L’année 1917 fut non seulement le début des réformes politiques et administratives initiées par le régime colonial belge, elle marqua aussi le commencement d’une phase nouvelle dans la chrétienté catholique du Rwanda : l’élite indigène au pouvoir se convertit majoritairement au catholicisme et entraîna massivement sur son sillage la population qui lui était soumise.

En effet, avec l’année 1917, la noblesse prit le chemin que le grand chef Kabare, observateur perspicace et grand politicien avait indiqué à ceux de sa classe et de son ethnie en 1907. A cette date, il remarquait qu’une révolution était entrain de prendre forme et que ses bénéficiaires seraient des associés des missionnaires. Kabare avait de l’avance sur son temps ; il voyait plus loin que ses contemporains. Mais de tout ce qu’il demanda, il ne reçut que la tolérance de la religion chrétienne : la noblesse tutsi resta en général réfractaire aux vues de ce chef.

La raison qui la poussa à rester à retrait des missions peut s’expliquer : elle voulait défendre son culte traditionnel rwandais car il était le vrai fondement de la société rwandaise. De plus, en 1907, l’élite autochtone au pouvoir espérait fermement qu’un moment viendra, et qu’il ne tardera pas, de chasser tout le contingent européen séjournant au Rwanda si bien qu’en 1914, elle voyait (elle et même le reste de la population) dans les débuts de la première guerre mondiale la fin de la présence blanche au Rwanda et le rétablissement de l’indépendance complète.

Déception

La première guerre mondiale mit le royaume du Rwanda sous la gouverne (les Belges en remplacement des Allemands. Et comme il a été déjà souligné, avec les Belges s’inaugura, entre les missions et l’administration coloniale, une collaboration suivie qui avait été sporadique sous le régime colonial précédent. La noblesse se rendit alors compte que force lui était de suivre sans hésiter le programme jadis tracé par le chef Kabare : aller dans les salles de catéchuménat, suivre les instructions des prêtres dans les écoles afin de bien s’adapter à la nouvelle conjoncture.

Le mwami Musinga se montra lui-même désormais extérieurement favorable à l’école et intervint du côté de l’administration coloniale pour pousser avec elle les gens vers l’instruction. Il alla jusqu’à demander aux supérieurs des stations de mission les noms des Tutsi qui refusaient à leurs enfants l’autorisation d’aller à l’école afin de les punir. N’est-ce pas que nous sommes ici manifestement en présence d’un début d’un grand tournant dans la conversion du royaume du Rwanda à la civilisation occidentale chrétienne ! Contraint de suivre la volonté du résident, plus particulièrement celle des missionnaires qui se retranchaient derrière celui-ci, le mwami Musinga promulgua le décret suivant, signé en 1917.

« Tout chef ou sous-chef qui défendra à ses sous-ordres, à ses sujets ou aux enfants de ceux-ci de pratiquer la religion vers laquelle ils se sentent attirés, ou de suivre les cours des écoles pour y recevoir une instruction, sera puni de un à trente jours de réclusion ».

Ce décret qui, de par sa nature, nous paraît avoir été inspiré par les missionnaires, fit tomber les barrières qui faisaient obstacle à l’entrée dans les temples chrétiens. Cependant, il est inutile de souligner que cette déclaration royale n’a pas profité uniquement à l’œuvre missionnaire en particulier, à la civilisation occidentale en général.

Elle a sauvé aussi les intérêts de la noblesse rwandaise car celle-ci risquait de se faire remplacer par une classe de personnes de basse extraction sociale qui, parce que déjà initiées et plus ou moins ouvertes à la pensée, à la religion et à la technique de l’Européen, répondaient aux exigences de l’administration publique du temps. Le décret de Juillet 1917 a précisément répondu à l’attente de quelques Tutsi désireux de sauvegarder leur position. Il faut dire aussi que ce décret a permis aux membres de la classe dirigeante attirés par la nouvelle religion de se faire baptiser, vouant ainsi la religion traditionnelle à une disparition à plus ou moins brève échéance.

Si on devait dater les signes extérieurs montrant l’entrée effective de la religion chrétienne parmi le corps des dirigeants coutumiers, ce serait sans doute le jour du baptême du chef Naho qui, même bien avant l’arrivée des Belges, avait tenté de s’instruire chez les Pères Blancs de la mission de Kabgayi, mais avait rencontré des obstacles, car les autres chefs se moquaient de lui et cherchaient de toutes les manières à le détourner des missionnaires et à le maintenir dans la religion du pays. Naho se fit baptisé le 25 Décembre 1917:

« Mais Naho (c’est son nom) ne pensa pas un instant à retourner en arrière, au contraire, il s’efforça de gagner à notre cause d’autres jeunes gens de son rang. Aussi, après une dernière épreuve de six mois, il demanda et reçut le saint baptême à la Noël 1917. Le troisième frère, l’aîné, se fait instruire et porte la médaille des catéchumènes. Quant à Charles Naho, notre premier chef chrétien, iI est devenu un chrétien exemplaire, et a réussi à gagner deux ou trois autres chefs ou fils de chefs».

En examinant l’attitude de ce premier chef chrétien tutsi, il y a lieu de dire que sa conversation n’a pas été inspirée par la situation dans laquelle se trouvait la classe rwandaise au pouvoir après la guerre. Son cas prouve que l’influence des missionnaires catholiques ne s’est pas seulement limitée, pendant la période allemande, à la niasse des dominés, les Hutu surtout, mais qu’elle a gagné aussi quelques éléments parmi les dominants. Après 1907, cette influence s’est manifestée de plusieurs manières, mais souvent elle s’est traduite par un certain collaborationnisme entre les chefs, les sous-chefs et les Pères Blancs. S’agissait-il de construire une école, des maisons des prêtres ou de leurs auxiliaires, etc., les missionnaires faisaient appel aux chefs des environs qui répondaient presque toujours positivement en rassemblant leurs sujets pour couper le bois nécessaire à la construction et pour le transporter jusqu’au chantier.

Certes à ce niveau de la collaboration, les chefs étaient poussés par les intérêts qu’ils escomptaient tirer de la mission :

« Les chefs dépendants de Kitatire nous amenèrent aujourd’hui (27 juillet 1911) les dernières pièces de menuiserie. Ils sont payés en étoffes et en perles et en miroirs.

Mais ce type de relations créait progressivement un climat de détente entre les autorités rwandaises de provinces et les prêtres, même s’il y avait des récompenses que ceux-ci donnaient à celles-là à cause des services rendus. Il faut noter à ce sujet que ces récompenses n’étaient jamais fixées en avance. C’était au supérieur de la station de décider, selon sa volonté, de la nature de la récompense et de la quantité à offrir. Plus les Pères se montraient affables à l’égard des batware, plus ceux-ci étaient disposés à marcher avec eux.

A la différence des Hutu et des petits tutsi, les batware ne devenaient pas dépendants des Pères Blancs suite aux objets européens que ces derniers leur offfraient. Ils changeaient tout simplement leur comportement : ils rendaient fréquemment des visites aux prêtres, s’entretenaient avec eux et échangeaient même des cadeaux. Cependant, quelques chefs comme Naho manifestaient le désir de connaître davantage les choses des Blancs en s’instruisant soit dans les écoles-chapelles, soit dans les salles de catéchuménat ; mais, ils demeuraient empêchés par la peur d’être traités de réfractaires par la cour et de tomber dans le rang des ibicibwe : bannis. Pour cette catégorie de nobles, la proclamation de 1917 sur la liberté de fréquenter l’école de son choix et de pratiquer la religion de ses préférences est arrivée au moment voulu ou peut-être un peu tard.

Pour un autre groupe de Tutsi, le décret royal a été une réponse au désir de se soustraire à l’autorité du Mwami. En se faisant instruire, quelques jeunes nobles considéraient qu’ils deviendraient éligibles aux postes de clercs, de commis, de moniteurs, de catéchistes, de prêtres, etc. et dépendraient plus de l’étranger que de la cour et de sa suite.

La position de ces gens mérite une petite explication. Pour devenir chef ou pour avoir d’autres avantages : troupeaux de vaches, terre et Hutu (pris ici dans le sens de bagaragu : serfs), il fallait faire la cour au mwami, se plier à tous ses ordres, qu’ils soient bons ou mauvais ; bref, on restait prisonnier de la cour. Or, depuis l’arrivée des Blancs au Rwanda, surtout depuis l’entrée des Belges, comme nouveaux colonisateurs du pays, il se trouvait un mode plus facile et plus avantageux pour accéder au commandement et à la richesse que celui de se vendre au monarque et à ses principaux courtisans : l’école des Pères Blancs.

Enfin, il existe une dernière catégorie de Tutsi pour laquelle la déclaration de Musinga fut bénéfique. C’est, il en a été question dans les pages précédentes, celle de nobles qui, devant les nouvelles conjonctures, voyaient dans l’école, dans le ralliement aux missionnaires, une solution au problème crucial posé : comment pouvoir conserver le rang d’intermédiaire entre les hauts gouvernants et la masse dirigée ?

Pour les uns comme pour les autres, la promulgation de la liberté de conscience comportait des avantages. Comme on peut le constater, ces derniers ne s’adressaient qu’aux éléments progressistes de la classe dominante. Il y avait parmi celle-ci, ceux qui n’y trouvaient que désavantages : perte de l’autorité, abandon de la religion rwandaise, etc. Mais, ils étaient obligés, même si à la dérobée ils s’opposaient aux ordres du résident et du mwami, de ne pas réagir négativement, de peur d’être réprimandés ou même dégommés par ces derniers. Aussi, même si les écrits missionnaires ne révèlent pas tout, peut-on comprendre pourquoi les supérieurs des stations de mission déclaraient déjà dans leurs Rapports de 1917-1918 que le décret royal a été bien interprété par les chefs et la population. La position de faiblesse de ces batware désavantagés peut expliquer également la raison de l’empressement des jeunes nobles à la conversion au catholicisme et l’espoir des missionnaires qui voyaient dans ce dernier mouvement le lever de « l’aurore d’une ère nouvelle » au Rwanda.

La conversion des chefs et des sous-chefs ainsi que celle des membres de leurs familles ont souvent reçu comme date de départ les années 1926 et 1927 parce que ce fut à ce moment que les Liber batizatorurn ont commencé à accuser une présence de plus en plus nombreuse des dirigeants parmi les baptisés. Je pense quant à moi, que les vrais débuts du mouvement de conversion de la classe autochtone au pouvoir se situent en 1917-1918. Déjà la Noël de 1917 a enregistré deux baptêmes de deux Tutsi du groupe des dominants : Naho, chef et Semutwa, fils de Cyitatire et donc neveu du mwami Musinga (parce que Cyitatire, chef de la province du Bwanamukali était frère du monarque). C’était un départ de l’enrôlement des grands dans la religion chrétienne. Plus encore, en considérant que se faire catéchumène, c’est se convertir au catholicisme, on aboutit à la conclusion suivante : les années 1926 et 1927 ne se présentent que comme un monument achevé mais dont les vrais débuts remontent dans environ cinq, six, sept années et même davantage. En effet, la période de préparation au baptême était de quatre à cinq années pour les postulants de basse couche qui réussissaient bien leurs épreuves ; pour les aspirants de la noblesse, ce délai pouvait être plus long surtout quand il s’agissait de Tutsi célibataires ou de jeunes ménages princiers qui n’avaient pas encore d’enfant héritier.

Au cours de l’année 1918-1919, les missionnaires furent unanimes pour noter qu’un profond mouvement d’opinion se faisait sentir dans la couche qui était au pouvoir ; la noblesse s’intéressait de plus en plus à la religion chrétienne :

« Un point à noter, qui n’est pas de minime importance, c’est que dans son entourage (celui de Musinga) notre sainte religion rencontre des sympathies. D’assez nombreux fils de chefs se préoccupent de la question religieuse. Prions Dieu de disposer toute chose pour que ces âmes, en quête de vérité, y tendent en toute sincérité, et qu’il fasse aboutir un mouvement sérieux vers le catholicisme ».

Une partie de cette prière semble effectivement avoir été exaucée car aux premiers aspirants se sont ajoutés d’autres Tutsi. Année après année, le nombre de catéchumènes nobles prenait une courbe ascendante bien que statistiquement on n’arrive pas à fournir un chiffre exact de Tutsi qui se faisaient annuellement inscrire comme aspirants au baptême. A ce stade en effet, les documents disponibles ne nous mettent en présence de leur mouvement de conversion (au niveau du catéchuménat) que sous la forme littéraire donc qualitative plutôt que quantitative : « De plus en plus l’on remarque que la question religieuse préoccupe la jeunesse de la classe dirigeante (Batutsi) du pays « .

Après constatation, une question se pose : la mobilisation des Tutsi vers la religion chrétienne s’est-elle uniquement cantonnée parmi l’élément jeune de la noblesse ? D’après les sources, le ralliement des dirigeants à la religion catholique s’est effectué d’abord et principalement parmi les jeunes. En 1928, Mgr Classe écrivait sans équivoque à ce sujet :

« Notre jeunesse Mututsi devient de plus en plus avide d’enseignement religieux. C’est une véritable poussée vers le Baptême, et les demoiselles de haute lignée commencent sérieusement à suivre les traces de leurs frères. Où est le temps où dames et demoiselles de cette race se cachaient avec soin de tout regard européen».

Il y a donc lieu de penser que ce n’est pas par omission volontaire que les Pères Blancs n’ont pas fait souvent état de la conversion des vieux Tutsi, ceux de la noblesse surtout. Ils ont été obligés de ne rien dire à ce propos parce que ces dirigeants gardaient toujours leur écart à l’endroit de la nouvelle religion. Malgré la situation dans laquelle le Rwanda se trouvait et qui amenait beaucoup de gens à renoncer apparemment à la religion traditionnelle et à d’autres pratiques non conformes à la volonté des Européens, les vieux ont regardé toujours d’un mauvais oeil ceux des leurs qui, dans un « élan effréné », manifestaient tant d’enthousiasme pour la religion des missionnaires et tant de dédain pour celle de leurs pères et grands-pères. Ils toléraient facilement les dispositions de la jeunesse devenue « intraitable », mais ils supportaient toujours difficilement et sourdement qu’une personne de leur âge et de leur rang se fit baptiser.

Par peur peut-être de se voir banni du groupe des antiquissimi dierum : anciens du royaume, les vieux Tutsi marquèrent sans relâche, durant la période sous étude, une attitude « négative » à l’égard des pratiques religieuses chrétiennes. Leur position fut connue aussi bien des Pères Blancs que de la population de telle sorte que les rares cas de baptêmes des personnes âgées issues de la noblesse attiraient l’attention du public et faisaient courir des commentaires très divers provenant aussi bien de la région avoisinante que des régions éloignées de la maison du converti. Aussi, peut-on dire que l’enrôlement des Tutsi dans l’église catholique a été plus le fait des jeunes que celui des vieux, trop attachés encore à leurs coutumes toujours valables, même si les Européens et leurs auxiliaires rwandais s’employaient à saper leurs fondements pour enfin les reléguer dans l’oubli.

A suivre la montée de la jeunesse Tutsi vers la nouvelle religion et, par voie de conséquence, vers la civilisation occidentale et ses références, l’ombre de l’oubli menaçait effectivement les acquis de la civilisation rwandaise et surtout la religion traditionnelle. Certains chiffres sont éloquents à cet égard. En 1928, la mission de Mibilizi compta 193 baptêmes de Tutsi contre 200 de Hutu. A Kiziguro, la moitié des baptêmes administrés en 1930 s’adressèrent aux Tutsi. En 1931, Mgr Classe dressa ainsi le bilan des conversions : « Sur les 9.014 baptêmes solennels de l’année, plus du cinquième, 1.984, sont les Batutsi.

Plus tard en 1935, nous constatons que le mouvement de conversion parmi les chefs a pris assez d’ampleur : 90 % des 1.250 chefs du royaume du Rwanda étaient catholicisés. Dans certaines circonscriptions missionnaires, presque tous les dirigeants étaient membres de la communauté chrétienne catholique.

« A Kibeho, sur 39 chefs, 25 sont baptisés, 11 sont catéchumènes et les trois autres ont leurs fils chrétiens ; Kaduha, c’est mieux encore tous les chefs du Bunyambiriri sont chrétiens, y compris celui de la province, marié à une des filles, chrétienne aussi, de l’ancien sultan Musinga ».

Nous sommes ici en présence d’un « net changement » des pratiques religieuses chez la classe dirigeante du royaume, du moins chez des jeunes nobles. Devant ce revirement des Tutsi, les Pères Blancs crièrent à la victoire du Sacré chrétien sur le Sacré païen ! D’accord mais. Il y a lieu de reposer cette même question que R. Saussus, rédacteur en chef de La Semaine d’Averbode, adressait à un missionnaire œuvrant au Rwanda : « Les Noirs, n’auraient-ils pas quelque avantage à se convertir et ces conversions sont-elles solides ? » La première partie de cette question a déjà reçu sa réponse détaillée plus haut il demeure que l’adhésion des grands au catholicisme a été dictée par les intérêts généralement temporels. Partant il y a lieu d’esquisser un élément de réponse à la deuxième partie de la question.

En se référant à ces paroles des Rwandais : kwemera ntibibuza uwanga kwanga : dire oui ne contraint personne à ne pas dire non par après, on peut émettre l’idée que dans la conversion au catholicisme il s’agissait souvent de sauver la face devant les Européens : administrateurs et missionnaires, qu’il était question de gagner la confiance de ces derniers sans pour autant renier complètement la culture rwandaise en général, la religion en particulier. Cependant, il n’était pas rare de rencontrer parmi les chrétiens et les catéchumènes Tutsi des personnes qui abandonnaient, même publiquement, leurs pratiques divinatoires et religieuses qui leur procuraient pourtant assez de biens et de respect pour enfin vivre la nouvelle tradition religieuse, celles des Bapadiri : Pères Blancs. Les d’aires des missions et les rapports annuels des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) relatent, en certains endroits, ces cas :

« Un grand sorcier mututsi, de Kibungu vient de briller devant la foule des amulettes et autres histoires, au grand étonnement de tous. Il lui a fallu cinq jours pour faire le nettoyage. Il se fait instruire avec sa femme, trois de ses fils et son frère ».

Les écrits des missionnaires sont ici riches en données fort exagérées sur le mouvement de conversion : « cinq jours pour faire le nettoyage ». Mais à travers leurs témoignages, il y a toujours lieu de se faire une idée plus ou moins plausible sur les dispositions spirituelles des Rwandais face au christianisme.

Aussi, à voir les pratiques chrétiennes vécues pendant et après les années 1917-1931 par certaines familles Tutsi converties au catholicisme, il y a lieu de convenir avec les Pères Blancs qu’il y avait, il y en a toujours, parmi les Tutsi ceux qui possédaient une « foi religieuse solide.

La conversion des Tutsi offre une analyse encore plus intéressante quand on la place dans le cadre général de la marche de la population rwandaise vers le catholicisme. En effet, dès le moment où les Pères Blancs ont commencé à parlé de l’adhésion de quelques nobles à la religion chrétienne, ils ont signalé en même temps un renouveau dans le mouvement de la masse hutu vers les missions et les salles de catéchuménat. Déjà, dans son rapport ecclésiastique de l’année 1917-1918, le supérieur de la station de Kabgayi soulignait que le baptême du chef Naho avait influé sur la marche générale de la mission parce que ce chef avait réussi à gagner d’autres Tutsi comme lui et parce que « bon nombre de ses 600 sujets viennent très régulièrement assister aux instructions.

Plus tard en 1931, parlant des conversions dans son vicariat, Mgr Classe nota :

« Les chefs et toute la jeunesse mututsi ont franchement pris la tête du mouvement… La caste dirigeante paraît bien pour nous et à nous et c’est elle qui, maintenant, entraîne le peuple qui l’avait précédé … ».

Cette participation des gouvernants dans le recrutement des adeptes rencontrait enfin le plan du Cardinal Lavigerie pour qui la conversion d’un seul chef à la religion chrétienne valait plus que l’adhésion isolée de plusieurs personnes du petit peuple parce que le dirigeant, une fois qu’il a décidé de se mettre du côté de la mission, emmène avec lui tous ses sujets.

Appliquant toujours leur tactique d’exiger de chaque catéchumène de présenter quelques nouveaux aspirants avant de recevoir le baptême, les prêtres créèrent chez les Tutsi ainsi qu’il était le cas chez les Hutu, un esprit de prosélytisme et les lancèrent dans le recrutement des postulants. Pour les chefs, ce n’était pas difficile d’avoir des sujets à présenter aux Bapadiri pour satisfaire à une des exigences du baptême : ils avaient le commandement, ils devaient être obéis et leurs ordres devaient être suivis sans faute. Pour inciter leurs sujets à se convertir, les batware prenaient à leur endroit des mesures souvent menaçantes. A ce niveau du prosélytisme, les diaires et les autres écrits des missionnaires ne rendent pas assez justice aux dirigeants Tutsi. Ils parlent tout simplement de la multiplication des conversions en donnant seulement pour raison ; les baptêmes des chefs et sous-chefs. Ils se gardent ensuite de révéler la façon dont ces derniers s’acquittaient de cette « noble » tâche.

Pour connaître davantage l’action des grands dans l’implantation de la religion chrétienne parmi les Rwandais, il faut plus interroger quelques autochtones, témoins de l’évènement plutôt que se fier unique- ment aux seules archives missionnaires. C’est ici que la tradition orale joue son grand rôle dans notre histoire car elle permet de savoir ce que les Rwandais ont vécu, ce qu’ils ont ressenti mais que les prêtres n’ont pas voulu livrer: C’est dans cette recherche de la vision même des convertis que Claudine Vidal s’est approchée des vieux rwandais qui ont brossé le tableau de la position du paysan face à la nouvelle vague de conversion :

« Tu allais voir ton patron qui te disait qu’a tel endroit il y avait un catéchiste: « Si tu ne commences pas à apprendre le catéchisme, je vais tout te prendre, détruire ta maison et te chasser de la colline ! » Figure-toi que la contrainte, ça existait de ce temps-là Alors moi Mashiro, je me disais : « Je vais être chassé à cause des ancêtres I » Je disais à ma femme :

« Ou bien j’apprends, ou bien le chef me chasse ! Mais comment ? Tu vas apprendre sans même dire au revoir à Lyangombe de ta mère, à Lyangombe de ta grand-mère (…) ! Et cet ancêtre a qui tu as promis de donner de la bière ? Et la chèvre que le devin t’a dit de sacrifier ?? »

(…) Tu es folle Tu veux me faire chasser ! « Bon je réfléchissais quand même toute la nuit : « Si je vais apprendre, sans même avertir mes ancêtres, ils vont m’attaquer, c’est sûr ! Pourquoi ne pas leur dire au revoir ? ».

Alors je disais à ma femme de moudre le sorgho et de puiser de l’eau : « Impossible d’aller apprendre sans le faire, ça se tournerait contre moi. Prépare de la bière. On en offrira à Ryangombe de ma mère, à Ryangombe de ma grand-mère, à Binego de mon père et aux autres ancêtres. On leur expliquera qu’on ne peut pas faire autrement, que le chef nous y force, même si je suis le meilleur client de mon patron».

Les anciens adversaires de la religion chrétienne, les chefs autrefois défenseurs acharnés des coutumes de leur pays et surtout du culte des ancêtres, se sont convertis et sont devenus « ardents » propagateurs de la foi des Pères Blancs I Jadis, c’était le Hutu converti à la religion de ces derniers qui était puni et qui subissait différentes sortes d’humiliation. Aujourd’hui, le « maudit », c’est le Hutu païen, c’est lui qui est persécuté et qui, pour se sauver et sauvegarder ses biens, sa position et sa personne, est obligé désormais de suivre son patron au catéchuménat.

Dès lors, on assiste à un nouveau type de conversions dues elles aussi à la recherche des intérêts. Entre 1900 et la première guerre mondiale, il s’agissait des Hutu et des petits Tutsi qui voyaient dans les missions un moyen d’améliorer leur situation. A partir des années 1917-1918, les grands Tutsi, pour s’ajuster aux conditions du moment, se rallièrent aux missionnaires et formèrent avec eux une « coalition nationale » qui força la paysannerie, encore attachée à ses habitudes religieuses, à se faire enrôler dans le catholicisme. Celle-là plia. A ces différentes étapes, l’élément intérêt a été déterminant dans la marche de la population vers la religion chrétienne. Mais, c’est à partir du moment où la coercition (elle-même inspirée par la recherche de l’intérêt) s’est ajoutée à l’élément intérêt que le mouvement de conversion au catholicisme a été « net et accéléré ».

Au cours de la décade 1920-21/1930-31, les observateurs intéressés par la conquête de la religion chrétienne au Rwanda s’accordèrent pour dire que les missions catholiques dans ce pays étaient en pleine « effervescence ». Mais ce fut à partir des années 1926-27 que les témoignages d’un évènement nouveau dans l’église du Rwanda abondèrent dans les écrits des missionnaires. Les supérieurs des stations de missions parlèrent d' »élan », de « mouvement de catéchuménat qui a repris d’une façon extraordinaire, du « catéchuménat (qui) a rebondi d’une façon j’oserais dire miraculeuse. Pour résumer la situation qui prévalait dans la chrétienté catholique rwandaise en 1931, le P. Hurel, supérieur de la mission de Save écrit :

« Nous assistons à un mouvement vraiment extraodinaire de conversions. C’est par milliers qu’il faut compter les « priants »».

Ceux-ci se composaient de baptisés et de catéchumènes, adultes et enfants, hommes et femmes. Certains allaient à la mission pour y recevoir des sacrements et d’autres pour apprendre le catéchisme ou pour suivre des cours d’enseignement profane.

Quand on considère les baptêmes annuels, on remarque qu’il y a eu un bond sensible lorsque le nombre de baptisés est passé de 4.937 à la fin de Juin 1930 à 9.014 à la fin de Juin 1931 donnant ainsi une augmentation de 82,58 % et de 588,61 % par rapport à la fin de Juin 1918 (voir tableau n° 1 : nombre annuel de baptisés). Cet essor fut également manifeste dans la réception des autres sacrements. Le nombre de communions annuelles passsa de 878.109 en 1930 à 1.109.757 en 1931 faisant une augmentation de 26,36 % et de 181,68 °A par rapport à 1918. Les confessions de 1930-31 accusèrent une hausse de 14,04% par rapport à 1929-30 et de 105,09 % par rapport à 1917-1918. Les mariages annuels des baptisés passèrent de 766 en 1929-30 à 1.320 en 1930-31, marquant une augmentation de 72,32 % et de 534,61 % par rapport à 191 7-1 918.

Suite à cette montée de la population vers la religion chrétienne, la mission qui était relativement peu prospère avant la guerre 1914-1918 et « recrutée par apostolat individuel et par voie de noyautage » devint une « église de multitude ». La marche tâtonnante vers le catholicisme céda la place aux « conversions en masse ». Cependant, quant on considère que la population totale du Rwanda était estimée à deux millions d’habitants en 1931 et que dans cette même année, seulement 101.485 (38.410 catéchumènes et 63.075 baptisés) Rwandais avaient adhéré au catholicisme, on se rend compte que le mouvement de conversion a été trop amplifié par les écrits des Pères Blancs. En effet, avec 101.485 adeptes, on n’a que 5,07 % de la population du pays qui était du côté de la religion des missionnaires en 1931.

L’aspect des « conversions en masse » changent encore leur face quand on constate que parmi les 101.485 catholiques de 1930-1931, il y avait 29.767 élèves, soit 29,32% du total de la catholicité rwandaise. Etant donné que les 70.68 % qui restent comprenaient à leur tour un grand nombre de jeunes (catéchumènes et baptisés), on arrive à cette conclusion qu’en réalité le souffle de l’Esprit-Saint n’a surtout atteint jusque-là que la jeunesse du pays, que les vieux marchaient encore lentement vers les missions.

De plus, face aux conversions des Rwandais au christianisme, il faut souligner que leur enrôlement n’était pas également réparti sur toute l’étendue du territoire. Cet enrôlement a souvent concerné les populations qui environnaient les missions, elles-mêmes inégalement réparties dans les régions du Rwanda. Mais alors qu’on s’attendrait à ce que les vieilles missions occupent la première place dans le mouvement et que les jeunes viennent en dernière position, on remarque que le nombre d’adhérents ne correspond pas toujours à l’âge des stations. La population catholique de certaines premières misions vient après celle de certaines missions plus jeunes. C’est le cas de Kabgayi qui dominait toutes les autres en nombre de catholiques avec ses 35.252 convertis en 1931-1932, alors qu’elle n’a été fondée qu’après Save, Zaza, Nyundo, Rwaza et Mibilizi, Il en est de même pour Kansi qui était, à cette même période, la deuxième après Kabgayi en nombre de convertis, alors qu’elle n’a vu le jour qu’après huit autres stations de mission.

Lorsqu’on répartit la population catholique totale sur la carte du Rwanda, on trouve que, suite à l’inégale distribution des missions dans le pays, certaines régions étaient plus que d’autres sous l’influence des Pères Blancs. Ainsi, le sud du pays qui comptait les missions populeuses de Save et de Kansi ainsi qu’une partie de Kabgayi se plaçait à la tête du mouvement des conversions. En général jusqu’en 1931, une grande partie du royaume restait encore à l’écart de la religion chrétienne (voir carte : Fondation des missions catholiques au Rwanda : 1900-1931).

Face à toutes ces différentes données, nous réalisons encore une fois que les écrits des Pères Blancs ont présenté avec exagération le mouvement des conversions des Rwandais au catholicisme. Toutefois, deux faits demeurent exacts : l' »élan » ou la « course éperdue » de la classe dirigeante vers les missions et l’augmentation très sensible de la population globale des catholiques au cours de la décennie 1920-2111930-31. Je pense que ce serait peut-être à partir de ces deux éléments que les prêtres ont construit leurs témoignages sur la situation des conversions au Rwanda (de l’avènement des Belges à la destitution du mwami Musinga). Je suis même porté à supposer que le revirement de la noblesse aurait plus influencé le jugement des Pères Blancs sur la marche générale des Rwandais vers le catholicisme.

En effet, le changement de cap de l’attitude de la clase dirigeante et le ralliement de quelques grands Tutsi à la religion importée de l’Occident chrétien constituaient pour les Pères Blancs, une phase importante, voire décisive dans la conquête missionnaire du Rwanda car, les chefs convertis faisaient convertir leurs sujets ou les entraînaient eux-mêmes sur leurs traces. De plus, considérant que la jeunesse Tutsi, future responsable de la direction du pays, fréquentait « en masse » les écoles des missions soit par contrainte, soit par libre volonté, les prêtres purent effectivement se dire que l’ère du tâtonnement était achevée, que celle de l’implantation décisive des missions « était arrivée ».