Réactions des Rwandais A La Fondation Des Premières Missions Catholiques
A l’intérieur des études faites sur l’expansion coloniale européenne en Afrique, les historiens de l’Afrique colonisée accordent actuellement une large place au débat sur les réactions des peuples africains mis devant le mouvement colonial. Mais pour ce qui est du cas particulier du Rwanda, ce débat reste peu ouvert si bien que quand on lit les écrits faits sur l’implantation des Blancs dans ce pays, on a l’impression qu’elle s’y est opérée sans provoquer de réactions chez les populations. Si on considère que réaction est un terme qui réfère, dans le cadre de l’expansion coloniale des XIXème et XXème siècles en Afrique, à l’attitude globale de l’homme africain placé en face de l’intrusion et des agissements des Européens sur son continent, on retiendra qu’il n’y a qu’une facette de l’attitude des Rwandais qui a été jusqu’à présent largement exposée, à savoir la conversion « massive » de la population à la religion chrétienne. Pourtant, si on analyse objectivement le mouvement d’adhésion au christianisme on se rend compte que dans ce secteur il n’y a pas eu que la marche vers la mission mais qu’il y a eu aussi et avant tout une hostilité latente et même une violence ouverte à l’encontre des premières missions catholiques au Rwanda.
Opposition des Rwandais aux premières missions catholiques
Dès l’entrée des Pères Blancs au Rwanda, la population, y compris les grands du royaume, s’opposa à l’implantation de missions catholiques dans son pays. D’une façon générale les causes de sa résistance se fondaient sur la défense des intérêts vitaux de la Nation, telles l’intégrité territoriale et les structures de la société. Mais au-delà de ce lien commun constituant ce qu’on peut appeler la superstructure idéologique unissant le groupe des Rwandais et galvanisant son opposition à l’intrusion et à l’établissement des missionnaires, on trouve ici et là quelques diversités dues surtout à la différence remarquée dans la position des individus ou des groupes de personnes dans les secteurs politique, économique et social qui faisait que les intérêts particuliers à sauvegarder n’étaient pas également mis en jeu par l’arrivée et l’installation des Pères Blancs. Aussi, y a-t-il lieu de constater que la résistance de la cour a différé de celle du peuple, du moins quant à sa forme.
Résistance de la cour royale
Considérés comme amis, clients ou agents de la puissance coloniale allemande, les Pères Blancs furent accueillis avec politesse à la cour. La réception fut cependant mitigée et marqua même le début de l’opposition des autorités supérieures du Rwanda contre les missionnaires. En effet, autre que ceux-ci ne furent pas reçus par le roi en personne, la cour fit son abjuration à la construction d’une mission catholique à la capitale. Elle envoya les Pères Blancs à environ 25 km au sud de Nyanza, dans la province du Bwanamukali. Connaissant l’attitude farouche des habitants de cette région, la cour pensait se débarrasser des missionnaires sans toutefois montrer clairement ses intentions. Elle espérait que les prêtres seraient vite découragés devant une population Inhospitalière. C’était agir en coulisses ; c’était une vraie résistance occulte inspirée principalement par la crainte qu’avaient les autorités de Nyanza de se compromettre devant des représentants de l’Allemagne. Mais, aussi clandestine fut-elle, la résistance de la cour retient l’attention à cause de la manière dont elle fut menée au cours des années 1900-1906.
Résistance passive
Par résistance passive, il faut entendre la voie indirecte et cachée que les autorités supérieures du Rwanda ont prise pour fatiguer les missionnaires et pour les contraindre à quitter le pays. Cette voie est caractérisée surtout par le recours à des coups bas orchestrés avec ferme conviction qu’ils porteraient atteinte, à la vie des Pères Blancs sans que ceux-ci aient la moindre connaissance sur leurs vrais auteurs.
C’est ainsi qu’après avoir envoyé les missionnaires dans le Bwanamukali, la cour s’est ingéniée à trouver des moyens susceptibles de les décourager et de les tenir en échec. Tantôt elle fit appel aux sorciers les plus réputés du pays, tantôt elle fit recours aux empoisonneurs traditionnels les plus reconnus du royaume. Le diaire de Save parle de quelques unes de ces embûches :
« Lwakilimi, mututsi, notre voisin, dans une visite qu’il nous fait, jette devant notre maison « le bras d’un nouveau-né » enveloppé dans des herbes cabalistiques. C’est un « mulozi », sorcier des banyarwanda».
Selon la croyance populaire rwandaise, les morts peuvent revenir sur terre faire du mal aux vivants, surtout quand les sorciers et les empoisonneurs, seuls capables de les réveiller, leur indiquent les victimes à attaquer. La façon dont ces agents vivants procèdent pour orienter les morts consiste à jeter discrètement, surtout la nuit, quelques ossements devant l’entrée de la maison de la personne à laquelle ils veulent envoyer le mauvais sort. Tous les os ne sont pas également dangereux ; les plus redoutés et les plus recherchés par les sorciers et les empoisonneurs demeurent ceux des enfants car, pense-t-on, ils obéissent aveuglement aux directives données.
Aussi, pour l’envoyé de la cour, le bras du nouveau-né jeté devant la cabane des missionnaires était-il capable de les déloger tout de suite ou de provoquer leur mort s’ils s’obstinaient à demeurer au même endroit. Réussir ce coup n’était pas difficile, se convainquait la cour, car il suffisait aux Pères Blancs, curieux de connaître ce que contenait l’emballage en herbes, d’ouvrir pour s’attirer tous les mauvais sorts, surtout les mauvaises maladies telles la lèpre, la dysenterie, la folie, la cécité, etc. Cette façon de lutter contre les missionnaires, bien que camouflée, paraissait donc efficace. Le roi et les grands chefs escomptaient ainsi les écarter sans se montrer ouvertement sur la scène. Mais ils furent déçus en voyant les Pères Blancs bien portants au lendemain du geste néfaste. Ils pensèrent que ces Blancs possédaient des pouvoirs magiques qui ont pu neutraliser le sortilège de l’envoyé de la cour. D’où ils changeront de tactique.
Après l’installation des Pères Blancs à Save et à Zaza, la cour avait fini par remarquer que les missionnaires s’intéressaient aux régions très populeuses du pays. Cacher les hommes revenait à déterminer les Pères Blancs à ne pas s’installer dans une région projetée. C’est ainsi que quand ils demandèrent d’aller créer une mission dans le Bugoyi, les autorités rwandaises acceptèrent, mais dépêchèrent des messagers pour dire aux habitants de se cacher et de faire disparaître les vivres. A Nyanza, on pensait que les missionnaires n’oseraient pas se fixer dans un milieu où ils ne verraient aucune figure humaine et où ils ne trouveraient pas de la nourriture. Mais ce fut encore une fois un échec car on n’avait pas envisagé toutes les possibilités susceptibles de déterminer les Pères Blancs à rester dans le Bugoyi.
Une analyse des ordres de Nyanza et une interprétation des faits permettent de retenir deux éléments principaux qui ont contribué à l’échec du plan royal. Premièrement, les porteurs rwandais qui accompagnaient les Pères Blancs n’étant pas au courant de la manœuvre arrêtée par la cour et sachant très bien que le Bugoyi était une région fortement peuplée n’ont pas hésité de dire aux missionnaires qu’à l’annonce de leur arrivée dans la région les habitants se sont cachés et que peu après leur passage toute la population sortirait de sa cachette. Deuxièmement, même si les porteurs n’avaient pas dit aux Pères Blancs que le Bugoyi était populeux, le bon sens de ces derniers et le constat des faits les auraient permis de se convaincre que la région était habitée et exploitée par les hommes. En effet, ils sillonnaient une plaine verdoyante parsemée de huttes, ils passaient à travers les champs de bananeraies, de haricots, de patates douces, de tabacs, etc. Comment, dans de telles circonstances et devant un tel paysage, les Pères Blancs n’auraient-ils pas conclu à la présence humaine dans la région ?
Si dans le Bugoyi la cour opta pour la cachette des hommes, il faut rappeler qu’après que le sorcier avait échoué dans sa tentative d’empoisonner les missionnaires établis à Save, les autorités supérieures du pays ont ordonné à la population du Bwanamukali de mettre à la disposition des Pères Blancs beaucoup de denrées alimentaires : haricots, régimes de bananes, patates, etc.. Ce n’était pas cependant un geste de bonne volonté à l’égard des missionnaires car elles avaient recommandé en même temps qu’il fallait leur refuser du feu afin de les obliger à manger cru. Où voulaient-elles arriver ? Par cette attitude elles cherchaient à montrer aux prêtres catholiques qu’elles les acceptaient et les aidaient à s’installer. Par la même occasion, elles pensaient qu’ils ne tiendraient pas longtemps sans prendre des repas cuits. Elles se disaient en effet : Bazicwa n’amacinya nibakomeza kulya bibisi (ils mourront de dysenterie s’ils continuent à manger des aliments crus). Mais à la surprise de la population environnante de la mission de Save, l’espoir de la cour fut déçu : les Pères Blancs avaient du feu ! Où l’ont-ils trouvé ? Demandaient les uns ; nulle part, répondaient les autres. Tous étaient unanimes pour les traiter de grands magiciens. La vérité est que les missionnaires portaient des boîtes d’allumettes dans leurs poches.
Résistance violente
Les quelques cas de résistance occulte et passive ci-haut mentionnés montrent que la cour à cherché à écarter malignement les Pères Blancs du Rwanda, mais qu’elle a échoué. Devant les insuccès, elle changea de tactique : de dociles embûches, elle passa aux harcèlements violents et incessants visant à faire comprendre aux missionnaires qu’ils étaient dans l’insécurité et qu’ils devaient par conséquent abandonnes leurs postes. Cela se passa surtout au cours de 1904, année durant laquelle « une tempête de révolte contre les Européens souffla sur tout le pays et plus particulièrement dans les régions où se trouvent les missions. Le diaire de Save rend clairement compte du climat qui prévalait à la cour en cette année :
« Prestani (un catéchiste) nous revient de la capitale disant que les Batutsi et le roi ne l’ont pas reçu comme d’habitude ; à peine s’ils le regardaient ; un de ses amis de la capitale lui a dit que les « bazimu avaient dit qu’il fallait chasser les Blancs du Rwanda ». Chez le roi, ils sacrifient chaque jour une vingtaine de bœufs pour voir s’ils pourront chasser les Blancs. De là toutes les représailles de ce mois d’Août ».
La cour qui craignait toutefois les officiers allemands qui pouvaient intervenir en faveur des missionnaires en cas d’attaque armée perpétrée au grand jour, opta d’accomplir ses plans sous l’ombre de la nuit. Là encore un seul cas fut enregistré, celui de Save:
« 10 Août 1904, on vint nous avertir le soir que les Batutsi vont venir nous attaquer cette nuit ; qu’y a-t-il de vrai ? Nous nous préparons quand même à les recevoir dignement ».
En effet, la cour avait projeté, avec la complicité des chefs Kayijuka et Kamingu, députés près des Pères Blancs, « de tuer ces derniers, d’incendier la mission et de massacrer ensuite tous les traîtres (inyangarwanda), c’est-à-dire les convertis au catholicisme « .
Une attaque nocturne fut lancée effectivement le 10 Août 1904 contre la mission de Save. Mais les premiers assaillants armés de javelots, de serpettes et d’arcs se heurtèrent aux auxiliaires des Pères Blancs armés de fusils. Aux premiers coups de feu tirés en l’air, les attaquants envoyés par la cour se dispersèrent ; l’attaque-surprise contre la mission échoua.
Pour camoufler leurs intentions, les autorités de Nyanza expédièrent le 11 Août 1904, des messagers auprès des Pères de Save pour leur présenter des sympathies et pour leur promettre l’intervention de la cour contre les assaillants de la mission :
« Kitatire vient nous voir dans la soirée avec un envoyé du roi ; nous leur exposons tous nos griefs et demandons justice au roi pour la prétendue guerre que les batutsi veulent nous faire ; ce n’est qu’une invention des bahutu, disent-ils ».
Même si les autorités rwandaises se sont lavées les mains et se sont déclarées innocentes, les Pères Blancs avaient fini par se convaincre que c’étaient elles qui les assaillaient et qui leur rendaient le séjour de plus en plus difficile ; ils étaient parvenus enfin à remarquer le double jeu mené par la cour :
« Devant les plaintes contre les batutsi qui ont pillé les Pères Blancs, le roi a dit qu’ils voulait tuer tous (les meneurs de troubles). Toujours les deux faces des batutsi, extérieurement très aimables, mais en dessous, ils vous prendraient s’ils pouvaient à cause de leur autorité qui est partagée et qu’ils ne pourront jamais souffrir d’étrangers dans leur pays ; c’est ce que nous avons fait remarquer à M. von Grawert et ce que nous lui avons donné comme cause des troubles. Ce sont des batutsi qui ont fait pilier, tuer, etc. et maintenant ils font les zélés en faisant tout tomber sur les bahutu, quitte à recommencer le mois prochain. Ils doivent rire au fond et dire qu’ils jouent bien les Européens. Leur jeu finira bien ».
A côté des attaques armées organisées contre les missions, la cour perpétra des éliminations physiques de ceux qui, parmi les Rwandais, osèrent se ranger du côté des missionnaires. Bien qu’il n’y ait pas des données permettant de quantifier les disparitions, quelques écrits des Pères Blancs font état du martyre exécuté ou ordonné par les autorités de Nyanza :
« La nuit, lors des visites du Père à Nyanza, de mystérieux catéchismes se font ; il faut se garder des espions. Un jour cependant le plus ardent est absent ; il ne reparaîtra plus jamais. A voix basse, on parle de poignard, de marais, et ce n’est que vrai. Plus tard par les témoins même de la mort, nos soupçons seront confirmés».
Combien de personnes ont-elles été supprimées dans de telles conditions ? Rien ne permet d’y répondre d’une manière satisfaisante car l’élimination physique de ce genre se faisait à la cour dans le plus grand secret et était toujours couverte par les ténèbres de la nuit.
Résistance du peuple
La résistance du peuple fut ouverte et violente pendant les premières années de l’installation des Pères Blancs au Rwanda : il attaquait leurs stations, volait leurs biens, brûlait leurs premières habitations et tuait leurs auxiliaires et leurs adeptes. Le peuple s’opposait aux missionnaires parce qu’il ne tolérait pas que les étrangers vinssent s’établir sur son territoire, en son plein milieu. C’est dire que contrairement à l’opposition de la cour qui visait principalement les Pères Blancs en tant que tels, celle du peuple concernait tous les Blancs ; on n’attaquait pas les missionnaires parce qu’ils étaient des prêtres mais tout simplement parce qu’ils étaient des Blancs, des étrangers venus s’installer au Rwanda. Il faut souligner également que dans la lutte contre les Blancs en général ou contre les Pères Blancs en particulier, il y eut deux camps distincts ; d’un côté les hautes autorités rwandaises les combattaient sans alerter le peuple, de l’autre côté, ce dernier se dressait contre eux sans aviser nécessairement les dirigeants. C’est pourquoi les missionnaires eurent à contourner les pièges tendus par la cour royale et les grands chefs et en même temps, ils firent face à l’hostilité populaire. Cependant, celle-ci ne fut pas également subie dans toutes les régions du pays, elle surgit et se perpétra âprement dans trois provinces : le Bugoyi où est érigée la mission de Nyundo, le Bugarura où est construite la station de Rwaza et la région volcanique du Mulera qui tourne son regard sur Kabushinge.
Résistance violente dans le Bugoyi
En Février 1901, le Père Brard entreprit un voyage d’exploration dans le Bugoyi en vue d’y fonder une mission. Son arrivée dans la région fut saluée par une opposition violente qui climina dans le versement de sang. Les raisons de ce solde paraissaient naguère difficiles à discerner ; mais après une analyse profonde du mouvement d’opposition de la population, il y a lieu de retenir deux faits importants. De prime abord, on peut penser que les ordres de Nyanza intimant à la population de se cacher et de faire disparaître les vivres à l’arrivée des Pères Blancs ont été compris comme devant être exécutés à la lettre et qu’au besoin, on devait même repousser ces gens que la cour avait pris soin d’annoncer comme indésirables. D’autre part l’opposition a été sans doute due au fait que la population ne voulait pas des Blancs et ne supportait pas l’idée qu’un étranger s’établît sur son territoire. Donc la population n’aurait pas voulu seulement cacher les vivres et se tenir elle-même en cachette, mais aurait saisi la moindre occasion qui se présenta pour repousser de force les étrangers. Cette occasion s’offrit lorsque deux hommes qui accompagnaient le Père Brard pénétrèrent dans la bananeraie pour demander aux habitants de sortir de leur redoute et de donner ou de « vendre de la nourriture* aux nouveaux venus. Les deux hommes ; Tobie Kibati, intendant et bras droit du Père Brard et Kabika, également homme des Pères Blancs, furent attaqués :
« Le deuxième jour. Toby est massacré à Mahanda par le chef muhutu Ngomba-Lombi (Nkomayombi). Le myampara du roi qui accompagnait le Père était allé demander de la nourriture à ce chef, il le menaça de sa lance ; Toby et Kabika y allèrent à leur tour pour demander qu’on laissât au moins les indigènes venir vendre de la nourriture. On s’empara de leurs fusils sans aucune dispute ; Kabika reçut une lance dans la poitrine et une lance au genou, il put guérir. Toby reçut 3 coups de muhoro (serpe) sur la tète, un coup à la gorge qui perfora la pomme d’Adam, et plusieurs coups sur tout le corps. Puis ces bandits vinrent attaquer le camp. Quelques coups de fusils les dispersèrent. C’est alors seulement que l’on trouva Tobie dans le rugo (enclos) de Ngomba-Yombi (Nkomayombi) baigné dans son sang. Le Père leva le camp sans rien brûler et prit la route de Kisegwy (Gisenyi) où se trouvait une petite station allemande de 4 soldats ».
Pour la première fois et l’unique fois dans l’histoire des missions catholiques au Rwanda, la réaction de la population délogea pour quelques temps les Pères Blancs de l’endroit où ils voulaient s’établir. Pour la première fois aussi l’église catholique du Rwanda enregistra dans ses rangs les premières victimes de l’opposition de la population à son implantation. Leur meurtrier présumé, le chef hutu Nkomayombi sera pendu par les autorités coloniales allemandes en 1911.
Résistance violente dans le Bugarura et le Mulera
Après le Bugoyi, les missionnaires catholiques eurent à faire face aux attaques armées, ouvertes et répétées de la population du Bugarura et du Mulera. Ces régions étaient connues comme très remuantes. A l’arrivée des Européens, le meurtre et la vendetta y étaient la loi, le vol et le pillage y étaient en vogue. Avant l’installation effective du pouvoir colonial européen, le monarque du Rwanda ne pouvant rien tirer de la population de ces régions, profitant plutôt de sa fascination pour le combat, ne le mettait en contribution que pour la guerre. Elle faisait partie de la compagnie guerrière du roi et par ce fait, elle échappait grandement aux travaux hebdomadaires que les Hutu d’autres régions devaient exécuter pour les chefs tutsi. Aussi, même si ces provinces étaient soi-disant, sous l’obédience de la couronne royale, elles gardaient toujours leur esprit d’indépendance vis-à-vis du pouvoir central et de ses représentants. C’est pour toutes ces raisons sans doute que lors de l’installation des Pères Blancs dans le Bugarura en 1903, le lieutenant von Grawert les avait prévenus que, vu l’éloignement et l’insoumission de cette région, le gouvernement déclinait « toute responsabilité en cas d’événement facheux ». L’avertissement était bien fondé ; les périls s’annoncèrent dès la première année.
Kabushinge, éperon de la colline de Rwaza où est érigée la mission du même nom était entouré par deux clans réputés pour leur esprit guerrier : les Abasinga et les Abagesera. Les missionnaires disent qu’à leur arrivée, les premiers détenaient « la suprématie du désordre », les seconds se distinguaient par « l’insolence dans le brigandage » ; tous étaient « des écumeurs » de grands chemins qui tuaient pour tuer, qui dévalisaient sans prendre même la peine d’emporter le butin (3). Opposés habituellement entre eux, les groupes lignagers de deux clans s’unirent momentanément pour pouvoir repousser collectivement les étrangers, véritable danger commun : attaquer les Pères Blancs et leurs auxiliaires ainsi que leurs ouailles fut l’affaire de tous.
Dès le 21 Novembre 1903, c’est-à-dire le lendemain de l’arrivée des Pères Blancs à Kabushinge, les groupes lignagers du clan des Abasinga, sur le terrain desquels les prêtres s’établirent, se mirent en ligne de bataille et tirèrent des flèches en direction des missionnaires. Aux premiers coups de fusil tirés en l’air, la troupe des indigènes se dispersa ; elle revint quelques instants après pour subir le même sort que le précédent. Pendant le mois de Novembre et celui de Décembre 1903 ainsi que les premiers mois de 1904, les Abasinga et les Abagesera organisèrent des guerres d’escarmouches contre les Pères Blancs. Elles finirent par devenir, dès le mois de Juillet 1904, des conflits très ouverts et très violents qui coûtèrent des vies humaines aussi bien dans le camp des missionnaires que dans celui des autochtones.
Ce tournant aurait été opéré suite à une mésentente qui sévit entre les lignages des Abagesera et ceux des Abasinga qui, en réalité, ne s’étaient mis ensemble que pour combattre les Pères Blancs, considérés comme danger commun. Comme ces derniers étaient parvenus, au fur et à mesure que les jours passaient, à glisser quelques cadeaux jusqu’aux chefs lignagers du clan des Abasinga, ils arrivèrent à se constituer parmi eux quelques sympathisants qui allèrent jusqu’à informer la mission des plans d’attaque qui s’élaboraient. De plus, les lignages des Abasinga cessèrent de lancer des troupes contre la mission dès la fin de Juin 1904. Fâchés, les Abagesera qui tenaient à déloger les missionnaires de la région, attaquèrent des Abasinga « devenus amis des Pères Blancs » afin de pouvoir s’approcher de Kabushinge, naguère fief des lignages du clan des Abasinga, et de brûler alors à l’aise les maisons des prêtres. La lutte Interlignagère déclenchée dès Juillet 1904 se solda, le 5 Août 1904, par une victoire des lignages du clan des Abasinga ; elle fut considérée par le reste de la population comme le triomphe des Pères Blancs. Cette lutte eut pour effet l’isolement des Abasinga de Rwaza et le ralliement des groupes lignagers des autres clans de la région qui attaquèrent ouvertement les missionnaires, leurs auxiliaires et leurs « amis » Abasinga.
C’est ainsi que le 20 Juillet 1904, quatre des auxiliaires des Pères Blancs accompagnés de quelques habitués de la mission dépêchés à la coupe de bois de Construction furent attaqués par des membres des lignages du clan des Abagesera. N’ayant pas emporté leurs fusils, les 4 auxiliaires s’enfuirent mais deux seulement durent regagner la mission sans savoir où étaient passés leurs deux autres compagnons. « Le lendemain seulement vers midi nous apprenons la triste nouvelle : les deux manquants ont été misérablement massacrés. Les Pères Blancs s’organisèrent pour pouvoir retrouver les corps des deux disparus. Le Père Dufays reçut l’ordre de mener l’opération avec l’aide de quatre auxiliaires armés de fusils et d’un millier de lances car les habitants des environs surtout ceux du clan des Abasinga voulaient faire cause commune avec les missionnaires. Il partit de la mission à 1 heure de l’après-midi en donnant l’ordre à ses hommes de ne pas se laisser dupés par des gens qu’ils allaient rencontrer sur leur chemin, car il avait l’appréhension que des « malins » pouvaient entraîner quelques uns de ses suivants dans un guet-apens. En dépit de cette mise en garde, quelques uns de ses auxiliaires quittèrent les rangs pour aller disperser des assaillants qui s’étaient soudainement manifestés sans crier. Ce mouvement qui n’était qu’un jeu de ruse attira quatre auxiliaires dans un piège : deux furent grièvement blessés, un autre faillit être surpris dans un marais, il jeta son arme et ne dut « son salut qu’à la vitesse de ses jambes », un quatrième, du nom de Gélase, le plus important des auxiliaires qui étaient avec le Père Dufays, fut traîtreusement massacré par un soi-disant ami qui l’avait amené dans un guet-apens. Le Père Dufays écrit lui-même à ce propos :
Notre malheureux Gélase, tué le 21 Juillet, a été victime de la trahison d’un homme de son groupe. Depuis des mois, Lukara de Kiruri cherchait l’occasion de se venger sur nous de la mort de son père, tué vers 1901, par une patrouille de la commission de délimitation allemande. Ne trouvant pas de meilleure occasion, il s’était joint à Gélase avant-hier et, au moment de l’approche des Bayoka, lui avait passé sa lance à travers le corps. Ceux-ci l’achevèrent et jetèrent ses membres coupés dans le marais».
Le 24, le 25 et le 26 Juillet, la situation des Pères de Rwaza devint très critique :
« Au sud les Bagarura, à l’est les Bagesera et Bayoka, à l’ouest les Banyamuko nous déclarèrent la guerre. Des courriers urgents expédiés à plusieurs reprises à Isavi par le Bugarura, et à Nyundo par le Muko, sont rejetés et poursuivis. Plusieurs nuits de suite, des bandes venant du sud et de l’est sont dépistées par les feux qu’entretiennent nos voisins en garde sur les hauteurs. Maintenant, ce sont les gens de la plaine du nord qui s’associent au mouvement ».
Force fut de solliciter du secours ; deux messagers déguisés furent expédiés à Nyundo. En attendant, devant l’état sérieux des affaires, les Pères de Rwaza serrèrent leurs effets dans des caisses et mirent « tout à l’abri dans un bastion en terre couvert de rondins et de gazon », ils construisirent un fortin en briques et souches de racines pour s’y retirer éventuellement la nuit en cas d’attaque. Le 30 Juillet, à 1 heure de l’après-midi, le secours de Nyundo arriva à marche forcée : il comprenait les Pères Barthélemy et Loupias, le chef du Bugoyi ainsi que 200 hommes armés de flèches et arcs, de boucliers et javelines.
Les prêtres de Rwaza et leurs confrères venus de Nyundo tinrent immédiatement ce qu’ils ont appelé eux-mêmes le « Conseil de guerre’ avec un seul point à l’ordre du jour : « La suppression de la Mission de Rwaza ». Des raisons justifiaient ce point : l’existence des Pères Blancs était depuis plusieurs mois très précaire et la disposition des habitants de la région n’était pas brillante. Au contraire, la coalition de toutes les passions n’avait fait que grandir et dans une contrée où la vendetta est aussi tenace, et où les premiers occupants européens ont à subir toutes les haines suscitées autrefois par les opérations de police des autorités militaires et les méfaits sanglants commis par leurs patrouilles isolées, on ne peut prendre sur soi le risque de compromettre l’existence des missionnaires résidants et peut-être des autres missions du Rwanda or.
Cependant la suppression de la mission de Rwaza avait beaucoup d’inconvénient et comportait beaucoup de dangers. C’est pourquoi les Pères durent trouver des raisons militant pour son maintien :
« Envoyés par nos supérieurs dans un pays dont la réputation était établie, pour y fonder une mission et sauver les âmes, en détruisant peu à peu l’anarchie, nous acceptions d’avance les avatars qui pouvaient en résulter pour nous. La population était d’ores et déjà franchement divisée en deux groupes, et les derniers évènements nous avaient démontré que nous pouvions tirer bon parti de ceux qui s’étaient approchés de nous et dont l’attachement ne pouvait que se maintenir et grandir par l’excès même de la rage des autres. Nous retirer aujourd’hui, après avoir compromis nos partisans, c’était exposer quelques milliers de familles aux représailles sauvages de nos ennemis. Nous ne pouvions prendre une décision pareille au détriment d’un bon nombre de catéchumènes, sans un ordre exprès de l’autorité du Vicariat. A la grâce de Dieu : si l’un ou l’autre doit succomber un jour, notre sacrifice est fait pour Dieu et les âmes. Une autre considération : nous sentions que du sort de Rwaza dépendrait celui des autres missions du Rwanda. Si la mission disparaissait, ce serait un encouragement à l’attaque des autres missions. Son maintien déconcerterait les attaques contre des missions plus anciennes, construites en briques et ayant des chrétiens, et les attaques contre les petits postes militaires du sud. Unanimement la mission était maintenue jusqu’à décision du Vicaire Apostolique ».
L’arrivée du secours de Nyundo et la ferme décision des Pères de rester à Rwaza ne déconcertèrent pas les populations du Bugarura et ceux des environs et ne les désarmèrent pas. En effet, dès le 1er Août 1904, « les Bayoka, Bagesera, renforcés des Bagamba, des Bahene et des Bahaka marchaient en cinq bandes sur la mission. Quand on les annonça à une heure de distance, sur toutes les collines résonnèrent les cornes de rassemblement et le bruit cadensé des tambours de guerre. Toute la population des environs en un instant fut sur pied « . Cette foule d’indigènes fut encadrée par les missionnaires de Rwaza et ceux venus de Nyundo à l’exception du Père Dufays qui fut chargé de garder la mission.
La rencontre fut certainement sanglante. Mais il est impossible d’en évaluer les pertes en vies humaines de part et d’autre car :
« Les missionnaires, dans leurs écrits, se sont montrés généralement très discrets sur les pertes en hommes chez leurs adversaires. Une comparaison cependant permet de s’en faire une idée approximative. En effet, en ce qui concerne la troupe de la mission qui, faut-il le souligner, était dotée d’une quarantaine de fusils en plus de plusieurs centaines d’arcs et de lances, on retiendra l’observation du rédacteur du diaire. le Père Classe, écrivant au sujet du 1er et du 2 Août : « Tristes journées de missions ! Nos amis ont déjà beaucoup de morts et de blessés. C’est vraiment la guerre sauvage ».
Malgré les pertes enregistrées dans les rangs des autochtones, l’opposition à la présence et à l’implantation des Pères Blancs ne fit que s’accélérer et le sang versé ne fît qu’augmenter la fureur de la population décidée à faire payer le sang par le sang. Ainsi, le 3 et le 4 Août 1904, les rassemblements des guerriers indigènes se tinrent sur toutes les collines du Bugarura proche de Rwaza, dans le Kiryi et même dans le Mulera. De nouveaux plans d’attaque furent mis sur pied : ils consistèrent à foncer sur des Pères Blancs isolés lors de leurs visites, aux lieux de travail ou lors des voyages vers Save et Nyundo. Le 5 Août vers 10 heures du matin, une occasion propice se présenta : le Père Barthélemy de retour vers Nyundo avec le gros de sa troupe venue du Bugoyi fut soudainement encerclés par des assaillants. Des coups de fusils déchargés sur l’ennemi ne purent pas disperser, comme il était d’habitude, la foule d’indigènes qui fonçaient éperdument sur le Père Barthélemy et ses hommes. Celui-là « tirait à dix pas un de ses assaillants tandis les Bagoye affolés parlaient de s’entretuer pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi. Ce fut un véritable champ de carnage où les habitants du Kiryi et ceux des collines environnantes allaient emporter un triomphe sans précédent sur les missionnaires. Mais, des coups de feu répétés et précipités furent entendus jusqu’à Rwaza d’où courirent les Pères Dufays et Loupias. Leur intervention rapide et inattendue dégagea le Père Barthélemy qui commençait à désespérer bon gré malgré son habileté à manier le fusil.
Combien de personnes sont-elles tombées ce matin là du 5 Août 1904 ? Aucun chiffre précis n’a été avancé. Cependant, il y a lieu de supposer qu’il y a eu beaucoup de morts de part et d’autre car si les Pères Loupias et Dufays sont partis de Rwaza, bien qu’en courant, au moment où l’affrontement s’engageait et qu’ils sont arrivés sur les lieux du combat (situés à peu près à 8 km de la mission) sans que celui-ci ne fût terminé, on comprend que pendant le laps de temps séparant l’engagement et la cessation des hostilités plusieurs hommes sont certainement tombés. A ce propos; le Père Sweens, Supérieur régional des Pères Blancs vivant au Rwanda, a écrit le 26 Juin 1905:
« Le Père Barthélemy, à peine parti de la mission, a subi une attaque en règle de la part des indigènes, qui étaient fort nombreux. Le Père n’a pu s’en tirer, qu’en se défendant à coups de fusils ; il a tué plusieurs attaquants».
On ignore totalement les pertes enregistrées dans les troupes des Pères Blancs. Là aussi, on peut supposer qu’il y a eu des morts car ne pas le faire reviendrait à dire que de toutes les flèches décochées par les Indigènes, aucune n’a touché la cible alors que des Bagoyi désespérés préféraient s’entretuer plutôt que tomber vivants dans les griffes des assaillants.
Après ces jours ouvertement tragiques, la population renonça à ses ruées forcenées contre la mission, mais elle resta encore longtemps opposée aux missionnaires. Son hostilité n’étant pas parvenue à anéantir les Pères Blancs et à les déloger de Rwaza, elle s’abattit sur leurs catéchumènes et leurs premiers chrétiens. C’est ainsi que des familles eurent à subir des coups bas et des voies de fait à cause de leur attachement aux prêtres : un mari grièvement blessé, une femme empoisonnée, un enfant tué, un habitué des constructions missionnaires tombé sous un coup de serpette, un gardien de bétail des Pères attaqué et blessé ; bref, le Bugarura et le Mulera demeuraient toujours opposés aux agents de l’Occident chrétien. Ce fut la seule région du Rwanda qui mit tragiquement fin aux jours d’un des Pères Blancs : le Père Loupias, mort le 1er Avril 1910.
Tous ces faits et événements montrent que l’installation des Blancs au Rwanda n’a pas été aussi facile qu’on l’a souvent présentée. Les missionnaires comme d’ailleurs leurs congénères les colonisateurs ont subi une véritable opposition qui a coûté des vies humaines et des biens matériels. Un souvenir d’un des premiers missionnaires de la mission de Rwaza est révélateur et pousse à repenser les schémas naguère dessinés de l’avènement des Européens au Rwanda :
« Agenouillé près de l’autel… le Père Jean songeait à des choses anciennes et à de plus récentes. En ce jour du neuvième anniversaire de son arrivée dans la montagne, il songeait aux incidents des premiers contacts. Il se revoyait au pas de sa tente, à peine dressée, spectateur impuissant du désolant spectacle : tout autour, à portée de voix, des huttes flambaient, incendiées par la malveillance, parce que les habitants ne s’étaient pas opposés de vive force au campement des Blancs sur la colline. Il revoyait les manifestations hostiles de ces premiers jours, les coups de main, les attentats répétés, les trahisons suivies d’assassinats haineux. Les souvenirs venaient de partout au cœur du Père Jean et le pénétraient. Ils venaient du profond de la montagne où furent découpés, comme à l’étal, les plus jeunes de ses premiers catéchumènes, et de la savane rocailleuse du haut plateau, où avaient succombé ses premiers auxiliaires, victimes d’un guet-apens ».
Tout ce monde qui est tombé à cause de la mission et de l’Evangile sera-t-il un jour considéré comme martyr ? Figurera-t-il jamais dans le livre des Saints ?