Image Et Rôle Du Père Dans La Société Traditionnelle Rwandaise
Il faut d’abord noter que l’emploi de termes comme « père », « mère » ou « frère » ne dénote pas forcément dans le langage courant une relation de parenté. Comme le faisait remarquer M. d’Hertefelt, « je suis le « père » de mon cuisinier et du petit malheureux auquel j’ai donné, ne fût-ce que deux fois, une aumône ; je suis « frère » de quelqu’un, si nous avons ensemble réglé un problème ». D’autre part, « le statut du père est porté par plusieurs personnes, celles qui ont participé à la dot, celles qui sont de la même génération que le père, et celles qui pourraient s’occuper de l’enfant à la disparition du père ».
Au sein de la famille, le père représentait en droit l’autorité absolue tant au plan matériel que spirituel : il était l’unique maître des biens importants tels la maison, les champs, le bétail, même s’il pouvait en laisser dans une très large mesure la gestion ordinaire à sa femme ou à ses femmes. Sa parole s’imposait à tous les membres de la famille : elle ne pouvait être dénoncée au dehors, même si manifestement il avait tort (« une vache qui met bas un veau pourri le lèche malgré tout »). Concrètement il intervenait surtout dans les cas graves. La dominance paternelle était plus accentuée chez les Tutsi, alors que chez les Hutu la distance statutaire était moins visible : le père paysan pouvait aider sa femme côte à côte dans les champs, mais était aussi amené à s’en éloigner pour remplir ses obligations sociales, être présent aux corvées et faire la cour au chef ou au patron.
Le siège en bois massif et en forme de lentilles convexes superposées horizontalement qu’à l’image du chef P-0E-tique le père de famille seul pouvait occuper, était le symbole de son statut et de son pouvoir. A sa mort, l’objet était retourné, puis passait à son héritier après la levée du deuil. La politesse commandait de présenter un siège à un personnage plus important que soi, mais non à un visiteur de condition inférieure. Même quand le chef de famille était physiquement absent, sa présence était assurée symboliquement par son siège. Celui-ci se distinguait des autres escabeaux par sa dimension, sa patine et la place centrale qu’il prenait dans la hutte. Il était l’objet de nombreuses pratiques magiques par lesquelles la femme tentait d’agir sur le comportement de son mari. Le maître de céans était-il parti à la guerre, son épouse y faisait trôner la baratte ornée de plantes bénéfiques.
Les gestes aussi avaient leur importance au plan symbolique. S’il arrivait, par exemple, qu’un fils dirigeât par mégarde le fer d’une serpe en direction de son père, cela mettait ce dernier en danger de mort et nécessitait donc un exorcisme.
Autre domaine hautement symbolique : c’est le père qui en principe achetait les habits aux enfants : « Quand on demande à un garçon qui lui a acheté sa chemise, il répond automatiquement que c’est le père, même si ce n’est pas exact ; être correctement habillé est comme le signe qu’on a un père ».
La répartition des tâches telle que l’instituait la tradition avait un caractère plus ou moins rigoureux. J. Casas raconte qu’à l’École d’art de Nyundo on a un jour demandé, pour un examen de dessin, de représenter une famille. Or, sur aucun de ces dessins le père n’était en train de cultiver ; seule la mère était aux champs avec les enfants. Lui était représenté en train d’aller au tribunal ou au marché, de transporter un malade, de fumer la pipe ou de boire de la bière. Il n’aurait pas été admis que l’homme porte un enfant dans le dos, balaie la maison ou baratte le lait, tandis que la femme ne pouvait procéder à des travaux de construction ou traire les vaches. Bien des tâches étaient cependant effectuées indifféremment par les hommes ou les femmes.
Le père rwandais avait la réputation d’être un personnage relativement froid, lointain et distant, qui n’extériorisait guère l’affection qu’il portait à son épouse ou à ses enfants. Ceux-ci ne pouvaient l’appeler par son nom. Le sentiment dominant à son égard était celui de crainte. Son attitude contrastait avec celle de la mère que caractérisait la proximité, l’indulgence et l’intimité.
« Un homme de haut rang a très peu de contact avec ses enfants. Dès leur naissance, les enfants des seigneurs reçoivent un gardien qui les nourrit, leur apprend à parler, à marcher. Les parents se contentent d’écouter le rapport que leur fait le gardien sur le caractère et le comportement de l’enfant, et de lui donner leurs consignes ».
Voici quatre images contrastées données de leur père par de jeunes Rwandais:
– Un père tutsi : « A un certain âge, c’est le père qui se charge presque exclusivement de l’éducation des garçons… Il nous rassemblait et nous racontait les exploits de nos ancêtres. Il nous disait comment faire pour s’imposer aux autres, par tous les moyens, y compris les malhonnêtes, sans pour autant être barbare et révéler ses intentions au grand jour. Il aimait nous recommander d’être bienveillants envers les faibles et les nécessiteux, méchants envers nos ennemis et nos rivaux. Étant lui-même aristocrate tutsi, il nous apprenait à nous conduire en dignes représentants de la noblesse. Les gens de basse classe devaient nous prendre pour des personnes aux mœurs irréprochables. Le problème consistait à paraître parfait. Nous devions imiter notre papa et lui ressembler le plus possible si nous tenions à réussir comme lui. Lui aussi nous prenait pour de futurs rivaux qui diminueraient ses honneurs et sa richesse. Il nous éleva à sa manière en nous cachant la vérité, ce qui fut un grand handicap dans notre éducation… Nous le craignions comme un animal ; nous ne pouvions jamais le regarder en face ni manger avec lui… Dans nos coutumes, le père ne joue pas avec l’enfant… Nous faisions notre possible pour ne pas tomber en faute, car il punissait impitoyablement. Il pouvait être extrêmement sévère et méchant. Quand il m’appelait, je me croyais toujours en faute, et j’aurais préféré disparaître, prendre la fuite, mais cela aurait été pire…. Je suis infiniment reconnaissant envers ma maman, si elle n’avait pas été là, que serions-nous devenus? Je ne sais vraiment pas ».
– Un père hutu : « Dans mon enfance, il y eut un élément plus déterminant que les autres : l’autorité intransigeante de mon père qui s’est manifestée très tôt, alors que le comportement de ma mère en était l’extrême opposé. Elle ne se gênait pas pour m’allaiter, mais mon père intervint de façon menaçante et me sevra. Dans mon bas âge, il me menait comme il voulait : interruption brusque et inattendue de mes jeux, obligation de rester immobile pendant une longue période et d’observer un silence de mort, punitions graves pour de petites fautes d’enfant. Une véritable discipline militaire faisait de moi un automate, un peureux, un intimidé. Finalement, je n’arrivais pas à distinguer ce qui était bon et ce qui n’était pas bon à faire puisque tout dépendait de son humeur. Il voulait faire de ses enfants des gens soumis, croyant en la force de la hiérarchie, comme le lui avaient appris les féodaux de ce temps ».
– (Images de pères inhabituellement proches de leurs enfants) : « Je fus habitué à vivre dans une famille nombreuse, mais très unie et sereine : une mère prodiguant inlassablement soin et tendresse, un père vers qui nous courions pour nous jeter dans ses bras quand le soir il rentrait du travail : une fois à la maison, il était totalement disponible pour ses enfants. Nous nous mettions à le harceler de questions souvent oiseuses, et il essayait toujours d’y trouver des réponses » .
– « Dernière de la famille, je fus très gâtée, et mon père était le premier à favoriser cela. Il m’appelait tout le temps à ses côtés, me prenait sur ses genoux, etc. J’avais tellement pris l’habitude de gambader avec mon père et même de manger dans son assiette que je ne me couchais jamais avant son arrivée. Je ne pouvais me sentir rassasiée tant que je n’avais pas mangé avec lui. Quand il lui arrivait de tarder dans la soirée, je l’attendais toujours, assise auprès du feu ».
Les textes d’élèves et d’étudiants confirment que le sentiment éprouvé le plus souvent face au père est bien la crainte :
« Le père n’a pas de contacts intimes et fréquents avec ses enfants. C’est pourquoi ils ont envers lui un respect timoré, une crainte révérentielle, bien que l’affection ne soit pas absente. / Le père doit montrer qu’il est supérieur et donc capable de protéger. / La parole du père compte beaucoup : il ne supporte pas d’être contredit. / Si le père lui parle, l’enfant ne doit pas le regarder dans les yeux ni lui répliquer, même si c’est lui qui a raison. / L’enfant doit se montrer inférieur au père et ne rien ajouter aux paroles qu’il prononce. / Comme le père n’est pas proche et familier de l’enfant, celui-ci le craint et le fuit. / Devant son père, l’enfant tremble et se tient la tête basse. / Avec le père, les enfants ne se sentent pas tout à fait libres de dire ou de faire ce qu’ils veulent ; ils sont intimidés par sa présence, ce qui fait qu’ils lui obéissent plus facilement. / Quand les enfants sentent que le moment on le père va rentrer approche, ils cessent de jouer et vont se cacher par peur d’être grondés. / Quand le père est là, l’enfant se montre humble et craintif. / Je craignais mon père terriblement ».
Le père pouvait maudire et déshériter, surtout dans la haute classe. Cette malédiction était la menace la plus redoutable qui soit, surtout quand elle était prononcée en public ou devant le roi. Comme le dit A. Kagame :
« Dans le Rwanda de nos grands-pères, le fils est une chose de son père. Il ne peut jamais avoir raison contre lui, alors même que le père est clairement dans son tort. La malédiction du père comporte une efficacité que chaque enfant redoute ; pour éviter ce danger il n’y a rien qu’il ne ferait pour que son père ne le maudisse jamais, même simplement de cœur ».
L’image du père hutu, quant à elle, pouvait être très contrastée, allant d’une dureté écrasante à une débonnaireté sans consistance. Voici comment une vieille femme a décrit le sien: « Mon père était gentil avec tout le monde, et surtout avec ma mère. Il l’aimait beaucoup et ne s’enivrait pas. S’il rentrait un peu saoul, il se couchait tout de suite pour ne pas être vu et pour ne pas se disputer avec elle. D’ailleurs, il est mort sans avoir jamais battu ma mère. Il m’aimait beaucoup, souvent il me tenait dans ses bras, me chantait à l’oreille. Si je lui demandais une chanson, il me soufflait : « Mon enfant, celle-là n’est pas bien, je t’en chanterai une plus belle ! » Et il la chantait » .
Les relations du père avec son garçon étaient relativement directes une fois que ce dernier avait quitté la sphère maternelle. Ils allaient ensemble aux champs ou au pâturage, et plus tard aux réunions de famille ou de voisinage, voire au tribunal. Pourtant, même une fois marié, le fils restait soumis à son père tant que celui-ci était en vie et il pouvait encore être battu, déshérité et maudit (ce qui obligeait à l’exil). L’image stéréotypée du fils hutu était celle d’un serviteur obéissant qui se levait avant le père et se couchait après lui, ouvrait la porte de l’enclos le matin et la fermait le soir, et pouvait même se voir confisquer sa femme quelques jours (en l’absence de prohibition sexuelle entre beau-père et belle-fille). En droit il n’y avait pas d’émancipation possible. Progressivement, le fils accédait cependant à une autonomie relative et limitée en tel ou tel domaine, surtout après son mariage. Concrètement les rapports variaient considérablement en fonction du degré de proximité ou d’éloignement géographiques. En cas de conflit, appel pouvait être fait par les deux parties au chef de l’inzu.
Bien entendu, la fille était tenue au même respect et à la même obéissance, et on disait d’elle aussi qu’elle devait se lever avant les parents et se coucher après eux. De nombreuses règles avaient pour but de limiter les relations qu’elle pouvait avoir avec les hommes en général et son père en particulier. Une fois qu’elle a eu sept ans, celui-ci ne pouvait plus avoir de contact corporel avec elle, pas même pour la punir. Au Burundi voisin, le père n’entrait plus à l’intérieur de la maison sans s’annoncer du moment qu’il supposait sa fille présente ; il prenait l’habitude de ne communiquer avec elle que par l’intermédiaire de la mère ; elle ne pouvait prendre place à côté de lui ou s’adresser à lui directement ; si le père se trouvait seul à la maison, la fille s’éclipsait.
« Pour entrer dans la maison, elle devra s’annoncer à son tour, soit en feignant d’appeler sa mère, son petit frère ou sa petite soeur, soit en toussotant ou chantonnant. Si le père se trouve seul à l’intérieur, il répondra qu’ils ne sont pas là… Le père sait qu’il est interdit de frapper sa fille lorsqu’elle est grande ; qu’il est interdit de s’approcher du lit de sa fille ; qu’il est interdit de manger au même plat qu’elle. A la fille on dira toujours qu’il est interdit de se tenir debout à côté de son père assis ; qu’il est interdit d’enjamber son père ; qu’il est interdit de regarder fixement son père… Ces diverses conduites sociales et morales portent à croire qu’il existait une certaine intentionnalité de conjurer tout danger d’inceste’.
De fait, comme les contes le révèlent à leur manière, les tensions incestueuses n’étaient pas absentes de la famille nucléaire. Il n’est pas rare de rencontrer dans ces récits le thème du père qui est sur le point d’épouser sa fille, ignorant son identité.
Vincent écrit de son côté qu’il plane une atmosphère de gêne » entre un père et sa fille adolescente. Une fois mariée, elle continuait à appartenir à l’inzu paternel et pouvait de ce fait être soumise à des conflits de loyauté. Mais, disait-on, « lorsqu’il faut choisir, on est la fille de son père. »
Dans les cas où une fille était censée porter malheur à sa lignée par son comportement ou son état, le père avait théoriquement le droit d’en décider la • mort : cela concernait les filles enceintes hors mariage, celles qui n’avaient pas leurs règles ou dont les seins ne se développaient pas.
Le père tenait la mère pour responsable de l’éducation des enfants, surtout des filles, et lui donnait parfois un nom spécial pour la louer ou la blâmer selon qu’il en était satisfait ou non.
Habituellement, le père divisait sa propriété en parts égales et donnait à ses garçons celle qui leur revenait au moment de leur mariage ; la partie qui lui restait devait être partagée à sa mort. On ne pouvait favoriser un des ayants droit sans motif valable. Ces partages étaient souvent à l’origine de suspicions, de rivalités et de disputes.
Au Burundi, on fait remarquer que l’image du père « en tant que représentant de la loi, ancêtre inégalable et castrateur fantasmatique » était pondérée par d’autres aspects de son comportement avant que l’enfant ait sept ans. Ainsi pouvait-t-on observer de touchantes tendresses paternelles pour le petit dernier à partir du moment où il faisait ses premiers pas ou l’instauration d’une relation préférentielle gratifiante au moment où, par le sevrage, l’enfant était éloigné de la mère. Le benjamin avait droit aux restes du plat paternel, ainsi qu’à la première gorgée de lait au moment de la traite. « Même si elle ne se manifeste pas de façon ostentatoire, la présence du père préside de manière déterminante à l’évolution de la personnalité de l’enfant » .
Bien plus : quand le père était physiquement loin de l’enfant, il n’en était pas moins proche par la parole que la mère ne cessait d’émettre « en son nom ». Cette référence pouvait être positive et édifiante, comme elle pouvait parfois être négative, menaçante et destructrice. On voyait alors la fonction paternelle absorber et déborder l’individu « père ». C’est incontestablement de là que venait l’énorme importance symbolique que revêtait la figure paternelle et qui pouvait sembler sans rapports avec les relations qui se tissaient concrètement.