La Civilisation Et Les Mœurs In Le Ruanda Ancien
{:fr}La diversité d’aspects de la culture au Ruanda
Si quelque indigène au Ruanda apprenait que des spécialistes ethnologues en l’Occident classent ses compatriotes dans la catégorie des peuples primitifs et incultes, il sourirait, non sans humour, d’un jugement si sommaire et si peu nuancé. Il croit savoir, lui, de qu’est un rustre, un arriéré, un homme mal dégrossi : il a conscience de ne pas l’être. L’inculte pour lui c’est le Mutwa, c’est le Mushi du Bunyabungo, C’est l’agreste montagnard du Bugoyi. C’est l’homme qui ne s’habille pas ou peu, qui mange n’importe quel aliment, surtout le cannibale, qui n’a ni vergogne ni respect de lui-même, impoli et sans manières — umunya musozi. Il n’est rien de cela. Il se pique de bonne éducation — imfura. Il a le sentiment de l’honneur et de sa respectabilité — icyubahire cye. Il se tient pour civilisé et même pour civilisateur. Avant l’arrivée des européens, il se croyait le peuple le plus évolué de la terre. Sa civilisation serait très ancienne, elle remonterait à Kigwa, le premier mututsi, à Gihanga, voire à Ruganzu Ndori.
Le spectacle de la vie occidentale lui à révélé une façon plus confortable de vivre, tout un luxe d’inventions ingénieuses, qui modifient en mieux son genre d’existen-ce. Il constate là une supériorité indéniable. Mais il ne se sent pas le moins du monde incapable de s’assimiler cesavoir et cette technique. De fait, il se met vivement à la tâche dans la pensée de se hisser le plus tôt possible au niveau de ses éducateurs européens. Rien ne lui manque, constate-M1, de ce qu’il faut pour profiter pleinement des leçons qu’il reçoit.
Ceci est l’essentiel. Il a sagacité, diligence, volonté de bien faire. Le reste s’acquiert très vite. Au demeurant, son indigence n’est que relative. S’il est pauvre en ressources mécaniques, industrielles, financières, si sa vie matérielle confine, à notre estime, au dénuement, si pareillement son initiation aux sciences philosophiques et expérimentales est nulle et sa conception du monde puérile et irréelle, sa culture artistique et humaniste est plus haute, ses idées morales ont une valeur supérieure, ses réussites en politique dépassent la moyenne mesure.
Ainsi, dans l’appréciation de son degré de civilisation, faut-il introduire des distinctions opportunes. Nous avons déjà décrit Irceuvre politique réalisée ; nous traiterons dans les chapitres suivants de ses conceptions pseudo-scientifiques et religieuses, ici nous ne nous plaçons qu’au point de vue du progrès matériel, de la culture artistique et des moeurs.
Simplicité antique de la vie matérielle.
Peu de peuples sont aussi en retard que les Banyarwanda sur la voie de ce qu’on nomme communé-ment le progrès. La vie qu’ils menaient, il y a moins d’un demi-siècle, qu’ils mènent encore aujourd’hui pour la plupart, est celle des patriarches de la Bible et des héros d’Homère, plus simple et plus primitive encore. Ils n’ont guère dépassé le stade de la civilisation néolithique ou tout au plus du premier âge du fer.
Grands et petits logent encore dans des paillottes à peu près sans mobilier. Ils ne s’habillaient jadis que de franges de fibres, d’étoffes d’écorce, de peaux et fourrures. Ils connaissent le feu, qu’ils fémt jaillir du briquet de bois rotatif. Ils cuisent leurs aliments : céréales, légumes, tubercules, viande de boeuf. Ils font du beurre, ducidre, de la bière et de l’hydromel. Mais ilsI ignorent le levain, la variété des mets, le fruit, le fromage, les graisses, et comme condiment ils n’ont qu’un sel de potasse extrait du papyrus et- d’autres plantes aquatiques.
Ils cultivent à la main, avec instruments en fer, ruais sans machines, sans charrue. Le grain est traité au mortier et pilon en bois, au broyeur sur la dalle de pierre. Aucune force hydraulique n’est utilisée ; on n’use même pas du puits à balancier des Egyptiens.
Les animaux que l’on élève se réduisent au chien de garde et de chasse, à la chèvre, au mouton sans laine et à. la poule du rnuhutu, à la vache du mututsi. Aucune de ces bêtes n’est dressée pour la traction ni le transport. On n’a domestiqué à cet effet ni l’éléphant, ni le buffle, ni le zèbre, et l’on dédaigne le porc et le sanglier, autant d’ani-maux qui abondent dans la région. La roue est inconnue, et donc pas de chaussées ni de ponts : rien que des sentiers, où les portefaix avancent à la file indienne.
On ne bâtit ni en moellons, ni en briques et tuiles, ni en pisé et torchis. On ne file ni ne tisse. On n’utilise ni la cire ni les corps gras pour s’éclairer. L’industrie se réduit à la céramique, à la sparterie, à la boisellerie et â la sidé-rurgie.
Point d’équerre ni de fil à plomb, point de cadran so-laire ni de clepshydre ; point de balance ni d’étalon de mesure : la coudée, le pas, le boisseau.; pas de monnaie métallique ni même de cauris : une poignée de grains une cuillerée de sel, une tête de petit ou de gros bétail moyen-nent les trocs; pas d’écriture, partant point de parchemin ni papier; pas d’ère, mais l’année — umwaka, le Mois lunaire — ukwezi, la semaine de cinq jours, terminée per un dimanche — itshyumweru. On sait compter jusqu’à mille, jusqu’à un million, selon le système décimal. Les additions et soustractions se font sur articles, non par chiffres. On n’observe pas le ciel, tout au plus les nuages pour prévoir le temps : pluie, grêle, sécheresse. Pas d’astrologie ni d’horoscope. On regarde la terre : on donne un’ nom it toutes les plantes ; on connaît les simples, voire les poisons. Les bêtes des champs sont aussi dénommées : on les chasse avec flèches et sagaies ; on leur tend des pièges.
Tout cela est primitif et élémentaire, atteste Un piétinement sur place pendant des siècles, sinon dès Millénaires. Pourquoi cette stagnation ? Est-elle due à la rélégation dans de lointaines montagnes, à l’intérieur des continents, à l’écart des foyers de culture, hors dé Portée des incitations au progrès ? Pas uniquement, à ce qu’il semble. Ce bloc de hautes terres n’a pas été aussi coupé de la circu-lation mondiale qu’on serait enclin à le croire. Il a été visité par des immigrants; par dei envahisseurs, notam-ment par les Batutsi, auxquels on doit les bovins. Il a reçu en leur temps les cultures d’Amérique, acclimatées sur le littoral par les Portugais et les Espagnols : tabac, maïs, pata-te douce, igname, qu’il a adaptées et développées en grand. Il s’est donc enrichi des apports de l’étranger. Pour-quoi a-t-il limité ses emprunts ? Si l’on observe que le Souahéli’ du Zanguèbar, en contact pendant cinq siècles avec les européens et les asiatiques, n’a guère plus évolué que lui, on sera induit à conclure que cette stagnation tient à un trait de caractère de ce noir équatorien, qui éprouve moins de besoins qu’il n’a de moyens à sa portée pour les satisfaire, qui préfère plus de repos à plus de bien-être, qui couvre volontiers son inertie du manteau de la tradi-tion ancestrale, qui vit au jour le jour, en jovial épicurien, sans souci du lendemain, trait qui est aussi accusé chez les dirigeants que chez les sujets.
Niveau Elévé De La Culture Artistique Et Humaniste : Danses Et Œuvres D’Imagination.
Cette vie rustique, plus frugale que sobre, pleine de loisirs, le Rouandien s’applique à la charmer par des conversations sans fin autour d’un pot de bière, par des jeux et des dansés, par de longues rapsodies débitées aux accords de la cithare. C’est là qu’il place sa recherche du « beau » ubwiza. Inexpert en architecture, en art plastique et graphique, abandon-nant aux femmes certains petits travaux de sparterie, où elles imaginent d’heureuses combinaisons de Motifs géo-métriques et de couleurs, il se passionne pour la chorégraphie et la musique, pour le fin langage et la littérature -romanesque.
Le roi et les grands chefs ont chacun leur troupe dé danseurs et de musiciens : un mutwa en est souvent le côryphée. Les exécutants se parent d’un accoutrement guerrier. Ballets et quadrilles ravissent par la spontanéité, l’humeur et la fougue. Les mouvements sont parfois scan-dés par des claquements de mains, des roulements de tambourin, des sonneries de buccin, toujours par lesSnte-ments de grelots que les valseurs fixent à leurs chevilles. Des cris sauvages, des formules grandiloquentes, récitées avec volubilité, séparent les reprises. C’est d’un puissant effet de cadence, d’énergie, de pittoresque et d’apparente improvisation. Les femmes et jeunes filles dansent dans l’intimité des menuets gracieux et idylliques.
Dans l’ordre poétique et littéraire, les genres cultivés par jongleurs et trouvères — abasizi, abatshurabgenge,sont le conte merveilleux — umugani, l’apologue à mise en scène d’animaux, les chants nuptiaux, les berceuses, les hâbleries et tirades héroïques — ibyivugo,les épigrammes, les devinettes, les impromptus —igisigo, surtout I le romancero et les chansons de geste:
Les Pères Blancs ont recueilli des fragments de cette littérature, transmise par tradition orale. Le P. Hurel en a publié un choix, texte et traduction française dans la Poésie chez les primitifs, ou contes, fables, récits et prover-bes au Ruanda. M. l’abbé Balthazar Gafuku s’en est inspiré dans une centaine de morceaux en prose et en vers, mis à la portée de ses compatriotes écoliers, et publiés sous le titre : Igitabo chy’Abanytekoli. Les compositions de plus longue haleine, du genre de la Genèse, de l’Iliade, dés Chroniques de Saint-Denis, racontant les origines du mon-de et de l’humanité, les hauts faits des souverains, les malheurs publics, les prouesses des magiciens de l’air et des nues, l’abnégation des libérateurs et les guerres, les ambassades et réceptions, bref les grandes heures de l’histoire nationale, ont été exploitées par le P. Loupias et surtout par le P. Pagès. Un relevé volumineux en a été fait le P. Gérard van Overschelde sous la dictée du muhutu Sékaréma, ancien barde de la Cour. L’oeuvre est encore inédite.
A cette littérature profane s’ajoutent les incantations liturgiques, en usage dans les sacrifices divinatoires, à la Cour notamment et dans le culte de Ryangombé, atteig-nant parfois au lyrisme. Nous en produirons, au moment voulu quelques échantillons recueillis par les soins diligents du R. P. Arnoux.
Enfin, le langage courant se charge, ici comme chez tous les peuples, d’une multitude de dictons, d’apophtegmes, de maximes, remarquables par leur frappe concise et pittoresque, par leurs antihèses et allitérations, par le parallélisme des membres de phrase, par les assonances mnémotechniques, qui rappellent les sentences du livre de l’Ecclésiastique dans la Bible. L’anthologie qu’en a publié le P. Hurel est moins riche que celle du P. Zuure pour l’Urundi, dépassée en amplitude par la collection encore inédite de Mgr Classe. C’est là, clans ces aphorismes popu-laires, que s’expriment le plus authentiquement les con-ceptions du Rouandais sur Dieu, le monde et la vie. On en peut juger par les citations que nous en faisons à tout propos.
Comme échantillon de fabliau, on savourera ce huitain prêté au xnwami Mazimpaka, qu’a édité le P. Pagès. Ce bon roi Dagobert se voit un jour abandonné par ses courtisans. Il s’inquiète du motif de cette désertion générale. On lui répond que ses femmes en sont cause qui clabaudent sur ses plus fidèles serviteurs et l’excitent contre eux. Alors il congédie les commères et, désabusé, il exprime son dépit dans l’impromptu suivant :
C’est fini : je n’aimerai plus jamais : Singikund’ukundi.
L’amour a trompé mon attente. : Ibyo nkunda ntibinkundirira.
Ceux qui m’aimaient fidèlement : Aho kunkunda birakuka,bikajya Ikamagoma
m’ont planté là pour courir la prétentaine : gukungika kule.
Aimer qui ne vous paie pas de retour
tant vaut une ondée dans la forêt : Gukunda ikitagukunda n’imvura igwa raw’ishyamba.
La conception de l’hônnete.
Quelques précieuses que soient pour la linguistique, la littérature et la psychologie comparées ces oeuvres d’art, dont quelques-unes ont un caractère recherché et académique, c’est moins par elles, que par sa conception de l’honnête et parl’étiage élevé de ses moeurs que le Rouandien se rapproche le plus de l’européen civilisé. Il y a ici entre représentants de cultures, si éloignées par le temps et l’espace, tout au moins sur les points fondamentaux, non seulement rencon-tre accidentelle, mais accord de principes.
Le Ruanda présente, en effet, le type de cette « vie pa-triarcale », de ces « moeurs d’autrefois », qui sont jt la base de nos civilisations occidentales. C’est un pays où, chez l’homme du commun, le mariage est à l’ordinaire monogame, les unions toujours prolifiques, la jeunesse contenue et discrète, la loi du travail assez bien observée par le sexe fort comme par le faible, la condition de la femme sortable, les pouvoirs publics craints et obéis, le crime généralement poursuivi, les biens supérieurs de l’unité, de l’ordre et de la paix prisés et garantis.
Cette haute température morale d’un peuple resté si longtemps ignoré et retiré ne laisse pas que de frapper l’étranger, administrateurs et missiOnnaires. On peut fai-‘ ro justement usage à son propos des remarques ci-des-sous que le P. Césard exprime au sujet de ses voisins du Buhaya, encore que le Rouandien se permette à leur endroit le satirique jeu de mot suivant, qui ne vaut d’ailleirs-qu’en souahéli :Wahaya hawana haya. – « Les Bahaya sont étrangers à la honte ».
« Les règles de la politesse et de la bienséance ils les ont, les observent scrupuleusement et méprisent ceux qui les enfreignent.
« J’ajoute que les vertus morales leur sont connues, qu’elles ont leur estime. A ce point de vue leurs proverbes ont été pour moi une révéletion. Des centaines de dictons, de maximes populaires, louent explicitement la jus-tice, l’humilité, la piété, l’esprit de corps, la correction, la prudence, la crainte révérentielle. Le chapitre des vices n’est pas moins explicite. Notons ceux qu’ils stigmatisent, à titre de curiosité : l’orgueil, la haine, l’astuce, la gour-rnandise, la paresse, ropiniiitré, le mépris, la crainte, la médisance, la calomnie, la tolère, l’envie, la présomption, la coquetterie, l’ingratitude, l’imprudence, le désespoir, le mensonge, la curiosité, l’inconstance, la routine.
« L’hospitalité est partout en grand honneur. Le noir fait la charité sans même s’en apercevoir, étant dans ses coutumes d’inviter à sa table quiconque se présente.-»
A titre d’exemple, qu’il nous suffise de citer quelques aphorismes, qui semblent être une anticipation d’idées morales très hautes, notamment ces appels aux sentiments d’humanité :
Quiconque tend un piège à autrui y tombera lui-mê-me :
Uko umugabo yateze niko ategulirwa.
On ne raille pas un chien qui s’est souillé à votre foyer :
Imbga iyo isohotse ntibisekwa.
Il faut être un chien pour se moquer d’un prisonnier :
Umugabo w’imbgaaseka imbohe
La mort, non l’homme, nourrit la haine : Ntawanga undi hanga Nyamusi.
Qui hait l’un des siens, je le méprise :Uwanga uwabo ndamugaya. Ou ce rappel à la modestie :
Il n’est beau visage qui n’ait quelque tache :Nta mwiza wabuze inenge.
En bref, si les principes de la moralité éternelle ne sgnt pas ici ramassés en une somme didactique, tel le décalogue, ils sont connus néanmoins. Ils n’existent pas seulement à l’état diffus dans les jugements d’usage courant Ils sont condensés dans des formules et adages péremptoires, qui s’imposent comme des critères pour le discernement du bien et du mal et pour les verdicts de la conscience même individuelle. Ils sont à la base du code des devoirs qu’enseigne la famille.
Le foyer de la famille école des vertus privées et publiques.
On ne peut douter que ces principes d’honnêteté ce soit la pédagogie familiale qui les inculque, que ces bonnes inclinations ce soit la discipline domestique qui les développe. Dans une société peu dif-férenciée, où les organismes superposés au clan école, profession, institutions communales et provinciales, armée, église, sont rudimentaires ou complètement absents où nulle corporation, pas même celle des grands clercs griots, n’exerce de magistère doctrinal et ne s’élève au rang des docteurs de la loi en Israël et dans l’Islam où les autorités administratives et judiciaires donnent si peu l’exemple de l’intégrité et du zèle de la justice, la famille est la seule à assumer la charge de la formation des jeunes et de la direction des adultes.
Dans ce milieu fermé de la famille patriarcale, cloître’ étroit pour la gent féminine, — une femme de condition ne se montrant pas à visage découvert à des visiteurs étrangers, — où le garçon devenu adulte restera, jusqu’ sa mort un mineur à moins qu’il ne soit choisi pour en devenir le chef, une éducation sévère est donnée, qui développe chez tous des habitudes de respect, de soumission, de bonne tenue, de courtoisie, d’attachement inviolable aux traditions ancestrales, aux us et coutumes du pays, de dévouement au groupe allant jusqu’à l’abnégation et au sacrifice, d’affection fraternelle s’étendant à ceux qu’un pacte de sang ou une adoption en règle ont incorpdrés,d’estime exclusive pour la fécondité maternelle, d’indifférence à l’égard de l’appropriation individuelle des biens immobiliers, de docilité passive à l’égard de l’autorité tous ses degrés. « C’est chez les siens que l’enfant se sent un homme », Umwana uli iwabo yitwi umugabo, dit le proverbe. C’est là aussi que se forme le citoyen. Le Rouandais transfère, en effet, Comme instinctivement, du kraal à l’Etat son respect de l’autorité. La patrie n’est pour lui que famille agrandie. Le mwami est son « père ». Quand il commande, on obéit, comme au foyer, sans regarder en arrière, avec promptitude et sans murmure. Car, «lorsqu’il faut, quand le devoir parle, l’homme fort se lève et mar-che ». Urugombye umugabo ruramujyana.
La légende des Batabazi suaveurs, leçon de civisme.
Cette pédagogie familiale est complétée et renforcée, en ce qui touche le service du roi et de la pa-trie, par un enseignement de ouï-dire, une morale en action, contée aux veillées des chaumières, la « légende dorée » des batabazi, ‘une sorte de Vie des Hommes illustres à la Plutarque ou de Vies des saints clans le christianisme. C’est là qu’est glorifié le sacrifice de l’individu à la chose publique, l’obéissance poussée jusqu’à l’abnégation, le souci de l’intérêt collectif primant l’égoïsme personnel.
Le mutabazi, du verbe gutabara, qui signifie « se porter au secours de quelqu’un », c’est le chevalier qui vole au danger pour sauver le pays en détresse c’est le champion désigné pour combattre au’ nom de tous et qui court remplir sa mission sans une ombre d’hésitation, c’est le sauveur qui, au prix de sa vie, affranchit ses frères d’une servitude, d’un fléau quelconque, et tourne une malédiction en bénédiction, c’est le vengeur d’espèce unique, qui au lieu de tuer l’injuste agresseur de son pays, se fait tuer par lui, afin de charger sa tête d’un forfait abominableet que son ombre à lui, son propre musimu, revenant en puissance, ait le droit de le frapper et de lui faire subir par un inexorable retour la peine du talion.
Le dévouement rédempteur du znutabazi est transpo-sé par la croyance populaire dans l’ordre supernaturel et sur un plan mystique. Car ce n’est pas seulement contre un adversaire en chair et en os que le héros entre en lutté mais contre des forces transcendantes, de soi invincibles, occultes et insaisissables, mises en jeu par les prestiges de l’ennemi, et qui ne sauraient être brisées que par la mort volontaire d’une victime pure, en règle générale par l’effusion de son sang.
Tel est le haut enseignement que donnent ces rois, ces princes et princesses, que le peuple tient pour ses géné-reux libérateurs, qu’il honore de trophées et de sanctuaires, dont il invoque la protection continue par des offrandes et des hymnes. Nous avons déjà rapporté le noble sa-crifice de BiArimba et de Robga, le frère et la soeur, ouvrant la glorieuse série. Voici Kibogo, fils de Ndahiro et frère de Ruganzu. Le ciel inclément refusait sa rosée au Ruanda. La famine sévissait avec atrocité. Il fallait fléchir la nue. Les destins annoncèrent qu’elle exigeait en rançon le fils même du roi. Le monarque, autre Agamemnon, dut s’incliner durant la loi suprême du salut de son peuple. Kibogo obéit sur l’heure à la volonté d’en-haut. Revêtant ses habits de fête, s’armant de sa lance et de ses flèches, il gravit le mont Akakibogo, non loin de Gaséké, et s’assit au sommet, face au firmament, entre sa femme, ses enfants et ses troupeaux. La nuée s’abaissa et ravit d’un seul coup l’offrande immaculée des victimes. Alors, apaisée, elle se fondit en eau et inonda la plaine. Le pays était sauvé. Kibogo, l’ami secourable et officieux, le serviteur de ses humbles frères en détresse, l’aide et auxiliaire du royaume, a son mémorial à l’ibgami. Son souvenir reste impérissable. ‘ Gihana est un des fils du roi Cyilima Rujugira, il est désigné par son père pour laver une injure faite au Ruanda par Ntaré, mwami de l’Urundi. L’outrage s’est compliqué d’un maléfice décoché par l’ennemi, en vertu duquel la sécheresse désole les campagnes Pour rompre le charme, il faut que le sang du Prince soit versé par la main, même de l’ennemi et sur sa terre. Vengeance sera tirée de l’injustice, et le pays épuisé respirera. Gihana franchit la Kanyaru et défie Ntaré. Le combat singulier tourne à son avantage mais, au dernier Moment, Ntaré terrassé le frappe traîtreusement. Le champion expirant fait plus qu’abolir le sortilège, il le retourne contre l’Urundi. Il recueille dans le creux de sa main le sang de sa blessure et en asperge le sol ennemi avec de terribles imprécations. Puisant ensuite du lait jaillissant de son flanc enteouvert, il le distille de l’autre côté de la frontière en murmurant
« Que le lait coule à flot sur le Ruanda » Il meurt. La sécheresse émigre aussitôt de sa patrie en Urundi.
Les Tyrtée du Ruanda n’excluent pas le preux anta-goniste de la Communion aux sentiments chevaleresque& On s’estime réciproquement entre nobles rivaux. Rubona, du clan des Batsobé, s’était offert à la mort en Urundi pour charger l’ennemi héréditaire. « Je vais.me faire tuer, dit-il. Mon sang me vengera. Mon esprit ne cessera de faire pleuvoir des maux sur rUrundi ». Il tombe et le maléfice sort son effet. Le rawami de l’Urundi, témoin des calami-tés qui accablent maintenant ses sujets, consulte ses devins. « Le royaume a besoin de ta vie », proclament-ils — ingoma yakugombye. Le prince ne balance pas un instant, il franchit la frontière et se livre en victime volontaire aux Banyarwanda qui l’égorgent. Son sacrifice sauve l’Urundi, assuré désormais d’une paix qui durera des « milliers de règnes » ingoma ibihumbi.
Toute cette hagiographie païenne, à l’instar des romans de chevalerie, si elle est apte à promouvoir la religion de l’honneur, n’est point évidemment par elle-mê-me génératrice d’action, surtout dans un milieu social où l’on se grise volontiers de paroles et où sévit le don-qui-chottisme. Aussi, lorsque Rwabugiri voulait avoir des troupes endurantes et disciplinées, est-ce chez les humbles bahutu qu’il les recrutait; lui qui se cennaissait en hommes. On ne saurait nier toutefois que les beaux exemples, même légendaires, n’aient une vertu d’entraînement sur les âmes les plus généreuses. .
Les vertus d’obéissance et d’abnégation ne sauraient néanmoins suffire à faire progresser un peuple. Il y faut encore des qualités d’énergie et d’initiative se développant dans une atmosphère de liberté. C’est ici que le, ré-gime du despotisme paternel révèle sa faiblesse. Il est en partie responsable de l’état de stagnation où le Ruanda a si longtemps végété.
Lacunes et déficitsde la formation communautaire.
La contre-partie, en effet, ‘d’une éducation autoritaire à l’excès c’est d’étouffer les spontanéités chez le pupille, de décourager au nom de la tradition l’esprit de nouveauté et de progrès, de substituer à la perception directe du bien et du juste une opinion toute faite imposée par le milieu.
Le noir du Ruanda, dans le fait, reste toujours le suivant de quelqu’un, le client d’un protecteur, le solliciteur de quelque présent, si menu soit-il, symbole de l’intérêt qu’on lui porte, l’obligé d’un plus fort et plus riche que lui. Il dit amen à tout par timidité ou par calcul. Il obéit, moins par conviction que par crainte et servilité. Il se ré-fugie volontiers dans la dissimulation, l’intrigue secrète, la conspiration et le complot Il ne répugne pas à l’espionnage et à la délation. Il oscille entre l’acceptation passive de la plus humiliante servitude et les menées perfides éclatant en révoltes sanglantes
Il reste dans le fond un homme de clan, avec toutes les étroitesses et tout l’exclusivisme de resprit, recevant avec docilité et au risque d’y perdre la vie les consignes du vengeur de sang, dévoué non à son prochain en géné-ral, ni Même à son compatriote et à son congénère, maisà son frère consanguin, ainsi qu’à l’ami qu’il a introduit dans sa communauté familiale par l’échance d’une goutte de sang.
Cet esprit de clan altère en lui ou même détruit les penchants naturels dans l’ordre de la vie sentimentale. Il n’y a pas pour lui de mariage d’inclination. L’épouse est acquise en échange d’une pioche ou d’une vache au beau-père : elle est reprise par celui-ci avec toute sa pro-géniture si le prix convenu n’a pas été acquitté à l’échéan-ce. Le fils est plus attaché à sa mère qu’à sa femme, la fille à son père qu’à son mari. En l’absence du conjoint, l’épouse appartient en toute façon aux gens de la maison. Les enfants qu’elle engendre sont ceux du « seuil ». umulyango. Sa stérilité est une cause suffisante de renvoi et de divorce, des mauvais traitements, le prétexte ordinairement invoqué pour justifier, de sa part une évasion et un retour au foyer paternel. La femme n’est que bien rarement l’épouse aimée du Cantique des cantiques i elle est sur-tout la servante du mari, ménagère et jardinière, et la nur-se du plus grand nombre possible d’enfants, engendrés moins pour elle que pour la mesnie.
L’absolutisme patriarcal fait peu de cas des droits et de la dignité de la personne humaine. En temps de cruelle disette les enfants peuvent être vendus aux esclavagistes contre une ration de vivres. Une fille qui a fauté, fût-elle même victime d’un viol, est sacrifiée pour que l’opprobre maléfique ne pèse plus sur le groupe, et le fruit de son infortune détruit. Les craintes superstitieuses ont raison des sentiments de la plus élémentaire humanité : un ‘être inachevé, encore qu’il n’ait pas sollicité sa venue au mon-de, étant une, source de malheurs pour le milieu qui l’a vu naître, doit disparaître. Dans le gouffre du Bugéséra, ra-conte le P. Pagès, étaient poussés vivants par les chefs de famille « les monstres – ibimara, – les filles-mères – ibinyandaro, – les enfants nés durant le deuil de leur père – inda y’amabi – et quelquefois leur mère, les jeu-nes filles aux seins non développés – impenebere ».
Telle est la lourde rançon d’une éducation familiale et nationale qui a plutôt en vue les intérêts de la collectivitéque les droits de l’individu, et qui est toujours por-tée à sacrifier ceux-ci à ceux-là.
Les émancipés du Nord montagneux.
Le caractère des montagnards – bakiga – del’ouest et du nord, des paysans, par exemple, du Bushiru, du Bugoyi, du Muléra, du Bubéruka, pourrait fournir par contre-épreuve une vérification dela pertinence des observations ci-dessus. Descirconstances exceptionnelles les ont partiellement émancipés de la tutelle patriarcale, les livrant seulement à la discipline plus lâche du clan, de là une suite de conséquences heureuses ou fâcheures.
Ce furent à l’origine, on l’a vu, des groupes de colons immigrés des provinces du centre ou de l’étranger, qui s’attaquèrént en pionniers à des terres vierges, firent reculer la forêt primitive avec ses négrilles chasseurs et introduisirent la culture. Ces défricheurs étaient partiellement des cadets évadés de la cellule familiale, des aventuriers, enfants perdus, dont l’éducation était sommaire et chez qui les virtualités naturelles avaient libre jeu.
Aussi constate-t-on chez leurs descendants une rudesse de paysans du Danube. Gros mangeurs, grands buveurs, ils sont doués d’une robustesse peu commune, appuyée sur une forte musculature. Farouches, de verbe haut, querelleurs, turbulents, regimbant sous l’aiguillon des chefs, entêtés, vindicatifs, ils fournissaient naguère mainte recrue aux bandes de détrousseurs et d’assassins, aussi peu respectueux de la propriété que de la vie du prochain.
Ils n’avaient point passé, on s’en apercevait, par le lami-noir de la famille patriarcale.
En revanche, ce sont des natures franches, riches et profondes, âpres au travail, endurantes et braves, éprises de liberté, se rebiffant contre l’injustice et les abus depouvoir, capables d’un haut rendement, sensibles à la reconnaissance envers qui leur témoigne dé l’intérêt. Le P. -Pagés dépose en leur faveur quand il écrit : « Malgré leur manque de discipline, on rencontre chez eux beaucoup de docilité. Avec un peu de patience et de douceur, il est possible d’obtenir d’eux à peu près tout. » Et le mwami Mutara : « On fait d’eux ce qu’on veut quand on les com-prend. »
Mœurs Païennes : La Dépravation Chez Les Grands Et A La Cour
Il s’en faut de beaucoup assurément que les actes se conforment toujours aux maximes que l’on professe. Le Rouandien, ‘comme tous les représentants de l’espèce humaine, paie son tribut à la fragilité naturelle et aux bas instincts. Les moeurs publiques restent païennes et barbares, on serait étonné du contraire.
On relève chez lui comme ailleurs, et peut-être avec une nuance plus accusée, une propension aux larcins et au cambriolage, notamment aux rafles de bétail jusque dans les zugos, l’abus des boissons fermentées, les inimi-tiés inexpiables, le viol et les commerces illicites jusqu’à l’inceste, et chez les femmes, pour échapper aux répressions impitoyables de l’inconduite, l’avortement, l’infan-ticide et les breuvages anticonceptionnels, outre que les coutumes autorisent et en certains cas la superstition commande des actions que réprouve le sens moral le plus élémentaire.
Ce n’est pas dans la classe populaire que les moeurs sont le plus dissolues ni même le plus brutales. S’il était un milieu où la dépravation s’affichât naguère avec le plus de cynisme, c’était humainement le plus distingué, celui des riches et des puissants. C’est dans la noblesse surtout que sévissaient la polygamie, les vices contre nature, la débauche, la cupidité, la basse flatterie, la diffamation, l’impertinence, la morgue, la fatuité, la dureté de coeur, l’envie avec toutes les manoeuvres perfides et ho-micides qu’elle suggère.
La Cour surtout offrait le spectacle de la pire corruption. C’était un foyer de délations et d’intrigues, une of-ficine équivoque d’aruspicine frauduleuse, de philtres et poisons, de conjurations de maléfices, un mauvais lieu et un coupe-gorge. On y vivait sous le signe de la peur, le souverain tremblant d’être ensorcelé ou empoisonné, les courtisans hantés par la vision d’une épée de Damoclès suspendue sur leur tête.
Les grands, installés presque à demeure à la capitale pour s’y défendre contre la suspicion, « cette petite chose bien connue qui a perdu les Batutsi » — kakandi kamaze Abatutsi, —entretenaient pendant leur villégiature « une femme de voyage » — inshoreke. Quant au prince poly-game, pas plus à lui qu’à eux, femmes et concubines ne suffisaient à apaiser sa lubricité. Les pages ou éphèbes — heure, fils de ses grands vassaux, futurs chefs, danseurs occasionnels, remplissaient à volonté auprès de lui le rôle de Ganymède. La sainteté du foyer n’était même pas res-pectée : les enfants, filles et garçons, n’essayaient pas de se dérober aux caresses voluptueuses de leur père.
Les exécutions capitales se succédaient à un rythme accéléré, ordonnées sans jugement par l’Olympien, soit pour punir les fauteurs présumés de jettature et de phil-tres, soit pour prévenir et découragea- chez les officiers de la couronne et les chefs de clans influents toute velléité de sédition, soit simplement pour faire sentir le poids du pouvoir absolu. Le mwami tuait de sa main pour essayer une arme nouvelle, pour prouver son adresse à l’arc- ou à la lance, pour se débarrasser d’un favori qui avait cessé plaire ou d’une épouse délaissée qui persistait à vouloir ‘ se faire aimer, il plantait sa lance dans le pied d’un cour-, tisan pour éprouver sa constanteet il trouvait autour de’ lui une tourbe d’admirateurs intéressés ou candides, tou-jours disposés à exalter sa sagesse, sa justice et même son humanité.
La Persistance Du Sens Moral En Dépit Du Fléchissement Des Volontés
Ce sont là dans l’ensemble des moeurs dont les « surhommes » se réservent le monopole, maintenant pour les « esclavages » la morale commune. Toutefois, si aucune voix de prophète ne s’élève pour les stigmatiser, les maximes de Vie honnête, présentes à toutes les mémoires, se dressent contre elles et les jugent dans la conscience même de ceux qui s’y adonnent.
Il y a des actes dont l’opinion publique proclame que, s’ils conviennent aux bêtes et aux méprisables Batwa, un homme probe ne saurait se les permettre. Le Quod deoet, qUi réglait la conduite des gens du monde dans la Rome antique, est en vigueur au Ruanda. Le pharisien au coeur dépravé, qui dissimule son dévergondage, dira à celui dont il cultive l’estime, au sujet d’un de ses pareils, moins réservé que lui : « Ce n’est pas un homme : c’est un chien, un taureau, une hyène. »
En somme, sans philosopher sur ce qui constitue une action bonne et une action mauvaise, l’homme, même per-vers, entend en son intime assez imperativement la voie de la loi naturelle pour qu’il reste perplexe sur le parti à prendre, lorsqu’il a à faire le choix entre sa passion et ce qu’il sent être son devoir. Les deux appels -retentissent à son oreille, et, même s’il cède au pire, il ne perd pas la conscience de ce qui était le meilleur. D s’avoue faible et répète avec la Médée d’Ovide : Video meliora proboque, deteriora sequor : J vois le mieux, je l’approuve, je fais le pire.
Au surplus, si barbares que soient ses moeurs, il en est, pratiquées ouvertement autour de lui, qu’il n’a pas jugé à propos d’adopter, comme s’il les jugeait dégradantes : la polygamie innombrable et de harem, la chasse à l’homme et le trafic ordinaire du bois d’ébène, l’es-clavage d’ergastule, l’exploitation de la femme en bête.
de travail et de somme, les sacrifices humains, sauf dans des circonstances très rares, l’anthropophagie, dont on ne trouve ici aucune trace. Ses souverains n’ont jamais at-teint, que l’on sache, à ce degré d’hébétude morale que l’on a signalé chez un Mtésa et un Mwanga en Uganda, un Behanzin au Dahomey, maniaques du crime, que l’abus de l’autocratie et les excès de débauche conduisaient parfois à un gâtisme sénile, à une férocité et à un sadisme de déments.
Ce qui résulte en définitive des observations précé-dentes c’est qu’il y a au Ruanda une disproportion marquée entre la technique industrielle, les connaissances scientifiques, ce qu’on appelle communément le progrès, d’une part, les arts, la politique, la morale, de l’autre. Là, retard et stagnation, ici avancement et progression. Cette situation, à n’en pas douter, est infiniment préférable, pour l’avenir du pays, à celle que créerait une proportion in-verse. L’expérience prouve, en effet, que le terrain perdu dans la civilisation dite matérielle se regagne rapidement, tandis que l’acquisition de la rectitude morale, s’il s’agit d’un peuple, exige d’autres soins, et le résultat reste pro-blématique.
Le vent d’émancipation qui souffle de l’Occident, pro-duit, on le sait, des effets désastreux sur des populations de faible constitution morale Les conditions sont ici plus favorables. Le tronc vigoureux du Ruanda, fortement enraciné, dans les vertus familiales et nationales, paraît devoir supporter sans dommage les amputations opportunes qui libèreront ses virtualités endormies, et recevoir avec profit une infusion de sève nouvelle, sans que les traits qui constituent sa physionomie originale en soient substantiellement altérés.
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