Dès l’indépendance congolaise, le 30 juin 1960, il fallait envisager le départ des unités congolaises de la Force publique (la future ANC, Armée nationale congolaise). Dans ce but, j’avais donné instruction de rassembler

Le 9 juillet, parvint l’ordre, donné par le Premier ministre Patrice Lumumba, l’homme que j’avais fait arrêter à Stanleyville pour incitation à l’émeute, de démettre les officiers et les sous-officiers belges de leurs fonctions et d’élire les commandants de compagnie et les chefs de pelotons parmi les gradés des unités. Du coup, les hommes de la compagnie renforcée du Ruanda se trouvèrent livrés à eux-mêmes. Ils élurent l’adjudant Musinga commandant de compagnie. C’était heureusement un de ces braves gradés d’élite, dont vingt années de services avaient formé le caractère, mais il était dépassé par les événements.

Dans ce climat d’inquiétude, tout le monde avait peur, et on sait combien la peur est mauvaise conseillère. Sur les instances des Blancs du poste, j’avais autorisé que l’on enlève les munitions du corps des volontaires européens entreposées au camp. Cette opération avait été très mal vue par les hommes de la compagnie. Ils étaient persuadés que c’étaient contre eux que la population blanche s’armait. Le résultat fut qu’ils n’acceptèrent même plus que leurs anciens chefs pénètrent dans le camp. Du coup, tout contact fut rompu entre la troupe et l’extérieur.

Les soldats noirs, esseulés dans un pays devenu soudainement un pays étranger, avaient peur, surtout des commandos qu’ils accusaient d’avoir massacré les leurs au Congo. Les Européens, de leur côté, craignaient les soldats, depuis qu’ils avaient appris les violences dont les Belges, hommes et femmes, avaient été les victimes après l’indépendance congolaise.

Pour apaiser les appréhensions et sur la prière des Européens du poste, j’avais donné instruction au major Bruneau d’affecter un peloton à la sécurité de Kigali. Ce peloton s’établit tout naturellement en défensive à l’entrée du poste, à cheval sur l’axe asphalté qui, en une ligne droite de quatre cents mètres, menait au camp.

Avec quelque raison, les soldats congolais y virent un acte d’hostilité à leur égard.

Toute la journée du 10 juillet, des camions ramenèrent des détachements qui avaient maintenu l’ordre dans tout le pays. C’est ici qu’eut lieu un incident tragi-comique, comme il en arrive souvent dans de telles circonstances. La résidence, où je logeais, était située à mi-chemin entre le poste et le camp militaire. Peu avant la soirée, ma femme s’aperçut qu’elle manquait de pain. Mon ordonnance, un brave garçon de Stanleyville, partit donc en chercher. Mais, comme tous les hommes de la Force publique, il se méfiait des commandos belges et en avait une peur bleue. Il partit donc à vélo, casque en tête et fusil en bandoulière! Il n’éprouva aucune difficulté à pénétrer dans le centre commercial, mais au retour il en alla autrement. Il fut sommé de s’arrêter par une sentinelle commando postée le long de la rue de la résidence. Au lieu d’obtempérer, il paniqua et appuya sur les pédales. La sentinelle, en réaction, peut-être aussi de peur, tira un coup de feu, heureusement sans l’atteindre. Ce fut le signal du déclenchement d’une fusillade générale dirigée du camp vers le poste, et mon ordonnance revint à la maison, gris de peur, avec le pain!

Mais la fusillade, malgré des moments d’accalmie, ne s’arrêtait pas et comme le soir tombait, il m’était impossible d’intervenir. Durant la nuit, ma femme à qui je n’avais rien dit pour ne pas l’inquiéter, demanda pourquoi on faisait tant de bruit. Pour la rassurer, je lui dis que quelqu’un trouvait sans doute malin de faire un exercice de nuit en plein dans le poste. Plus tard, je devais apprendre que toute cette fusillade n’avait heureusement provoqué que la mort d’un chien errant

Le lendemain, dès la première clarté, je sortis et me faufilai d’arbre en arbre, provoquant quelques coups de feu de la direction du camp et atteignis le bureau de la résidence où j’avais laissé ma voiture la veille. S’y trouvaient déjà l’adjudant Musinga et l’un ou l’autre de mes collaborateurs. Musinga me déclara que la troupe était extrêmement nerveuse à cause de la présence des commandos. Ses hommes étaient persuadés que les soldats blancs voulaient les massacrer. En désespoir de cause, il était venu me demander conseil.

 

Il fallait absolument faire quelque chose pour mettre fin à cette situation absurde et je décidai de raccompagner Musinga au camp. J’avais heureusement conservé l’habitude de porter mon uniforme, malgré mon titre de résident civil spécial. Nous partîmes dans ma voiture, mais dès que nous fûmes dans la longue ligne droite qui menait au camp, Musinga me dit qu’il fallait s’arrêter et continuer à pied. Sans cela il était sûr qu’on allait tirer sur nous. Finalement, à deux cents mètres du camp, j’arrêtai la voiture et nous fîmes le reste du chemin à pied. Du camp, on nous observait, mais pas un coup de feu ne fut tiré. C’est ainsi que, côte à côte, nous y entrâmes et fûmes immédiatement entourés d’une foule d’hommes et de femmes qui criaient et gesticulaient. Ils accusaient les commandos de vouloir les tuer et criaient qu’ils savaient qu’on voulait leur enlever leurs armes pour pouvoir le faire plus facilement.

Il faut savoir qu’en ces jours pénibles de l’indépendance congolaise, les nouvelles, souvent fausses d’ailleurs, se communiquaient de garnison à garnison par l’entremise des opérateurs radio. J’avais appris, de mon côté, qu’à Usumbura on allait procéder au désarmement par surprise des unités de la Force publique, avant de les diriger vers le Congo.

À Kigali, je n’avais jamais envisagé de désarmer brutalement la Force publique. J’avais trop d’estime pour ces hommes qui avaient toujours servi fidèlement, sans rechigner à accomplir tâches ingrates et souvent dangereuses. Je me rendais compte cependant qu’il faudrait bien, à un moment choisi, obtenir d’eux qu’ils restituent leurs armes, lesquelles appartenaient au Ruanda.

Pour l’instant il s’agissait surtout de les calmer et de les rassurer. Comme ils prétendaient que les commandos avaient encerclé le camp, je les invitai à en faire le tour avec moi. Aucun commando n’étant visible, la situation devint plus normale et comme, dans la précipitation du départ des divers détachements en service territorial, la plupart avaient oublié quelque chose, je m’installai à une table de campement devant l’entrée du camp, pour montrer au monde extérieur que tout allait bien. Et comme au bon vieux temps, les hommes vinrent au rapport pour exposer leur «likambo», leur problème.

Au bout de quelques heures, la situation s’étant sensiblement améliorée, je pus téléphoner à ma femme pour la tranquilliser et à la résidence pour demander la réquisition d’une dizaine de camions nécessaires au retour vers le Congo.

Je passai la nuit au corps de garde, sur le lit de camp, dans cette situation assez paradoxale d’otage volontaire. L’abbé Boclinville, l’aumônier de la Force publique, vint me rejoindre dans la soirée et nous conversâmes jusque tard dans la nuit. Il m’a écrit tout récemment de Bastogne, où il réside, pour me rappeler avec humour la nuit que nous avons passée ensemble.

Le lendemain j’assistais à l’appel du matin et au salut au drapeau, cérémonie matinale coutumière dans toutes les unités de la Force publique. Je n’avais pas pensé à l’embarras où j’allais mettre le brave Musinga qui commandait maintenant le camp. Lorsque les chefs de peloton eurent à tour de rôle annoncé «Tout le monde présent», Musinga, derrière lequel je me trouvais, hésitait visiblement sur l’attitude à prendre. D’un côté, les ordres des autorités congolaises étaient formels, les officiers et les sous-officiers blancs avaient été démis de leurs fonctions. Mais d’un autre côté, il y avait tout un passé de discipline et de respect. Finalement la tradition fut la plus forte. Il fit un demi-tour réglementaire et m’annonça: « Tout le monde présent, mon colonel ». D’otage, j’étais redevenu le chef !

La situation avait donc pris une tournure favorable. Ce qui me préoccupait cependant c’était le fait que les hommes continuaient à se promener avec les armes chargées et les grenades offensives pendues aux ceinturons. En ces jours troublés, c’était leur tenue normale. À présent cela nous exposait à l’un ou l’autre geste inconsidéré. Il suffisait de peu de chose pour que le climat moral se détériore à nouveau.

À présent, je recevais les visites de mes collaborateurs. Le major Bruneau vint me voir également et nous discutâmes de la meilleure manière de désarmer la Force publique. Finalement, la solution fut trouvée avec la visite de mon camarade de promotion, le colonel BEM Delperdange, commandant des troupes belges du Ruanda-Urundi. L’idée nous vint de mettre les troupes congolaises et belges en présence, en un geste de confiance mutuelle qui permettrait de convaincre la garnison de la Force publique de remettre les armes au magasin.

C’est ainsi que le 11 juillet vers midi, les commandos vinrent, les armes déchargées, se ranger devant la compagnie de la Force publique. Paul Delperdange les commandait et je commandais la Force publique. Nous nous présentâmes les armes et après le « Rompez les rangs » les deux unités fraternisèrent à notre grand soulagement. Après cela, il ne fut pas difficile de faire remettre les armes au magasin et tout le monde se retrouva à la cantine devant un verre de Primus, la bière coloniale, le verre de l’amitié.

Entre-temps les derniers détachements rentraient de l’intérieur et on procéda au chargement des camions réquisitionnés. Ce fut une opération laborieuse de charger tous ces pauvres biens disparates: lits, chaises, vivres, casseroles, couvertures et même poules et chèvres…

Mais nous n’étions pas au bout de nos peines. Le lendemain en effet, la tension était revenue. Durant la nuit, les gradés avaient visiblement discuté longuement avant de venir me trouver. Musinga me dit que les hommes ne partiraient pas sans leurs armes, attendu qu’ils se méfiaient toujours des commandos.

Ils pensent, dit-il, que si nous sommes sans armes les commandos nous attendront le long de la route pour nous tuer.

Que faire? Je détenais les clefs du magasin d’armes, mais il n’était pas difficile d’en forcer la porte. Si je refusais, je risquais fort de redevenir l’otage que j’avais été et que j’étais d’ailleurs encore plus ou moins. Les hommes avaient bien confiance en moi, mais j’étais quand même l’un de ces officiers dont ils avaient rejeté l’autorité.

Finalement je leur dis que j’acceptais qu’ils conservent leurs armes, à la condition qu’ils ne les montrent pas pendant le trajet et qu’ils me les remettent au passage de la frontière, à Goma, attendu qu’elles n’appartenaient pas au Congo, mais bien au Ruanda. J’en avais effectivement besoin pour armer la Garde nationale ruandaise naissante, dont il sera question plus loin. Sur ce, nouveau conciliabule. Le temps passait. Finalement Musinga vint me dire que les gradés acceptaient mes conditions.

Sur cet accord, nous primes la route en une longue et lente colonne, laissant derrière nous le poste de Kigali désert, car cela se savait déjà que les hommes avaient conservé leurs armes. À l’allure du véhicule le plus lent, nous mîmes tout le restant de la journée à atteindre le poste de Ruhengeri.

La peur est communicative et elle voyage vite! Tout le long du chemin nous n’avons rencontré que le vide. Pensez donc, une troupe de mutins congolais armés circulait dans le pays! Chacun songeait évidemment aux événements du Congo et faisait le rapprochement. C’est ce qui m’a fait appeler cette expédition « le voyage du salaire de la peur », d’après le fameux film tiré du roman de Georges Arnaud où deux aventuriers malchanceux transportaient une charge d’explosifs instables dans un vieux camion.

À notre arrivée à Ruhengeri, la nuit tombait. Il n’était pas prudent de passer la frontière dans l’obscurité et je décidai de faire halte. Je me souviens qu’avec ma lampe torche je jouais au MP pour parquer les camions un à un.

Une voiture s’était faufilée dans la colonne. Une femme en sortit, une Européenne, en fait le médecin du poste. Elle se précipita vers moi et s’écria: « Enfin un officier blanc, savez-vous que ces Noirs sont armés? ». Cela me fit rire et avec moi les hommes autour de nous, mais je ne sais pas si j’ai réussi à la rassurer. Elle songeait sans doute aux viols commis par la Force publique au Congo.

À l’hôtel de Ruhengeri, je rencontrai le commandant de la compagnie commando stationnée à la frontière, à Kisenyi. Je lui expliquai la situation. J’étais évidemment anxieux de récupérer les armes. Le Ruanda en avait trop besoin. Il me proposa d’intervenir par la force si les Congolais se montraient intraitables. Il posterait son unité dans les couverts, le long de la route, à un endroit à convenir. Je le remerciai mais lui dis que je ne voulais pas de cette solution radicale et que j’avais davantage confiance en une entente pacifique.

Toute la population européenne du pays considérait ces soldats comme des mutins, parce qu’ils n’obéissaient plus à leurs cadres blancs. Elle oubliait que cela s’était fait sur ordre d’un ministre congolais.

En réalité, j’avais pitié de ces hommes dont, pour deux jours et par la force des choses, j’étais devenu le chef. Au lieu de Mutins, c’étaient plutôt des enfants perdus, livrés à eux-mêmes; des étrangers dans un pays devenu brusquement hostile.

Le lendemain 13 juillet, nous reprîmes la route, et au passage de la frontière, je rencontrai le lieutenant-colonel André Six, l’ex-commandant du bataillon de gendarmerie du Kivu, devenu le conseiller du nouveau commandant congolais. Il courait aux quatre coins de la province pour ramener un peu de calme et de raison entre Blancs et Noirs.

Après une courte palabre, les armes me furent restituées comme convenu. J’accompagnai encore les hommes jusque dans le centre de Goma, dans une école où ils devaient bivouaquer en attendant les instructions du nouveau commandant de groupement à Stanleyville. Les gradés me demandèrent de rester encore quelques jours avec eux, ce que naturellement je devais refuser. Je n’étais, en effet, redevenu militaire que pour quelques jours et au Ruanda les élections se poursuivaient. Il était grand temps que je reprenne mes fonctions de résident. Ce n’est pas sans un serrement de cœur que je leur fis mes adieux et que je les laissai à leur sort.

Ce voyage du « salaire de la peur » eut un épilogue inattendu. En 1963, trois ans plus tard, je venais d’arriver à Kinshasa, notre ancien Léopoldville, en qualité de chef de la mission d’assistance technique militaire belge au Congo et conseiller du général Mobutu.

Ma désignation avait provoqué pas mal de commentaires hostiles, notamment de la part du parti MNC/Lumumba. Dans une lettre ouverte au président de la République, ce parti me traitait de bourreau. Il m’accusait, entre autres barreurs, d’avoir fait couper les seins des jeunes femmes ruandaises!

Ce n’est donc pas dans le meilleur des climats politiques que je me retrouvais dans cette ville où j’avais habité de nombreuses années. Dès le premier jour cependant, je décidai de me montrer en tenue militaire. Cela ne s’était plus vu depuis 1960. C’est ainsi que je me promenais sur le boulevard du 30 juin, lorsqu’une jeep de la police militaire se dirigea vers moi et vint se ranger à ma hauteur. Un sergent en sortit et me barra le passage. Je m’attendais à l’une ou l’autre difficulté lorsqu’il me dit: « Tu es bien le colonel Logiest ? ». Comme je répondais par l’affirmative, il me salua une seconde fois et puis, se tournant vers ses compagnons, il dit: « C’est le colonel qui nous a sauvé la vie au Ruanda! ». Il me tendît la main et ses trois compagnons, avec de grands sourires, en firent de même.  Mais en ce temps-là, le Ruanda n’était plus qu’un beau souvenir et j’avais d’autres problèmes sur les bras.

 Dès le début de l’année 1960, je fus préoccupé par le problème que poserait le départ des unités de la Force publique lorsque le Congo belge deviendrait indépendant.

Pour des motifs qui me paraissaient assez obscurs, le maintien de l’ordre public au Ruanda avait été assuré, depuis le début de notre présence dans ce pays, par des forces congolaises. On se rappellera que le Ruanda avait été conquis par nos troupes coloniales en 1916. Tout naturellement, la conquête fut suivie par une occupation militaire. Ce que je m’expliquais moins, c’est que quarante-quatre ans plus tard on en était toujours à cette même occupation militaire et que pas un seul soldat ruandais n’avait encore été recruté.

Cela me paraissait d’autant plus étonnant qu’en 1960 on devait bien se rendre compte que, dans un avenir assez proche, le Congo et le Ruanda, deviendraient indépendants et donc souverainement compétents chacun chez soi. Espérait-on à Léopoldville ou à Bruxelles, que des troupes étrangères, congolaises ou belges, seraient maintenues au Ruanda après l’indépendance? Ou plus simplement, n’avait-on jamais songé à ce problème?

Je ne m’expliquais ce grave manque de prévision qu’en le mettant sur le compte de notre politique au Congo. Qui, en effet, aurait pu prévoir, en 1955 que le Congo deviendrait indépendant en 1960? C’est peut-être ce raccourci historique qui a empêché d’en prévoir les conséquences ailleurs.

Peut-être avait-on même rêvé à la création d’un « Commonwealth » belge dans lequel l’armée belge aurait été la garante de la paix? Toujours est-il qu’aucune directive n’avait jamais été donnée quant à la création d’une force armée ruandaise.

J’avais bien obtenu que quelques Ruandais soient envoyés dans un camp d’instruction au Congo, mais ce n’était pas une solution valable. Ce n’était même pas une solution du tout, mais personne ne semblait s’en préoccuper.

La question se compliquait d’ailleurs pour deux raisons, dont l’une était la conception unitaire du Ruanda-Urundi laquelle prévalait encore. Selon ce principe, les deux pays devaient rester liés, même après l’indépendance, en une union la plus étroite possible. Cette optique qui visait à éviter la prétendue balkanisation était évidemment une utopie onusienne qui allait rendre plus malaisée encore la création de l’instrument de défense dont le Ruanda allait avoir le plus grand besoin.

La deuxième raison était assez paradoxalement la présence des troupes belges. Leur commandement était organisé, comme dans tout autre domaine, à l’échelon Ruanda-Urundi. Le colonel BEM Delperdange qui les commandait avait évidemment établi son état-major à Usumbura. Ce modèle de commandement qui s’étendait sur les deux pays incitait à créer une formation autochtone dont le commandement s’étendrait également sur les deux pays. Ce serait le lieutenant-colonel Van Damme, l’actuel commandant du bataillon de gendarmerie qui en prendrait le commandement. Cette nouvelle unité prendrait le nom de Garde territoriale du Ruanda-Urundi et serait plus ou moins subordonnée au commandement des troupes métropolitaines.

C’était assez compliqué et Usumbura était loin. On s’y préoccupait tout naturellement plus des problèmes de l’Urundi que de ceux du Ruanda, tout au moins en matières militaires.

Et pourtant, pour moi, la solution était simple. J’estimais qu’il fallait le plus tôt possible doter chacun des dix territoires du Ruanda d’un peloton mobile et bien armé. En outre, il fallait créer un bataillon constituant réserve générale d’intervention pour l’ensemble du pays. Pour cela il était indispensable et urgent de recruter au moins mille deux cents hommes, créer une école de sous-officiers et une école d’officiers au plus vite et obtenir le matériel strictement indispensable.

Mais à Usumbura et à Kitega, la Résidence de l’Urundi, on n’était guère pressé d’armer une unité ruandaise dont on se demandait quelle serait son attitude au moment de l’indépendance. L’exemple congolais avait traumatisé beaucoup de monde! Dès lors, dans cette même optique unitaire des deux pays, ce manque de confiance, peut-être plus justifié en ce qui concerne l’Urundi, retardait également la création des unités ruandaises.

Il me fallut faire plusieurs voyages à Usumbura pour secouer l’inquiétante apathie qui y régnait. Finalement la Garde territoriale du Ruanda-Urundi fut créée le 13 juin 1960, peu avant les élections communales et, un peu plus tard, une école de sous-officiers fut installée à Usumbura, commune aux deux pays, comme il fallait malheureusement s’y attendre.

Heureusement, deux événements vinrent modifier totalement les données du problème. Le premier fut celui des élections communales ruandaises et le succès massif des partis hutu. On pouvait dès lors espérer raisonnablement que l’évolution politique ultérieure du pays allait se faire dans de bonnes conditions. Quant au second, ce fut le fiasco de l’indépendance congolaise, quand le ministre Lumumba écarta, dès le 9 juillet 1960, les cadres belges des rangs de la Force publique et donna instruction aux unités d’élire leurs propres chefs.

Une première conséquence fut que, plus que jamais, j’estimais nécessaire de mettre rapidement sur pied une force autochtone composée, officiellement, de 14% de Tutsi et de 86% de Hutu, mais pratiquement de près de 100% de Hutu. Une autre conséquence fut le départ massif des officiers et des sous-officiers belges des unités de l’ex-Force publique, ce qui permettait de trouver aisément des cadres de valeur pour la garde territoriale ruandaise.

C’est ainsi que le major Vanderstraeten accepta, au mois d’août 1960, de prendre le commandement de la garde ruandaise. Une fois de plus le Ruanda avait de la chance, François était non seulement un officier d’élite, un travailleur méthodique, mais nous nous connaissions bien, attendu qu’il avait été chef d’état-major au Groupement de Stanleyville.

Pris par l’enthousiasme qui régnait parmi mes collaborateurs, il s’est attelé avec énormément de volonté et aussi d’imagination à la besogne qui consistait à recruter, nourrir, loger, équiper et instruire une force armée à partir de zéro.

Le plus difficile était d’obtenir la collaboration des services d’Usumbura, car en Urundi, je le répète, on était beaucoup plus méfiant à l’égard de la création de la garde urundaise. Nombre d’Européens pensaient au danger possible d’armer trop bien des adversaires potentiels. Ils craignaient les exactions commises par les unités de la Force publique en juillet 1960.

La situation était cependant claire pour nous. À une majorité politique hutu devait répondre une force armée du même bord. L’édifice politico-militaire se construisait avec la collaboration enthousiaste des Blancs et des Noirs.

Même le nouveau ministre des Affaires africaines, le comte d’Aspremont Lynden, dont j’avais pu apprécier la cordialité et la franchise, lorsqu’il logea chez moi, nous mit des bâtons dans les roues. Alors que nous attendions impatiemment un arrivage de fusils FAL de Belgique, il le fit détourner vers le Katanga où il soutenait l’action séparatiste de Moïse Tshombé.

Malgré les réticences, la section ruandaise de l’école de sous-officiers fut détachée d’Usumbura et transférée à Astrida. Le 10 novembre 1960 à Kigali, l’école d’officiers ouvrait ses portes aux sept premiers élèves. Six d’entre eux seront promus sous-lieutenants le 23 décembre 1961. Le brillant chef de cette première promotion était le sous-lieutenant Juvénal Habyarimana, le futur deuxième président de la République rwandaise.

Il est difficile de s’imaginer les trésors de patience, de diplomatie et de persévérance dont François Vanderstraeten dut faire preuve pour construire, brique par brique, la Garde nationale. Dès le début heureusement il était d’accord avec ma politique qui visait à remplacer, le plus vite possible, les unités belges par des unités ruandaises. Les forces métropolitaines belges étaient, il faut bien le dire, mal préparées à remplir des missions de maintien ou de rétablissement de l’ordre public (MROP) dans un pays comme le Ruanda. Étrangères à la politique sociale, ignorantes de la langue et des coutumes du pays, elles posèrent parfois certains problèmes. Elles furent bien entendu indispensables pour imposer, par leur prestige et leurs qualités militaires, l’autorité de la Tutelle. Elles gardèrent efficacement les frontières et furent surtout une sécurité et un réconfort moral précieux pour les Européens et leurs familles. Par contre, lorsqu’il s’agissait d’intervenir effectivement dans les problèmes du MROP elles s’intégraient difficilement dans la politique particulière que je menais. Heureusement, les contacts personnels que nous avions avec le major Bruneau, le chef du 4ème Bataillon commando et aussi le fait que 1e chef des forces belges, le colonel BEM Delperdange, était un camarade de promotion, facilitèrent souvent les choses. Il n’empêche qu’il était urgent de dégager très vite ces forces de leurs missions de MROP, pour ne leur confier que la défense du pays.

Les multiples autorités auxquelles François Vanderstraeten eut affaire ne lui rendirent certainement pas la tâche plus facile. Dès la fin de l’année 1960, il fallait tenir compte de l’existence d’un gouvernement ruandais. Il n’avait pas encore compétence en matière de défense, mais on comprend combien il était préoccupé par les décisions de la Tutelle qui concernaient la future armée du pays. Il s’impatientait naturellement devant les hésitations et les lenteurs dont il ne comprenait pas les raisons. Il ne se préoccupait pas beaucoup ni des problèmes logistiques, ni des retombées budgétaires.

Le résident général était naturellement peu au courant des problèmes purement militaires. Il avait pris comme conseiller le commandant des troupes métropolitaines (COMRU). Ce choix s’imposait sans doute à ses yeux, mais il aurait peut-être mieux valu qu’il fasse appel à un officier colonial. Au total, la solution se révéla cependant bonne grâce aux amitiés personnelles. Il n’empêche qu’il fallut plus d’une fois insister pour que COMRU, qui avait la garde des armes et des équipements laissés par la Force publique, accepte de les distribuer à la Garde Nationale.

Le lieutenant-colonel Van Damme, promu commandant de la Garde Territoriale (Quel nom restrictif pour une future armée nationale!) du Ruanda et de l’Urundi, se trouvait à la conduite d’un attelage impossible. Le Ruanda d’un côté, sous l’impulsion de l’urgence, piaffait d’impatience et tirait l’attelage de toutes ses forces pour brûler les étapes. L’Urundi, de son côté, tergiversait et freinait des quatre fers. Au moment où le Ruanda frappait sur la table pour obtenir les moyens strictement indispensables pour créer tout de suite des unités bien armées, équipées et entraînées, l’Urundi se demandait encore si on pouvait vraiment confier des armes individuelles à sa Garde et lui apprendre comment en faire usage. Sagement Van Damme renonça à exercer un commandement dont les rênes lui échappaient. Il se contenta de remplir un rôle de coordination administratif et logistique.

Sur place, nous nous heurtâmes à une autre difficulté passablement absurde par certains de ses aspects. Il fallut, en effet, très vite envisager des activités MROP dans lesquelles des unités métropolitaines et ruandaises seraient appelées à opérer ensemble. Qui commanderait dans cette éventualité? Du côté métropolitain on n’envisageait qu’avec la plus grande réticence la possibilité de mettre une unité blanche aux ordres d’un officier commandant une unité noire. Et cependant, j’étais naturellement d’avis qu’à grade égal c’était l’officier commandant l’unité de la Garde qui devait mener l’opération. C’était toujours un ancien colonial, rompu à ce genre d’opération et connaissant les règlements qui étaient en usage à la Force publique. François Vanderstraeten avait proposé de réunir de petits états-majors joints pour mieux préparer cette collaboration. Peine perdue, nous n’obtînmes aucun accord. Il fallait absolument éviter de renouveler les querelles que j’avais connues dans les années cinquante à Léopoldville, entre le général Janssens et le colonel Gheysen. J’ai plus d’une fois servi à amortir les chocs, lorsque en ma qualité d’officier de liaison de la Force publique je me rendais au quartier général des forces métropolitaines. Détail amusant, pendant quelques mois, quand je descendais chez les métropolitains, j’étais lieutenant-colonel, mais quand je remontais à l’étage de la Force publique, je redevenais major, parce que les restrictions budgétaires n’autorisaient pas ma nomination au Congo. Finalement, la solution résida dans les relations d’amitié pour lesquelles il convient de rendre hommage à la bonne volonté du major Bruneau.

Le plus dur sans doute dans la tâche de Vanderstraeten et donc dans la mienne fut d’obtenir une aide adéquate, matérielle et budgétaire de la Belgique. Les deux ministres concernés, celui des Affaires africaines et celui de la Défense nationale étaient tous deux naturellement avares de dépenses non prévues et n’avaient pas nécessairement la même optique des choses.

Malgré ces multiples difficultés, chacun des territoires reçut la garnison d’un peloton incomplet dès le 15 octobre 1960. Il y manquait les gradés ruandais qui étaient encore à l’école à Astrida. Dès lors, il fallut encore limiter les missions de MROP au minimum strictement indispensable. Mais déjà la Garde nationale pouvait se montrer dans tout le pays. C’était un véritable tour de force!

Ce n’était cependant qu’un très modeste début. Il fallait faire de ces pelotons des unités capables de remplir convenablement leur rôle de maintien de l’ordre et de la tranquillité.

Il leur fallait des moyens de transmission et donc des opérateurs; des véhicules appropriés à leurs missions et donc des chauffeurs et des mécaniciens; des réserves de vivres et de munitions, des équipements collectifs; des camps moins rudimentaires, etc…

Tout cela était important et urgent, mais en même temps il fallait créer une grosse unité tactique, un bataillon bien équipé et entraîné, capable de remplacer les troupes métropolitaines au moment où le pays accéderait à l’indépendance. Cette unité devait être très mobile, pourvue de moyens de reconnaissance et appuyée d’armes lourdes.

Durant tous ces mois d’un labeur acharné, François Vanderstraeten sut insuffler à ses subordonnés la volonté farouche d’aboutir. En septembre 1962, il fut nommé lieutenant-colonel. Ce fut l’occasion pour le gouvernement ruandais de lui manifester sa reconnaissance. Tous les ministres et la plupart des députés de l’assemblée nationale avaient tenu à être présents à cette cérémonie. J’ai conservé le texte de l’allocution que le ministre Mulindahabi a prononcé à cette occasion. Je le reproduis ci-dessous, avec fierté, car il montre en quelle estime François Vanderstraeten ainsi que tous les officiers et sous-officiers belges étaient tenus par les Ruandais.

Monsieur le Président de l’Assemblée Nationale,

Messieurs les Ministres,

Excellence, Monsieur l’Ambassadeur de Belgique,

Messieurs les Députés,

Messieurs les Officiers, Sous-officiers et soldats,

Je suis heureux de prendre aujourd’hui la parole pour féliciter publiquement le commandant de la Garde Nationale à l’occasion de sa promotion au grade de Lieutenant-Colonel.

Mon Colonel,

Des circonstances ne dépendant ni de vous qui ne nous connaissiez pas, ni de nous qui ne vous connaissions pas, vous acheminent au Rwanda en septembre 1960.

C’est le Colonel Logiest, alors Résident Spécial du Rwanda et qui avait su apprécier vos qualités lorsque vous serviez sous ses ordres, qui fit appel à votre compétence et vous désigna pour prendre le commandement de la Garde Territoriale du Rwanda laquelle, grâce à son développement rapide et harmonieux, s’est transformée en Garde Nationale de la République Rwandaise. Ici, je salue la rencontre providentielle des deux fondateurs de la Garde Nationale avec le Président Kayibanda, alors Président du Parmehutu.

Je ne crois pas que l’on puisse se rendre compte de la tâche qui attendait, alors, le Commandant de la Garde Nationale. Nous constatons seulement les résultats obtenus sans connaître les efforts qu’il a fallu déployer pour les atteindre. Tout était à créer. Les bouleversements d’alors avaient changé bien des choses. Il fallait oublier ses expériences et refouler ses déceptions, pour s’atteler, sans arrière- pensée, avec désintéressement et enthousiasme à la tâche de donner au Rwanda une armée valable.

Monsieur le Colonel, c’est grâce à votre volonté et à votre foi dans l’avenir que vous avez pu insuffler à votre cadre une énergie nouvelle. Toujours fidèle à votre idéal, vous avez groupé autour de vous des collaborateurs qui, sous votre direction et entraînés par votre exemple, ont pu donner à la République Rwandaise une force dans laquelle le peuple a placé sa confiance.

Mais les difficultés ne se rencontraient pas uniquement au sein de notre armée naissante. Vous aviez à faire face à d’autres problèmes, à convaincre des volontés hésitantes. Vous vouliez aller de l’avant, alors qu’ailleurs on s’employait à brider vos initiatives. Enfin, votre diplomatie et surtout votre volonté de réussir ont eu raison de réticences et vous avez pu, dès lors, développer la Garde Nationale dans le sens où le Pays le réclamait. Ainsi, à la veille de prendre en mains la destinée du Rwanda, le Gouvernement de la République et le Peuple Rwandais savaient qu’une force était en place pour les protéger et garantir leur tranquille

Monsieur le Colonel, d’ici peu un congé bien mérité va vous éloigner temporairement de votre commandement. Permettez-nous, dès lors, de vous souhaiter d’excellentes vacances au pays de vos premières armes.

Mais sachez que nous vous attendons pour que se continue et que s’achève l’œuvre commencée.

(signé) Mulindahabi

Ministre de la Garde Nationale

Et cependant, quelques mois avant ce discours chaleureux et malgré notre insistance, et souvent notre colère, la date fatidique de l’indépendance approchait et il restait encore tant de besoins non satisfaits. Le 7 mai 1962, soit moins de deux mois avant l’indépendance, François m’adressa la note d’avertissement dont je reproduis les extraits suivants.

 À Monsieur le Haut Représentant de la Belgique au Rwanda. À Monsieur le Ministre de la Garde Nationale,

  1. L’éventualité du retrait des Troupes belges lors de l’accession du Rwanda à l’indépendance amène à considérer que dans moins de deux mois la Garde Nationale pourrait constituer la seule force de maintien de l’ordre et de défense du Pays.

2.Dans son état actuel, la GN n’est pas à même de remplir sa mission. Les raisons, déjà maintes fois exposées, sont d’ordre matériel. Faute de crédits et d’aide, la GN ne dispose pas des moyens matériels indispensables. Je rappellerai que la GN ne dispose que de fusils et que son stock de munitions est inférieur à 12 000 cartouches, soit plus ou moins 600 cartouches par peloton, soit plus ou moins 15 cartouches par homme.

On peut espérer qu’avec son effectif actuel (800 caporaux et soldats) et son encadrement actuel (48 sous-officiers rwandais, 6 officiers et 9 élèves officiers rwandais, 47 officiers et sous-officiers belges) la GN pourrait en juillet 62 assumer les missions de MROP et de défense du pays, mais à condition d’être armée et équipée un peu moins sommairement.

3.Il faut pour cela que:

  1. a) les armes et munitions ex-Force Publique, toujours entreposées à COMRU, soient immédiatement remises à la GN;
  2. b) que les fusils Lee-Enfield et les munitions commandées en Belgique arrivent au Rwanda avant fin juin 62;
  3. c) qu’une partie du matériel des troupes belges, surtout le charroi, des postes radio et des pièces de rechange, nous soient cédés au départ de ces troupes…

Nous étions donc encore loin d’avoir atteint les objectifs visés en 1960 et ce fut une course éperdue pour obtenir finalement le matériel strictement indispensable du ministre de la Défense belge. Décidément, l’expérience désastreuse de l’indépendance congolaise eut des retombées qui nous contrarièrent jusqu’à la fin. Les autorités belges avaient visiblement une grande réticence à armer des troupes noires dont on pourrait craindre qu’elles se conduiraient comme le fit la Force publique au Congo. Du coup on ne voulait pas voir la nécessité vitale de doter le Rwanda des moyens indispensables à sa défense.

À travers toutes ces vicissitudes et malgré sa faiblesse en matériel, cette jeune armée, encore inexpérimentée, fut mise rapidement sur la brèche. Elle dut assurer le maintien de l’ordre dans des conditions difficiles, avec le soutien des forces de l’ordre belges d’abord; mais très vite toute seule. Après juillet 1962, elle eut surtout à combattre l’ennemi extérieur. Partout elle sut faire honneur au cadre belge qui l’avait instruite.

Contrairement aux appréhensions de certains, qui étaient encore traumatisés par le fiasco de l’indépendance congolaise, la Garde nationale resta parfaitement disciplinée vis-à-vis de ses cadres européens et le lieutenant-colonel Vanderstraeten conserva son commandement durant un an encore après l’indépendance. Nous avions, en effet, adopté la seule manière efficace d’assurer la continuité d’un commandement convenable des unités. Tant qu’il n’y avait pas de candidat rwandais apte à exercer son rôle de chef, c’est l’officier ou le sous-officier belge qui continuait à l’assumer. Ce n’est que par la suite que le cadre belge adopta le rôle de conseiller aux termes d’un accord d’assistance militaire. Mais pendant toute cette période de transition, que j’appellerais la période de passation des pouvoirs militaires, des officiers et des sous-officiers ont donc effectivement servi dans les rangs d’une armée étrangère dont ils portaient la tenue et les insignes. Était-ce légal? Sans doute pas, mais aucune autorité belge ne le fit remarquer et tout cela s’est fait dans un climat de confiance réciproque. Quel dommage que nous n’ayons pas pu faire la même chose lors de l’indépendance congolaise. Que de morts et de misères eussent pu être évitées!

Pour mieux se rendre compte des précieux services rendus au pays par la jeune Garde nationale, il suffit de se rappeler les incidents majeurs qui se produisirent avant l’indépendance et durant les années qui la suivirent.

J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur le terrorisme exercé par les «Inyenzi» ou «Cancrelats» appelés ainsi parce que ces insectes répugnants, bien connus des coloniaux, se glissent la nuit dans les habitations et s’y multiplient avec une étonnante facilité. Effectivement les Tutsi émigrés, surtout ceux qui avaient trouvé refuge en Uganda, ouvrirent les hostilités en imitant les cancrelats et en s’introduisant la nuit dans le pays, à bord d’un ou plusieurs véhicules. Leur tactique consistait à tuer ceux qu’ils rencontraient à proximité de leur route, peu importe qui et à se mettre à l’abri au-delà de la frontière, dès le jour venu. Ils en étaient encore à s’imaginer qu’ils pourraient se rendre maîtres de la situation en s’imposant par la peur, comme ils l’avaient toujours fait dans le passé. Ils ne réalisaient pas que leur ordre social ancien était totalement dépassé. À présent, ils avaient affaire de plus en plus à une force armée nationale qu’il était impossible d’intimider et qui était secondée par la masse du peuple, laquelle lui servait volontiers à la fois d’agent de renseignement et de premier rempart.

Plus tard, après l’indépendance, ils essayèrent de renverser le régime républicain en organisant des attaques simultanées sur plusieurs fronts.

Déjà en mai 1962, une bande était venue de l’Uganda par le Mutara. Elle prit la fuite devant un peloton de la Garde nationale, non sans tuer quelques inoffensifs agriculteurs.

En juillet, la situation devint plus grave. Un groupe plus important franchit la frontière dans la région des volcans et attaqua le poste de Ruhengeri. La Garde le repoussa avec pertes. Une autre attaque eut lieu peu après par Nyagatare. On avait l’impression qu’il s’agissait de l’exécution d’un plan d’ensemble fort mal coordonné. Là aussi, les envahisseurs durent renoncer à leurs projets.

Plus tard, les Inyenzi s’organisèrent mieux et furent mieux armés. Plusieurs attaques eurent lieu de 1963 à 1966, dont l’une ou l’autre connut des succès initiaux, mais chaque fois la Garde nationale obligea l’adversaire à se replier avec pertes.

Ainsi donc l’armée nationale rwandaise, malgré la pauvreté de ses moyens, mais grâce à sa discipline, sa bonne instruction et son courage réussit-elle à écarter le danger qui menaçait la  jeune république. Elle avait bien mérité de la Patrie.

Après les élections communales

 Du fait que les Hutu étaient les maîtres à présent dans 211 communes sur 229, le pays était dans la vie de la démocratisation. Il importait donc d’achever l’œuvre entreprise à la base par la formation d’un gouvernement représentatif. Le décret intérimaire avait d’ailleurs prévu qu’un gouvernement provisoire pouvait être formé comme suite à des élections indirectes d’un Conseil du Pays.

Après tant d’années d’une administration indirecte mitigée au cours de laquelle l’autorité réelle fut de plus en plus assumée par la Tutelle, On allait assister au retour à une vraie administration indirecte, confiée à des autorités élues, en préparation à l’accession du pays à l’indépendance.

On en était donc déjà au stade de l’autonomie interne, ce qui devait réduire notablement le rôle des agents de la Tutelle. Une question restait cependant ouverte. Qui serait le chef du pays? Pour les Hutu cela ne faisait pas de doute, ce serait le président élu d’une république.

Mais à Bruxelles on pensait autrement. C’était une époque sombre pour la diplomatie belge. L’indépendance ratée du Congo avait mis la Belgique au banc des suspects et l’ONU ne l’épargnait pas. Nos trois ministres du Congo et du Ruanda-Urundi, siégeant en un conseil de cabinet tenu le 19 août 1960, préconisèrent des mesures destinées, sans nul doute, à amadouer l’ONU, mais totalement dénuées de réalisme et d’esprit de suite. Désireux de ménager le mwami et les Tutsi, le gouvernement belge renonça à poursuivre l’application du décret intérimaire et s’opposa à l’organisation d’élections législatives  pouvant conduire à un gouvernement hutu homogène. Il chercha au contraire un accord avec le mwami ainsi qu’une formule de compromis qui assurerait aux Tutsi une représentation suffisante dans le conseil du pays. II proposa à l’ONU d’envoyer des observateurs au Ruanda et même un contingent de casques bleus pour y assurer le maintien de l’ordre.

Bruxelles et Kigali étaient donc loin de mener des politiques concordantes. À Kigali, notre ligne de conduite n’avait jamais varié depuis novembre 1959. Nous étions convaincus que le pouvoir devait revenir aux partis qui représentaient la vaste majorité de la population. Les Hutu n’étaient pas naturellement vindicatifs et jamais ils n’ont tenu les propos racistes de l’UNAR. Celle-ci par contre, avait suffisamment dévoilé ses véritables intentions qui étaient de continuer à imposer l’autorité d’une minorité raciale en recourant à l’intimidation et au meurtre.

Quand je me rappelle mon état d’esprit de l’époque, je trouve qu’il était surtout fait de déception devant l’incompréhension de nos autorités politiques. Elles continuaient à vouloir décider en lieu et place des Ruandais. Elles s’imaginaient qu’elles pourraient imposer des formules de compromis et ne se rendaient pas compte qu’en ce faisant elles s’attiraient la méfiance des Hutu aussi bien que des Tutsi.

Dans une lettre privée, je m’en ouvris au ministre De Schryver. Je lui affirmai qu’au Ruanda les jeux étaient faits et que le pays évoluait inéluctablement vers un régime républicain. Je lui certifiai que le pays était maintenant entre les mains des bourgmestres hutu, et que ceux-ci avaient prouvé qu’ils étaient capables d’assumer leurs charges. Je conclus que la Belgique n’avait plus le choix et qu’elle devait autoriser le déroulement d’élections comme prévu par le décret de décembre 1959.

Quant au mwami, il montra une fois de plus ses véritables sentiments en quittant le pays au beau milieu des élections communales pour se rendre aux fêtes de l’indépendance congolaise et ne plus en revenir.

Il avait définitivement rompu avec le gouvernement belge et ne comptait plus que sur l’intervention de l’ONU. Il se rendit d’ailleurs à New York pour y faire entendre sa voix à son tour.

Un remaniement ministériel belge vint heureusement me sortir de mon inquiétude. Les trois ministres du Congo belge et du Ruanda-Urundi furent remplacés le 2 septembre 1960, par un seul ministre des Affaires africaines, le comte d’Aspremont-Lynden. Celui-ci se rendit rapidement compte de ce que l’objectif du mwami et de l’UNAR était d’obtenir la mise à l’écart de la Tutelle belge et la reprise de ses pouvoirs par l’ONU directement. Il vint à Kigali et je crois bien que notre longue conversation, le soir où il logea chez moi, le convainquit. C’était un homme qui n’hésitait pas devant ses responsabilités. En rentrant à Usumbura, il fit connaître ses décisions qui se résumaient en deux points: des élections législatives auraient lieu en janvier 1961, d’une part, et une assemblée et un gouvernement provisoire seraient immédiatement mis en place. Le mwami ayant pris le parti de quitter le pays, il en resterait éloigné jusqu’à ce que les élections législatives aient décidé de son sort. Nous sortions enfin de plusieurs semaines d’incertitude et d’attente inquiète et pûmes repasser à l’action.

On appliqua donc, tout au moins dans son esprit, les dispositions du décret intérimaire. D’après ce décret, le Conseil provisoire du pays devait être élu par le corps des bourgmestres et des conseillers communaux. En réalité, il n’y eut pas d’élections au deuxième degré.

La raison en était que des élections législatives devaient avoir lieu moins de trois mois plus tard. Il ne s’agissait donc que de mettre en place un conseil dont l’existence se limiterait à quelques semaines.

Ce fut sur mes propositions, faites en accord avec les partis sortis vainqueurs des élections communales, que le Conseil provisoire du pays fut créé le 18 octobre 1960. Il comprenait 48 membres: 31 du PARMEHUTU, 9 du RADER, 7 de l’APROSOMA et un de l’Aredetwa, un petit parti d’intérêt local censé représenter les parias batwa. L’UNAR, quant à elle, n’y compta aucun membre, puisque ce parti s’était littéralement suicidé en refusant de participer aux élections.

Le mwami, bien entendu, protesta par des télégrammes qu’il adressa au roi Baudouin ainsi qu’au secrétaire général de l’ONU. Il y demandait que le Conseil provisoire du pays ne soit pas reconnu, attendu qu’il avait été imposé par la force des armes colonialistes.

C’était toujours les mêmes mensonges qui malheureusement trouvaient à l’ONU, et même chez certains en Belgique, des oreilles complaisantes. Une session solennelle du nouveau Conseil provisoire du pays fut tenue le 26 octobre 1960, à Kigali, en présence du Résident général, Jean-Paul Harroy, qui prononça un long discours d’ouverture. Le conseil élut alors son président et j’eus le plaisir de voir les votes se porter sur mon ami Joseph Gîtera, le tribun de la première heure.

II prononça à cette occasion un discours émouvant de reconnaissance envers la Belgique et de foi dans l’avenir d’un Ruanda où la paix et la concorde régneraient entre toutes les races. C’était un langage de raison et aussi un message d’amour. Cela nous changeait du ton accusateur et haineux que nous avions entendu dans la bouche des leaders de l’UNAR qui était le seul ton que l’ONU comprenait.

À la suggestion du commandant Léon de Paeuw, le commandant de l’école d’officiers, ce furent les sept premiers élèves de l’école qui, en grande tenue et gants blancs, s’acquittèrent du service d’accueil. Ils firent grande impression sur l’assistance.

Personne ne souleva la question de savoir qui était le chef du pays. Juridiquement, c’était bien entendu toujours le mwami absent, mais tout le monde était convaincu que les élections prévues pour janvier 1961 en décideraient autrement. Pratiquement, on agissait comme si la république était déjà instaurée.

On passa ensuite à la constitution d’un gouvernement provisoire. Grégoire Kayibanda fut désigné sous les applaudissements comme Premier ministre et dix ministres furent nommés dont deux Belges, celui des Affaires sociales et celui des Affaires économiques, respectivement M. Bovy et M. De Man. Les autres ministres furent tous secondés par des secrétaires d’État belges. Bien entendu, la Défense et les Relations extérieures furent encore réservées à la Tutelle.

Tout cela se fit dans une ambiance de bonne entente et de joie. Personnellement, je voyais dans cette cérémonie l’aboutissement heureux d’une politique de soutien à la masse du peuple. J’appréciais particulièrement la confiance qui régnait entre Rwandais et Belges, laquelle se concrétisait par la nomination de deux ministres et de huit secrétaires d’État belges dans le premier gouvernement que le Rwanda devait connaître. C’était la preuve évidente que nous agissions dans le bon sens, celui qui menait à la démocratie voulue par le gouvernement belge. Sans doute notre action menait-elle aussi le Rwanda vers l’adoption d’un régime républicain. Mais c’était à mon sens, la seule solution possible au problème posé par l’attitude qu’adoptaient le mwami et son parti, l’UNAR. Je ne comprenais pas qu’en Belgique certains estimaient que la royauté rwandaise devait être sauvegardée. C’était peut-être compréhensible de la part de concitoyens d’un pays dont le bonheur était précisément d’avoir un roi. Ce qu’ils ne voyaient pas, c’est que si en Belgique le roi est un trait d’union irremplaçable entre les communautés, au Rwanda par contre il était simplement le partisan inconditionnel d’une petite minorité de privilégiés.

Devant le bâtiment du cercle des évolués où nous étions rassemblés, des dizaines de milliers de Rwandais attendaient patiemment de pouvoir acclamer les nouveaux élus. Une fête joyeuse se préparait et l’honneur m’échut de prendre la parole pour clôturer cette réunion historique.

À l’époque, je n’écrivais jamais rien de ce que j’allais dire. Je me contentais de noter les idées maîtresses que je voulais développer. Si la simple lecture d’un discours peut éviter des erreurs et des oublis à l’orateur, il en résulte cependant parfois une impression de froideur, un manque de contact réel entre celui qui parle et ceux qui l’écoutent. Parler, en regardant tous ces visages attentifs et en enregistrant leurs réactions sur le vif, était pour moi un stimulant nécessaire, une source d’inspiration qui m’étonnait parfois moi-même. Il est vrai que dans cette atmosphère de joie et de fraternité j’étais profondément ému. Puisque nous avions gagné la partie, n’était-ce pas le moment de se montrer charitable? N’était-ce pas un moment opportun de rappeler à chacun qu’il existait deux autres races qui avaient droit à la vie? Dans un pays profondément chrétien, après ce triomphe de la justice, je pris pour thème l’amour, l’amour qui doit unir tous les hommes de bonne volonté, l’amour qu’ils doivent à la patrie qui les abrite et les protège.

Aussi ai-je été bien étonné, des années plus tard, d’apprendre que ce discours avait été enregistré. C’était un discours idéaliste certes, mais profondément sincère. Je le reproduis ci-dessous pour montrer à quel point j’aimais ce peuple, à qui je parlais comme un père parle à ses enfants.

Monsieur le Président du Conseil,

Messieurs les Conseillers,

Monsieur le Premier Ministre,

Messieurs les Ministres et Secrétaires d’État,

 Après Monsieur le Résident Général, après le Chef du Gouvernement, c’est un honneur pour moi de pouvoir vous adresser quelques mots.

Un travail considérable et capital pour l’avenir du pays vous attend. Vos tâches seront précisées et réparties au cours des séances ultérieures. C’est le moment de s’arrêter un instant et de méditer avant de se lancer dans l’action.

Nous devons, chacun d’entre nous, nous poser la question: Quels seront les principes qui conduiront ma pensée, mes paroles et m’aideront dans toutes les opinions que je serai amené à exprimer?

Quel sera, en d’autres termes, la phrase qui m’éclairera et fera que je ne m’égare pas et n’égare pas ma patrie?

Je vous propose la devise suivante que vous connaissez bien: « Aime ton prochain comme toi-même et ta patrie plus que toi-même. »

Vous avez choisi la démocratie. Voyez ce que cette notion devient lorsqu’elle est éclairée par cette devise. La démocratie recherche le bien de tous, en respectant la volonté exprimée par le plus grand nombre. Périodiquement, elle remet les destinées de la nation entre les mains du peuple, par de nouvelles élections.

Mais elle ne serait pas une démocratie si elle ne se souciait également de respecter les droits des minorités et si elle ne cherchait pas à assurer le bonheur de tous, sans exception.

Avec une telle devise, il ne peut se concevoir qu’une race en opprime une autre. Notre beau Ruanda ne pourra être sauvé que dans la coopération et les respects réciproque de toutes les races: hutu, tutsi, twa, européenne et toutes les autres.

 Chacun, en appliquant la devise, devra faire un effort pour que disparaissent les complexes possibles, les froissements et les malentendus.

Cette devise ne se conçoit pas non plus sans une justice sereine et impartiale. Chaque citoyen, quels que soient sa race et son parti, doit se sentir protégé par les responsables de l’ordre public et assuré d’être entendu ou jugé d’une manière impartiale. Un pays dont la justice perd cette qualité fondamentale se prépare les pires désordres et creuse sa propre tombe.

 C’est en vertu de cette même devise que votre colère sera juste contre ceux qui veulent créer le désordre et replonger le pays dans les violences.

La justice et l’amour n’excluent pas la fermeté. Vous êtes dès aujourd’hui les soutiens, les colonnes de l’édifice qui s’appelle le Ruanda. À ce titre, la faiblesse dans la répression des désordres serait aussi coupable que l’action partisane elle-même.

 Messieurs les Conseillers,

En cet instant solennel de l’histoire du Ruanda, sous le regard de Dieu et face aux graves responsabilités qui vous attendent, je vous propose d’adopter cette devise pour votre assemblée: « Aime ton prochain comme toi-même et ta patrie plus que toi-même ». Vous y puiserez la force et le courage de faire votre devoir, vous y trouverez la paix de votre cœur et de votre âme et aussi le bonheur qui est promis aux hommes de bonne volonté.

Bien entendu, la réaction ne se fit pas attendre. L’UNAR extérieure, avec le mwami Kigeri ouvertement en tête cette fois, assiégeait littéralement l’ONU de pétitions. Selon elle, les élections avaient été imposées par la force des armes. Elles devaient être annulées. Toutes les mesures subséquentes n’avaient aucune valeur légale. Les troupes belges devaient être remplacées par des casques bleus. Une amnistie générale devait permettre aux réfugiés de rentrer au pays et d’être indemnisés des pertes qu’ils avaient subies. Le mwami devait revenir et reprendre son rôle de roi constitutionnel. Des élections réellement démocratiques, et chacun savait quel régime de terreur et d’oppression cela supposerait, devaient être organisées directement par l’ONU, etc… Le RADER, aigri par sa faible prestation aux élections communales, faisait chorus avec l’UNAR.

Nous, c’est-à-dire les partis vainqueurs et la Tutelle, nous continuâmes à consolider les résultats acquis, dans l’euphorie. Des administrateurs territoriaux adjoints rwandais furent nommés dans chaque territoire, de manière à compléter plus tard le régime d’autonomie interne.

Un colloque fut organisé à Kisenyi du 7 au 14 décembre. II mettait en présence des membres du gouvernement provisoire et des délégués des quatre partis nationaux, l’UNAR ayant cette fois accepté d’y participer.

 Plusieurs mesures y furent adoptées concernant la forme du futur parlement, le rôle et les attributions du chef de l’État, et la manière dont les élections législatives seraient organisées. En général, les partis furent d’accord, chacun bien entendu dans sa propre optique des choses, sauf sur la date des élections. Les Hutu demandaient qu’elles n’aient pas lieu plus tard que le 15 janvier 1961. L’UNAR et le RADER, par contre, demandèrent qu’elles soient retardées jusqu’au moment où le pays serait entièrement pacifié.

Du coup, la balle était dans le camp du gouvernement belge. Les Hutu attendirent, avec une impatience croissante, qu’il tienne sa promesse. Les Tutsi, par contre, étaient persuadés que leurs appels à l’ONU seraient entendus.

Effectivement, ils eurent raison et ce fut le coup de théâtre de la résolution 1579 du 20 décembre 1960 de l’Assemblée générale de l’ONU que j’examinerai plus loin. Mais avant la fin de l’année, le 31 décembre précisément, eut lieu un incident sanglant qui n’avait rien à voir avec la politique ruandaise. Il eut Bukavu comme théâtre.

Bukavu est reliée à Usumbura par deux routes, l’ancienne et la nouvelle. L’ancienne, dite route des Allemands, est restée une route de terre, avec ses bosses et ses fosses, souvent mortelles pour les suspensions mécaniques. À la saison des pluies, on y restait parfois embourbé et, comme par hasard, des indigènes s’y trouvaient à point nommé pour dégager le véhicule, contre rémunération évidemment. Elle a cependant l’avantage d’éviter le territoire congolais et relie directement le Rwanda à l’Urundi.

La nouvelle route est asphaltée, mais son tracé franchit d’abord une quarantaine de kilomètres en territoire rwandais, jusqu’au pont de Bugarama sur la Ruzizi, ensuite le territoire congolais jusqu’à Uvira sur le lac Tanganyika et finalement le territoire urundais vers Usumbura.

Bukavu, chef-lieu de province, est la perle du Kivu. Assise au bord du lac Kivu, le seul à ne pas compter de crocodiles dans ses eaux, elle jouit d’un climat privilégié dû à l’altitude. Les citadins d’Usumbura venaient volontiers se rafraîchir à Bukavu, située à sept cents mètres plus haut.

Bukavu est séparée du territoire rwandais par la rivière Ruzizi, laquelle relie, en un courant qui prend souvent l’allure d’un rapide, le lac Kivu au lac Tanganyika. Pour pénétrer dans la ville, il faut franchir un grand pont jeté sur la Ruzizi, à deux cents mètres en aval de la centrale qui fournit l’électricité à la ville. Pour les transports aériens, Bukavu dépend de la plaine, encore assez rudimentaire en 1960, située à quelques kilomètres, à Kamembe, dans le territoire de Shangugu, au Rwanda.

De 1960 à 1965, Bukavu m’a posé plus d’un problème. Déjà en septembre 1960, les relations entre le Kivu et le Rwanda étaient difficiles du fait de la méfiance des Congolais. Le passage au pont sur le Ruzizi était ouvert ou fermé selon l’humeur des soldats congolais qui le gardaient. Il était souvent plus facile de pénétrer dans la ville par le lac que d’obtenir un geste de bonne volonté des gardiens. Les écoliers rwandais, qui devaient se rendre dans l’une des écoles de Bukavu, en étaient souvent les victimes parmi d’autres. En conséquence, je résolus de prendre contact avec le gouvernement provincial du Kivu à ce sujet. L’affaire prit un certain temps, car il fallait agir par l’intermédiaire du détachement de l’ONU qui se trouvait être composé de soldats indonésiens.

Au jour dit, une jeep de l’ONU escortée par deux motocyclistes m’attendait au pont. Je n’ai eu que très peu de contacts avec les unités que l’ONU a envoyées au Congo. Ils se sont limités aux localités de Bukavu et de Goma. Plus tard, en 1963, lorsque j’eus quitté le Rwanda pour le Congo, les détachements onusiens avaient déjà quitté le pays. D’autres que moi sont sans doute mieux en mesure d’apprécier le rôle joué par ces unités étrangères et ignorantes des réalités locales. Ce que je sais, parce que j’en ai vu les conséquences, c’est que partout ou presque partout où elles ont tenu leurs quartiers elles se sont livrées au pillage. L’exemple le plus frappant en a été donné à la base aérienne de Kamina, où tout ce qui pouvait être emporté, meubles, vaisselle, équipement électrique, tuyauteries, bains, WC, etc… avaient disparu. Les derniers occupants de Kamina avaient été, paraît-il, des Suédois!

Quoi qu’il en soit, mon escorte se montra impeccable. Peut-être était-ce dû au fait que j’étais en tenue. J’ai d’ailleurs pu constater par la suite que, dans les situations délicates que j’ai connues, ma tenue me protégeait mieux que des vêtements civils. Nous traversâmes rapidement la ville qui me semblait sale et triste, malgré le ciel bleu et le soleil éclatant. Au palais du gouvernement provincial, je fus reçu par l’équipe complète du président Miruho et de ses ministres. Devant cette dizaine de visages fermés, j’exposai la raison de ma visite. L’atmosphère était chargée d’hostilité. Quand j’eus terminé, le silence dura un moment et puis, presque tous ensemble, ils ripostèrent avec véhémence. De ce qu’ils me disaient résultait qu’ils estimaient indispensable de continuer la garde à la frontière,

car il fallait empêcher que d’autres Européens ne quittent le pays. De fait, après l’indépendance congolaise, le Rwanda avait recueilli ou vu passer de nombreux réfugiés qui avaient réussi à forcer la frontière, soit à Bukavu soit à Goma. A Goma, cet exode donna d’ailleurs lieu à un incident sanglant entre les commandos stationnés à Kisenyi et la garnison de ce poste.

Ils me demandèrent pourquoi nous les Belges, nous avions abandonné la population congolaise. Pourquoi avions-nous fui lâchement, en emportant dans plus d’un cas l’argent des caisses dont nous étions les gestionnaires publics?

Que fallait-il leur répondre? Que la peur était justifiée par les violences qui avaient été commises ailleurs dans le pays? Que retenir les Européens par la contrainte ne faisait qu’accentuer leur sentiment d’insécurité et, finalement, que le Rwanda n’avait rien à voir avec ce qui se passait au Congo?

Que ma visite n’avait d’autre but que de renouer des relations de bon voisinage entre les deux pays. Peu à peu les visages se détendirent et nous en arrivâmes finalement à un accord sur la libre circulation à la frontière, tout au moins pour les écoliers.

Je les quittai presque cordialement et me retrouvai, le soir tombant, chez mon subordonné et ami Jean Kirsch, administrateur du territoire de Shangugu, où m’attendait ma femme.

Compte tenu de l’heure tardive, je décidai de rejoindre Usumbura par la route asphaltée, beaucoup plus rapide que l’ancienne.

Cela nous valut une dernière émotion. Sur le territoire du Rwanda tout était calme et paisible. Mais au pont de Bugarama, à la frontière entre le Rwanda et le Congo, un obstacle barrait la route. À ma sortie de voiture, le garde-barrière, visiblement un ancien soldat, me mit en joue sans dire un mot. Pris d’une inspiration, je lui dis en lingala, la langue de la Force publique: «Tia bondoki na nse» (pose le fusil à terre). Il hésita un instant, puis, par la force de l’habitude sans doute, il obéit. Mais il se ressaisit et m’ordonna: «Talisa mukanda na yo» (montre-moi ton papier). Avec beaucoup de sérieux, je lui montrai un papier quelconque muni d’un cachet: «Ajali malamu» (c’est bon) dit-il après avoir tenu mon papier à l’envers dans la lumière des phares, et il leva la barrière. Une fois encore, ma tenue militaire m’avait été utile.

Plus tard, en 1964, lors des rebellions contre le pouvoir central, Bukavu fut la seule ville du Nord-Est que les Simba (lions) ou autres mulélistes révolutionnaires ne parvinrent jamais à conquérir.

Comme je l’ai dit ailleurs, j’avais quitté le Rwanda en 1963 et me trouvais à la tête de la mission technique d’assistance militaire au Congo. Tant qu’il n’y eut pas de troubles, cette mission répondit bien à son nom. Il s’agissait d’étoffer les états-majors, les services et les écoles à l’aide d’officiers et de sous-officiers belges volontaires. On en recrute une centaine, la plupart des anciens de la Force publique.

Mais lorsque les révoltes éclatèrent dans diverses régions, le problème prit une toute autre tournure. Les maigres cadres belges ne suffisaient pas à la tâche de rendre les unités congalaises réellement opérationnelles.

Le général Mobutu décida alors de recruter des mercenaires étrangers, le plus souvent des Sud-Africains et des Rhodésiens. Plus tard on recruta des Français, des Belges et même des Allemands, le tout sous les ordres d’un soldat de fortune, le colonel sud-africain Mike Hoare. Ce ne fut pas une mince affaire que d’obtenir l’équipement, l’armement et le charroi pour ces nouvelles unités qui se formaient à la base de Kamina. Finalement, après plusieurs réunions tenues à Kinshasa et à Bruxelles, et grâce au prestige de M. Paul Henri Spaak, notre ministre des Affaires étrangères, la Belgique prit sur elle de fournir l’équipement et l’armement, tandis que les États-Unis apportaient les véhicules.

Vint alors l’heureuse lune de miel entre Mobutu et Moïse Tshombé, quand celui-ci devint Premier ministre d’un gouvernement central qu’il avait si âprement combattu auparavant.

Du coup, les anciennes unités katangaises, fidèles à Tshombé, lesquelles s’étaient repliées sur l’Angola, revinrent au pays et furent mises à la disposition de Mobutu. Des colonnes furent formées, composées de mercenaires et de soldats noirs, pour la reconquête des régions insoumises et la libération des Européens qui y étaient souvent maintenus en otages.

Une équipe d’officiers et de sous-officiers belges fut jointe à chacune de ces colonnes et portait le nom discret d’équipe logistique. Comme le nom l’indique, ces équipes étaient chargées de veiller à ce que ces colonnes reçoivent à temps les moyens matériels nécessaires.

En réalité, dans la plupart des cas, le chef de l’équipe logistique devint en fait le chef de la colonne, le lien indispensable entre les mercenaires et les Congolais, ne fût-ce que par la langue. Cette évolution de la notion d’assistance technique vers celle d’un commandement effectif trouva sa plus nette expression lorsque fut formée la colonne aux ordres de mon camarade, le colonel BEM Vandewalle. Cette colonne, formée de mercenaires sud-africains et d’anciennes unités katangaises, entreprit en 1964, un raid impressionnant, de plusieurs centaines de kilomètres, de Kamina à Kisangani (Stanleyville), afin d’y libérer les otages européens détenus par les rebelles.

Mais revenons à Bukavu. En 1964, la ville était assiégée et tenait grâce au courage tranquille du colonel Mulamba. J’ai aidé à sa défense en y envoyant quelques officiers et sous-officiers belges (le major Diericks et le lieutenant parachutiste Bebronne notamment). Je me souviens d’un atterrissage nocturne, plutôt aventuré, sur la petite plaine faiblement banalisée de Kamembe. J’y amenais des munitions, des vivres et  surtout deux lourdes autos blindées, des Ferret dans un C.130 américain. Grâce à ces engins, la défense de Bukavu se trouva notablement renforcée.

Lorsque je venais à Bukavu, j’acceptais volontiers l’hospitalité que m’offraient le vice-consul de Belgique et sa charmante épouse dont j’admirais le courage.

Je me souviens que le jour où j’ai apporté les Ferret aux défenseurs de la ville, un combat sanglant avait tourné au désastre pour les attaquants, qui avaient cependant pénétré jusqu’au centre de la ville. Le colonel Mulamba, souriant, me montra devant son poste de commandement une vingtaine de voitures prises aux rebelles. Parmi elles, se trouvait une ancienne voiture à moi. Mais, il y avait aussi une toute nouvelle Mercédès dont le compteur ne dépassait pas les trois mille kilomètres. C’était la voiture du chef des rebelles, le fameux « colonel » Olenga. Je lui demandai si je pouvais l’utiliser pendant mon séjour à Bukavu. D’accord, dit-il, mais ensuite je dois l’envoyer à Kinshasa, car je l’ai promise au général Mobutu. C’est dans cette splendide voiture que j’ai fait le tour des postes de défense de la ville et que, au Rwanda, j’ai rendu visite à la compagnie rwandaise qui défendait le pont de Bugarama. Ainsi, j’ai pu constater que la Garde nationale rwandaise était par la force des choses l’alliée de l’Armée nationale congolaise.

À Bukavu, je rencontrais aussi le colonel américain Dodds. Je n’ai jamais su à quel service il appartenait exactement, mais il avait certainement mené une carrière peu ordinaire. Il avait notamment servi en Grèce, en qualité de conseiller, peu après la guerre, dans la lutte contre les communistes. Il me semblait aussi avoir une conception assez personnelle de son rôle de conseiller!

Il disposait d’un bimoteur Cessna et commandait les pilotes cubains, anticastristes, dont les petits avions T 28 harcelaient les Simba. Il faisait lui-même des vols de reconnaissance dans son Cessna et, un matin, je l’accompagnai. Je sais où ils sont, dit-il, nous allons les surprendre. En fait, la surprise fut pour nous! Les Simba nous attendaient le long d’une vallée et nous défilâmes à basse altitude et à courte distance devant une rangée de fusils mitrailleurs crachant le feu. Je n’ai jamais compris comment nous, n’avons pas été atteints, mais je me rappelle bien l’impression désagréable que cela me fit de défiler, assis confortablement, devant des armes dont on entendait nettement les rafales. J’avais la sensation de pouvoir les toucher de la main! Je crois que ce qui nous a sauvés c’est précisément que nous étions si près d’elles.

Mais pour en revenir à l’époque qui nous occupe, Bukavu nous a valu des émotions plus fortes, le jour de la Saint-Sylvestre de l’année 1960. Dominé par Kashamura, le Kivu devenait de plus en plus hostile au gouvernement central congolais. Des tractations eurent lieu entre Kinshasa, Bruxelles et Usumbura, comme suite à la demande du colonel Mobutu de faire transiter un détachement de parachutistes congolais, par air via la plaine d’Usumbura, avec la mission d’attaquer Bukavu en passant par le Rwanda.

Finalement l’accord fut donné par Bruxelles et les paras congolais furent transportés jusque près de la frontière, suivis à quelque distance par un peloton de paras belges, chargé de les recueillir en cas d’échec. Nous pensions que l’opération allait réussir du fait des divisions qui régnaient dans la ville. Comme cela se passait au Rwanda, j’y assistais en compagnie du colonel Laurent, commandant le régiment para belge, de Jean Kirsch, de l’agronome Renaud, de l’adjudant Florquin, chef du peloton de la Garde nationale rwandaise et du candidat administrateur territorial rwandais. Le commandant Tulpin, qui avait dans ses attributions la surveillance de la frontière, se joignit à nous également.

Très tôt, nous étions sur la route asphaltée, à un kilomètre du pont sur la Ruzizi. Les paras noirs, revêtus de leur smoke de campagne, nous dépassèrent lentement, de part et d’autre de la route. Nous étions persuadés qu’il s’agissait d’une simple promenade militaire et que la ville serait enlevée en un rien de temps.

Brusquement des coups de feu éclatèrent. Au début, il ne s’agissait que de tirs sporadiques, mais bientôt la fusillade devint générale. On distinguait nettement les rafales des armés automatiques. Dans la vallée où nous nous trouvions, il était difficile d’apprécier leur origine, mais ce fait aurait dû nous inciter à plus de prudence. Toujours est-il que nous venions de tourner le dernier coude de la route qui nous cachait le pont lorsque nous fûmes pris sous le feu de la défense. Avec un bel ensemble, nous nous précipitâmes à terre. Il n’y avait pas de fossé à cet endroit, rien qu’un bas-côté en pente légère. Seule la tablette d’asphalte, haute d’une quinzaine de centimètres, offrait, une protection toute relative. Le premier qui fut atteint fut Renaud. Il poussa un cri, un seul, et ne répondit plus à nos appels. Puis ce fut le tour de l’assistant rwandais. Personne ne se rendait compte qu’ils étaient morts, tant nous restions collés au sol, la face contre la terre froide.

J’étais allongé entre Jean Kirsch à ma gauche et le colonel Laurent à ma droite. Une rafale coupa une touffe d’herbes au-dessus de la tête de Laurent. Charles, lui dis-je, enlève au moins ton béret rouge. Ils le voient certainement! — Je veux bien, dit-il, mais ils verront mon crâne encore mieux. J’avais oublié qu’il était complètement chauve!

Soudain, Kirsch fit un bond de lapin. Il était assez rond et une balle lui avait labouré la fesse droite. Il ne faisait pas de doute que nous étions spécialement visés. Selon l’expression connue, le feu était précis et nourri. Je pouvais distinguer à loisir le « clac » d’une balle perçant le mur du son du «boum» du coup de départ. Ça va? demandai-je à Jean. — Ça va, dit-il, c’est comme si j’avais reçu un coup de matraque! Maintenant je ne sens plus rien. — Veux-tu une cigarette? — Oui, ça me ferait plaisir. Et de me livrer aux contorsions nécessaires pour extirper de mes poches cigarettes et briquet, tout en me découvrant le moins possible. Je crois que jamais une cigarette ne nous a semblé meilleure qu’en cette froide et mortelle matinée. Quelques instants plus tard, une balle transperçait la jambe du commandant Tulpin.

Visiblement, l’attaque avait échoué. Les paras refluaient par petits groupes et nous rampaient sur le corps. Beaucoup étaient blessés. On n’a jamais su combien sont restés sur le terrain, morts ou achevés par les défenseurs triomphants.

Nous étions là depuis plus de trois heures, collés contre la terre froide, lorsque le secours nous vint sous la forme d’un peloton de paras belges en jeeps. Dès qu’ils débouchèrent du coude de la route, ils se mirent à tirer de tous les feux de leurs mitrailleuses doubles et à lancer des grenades fumigènes pour nous couvrir. Derrière eux, une voiture civile venait en marche arrière. C’était chacun pour soi! Je décidai de la rejoindre. Il y avait une cinquantaine de mètres à parcourir. Je me mis à courir, mais au bout d’une vingtaine de mètres j’avais les membres ankylosés et le souffle coupé. Je terminai cette courte distance au pas, dans un tintamarre étourdissant et me jetai la tête la première dans la voiture. À ce moment, une rafale fit voler en éclats la vitre arrière. Le conducteur était un de ces jeunes colons qui s’étaient portés volontaires pour seconder les forces de l’ordre. Il était accroupi sous son volant et eut quelque peine à démarrer. Cent mètres plus loin nous étions derrière un coude de la route et à l’abri des balles. L’affaire était ratée et Bukavu devait attendre pour connaître des jours meilleurs. Mais notre imprudence avait malheureusement coûté la vie à deux d’entre nous.