Les Twa ont fait l’objet de recherches approfondies dans la première moitié du XXe siècle, d’abord de la part des premiers voyageurs et administrateurs allemands, en particulier de J. Czekanowski, puis surtout de la part de missionnaires-ethnologues tels P. Schumacher, P. Schebesta et M. Gusinde. Inspirés par le R. P. W. Schmidt, fondateur de la revue Anthropos, et par sa théorie de la révélation primitive, ces derniers cherchaient auprès des populations jugées les plus archaïques les traces d’un monothéisme et d’une monogamie originels. H. Meyer écrivait à propos des Twa en 1916 : « C’est une race ancienne et fatiguée, dont la disparition est proche ». L. de Lacger le rejoignait en disant qu’ils lui donnaient l’impression « de refoulés, de proscrits, de résidus de populations primitives en voie de disparition ». Il serait important d’insister ici un peu plus longuement sur cette troisième composante de la population rwandaise qui, mieux que les deux autres, réunit les caractéristiques classiques de la caste.

La socialisation du jeune Twa tournait autour de deux exigences : il devait d’une part apprendre les techniques propres aux diverses activités, professionnelles et autres, qu’il allait être amené à exercer, et d’autre part s’identifier au statut social très particulier auquel il était voué de par son appartenance de « caste », avec ses comportements typiques, ses contraintes, mais aussi ses licences. Les mentions qui, dans la littérature, sont faites de ce groupe très minoritaire (1 à 2 %) reflètent l’extrême mépris dont il pouvait être l’objet, surtout de la part des Hutu qui « se consolaient d’être méprisés par les Tutsi en méprisant les Twa » :

« Ça et là, au voisinage des ronciers où se jetaient autrefois les cadavres, croupissait la cabane d’herbe et de feuillage d’un Mutwa : potier, amuseur, au besoin tueur à gages ; véritable paria acousiné aux Pygmées de la forêt vierge, il se disait Fils de la Pierre et n’avait pas un champ, ni même un potager. Lorsque sa femme enfantait, toute vie s’arrêtait alentour, les gens se renfermaient chez eux et le cri de guerre retentissait par les collines : « Un Mutwa est né, rentrez chez vous. » Toute oeuvre humaine, en ce jour-là, aurait attiré le malheur et la mort… Les gens sont enfermés chez eux… Ils ne peuvent même pas forniquer. Les enfants conçus mourraient ».

« Les Twa sont considérés comme des êtres inférieurs… Si on signale une naissance dans leur clan, les cultivateurs quittent le travail pour le restant de la journée, comme il est fait à la mise bas d’une chienne. Tous s’accordent à dire que les nouveau-nés twa gardent les yeux clos pendant plusieurs jours, comme les chiots. Eux-mêmes se placent dans une ségrégation dont ils s’accommodent au mieux. Ils se disent nés de la pierre. Leur vrai maître est la nature d’où ils tirent leur subsistance« .

Certains auteurs ont pensé que le nom même de Twa qui leur était donné par les autres dérivait d’un verbe signifiant « jeter », « rejeter », « mépriser« . On retrouve ce terme sous des formes voisines en de nombreuses autres régions d’Afrique centrale, voire chez des groupes de Bochimans en Afrique méridionale. Les Twa étaient des hommes « des extrémités », « de la périphérie », « des marges », aux limites entre monde civilisé et sauvage.

Au plan physique, les indications de taille fournies par les différents observateurs oscillent autour de 155 cm. On a décrit une tête relativement grosse, de longs bras et de courtes jambes, un visage fortement ridé, une peau à la couleur plus claire que celle des Hutu, mais plus sombre que celle des vrais Pygmées, et pourvue d’une abondante pilosité. Au Rwanda ils se répartissaient en deux groupes : d’un côté les Twa chasseurs semi-nomades (Impunyu), présents dans les régions montagneuses et forestières du Nord et de l’Ouest, et de l’autre les Twa proprement dits, potiers, sédentaires, disséminés un peu partout à travers le Rwanda, mais aussi le Burundi et les pays voisins. Ils étaient réputés pour leur force physique. Le Twa « est agile comme un écureuil, il creuse le sol plus facilement qu’une taupe, il saute d’une branche à l’autre comme un singe. N’a-t-il pas libéré des rois et des reines en danger de mort, par son ingéniosité ? »

Les Twa se situaient sur l’échiquier social et du point de vue des comportements à l’extrême opposé par rapport aux Tutsi ; mais, comme on sait, de multiples manières les extrêmes se touchent. Ils n’avaient pas de langue à eux, mais parlaient le kinyarwanda avec un accent particulier. Ils ont traditionnellement été décrits comme farouchement indépendants, très spontanés, vifs, dépourvus de toute pudeur, braves et endurants, ne se laissant impressionner par personne, au langage provoquant et bizarre, frustes, insensibles et cyniques, gloutons, grands buveurs de bière, très doués pour tout ce qui est rythme, musique et observation, n’ayant souvent ni propriété, ni bétail, ni habitation fixe, apparemment affranchis des interdits, tabous et règles de bienséance habituels, se situant hors des lois et des coutumes, n’entrant jamais en rapports étroits, intimes ou amicaux avec les autres, sauf avec le roi, auquel ils servaient de gardes du corps et d’exécuteurs des hautes – et basses – oeuvres. P. Del Perugia les a dits « doués d’une rare vertu d’insolence« . Dans les mythes on justifie leur condition inférieure du fait que, mis à l’épreuve par Dieu ou les premiers ancêtres communs aux trois « ethnies », ils se sont montrés irréfléchis, imprévoyants, cruels, sans mesure et sans maîtrise d’eux-mêmes. Au plan psychologique, ils étaient présentés comme l’exacte antithèse des Tutsi à qui on attribuait les qualités et les défauts juste inverses.

Les Twa vivaient habituellement par petits groupes liés par la parenté en des hameaux aux abords des forêts. Leurs huttes de branchages et d’herbes étaient des plus élémentaires, et ils dormaient à terre sur des grabats de feuilles. Les enclos, si importants aux yeux du reste de la population, étaient rendus inutiles du fait qu’ils n’avaient rien à cacher et de l’absence de bêtes d’élevage, d’autant plus que personne n’aurait consenti à s’approcher de leurs habitations. Leurs groupes n’avaient pas de chefs ni de hiérarchie interne. On leur laissait la viande des moutons et des poulets sacrifiés ou utilisés pour les aruspices, ni Tutsi ni Hutu ne pouvant en manger. On abandonnait aussi aux Twa et aux chiens le gibier tué lors de battues que -les -nobles pratiquaient comme activité sportive. En ces occasions on s’amusait à les voir engloutir sans mâcher d’énormes quantités de viande. On dit que des parents d’autres « ethnies » amenaient leurs enfants à ces exhibitions gloutonnes pour leur montrer comment il était malséant de manger…

La poterie au colombin, activité majeure du groupe le plus important, était commune aux hommes et aux femmes, même si les premiers s’adonnaient plutôt au ramassage de l’argile et les secondes au façonnage, à la cuisson et à la décoration. Cette activité liée directement à la terre était la plus dévalorisée car la plus éloignée de ce qui « est venu du ciel », lieu d’origine mythique de la seule civilisation digne de considération, apportée par ceux qui sont « descendus d’en-haut ». Ils fabriquaient aussi des arcs, des lances et des pipes, et leur production était vendue sur les marchés.

Souvent allergiques à toute forme de culture du sol parce qu’elle rend dépendant, ne donne pas de résultats immédiats et exige un travail trop monotone, ils vivaient de cueillette, de rapine, de mendicité et de parasitisme auprès des grands. Les femmes, cependant, entretenaient parfois quelques plantations pour leurs besoins immédiats. Armés de lances et de flèches, les chasseurs twa s’attaquaient avec des techniques très précises aux plus grands fauves : éléphants, buffles, grands singes, lions et léopards. Quelques groupes semblent aussi avoir pratiqué la pêche. Ils échangeaient viande, ivoire et peaux contre les produits de l’agriculture et de l’artisanat dont ils avaient besoin. Certains se livraient subsidiairement à la fabrication de pirogues, au travail du bois et peut-être du fer. D’autres exigeaient un péage des voyageurs qui traversaient la crête Congo-Nil.

« Le Mutwa sert celui qui le fait vivre. C’est pourquoi il préfère ouvertement le riche au pauvre ». Dans la haute classe on recrutait parmi eux les porteurs de litières, les rabatteurs de gibier, les musiciens et danseurs de cour les bouffons, humoristes et amuseurs oublies les éleveurs de chiens de chasse, les ramasseurs de miel sauvage (pour la fabrication de l’hydromel), des soldats, des espions, des hommes de main, des hommes d’armes chargés de la police et des bourreaux qui excellaient sans états d’âme et avec une extrême cruauté dans l’art » de la torture. Lors des guerres, les Twa avaient pour fonction d’agir en tirailleurs très mobiles et de provoquer des escarmouches. « Les nobles tutsi se les attachaient un peu comme des meutes de chiens« .

C’est aussi parmi les Twa qu’on cherchait habituellement les maîtres de danse pour l’instruction des pages à la cour royale. Excellents observateurs, psychologues et imitateurs, ils savaient mimer à la perfection les comportements animaux et humains, en montant par exemple des scènes de chasse où les uns figuraient les chasseurs et les autres les bêtes traquées dont ils imitaient les gestes, les cris et les réactions. Ils pratiquaient surtout des danses à deux ou en groupe, soutenues par des chants et des battements de mains, rarement des danses individuelles. Ils étaient réputés aussi pour leur chant polyphonique et polyrythmique, comportant des parties en solo et des trilles du type « iodel« . On admettait de la part des Twa des comportements et des paroles impudiques ou injurieux absolument inconcevables chez les autres.

Les considérant comme « impurs », les Hutu refusaient toute alliance matrimoniale, tout contact physique, ainsi que toute relation de commensalité ou de beuverie avec eux (alors que Tutsi et Hutu pouvaient manger au même plat ou boire au chalumeau à la même cruche). Les questions posées par J. Maquet sur la possibilité d’une union de Tutsi et de Hutu avec des Twa étaient perçues comme injurieuses par ses informateurs. Quand au marché on achetait une de leurs poteries, il fallait qu’elle porte encore les traces de cuisson pour être sûr qu’ils n’en avaient pas déjà fait usage eux-mêmes. « On ne (leur) refuse pas un verre d’eau, à condition de briser le gobelet qui leur a servi ».

Le R. P. Arnoux raconte l’histoire suivante : un missionnaire chargé d’une congrégation de religieuses rwandaises déclara un jour à celles-ci dans une de ses instructions que par la pensée il voyait une fille de Mutwa prendre un jour le voile parmi elles. « Chez ces excellentes auditrices, la réaction fut instantanée, celle qu’on éprouverait en face d’une impossibilité métaphysique ou d’une perspective souverainement écoeurante ». On a souvent signalé dans les dispensaires ou les centres nutritionnels les problèmes que posaient les mises en commun d’ustensiles de cuisine ou d’aliments quand des femmes twa étaient présentes. Dans le langage courant on les traitait d’enfants », de « chiens » ou de « singes », leur déniant la qualité de vrais Banyarwanda, voire toute humanité. Selon A. Coupez et Th. Kamanzi, on les considérait comme « une espèce biologique semi-humaine ».

Les relations que les Twa entretenaient avec la royauté étaient d’autant plus remarquables. En tant que premiers habitants, ils auraient été considéré leur territoire et ils auraient de ce fait relevé directement du roi. Selon l’histoire traditionnelle ils auraient aidé les Tutsi dans la conquête du pays. A la cour royale, ils faisaient fonction de policiers, portant sur le front pour insignes des bandeaux de cuir munis par derrière de poils de singe. On a vu très exceptionnellement des monarques anoblir des Twa, leur donner une de leurs filles en mariage ou leur confier le commandement d’un fief de la couronne, entendant par là « mater la superbe des grands en leur infligeant la compagnie d’un pair élu dans leur valetaille ».

Plusieurs récits traditionnels racontent comment un Twa a été l’homme de confiance, le messager et le garde du corps d’un roi, et comment il lui a sauvé la vie, ce qui lui permettait d’exiger pour les siens certains privilèges et certaines libertés impensables pour les autres. Ils semblent avoir participé à des rites royaux à la cour, et selon quelques auteurs on leur aurait attribué la charge d’entretenir le feu sacré qu’on jugeait essentiel à la survie de la dynastie régnante. Un roi ennemi était-il vaincu, ce sont eux qui lui coupaient les parties génitales pour en orner le tambour royal. Ils avaient le droit d’aller couper du bois dans les enclos sacrés qui entouraient les sépultures royales, ce qui était strictement interdit à qui que ce soit d’autre. Quand une jeune femme tutsi était condamnée à être précipitée dans un gouffre ou exilée sur une île lointaine pour grossesse illégitime, il n’était pas rare que des Twa chargés de l’exécution la récupèrent pour leur groupe, ce qui explique certains métissages. On dit que les femmes twa avaient souvent les faveurs des grands Tutsi, et J. P. Harroy a même parlé d’un droit de cuissage de ces derniers à leur égard.

En 1957, donc peu avant la Révolution, on signale que le mwami avait deux groupes de danseurs, l’un d’une vingtaine de jeunes Tutsi (Indashyikirwa, « les Insurpassables ») et l’autre d’une trentaine de Twa (Ishyaka, « Ceux qui rivalisent de zèle« ). Ces derniers pouvaient adresser les injures les plus grossières aux plus hauts dignitaires qui se seraient rendus ridicules s’ils s’en étaient offusqués. Les porteurs de palanquin avaient même pour privilège de pouvoir insulter impunément le roi. Au moment des troubles de 1959, les Twa ont joué un rôle important lors des expéditions commandées par la cour royale en vue d’éliminer les leaders hutu. La société rwandaise étant trichotomique, il était inévitable qu’on y assiste à un jeu du type « deux contre un » et qu’il se formât une certaine alliance entre les groupes minoritaires extrêmes contre la majorité.

Si on prend en compte l’ensemble de la culture propre aux Twa, on perçoit, derrière le caractère très élémentaire de leur situation matérielle, l’extraordinaire richesse socialisatrice de leur milieu. Que de choses à apprendre, à intérioriser, à imiter ! Mais cela ne se faisait que dans la vie, par la vie et pour la vie, en participant au jour le jour aux activités des aînés. Une grande maîtrise technique était acquise très précocement. Pourtant, les enfants, moins sollicités pour des tâches monotones économiquement rentables, étaient plus libres dans l’emploi de leur temps pour s’adonner au jeu que ceux des Hutus. P. Schumacher notait qu’une fois plus grands ils ne toléraient pas qu’on les frappe. Il pouvait arriver qu’un jeune déviant soit expulsé de la communauté. Les filles étaient instruites sur la sexualité par leurs mères au moment de leurs premières menstruations et avant leur mariage, qui avait lieu vers quinze ans. Selon les uns, une stricte monogamie aurait été de rigueur, les femmes ne tolérant pas de coépouses, mais cela est contredit par d’autres. Comme ils évoluaient hors des lois et des coutumes qui régissaient le reste de la société, les relations internes au groupe twa étaient régies davantage par des réactions émotionnelles que par des règles juridiques. Trop indépendants d’une part, considérés de l’autre comme sujets immédiats du roi, les Twa n’étaient pas concernés par la structure de clientèle. Bien qu’occupant une place très précise dans le corps social, ils évoluaient dans un univers nettement à part.

On a quelque mal à s’expliquer comment une population aussi réduite en nombre et fractionnée, dépourvue de tout centre d’unité qui aurait pu en assurer la cohésion, est arrivée à maintenir un ethos aussi particulier dans un environnement socio-culturel qui à priori ne lui était pas favorable. Quel avantage tiraient-ils du maintien de leur genre de vie ? A quelles valeurs tenaient-ils par dessus tout, les ancrant dans une attitude conservatrice de refus et de repli ? D’où venait la force de leurs moyens de socialisation qui, vus de l’extérieur, semblaient pourtant très peu contraignants ?

A ces questions je ne vois qu’une réponse. Dans un pays habitué de si longue date à la violence physique et symbolique, où l’ensemble du système relationnel, du haut en bas de l’échelle sociale, s’est organisé autour du couple domination-dépendance, le monde à part des Twa représentait un stupéfiant îlot de liberté : liberté de mouvement, liberté du corps, du geste, de l’émotion, du plaisir immédiat, liberté de la parole, liberté dans la création et la recherche esthétiques, liberté même dans la maîtrise des contraintes de la nature. On comprend qu’après avoir grandi en un tel climat on ne puisse plus, par la suite, se couler dans un univers réglé et coercitif, même si celui-ci prétend vouloir votre bien. Et une socialisation est d’autant plus puissante en ses effets, par l’empreinte qu’elle imprime à la personnalité, que l’enfant s’identifie de son propre mouvement aux valeurs que son milieu lui propose.