milieu rural et de provoquer l’exode, etc. ? I. Deblé avait résumé en ces termes la situation africaine de l’époque :

“Qui est à l’école est aujourd’hui le plus souvent insatisfait, la rejette et la dénigre. Qui se trouve hors de l’école aspire à y entrer. Voilà bien les deux aspects les plus visibles et les plus criants de la crise que l’on dénonce. Que faire donc ? Inciter à rester hors de l’école ceux qui ont la chance de n> point entrer ? Multiplier les possibilités d’accueillir ceux qui s’en trouvent écartés ? Améliorer celle qui existe ? La détruire pour crier d’autres voies ?”

Jusqu’à un certain point, l’éducation dispensée n’a-t-elle pas aussi une finalité en soi, indépendamment de toute utilité économique et de toute recherche d’ascension sociale ? Peut-on concevoir une vie démocratique même élémentaire sans un minimum d’instruction généralisée ? Pour toute entreprise de développement rural on a besoin de scolarisés, et on est loin de toujours les trouver. Une formation initiale de type général continue d’influencer les conduites bien après. Elle favorise les changements de mentalité et les apprentissages ultérieurs : on acquiert plus facilement des connaissances et un savoir-faire nouveaux à partir d’un certain niveau d’instruction, et les formations de type extra-scolaire ne réussissent souvent que dans la mesure où elles trouvent à s’appuyer sur des acquis scolaires. La vulgarisation agricole peut certes s’adresser efficacement à des paysans sans la médiation de l’écrit, et on a plus d’une fois noté que des illettrés n’ont pas été les derniers à mettre en application les innovations qu’on leur proposait. La diffusion d’une information écrite accroît cependant de manière notable l’efficacité d’un tel processus. C’est surtout à partir du moment où il s’agit de faire adopter, non plus des techniques simples, mais des formes nouvelles d’organisation, que l’analphabétisme devient réellement un frein. L’école en milieu rural n’abolit pas par elle-même les aptitudes au travail agricole, mais y ajoute de nouvelles potentialités : c’est du fait des stéréotypes qui l’entourent et qu’inconsciemment elle véhicule qu’on ne retient que les inadéquations. Mais les idéologies aussi peuvent être changées, et il est probablement vain de s’attaquer aux systèmes si on laisse subsister des structures mentales inappropriées.

Quant aux rapports entre l’enseignement secondaire et supérieur et l’économie, ils étaient on ne peut plus malaisés à cerner. L’Université Nationale a été à plusieurs reprises fort soucieuse de concevoir ses filières en fonction de la demande du pays en personnel hautement qualifié tant pour les emplois publics que dans le secteur privé, et les données qui lui ont été fournies ont été non seulement très rares, mais le plus souvent fantaisistes. Sans doute les besoins en eux-mêmes sont-ils immenses, le tout est de savoir quelles sont les disponibilités financières de l’Etat et des entreprises, car rien ne sert de former des cadres compétents s’ils ne peuvent être employés.

Le plus souvent les établissements nouveaux étaient créés dans la mesure où des instances non gouvernementales manifestaient l’intention d’en financer le lancement, sans qu’on puisse apprécier, chiffres en mains, leur utilité. Il m’est arrivé d’être appelé à participer à une commission de préparation d’un nouveau plan pour l’enseignement secondaire : en l’absence de toute indication quant à l’état des ‘besoins et aux orientations à imprimer au système, le travail consistait à dresser une liste des projets soumis au ministère, puis à les classer par ordre de priorité en fonction des impressions et des états d’âme des participants.

Au fil des ans, la tendance prévalut d’augmenter le poids des formations professionnelles par rapport aux établissements d’enseignement général. On chercha à juste titre à ce que les premières ne soient plus considérées comme des filières mineures en permettant aux sortants d’avoir accès à l’enseignement supérieur au même titre que les diplômés des séminaires et des “grands” collèges. Le risque était évidemment considérable d’augmenter en fait l’importance des disciplines générales à tel point que la formation en vue du métier en souffrît et se montrât inadéquate. Les collèges généraux étant les plus prestigieux, c’est sur eux que les établissements professionnels avaient tendance à s’aligner, alors que la démarche inverse aurait probablement été plus réaliste. Si l’on cédait aux revendications des élèves qui voulaient être traités de la même façon que ceux des sections scientifiques ou classiques, un véritable danger planait sur les filières professionnelles dont le pays avait un besoin évident. Il a toujours été difficile de faire comprendre que l’égalité des droits ne postule pas nécessairement l’identité des formations.

 Ecole et développement

On a pendant longtemps privilégié les finalités culturelle et sociale de l’école au détriment de sa finalité économique. Mais quel que soit le modèle que l’on adopte, il apparaît comme une évidence qu’enseignement et économie forment un couple indissociable, même si concrètement entre pédagogues et économistes l’incompréhension est souvent profonde. Au sein de ce couple un certain équilibre doit s’établir. Du fait qu’il n’existe pas d’articulation organique d’une activité nationale sur l’autre ni de mécanismes d’ajustement automatiques, un système d’enseignement qui n’est pas conçu en fonction d’une analyse des besoins et sans cesse réajusté par rapport à elle, dans un pays où le marché du travail est étroit, court perpétuellement le risque de se situer en porte-à-faux. L’éducation ne joue un rôle vraiment moteur dans l’économie que si son contenu est conçu et son organisation globale gérée en fonction de cette recherche d’équilibre. Les fonds qui lui sont alloués peuvent alors être considérés comme des investissements, soit directement productifs, véritables moyens de développement, soit d’infrastructure, simples conditions de développement. Mais que l’on aboutisse à un accroissement des capacités productives ou à la création d’un potentiel d’éducation à portée économique, il faut encore, pour que l’effet moteur soit garanti, que l’économie en fasse un emploi efficace et qu’elle soit en mesure d’absorber les possibilités qui lui sont ainsi offertes.

Dans la période considérée ici, le système d’éducation n’a été conçu que médiocrement en fonction des besoins du développement. Des filières ont certes été créées en ce sens, mais la manière dont la formation y était dispensée ne semblait pas toujours adéquate, et la mentalité des sortants ne les inclinait pas forcément au dynamisme. Parler de développement en général n’a pas grande signification : développement de quoi ? au profit de qui ? par quelles voies ? en se fondant sur quelles options ? en s’appuyant sur quelles forces ? Même d’un point de vue strictement économique, l’incidence du milieu socio-culturel avec ses tendances et ses pesanteurs se révèle une fois de plus capitale, car n’importe quoi n’est pas possible dans et avec n’importe quelle société.

Au plan pédagogique, c’est essentiellement au niveau de l’enseignement post-primaire, mais aussi de l’animation globale de la société dont le MNRD devait être le moteur, qu’étaient développés des thèmes relatifs à l’économie rurale : adoption de nouvelles méthodes culturales, association de l’élevage et de l’agriculture, extension des cultures industrielles, adoption d’un nouveau type d’habitat, plus regroupé, rendant possible une planification rationnelle et une meilleure utilisation des terres, facilitant aussi la circulation des personnes et des biens et permettant de faire bénéficier d’un certain nombre de commodités une partie plus grande de la population. Des expériences menées de longue date, entre autres par l’Institut des Sciences Agronomiques du Rwanda (ISAR) à Rubona, devaient servir de modèles d’action : pour marier l’agriculture et l’élevage à une époque où les anciens pâturages devaient être reconvertis en champs, on préconisait la création-de fermettes permettant à un exploitant d’entretenir une vache ou deux en stabulation, même s’il ne disposait que d’une surface de terre très limitée ; à cet effet, des plantes fourragères à haute productivité ont été sélectionnées (en particulier setaria, pennisetumet trypsacurn), dont la culture facilite aussi la mise en place de lignes antiérosives ; on cherchait à familiariser le paysan avec l’utilisation rationnelle du compost et du fumier, avec un système de jachères plus courtes plantées en légumineuses, avec la rotation des cultures et éventuellement l’irrigation, avec l’utilisation de semences sélectionnées et diversifiées, avec les semis en lignes, avec de meilleures techniques de conservation des produits, etc. L’exploitation de surfaces très réduites ne permettait pas une motorisation autre que très élémentaire, mais on entendait multiplier les formules coopératives et communautaires. L’utilisation rationnelle de l’énergie localement disponible (hydraulique, solaire, gaz méthane, aérienne, sources chaudes, tourbe, etc.) représentait un secteur plein d’avenir.

La simple énumération de ces actions possibles au plan local montre à quel point le milieu rural est riche en thèmes qui permettraient aussi un approfondissement de la culture générale si on savait les exploiter en ce sens.

  Démocratie et développement

Les dirigeants rwandais n’ont cessé de proclamer leur attachement à la démocratie. Même quand en 1973 les militaires prirent le pouvoir, le président Habyarimana n’en affirma pas moins :

“Certains crieront peut-être à la dictature. Qu’ils sachent que nous l’abhorrons plus qu’ils ne peuvent le faire. Et si la situation de notre pays exige un pouvoir fort, les principes de base d’une saine démocratie doivent être sauvegardés… Le citoyen rwandais doit s’imprégner du principe d’une “démocratie responsable”: c’est dire qu’il doit de plus en plus se sentir obligé de participer activement au développement national” .

Quand il s’est agi de l’instauration du Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement en vue de la mobilisation de toutes les forces vives, l’accent fut mis avant tout sur les nécessités de la croissance économique, comme si on avait voulu faire entendre qu’une démocratie purement formelle n’avait guère de sens tant que le peuple stagnait dans la misère. La démocratie était caractérisée dans le texte qui définissait le nouveau parti par l’égalité de tous devant la loi, le respect de la personne, la garantie des libertés fondamentales à condition qu’elles s’exercent dans la discipline de manière à renforcer l’ordre social, le contrôle que le peuple peut exercer sur un Etat qui lui-même doit être guidé par la volonté de satisfaire les besoins réels de la population. Le mouvement était dit révolutionnaire parce que l’impulsion lui venait du dedans du peuple et ne lui était pas injectée de l’extérieur. Quant au développement, il était présenté comme une question de vie ou de mort :

“Nous devons nous convaincre que pour nous. Rwandais, l’objectif de produire plus est moins une option politique qu’un problème de survie de notre population… Le travail de tous reste notre seul salut : nous n’avons pas de solutions de rechange, n’en déplaise aux esprits les plus réticents. Nous avons une population nombreuse qui peut faire beaucoup de choses : encore faut-il qu’elle soit guidée par l’éducation et par l’exemple ; faute de cette prise de conscience par tous ceux qui en sont capables, nous serons bientôt dépassés par les problèmes de la croissance démographique” (discours aux forces armées).

Pour son développement, estimait le président, le Rwanda doit d’abord compter sur lui-même. Aux cadres il rappelait que leurs compétences n’avaient de sens que si elles profitaient à la collectivité, et qu’un travail administratif ne devait pas être considéré comme supérieur. Tout le monde était convié à participer à une campagne de réhabilitation du travail physique et communautaire. Chaque “privilégié” devait devenir un exemple et un “noyau de développement”. Des écoles “populaires” devaient être créées dans les communes et les entreprises afin de promouvoir l’alphabétisation fonctionnelle.

Le problème de l’intégration de la jeunesse au programme de développement national dépassait largement le cadre de l’école :

“Il faut mobiliser intensément la jeunesse, l’obliger à faire un apport substantiel à son milieu, à révolutionner le milieu rural pour une plus grande production… Les résultats tangibles acquis dans le domaine des sports et du folklore par le département de la jeunesse ne doivent pas le distraire de sa mission première : la mobilisation de la jeunesse pour la production.”

 L’éducation au centre du jeu politique

Tels sont les thèmes majeurs que les responsables rwandais ont développés : qu’il s’agisse de développement, de démocratie ou de culture nationale, les problèmes d’éducation étaient toujours à l’arrière-plan. Toute la question était de savoir comment concevoir cette éducation de manière à former des hommes compétents et motivés et à répandre dans l’ensemble de la population une mentalité favorable à l’innovation, à la créativité et à une répartition plus équitable des fruits de la croissance.

Pour comprendre l’attitude des gouvernants rwandais en quelque domaine que ce soit, il faut toujours se référer aux jeux d’opposition nombreux et complexes qui marquent la vie secrète – la seule vraiment importante – du pays. Sur l’antagonisme traditionnel Tutsi – Hutu se sont greffées d’autres bipolarités : Nord / Sud, militaires / civils, durs / modérés, ville / campagne, néo-bourgeoisie / masse paysanne, partisans d’une voie socialiste / partisans du statu quo, etc. Il faut tenir compte aussi du caractère national rwandais et d’attitudes psychologiques tout à fait caractéristiques : ne jamais révéler ses sentiments véritables, dissimuler le fond de sa pensée, attendre l’occasion favorable quitte à laisser pourrir les situations, ne brusquer personne et faire croire à ses interlocuteurs qu’on est d’accord avec eux; susciter les difficultés aussi bien que les résoudre par en dessous, en secret, faire prudemment marche arrière quand on sent une résistance, une opposition, etc. Cela conduit à un jeu politique d’une extrême subtilité, difficilement interprétable selon les catégories classiques, fondé sur une dialectique très serrée, mais qui ne se manifeste que rarement au grand jour. L’affectivité étant habituellement très contenue, les réactions peuvent devenir d’emblée et brusquement violentes en des situations émotionnellement chargées.

L’immobilisme et le conservatisme rwandais, qui apparaissent également dans le domaine religieux, entre autres, et pas seulement du côté catholique, s’expliquent par de multiples facteurs : une attitude faite à la fois de prudence et de méfiance face au changement ; un jeu sociopolitique très touffus et subtil ; des responsables aux intentions démocratiques évidentes, mais prisonniers des couches sociales qui détiennent l’appareil d’Etat ; cela dans un petit pays où tout le monde se connaît, où tout est lié à tout, où il faut se ménager mutuellement si l’on ne veut pas briser une sorte de consensus selon lequel les tensions doivent être cachées sous le manteau de la retenue, de la maîtrise de soi et des bonnes manières qui rendent la vie sociale possible, voire agréable.

A moins de renoncer aux visées démocratiques, le mécanisme de la scolarisation tel qu’il a été enclenché de longue date n’avait de sens que s’il tendait à atteindre rapidement l’ensemble de la population scolarisable. De ce point de vue la Conférence d’Addis-Abeba de 1961 avait vu juste en considérant que l’extension rapide d’un enseignement de base était le moyen par excellence de démocratiser la vie africaine, même si les incidences sur le développement seraient lentes à se manifester. Mais à partir du moment où l’on savait, avec une certitude quasi mathématique, que l’école sous sa forme présente ne pouvait toucher qu’une partie de la population et qu’on ne s’attachait pas à imaginer d’autres modes de scolarisation, on en était réduit à officialiser un régime inégalitaire qui refusait de manière arbitraire aux uns la chance qu’il accordait aux autres, et le projet initial s’en trouvait gravement faussé. L’école restait alors, et ce malgré tous les exorcismes verbaux, un facteur particulièrement puissant de différenciation sociale, et dans un deuxième temps, elle risquait de devenir comme jadis le moyen principal dont disposait une société fortement différenciée pour se perpétuer.

Car il ne faut pas se leurrer : des mécanismes bien connus et longuement analysés par les sociologues de l’éducation dans les pays les plus divers poussent régulièrement l’institution scolaire à épouser et à reproduire la structure sociale, de manière ouverte ou insidieuse, et on voit difficilement comment il pourrait en être autrement. Un enseignement de minorité est tôt ou tard accaparé par les catégories de la société dont la fonction ou la fortune font les principaux soutiens des régimes politiques en place. Et si, en arrêtant la scolarisation à mi-chemin, on accepte que l’école devienne de plus en plus nettement une affaire de classe sociale, on en viendra un jour à limiter son extension, non plus pour des raisons financières, mais politiques. Car une fois une nouvelle élite constituée en classe dirigeante, celle-ci peut avoir intérêt, pour assurer sa permanence, de ne plus diffuser le savoir que dans la mesure où c’est nécessaire pour consolider le système qui lui profite, et elle se servira de considérations économiques et technocratiques pour justifier une attitude malthusienne en matière de scolarisation.

Dans une situation de ce type au Burkina Faso, J. Ki-Zerbo a déjà parlé d’ “école-poudrière sociale” chaque jour plus antidémocratique, alors qu’après l’indépendance on voulait en faire le principal instrument de démocratisation. Où que ce soit, il est difficile d’empêcher les enfants appartenant aux familles de cadres d’accéder à l’enseignement qu’ont suivi leurs pères. Mais du même coup, le pourcentage des étudiants issus d’autres couches sera toujours trop faible par rapport à l’importance que statistiquement leurs milieux d’origine revêtent dans l’ensemble de la nation. A la limite, l’Université en vient alors à présenter une sorte d’image inversée du pays.

L’erreur d’appréciation majeure contenue dans le projet de réforme scolaire présenté en 1973 au Rwanda fut précisément d’imaginer que les couches supérieures et instruites accepteraient les limitations quantitatives les touchant au premier chef, puisqu’il s’agissait de mettre toutes les communes sur un pied d’égalité, le numerus clausus géographique devenant en fait un numerus clausus social. A supposer que grâce à l’instauration de quelque régime “à poigne” de telles dispositions puissent être prises, on peut être certain que petit à petit elles seront tournées et perdront de leur efficacité. Plus un système se montre sélectif, plus le danger est grand de voir les critères retenus prendre une coloration sociale.

En 1962, une nouvelle classe dirigeante émergeait dans les principaux centres, faite de gouvernants, de personnels administratifs, d’officiers, de commerçants, d’enseignants, d’infirmiers, d’entrepreneurs, sans oublier les petits employés du secteur public et privé, dont la condition était sans doute plus que modeste, mais dont les aspirations tranchaient nettement sur celles des paysans. Comme au Moyen-Âge européen, le bourgeois rwandais est à nouveau essentiellement l’homme qui a affaire au “bourg”, sans d’ailleurs nécessairement y résider. Plus encore que la richesse, c’est lui qui détient l’information. De même que la ville peut être définie comme le lieu où psychologiquement parlant on ne se sent plus à la campagne, et en ce sens les bourgs rwandais d’alors étaient déjà des villes, de même la bourgeoisie n’est-elle pas la catégorie sociale où psychologiquement parlant on ne se sent plus de la classe laborieuse ? Statistiquement, cette néo-bourgeoisie peut être négligeable, mais sur le plan politique son action est déterminante, d’autant plus que pour une large part elle est née de la politique. Elle correspond à ce qu’en France R. Aron appelait “les classes ambitieuses”. Même si le Tutsi à l’ancienne avait disparu de l’avant-scène, n’est-il pas resté intensément présent dans l’inconscient du Hutu parvenu?

Les troubles “ethniques” de 1973 et la chasse au Tutsi à laquelle ils ont redonné lieu, qui ont si profondément troublé la marche des établissements scolaires, peuvent sans doute être interprétés comme un affrontement entre anciennes et nouvelles classes dirigeantes, et en ce sens ils représentaient un tournant décisif, non dans le sens d’une relance de la démocratisation, comme on aurait de prime abord pu le penser, mais de la consécration au pouvoir d’une catégorie sociale en pleine émergence. Les écoles ont joué un rôle stratégique, car c’est autour d’elles que tout tournait en tant qu’elles représentaient la seule voie possible de promotion. Quand le primaire touchait moins de la moitié des enfants, le secondaire et le supérieur une infime minorité, il est inévitable que par des mécanismes de toute sorte, de préférence occultes, les classes influentes en fassent un instrument qui fût d’abord à leur service. Les hésitations du gouvernement militaire provenaient sans doute du fait qu’en matière scolaire il a été tragiquement tiraillé entre des velléités démocratiques nettement affirmées au départ et le poids sociologique des néo-classes dirigeantes dont il était malgré tout prisonnier parce qu’elles détenaient l’appareil d’Etat et qu’il en était lui-même issu.

La sélection par l’argent est devenue de plus en plus manifeste,’ ne fût-ce que parce que les charges qu’imposait la scolarité ne cessaient d’augmenter. Et il ne fallait pas seulement tenir compte des contributions que les établissements même conventionnés étaient autorisés à demander, mais aussi des exigences des collégiens eux-mêmes quand, issus de milieux modestes, ils voulaient être à l’aise au milieu de leurs camarades plus fortunés. Les autobiographies d’étudiants font souvent mention des souffrances endurées quand on se trouvait en état permanent d’infériorité, et de l’incidence que de tels sentiments pouvaient avoir sur le cours des études. La loi du milieu voulait ici comme ailleurs que le pauvre s’alignât sur le riche, et non l’inverse.

C’est précisément vers 1973, quand la réforme Hanf-Bagaragaza avait encore quelques chances de se réaliser, que les établissements privés et payants, de l’école maternelle au collège, ont commencé à fleurir. Le plus souvent, il ne s’agissait pas d’écoles à visées lucratives comme on en voyait tant, ailleurs, dans les villes d’Afrique, mais d’institutions gérées par des comités réunissant sur le plan local les personnalités souvent les plus représentatives. A Butare, la population a appelé une institution de ce type “l’école du préfet”. Autrement dit, la couche sociale la mieux située, se sentant menacée, cherchait à mettre en place des structures de remplacement pour le jour où elle estimerait l’avenir de ses enfants mis en danger par une réforme trop égalitaire.

 Positions étudiantes

Au moment des consultations à propos du projet Bagaragaza, on assista de la part des étudiants de l’Université Nationale à une violente levée de boucliers. Le texte que leur association générale envoya au ministre en janvier 1974 faisait précisément mention de ces écoles privées qui acceptaient les enfants dès l’âge préscolaire et dont l’incidence pouvait se traduire à l’avenir de -deux manières : ou bien l’on admettait un système dualiste avec écoles à faible rendement pour le commun de la population et écoles à formation intensive pour ceux qui pouvaient en assumer la charge ; ou bien, dans un régime d’école unique à laquelle on n’accédait que tardivement, comme le voulait la réforme, l’enfant qui auparavant avait passé par une maternelle privée bénéficiait d’une avance considérable. Les

étudiants estimaient que sur le plan social les deux solutions ne pouvaient avoir que des conséquences néfastes :

“Au moment où l’enfant du “peuple” âgé de neuf à dix ans n’a aucun bagage intellectuel, l’enfant d’un “aisé” aura déjà acquis un bagage intellectuel de six ans d’école primaire. Lorsque les deux enfants vont se rencontrer à l’école primaire, il y aura sans aucun doute un grand décalage entre eux. En fin de compte, la présélection orientera l’enfant du peuple vers une formation agricole ou artisanale, tandis que l’enfant d’un aisé sera orienté vers l’enseignement secondaire… Les secteurs commercial, politique, administratif… seront continuellement et successivement maintenus par les familles aisées donnant ainsi création de “castes de privilégiés”. La majorité des familles actuellement agricoles le resteront et maintiendront leur revenu per capita faible… Cette situation entraînera, à moyen et à long terme, une révolution sociale d’autant plus douloureuse que le peuple se sera rendu compte qu’il a été dupé.”

Il était intéressant de relever combien était vive chez les étudiants la conscience de mécanismes de reproduction sociale, non seulement hypothétiques, mais bien actuels, dont beaucoup d’entre eux avaient largement bénéficié.

Mais, me semble-t-il, la raison la plus profonde de leur opposition au projet Bagaragaza a été que, sans le vouloir, ils raisonnaient déjà en se comptant parmi la classe dirigeante et qu’ils se sentaient donc menacés dans leurs futurs privilèges par un plan élaboré, malgré ses ambiguïtés, dans une perspective égalitaire. On surprenait là sur le vif un signe révélateur de l’écartèlement auquel ils pouvaient être soumis. D’un côté ils se souvenaient de l’enfant du peuple qu’eux-mêmes ont pour la plupart été et que leurs cadets sont restés. Mais de l’autre côté ils songeaient déjà à leurs propres enfants auxquels, en tant que futurs cadres, ils comptaient préparer un avenir digne d’eux. Lorsqu’en 1976, les étudiants de l’UNR et de l’IPN firent longuement grève pour obtenir un relèvement de leurs bourses d’étude, leur revendication était jugée indécente par la plupart des étrangers, mais largement approuvée par l’opinion rwandaise : l’étudiant se situait aux yeux de tous du côté des privilégiés, et on trouvait donc normal qu’il Mt déjà traité comme tel. Comment s’étonner alors qu’il ait réagi comme tel?

Toujours dans le même contexte, des appels du pied étaient adressés aux congrégations religieuses afin qu’elles se chargent à nouveau d’établissements primaires, fussent-ils payants, pour offrir aux enfants de l”élite” des écoles élémentaires de niveau valable. L’enseignement libre confessionnel était ainsi invité à jouer un rôle qui a très souvent été le sien dans le passé et l’est encore en de très nombreux pays : instruire la bourgeoisie.

 Limites de l’action politique

Les réformes entreprises sous le régime Habyarimana vinrent confirmer cette évolution. On tendait vers un enseignement plus long et plus intense qui, coûtant plus cher, touchait forcément moins de jeunes. L’explosion quantitative du primaire ne pouvait être que feu de paille.

Enfin, et surtout, l’enfant des milieux aisés, au Rwanda comme partout ailleurs, mieux soigné, entouré et stimulé, part favori sur le plan sanitaire et culturel. Le niveau d’aspiration des jeunes en ce qui concerne l’instruction et la profession future est conditionné par Je statut social de la famille et les valeurs auxquelles elle se rattache. La motivation à réussir et à se fixer des objectifs toujours plus élevés dépend au moins pour une part des attentes parentales. Sans doute, l’élève d’origine modeste peut-il trouver dans l’infériorité même de sa condition de quoi intensifier sa motivation, mais cela n’est vrai que dans certaines limites. A mesure que les clivages sociaux allaient se creuser par l’émergence de véritables cultures de classe, il devenait de plus en plus difficile de franchir les barrières de l’une à l’autre.

La constitution d’une nouvelle classe dirigeante après la Révolution de 1959 est allée de pair avec une altération du climat politique et de la tonalité idéologique des deux régimes successifs. Comme dans le reste de l’Afrique, les partis uniques sont devenus les tremplins d’ambitions personnelles incontrôlables, et le suffrage universel s’est mué en une machinerie purement formelle incapable de refléter l’opinion réelle. On continuait à invoquer la démocratie, la révolution, la liberté et l’égalité, mais ces concepts explosifs sont redevenus les véhicules d’une logomachie enivrante dont la fonction principale est, où qu’elle apparaisse, de cacher les intérêts réels. On peut discerner au travers des discours du président Kayibanda une prise de conscience du fait que subrepticement une société fortement inégalitaire se reformait, avec sa logique fondée sur l’enrichissement à. tout prix et des tendances à la domination et à l’accaparement du pouvoir ; mais il ne savait traiter ces mécanismes socio-politiques autrement que par une prédication morale vouée à l’inefficacité. Son austérité personnelle provoquait bien des impatiences. Sous la Deuxième République, un affairisme d’un nouveau style a fait peu à peu éclater toutes les limites.

La question de savoir si aux gouvernants de 1965 ou de 1980, confrontés à l’impossibilité de généraliser l’enseignement élémentaire, s’offraient des solutions de rechange démocratiques acceptables à leurs yeux, il faut sans doute répondre par la négative. Certes, on voyait dans quelques pays émergents se mettre en place des politiques différentes, liant très fortement enseignement et travail productif, confiant aux collectivités de base le soin d’organiser l’instruction, stimulant l’initiative privée, rendant la société elle-même éducative dans les différentes manifestations de sa vie, mobilisant et coordonnant toutes les énergies disponibles, intensifiant l’action parascolaire, mettant en place des moyens technologiques de grande portée, tels qu’une radio à visée pédagogique. Les expériences ainsi menées ailleurs, il faut le dire, sont loin d’avoir été toujours convaincantes et aptes à s’inscrire dans la durée. La plupart se sont enlisées (cf. la Chine) ou ont franchement capoté (cf. le Pérou).

L’opinion publique rwandaise, en fait l’opinion de la population instruite, n’aurait sans doute pas été favorable à une déscolarisation en profondeur. L’expérience de la soi-disant Université Radiophonique de Gitarama, menée précisément pour montrer comment certains blocages auraient pu être surmontés, n’a jamais rencontré qu’un intérêt marginal et dans la bourgeoisie une sorte de commisération ironique : manifestement, ce n’est pas de cela qu’on voulait. Les assistances étrangères elles-mêmes ont perpétué une vision conventionnelle de l’enseignement et soutenu unilatéralement l’émergence des bourgeoisies nationales. Aux yeux de tous, mieux valait l’immobilisme que l’aventure.