La Politique Du Pouvoir Tutélaire Au Rwanda De 1960
1° La création du Conseil Spécial Provisoire
Origine du Conseil spécial
Dans une allocution diffusée sur l’antenne de Radio Bukavu le 19 janvier 1960, Monsieur le Résident Général Jean-Paul Harroy annonçait la création d’un groupe de six conseillers spéciaux habilités à exercer en collège les pouvoirs de l’ancien Conseil supérieur du pays et de l’ancienne Députation permanente. Il précisait que les conseillers devaient en outre assister le Mwami en l’aidant grâce à leur autorité sur le peuple et leur expérience des problèmes du pays. Cette action devait enfin permettre la transition entre le pouvoir autocratique d’hier et le régime démocratique et constitutionnel de demain.
Composition du Conseil spécial
Lorsqu’il s’agit de choisir les membres du Conseil spécial, le Gouvernement se trouva devant une tâche difficile puisqu’il fallait en attendant les prochaines élections, concilier les tendances contradictoires qui animent l’opinion publique ruandaise.
Il fut finalement décidé d’adopter une formule empirique certes mais qui permettait de réunir des personnalités représentatives tant des deux grandes ethnies du pays Hutu et Tutsi que des grandes tendances politiques.
Ultérieurement, le nombre des conseillers spéciaux fut porté à huit pour permettre à chacun des grands partis nationaux de s’y faire représenter par deux membres.
La composition actuelle du Conseil est la suivante : M. Karema (Unar), M. Makuza (Parmehutu), M. Mbonyumutwa (Parmehutu), M. Munyangaju (Aprosoma), M. Ncogozabahizi (Unarl, M. Ndarazo (Rader), M. Nzeyimana (Aprosoma), M. Rwigemera (Rader). Chacun de ces huit membres a voix délibérante. Le Mwami est représenté en permanence au Conseil par son frère, M. Ruzibiza. Il n’y a pas de président et les débats sont animés par le Directeur des débats, M. l’Administrateur Bovy qui n’a pas voix délibérative et se confine dans un rôle de stricte neutralité.
Activité du Conseil spécial provisoire
Nous donnons ci-après un rapide aperçu chronologique de ces travaux.
En février 1960
- — Le Conseil spécial étudia et prépara une Convention qui fut passée peu après entre le pays et le gouvernement pour permettre à l’Inéac de réaliser des travaux d’expérimentation pastorale au Bugesera en vue du développement et de la valorisation de cette importante zone vide du pays.
- — Le Conseil spécial entreprit un voyage parmi les dix territoires du Ruanda afin d’examiner les propositions élaborées par les administrateurs et les chefs en vue de la création des communes lors des élections. Les conseillers, en collaboration avec les autorités locales, mirent ainsi au point la transformation des 544 sous-chefferies actuelles en 229 communes. Ils veillèrent particulièrement à concilier et à conjuguer harmonieusement les impératifs numériques (1.500 à 2.500 contribuables si possible par commune), géographiques (facilité de déplacement des habitants et des autorités), psychologiques (que les habitants aient autant que possible des préoccupations et des affinités communes), budgétaires (que les recettes suffisent à la commune). En certaines circonstances, il fallait par exemple sacrifier un impératif à l’autre, comme ce fut le cas pour les zones peu peuplées du Mutara et du Bugesera où on dut se résoudre à constituer des communes très grandes sinon elles auraient été budgétairement inviables et auraient coûté des frais d’administration disproportionnés eu égard à leur importance.
A l’issue de son voyage et après étude approfondie, le Conseil spécial réalisa un projet unanimement accepté par les autorités locales et conforme aux souhaits de la population.
- — Au cours du même voyage, les conseillers spéciaux s’entretinrent avec les autorités locales de la question foncière. Ici s’impose une mise au point.
Le Conseil spécial n’a pas l’intention de traiter complètement le problème foncier. D’abord, parce que son existence provisoire ne lui en donne pas le temps, ensuite parce que le Conseil spécial estime que les questions d’intérêt général susceptibles d’engager définitivement l’avenir du pays devront autant que possible être traitées par les futures assemblées issues des élections. Néanmoins certaines questions et notamment plusieurs problèmes fonciers sont urgents et exigent des solutions maintenant. On sait par exemple que la question des bisigati (pâture des rejets de sorgho), celle des bikingi (fiefs pastoraux) ou celle du Bukonde (régime foncier des défricheurs de forêt) sont à la base de maints conflits sociaux. Le Conseil spécial a donc l’obligation morale de résoudre au mieux ces problèmes urgents pour ramener la justice et la paix sociale.
C’est pourquoi, en collaboration avec les autorités locales, le Conseil encouragea, sinon provoqua, la création de Commissions foncières destinées à suggérer des solutions équitables et rapides. On verra plus loin que les résultats souhaités sont en vue.
- — De retour à Kigali, le Conseil spécial étudia, en collaboration avec le Mwami Kigeli V, une circulaire qui fut publiée le 28 février sous le no 1-60 et par laquelle le Mwami proclamait la légitimité des quatre premiers grands partis nationaux (Unar, Aprosoma, Rader, Parmehutu) et faisait un appel au calme. Cette importante circulaire se situe dans la ligne de la politique de démocratisation et de constitutionnalité du Mwami.
- — Le Conseil spécial élabora ensuite un projet d’arrêté suspendant provisoirement les droits d’ibisigati (pâtures des rejets de sorgho) et d’ibikingi (concessions pastorales). A l’unanimité, les conseillers marquèrent accord sur un texte qui fut soumis à la signature du Mwami. Le Conseil estimait que, sans trancher définitivement cet important problème, cette suspension de droits était d’urgente nécessité pour ramener la paix, car leur exercice fut à l’origine de maints troubles.
Au cours des mois de mars et avril, les conseillers exprimèrent à diverses reprises le souhait que le Mwami se hâte de signer l’arrêté. Ils en informèrent verbalement le Mwami au cours de la séance du Conseil à laquelle il assista le 5 avril 1960. Ce dernier marqua accord sur le fond du projet mais émit des remarques de détails. Les conseillers, à l’unanimité, estimèrent que ces remarques peu importantes ne justifiaient pas un nouveau délai et insistèrent pour que le Mwami signe car le retard était grave de conséquence et il fallait agir vite pour supprimer les causes de troubles au Ruanda.
Au moment où des huttes flambent et pendant que s’accroît le nombre des réfugiés, on ne pouvait se permettre de discuter sur des détails de vocabulaire.
En mars 1960
- — Le Conseil spécial commença le débat sur le régime foncier de l’ubukonde (droit classique des défricheurs de forêt) pour les territoires de Ruhengeri et Kisenyi.
Comme pour la question des ibisigati, il s’agissait de trouver une solution immédiate à ce problème dont l’acuité avait contribué aux troubles en Territoires de Ruhengeri et de Kisenyi. En outre, le reclassement et le sort de plusieurs milliers de réfugiés Tutsi dépendaient de cette solution.
- — Le Conseil se rendit d’ailleurs, à cette occasion, au Centre de réfugiés de Nyamata où il prit des informations, tant sur la question du Bukonde que sur le problème des réfugiés en général. Le Conseil donna des garanties aux réfugiés qui désiraient s’installer définitivement sur des terres libres du Bugesera et promit de continuer par priorité l’étude du problème du Bukonde.
- — Le Conseil spécial quitta Kigali le 8 mars pour se mettre à la disposition de la Mission de visite des Nations Unies. On sait que des milliers de personnes désiraient se présenter auprès de l’O.N.U. On comprend que la chose était matériellement impossible. A la demande de la Mission de l’O.N.U., dans chaque territoire traversé, les conseillers prirent contact avec le public et ils groupèrent les audiences selon les tendances des interlocuteurs. Nulle part il n’y eut de contestations. Partout, les conseillers réussirent à faire respecter la liberté d’expression et à éviter des conflits parmi les pétitionnaires. Hormis quelques rares exceptions, l’O.N.U. put constater que les pétitionnaires et l’ensemble des interlocuteurs ruandais se rangeaient effectivement dans l’une ou l’autre des idéologies représentées par les quatre grands partis composant le Conseil spécial. Par l’organisation qu’ils réservèrent aux audiences, ils purent augmenter la durée de celles-ci à la grande satisfaction des interlocuteurs.
La mission de visite de l’O.N.U. et les banyarwanda de toutes opinions exprimèrent leur reconnaissance aux conseillers spéciaux qui firent preuve d’une grande probité politique et d’un large esprit de collaboration.
- — A cette occasion, le Conseil élabora également, en collaboration avec le Mwami, la circulaire no 2-60 par laquelle le Mwami adressait un nouvel appel au calme.
10.— Le Conseil spécial participa enfin à l’importante réunion qui rassembla la mission de l’O.N.U., les représentants du Gouvernement, le Mwami et les leaders politiques.
A l’issue de cette réunion, un texte fut signé par tous selon lequel les partis politiques s’engageaient à renoncer à la violence, à la menace, aux faux bruits, etc…
Cette réunion, présidée par l’O.N.U., fut également importante parce qu’elle rassemblait pour la première fois les chefs de partis politiques avec le Mwami, le Conseil et les représentants du Gouvernement. L’O.N.U. y vit un début de franche collaboration.
11.— Le Conseil spécial fut invité par le Gouvernement à proposer des candidatures pour divers services administratifs d’Usumbura. A l’issue de ces stages, ils occuperont d’importantes fonctions. Les huit conseillers spéciaux se mirent d’accord et les candidats suivants des quatre grands partis furent proposés : Babonampoze (Parmehutu), Afrika (Unar), Kalinda (Rader), Mbonabaryi (Parmehutu), Kamuzinzi (Unar).
12.— Les 23 et 24 mars 1960 une nouvelle réunion, présidée par le Résident spécial colonel Logiest, rassemblait les conseillers et les chefs des quatre grands partis politiques, chacun assisté d’un adjoint. Au cours de deux journées d’étude un certain nombre de résolutions furent prises, la plupart à l’unanimité, quant aux mesures immédiates à prendre dans le pays pour ramener le calme. Les mesures suggérées concernaient l’attitude et l’action du Mwami, de l’Administration, de l’Enseignement et de partis politiques. Il fut notamment demandé à l’Administration d’intensifier la répression impartiale des fauteurs de troubles et aux sociétés enseignantes de s’abstenir de faire des écoliers des instruments de propagande politique.
L’assemblée invita les chefs de l’enseignement à licencier le personnel enseignant qui s’obstinerait à faire de la politique à l’école et le service général de l’enseignement fut invité à prendre des mesures énergiques allant jusqu’à supprimer les subsides aux établissements scolaires qui ne se plieraient pas à cette discipline. De leur côté, les leaders politiques s’engagèrent à renforcer la discipline intérieure et à donner à tous leurs adhérents respectifs l’ordre formel de s’abstenir de tout recours à la provocation, à l’intimidation, à la violence. La question la plus discutée fut celle concernant le Mwami, et finalement sept propositions furent adressées au Mwami. Certaines de ces propositions rencontraient l’accord unanime des Conseillers spéciaux et des chefs de partis. Dans ces propositions, les partis et le Conseil spécial proposaient par exemple au Mwami de s’entourer non seulement de secrétaires privés appartenant à un même parti et à une même ethnie (tutsi), mais de secrétaires appartenant à des ethnies et partis différents, car cela devait montrer l’impartialité du Mwami et permettre à tous les banyarwanda d’être reçus chez lui, quel que soit leur parti et quelle que soit leur race. Il était également demandé au Mwami d’organiser son protocole dans le même but, de résider à Kigali, de montrer qu’il ne s’opposait pas aux chefs et sous-chefs intérimaires (car en divers endroits des Tutsi lancèrent ce bruit et menacèrent les autorités intérimaires Hutu, ce qui excita la population Hutu contre les Tutsi en général), de ne pas prendre de décision importante sans consulter le Conseil qui représente le peuple, de ne pas tarder à signer ou à donner ses avis sur les textes préparés par le Conseil, car la situation au Ruanda exige de la rapidité dans les décisions, enfin de régler dès que possible la question du Kalinga et des Biru. Les trois quarts des participants considéraient le Kalinga (tambour-palladium) entouré d’un culte païen et fétichiste, comme un emblème immoral, symbole de l’impérialisme tutsi, du fait qu’il est orné des attributs mâles des anciens chefs hutu tués par les Bami Tutsi. Ils réclamaient, en conséquence, son remplacement par un drapeau national, symbolisant l’union et non plus la division ou la domination d’une race sur l’autre. L’institution traditionnelle des Biru (collège des conservateurs des traditions ésotériques de la dynastie) leur paraissait également incompatible avec le régime démocratique du fait que le peuple a le droit de connaître les règles de dévolution de la couronne du Ruanda. Un mois plus tard, le 25 avril 1960, le Mwami avait été invité à rencontrer les mêmes personnes, c’est-à-dire les chefs de partis et les conseillers spéciaux avec qui il avait eu réunion commune le mois précédent lors du passage des délégués de l’O.N.U. L’ordre du jour de la séance du 25 avril était similaire à celui proposé par l’O.N.U. puisqu’il s’agissait d’examiner ensemble les sept points proposés au Mwami par les partis afin de collaborer à la pacification du pays. Cette fois le Mwami qui avait quinze jours auparavant promis d’être présent à la séance, refusa de venir discuter et adressa une note par laquelle il ne répond affirmativement et pratiquement à aucune des suggestions. Cette note publiée en annexe au document 37 du Conseil sera étudiée par celui-ci. Mais on peut déjà noter que la plupart des observations du Mwami évitent de répondre aux questions ou aux suggestions pourtant précises. La majorité des conseillers spéciaux exprimèrent leur déception du peu d’empressement que mettait le Mwami à collaborer avec toutes les tendances de son pays pour le pacifier. En cours de séance, les conseillers du Rader, du Parmehutu et de l’Aprosoma demandèrent même si le Mwami ne refusait pas la démocratie puisqu’il dit dans sa note que les conseillers spéciaux qui représentent les quatre partis doivent tenir compte de ses avis. Un débat sera engagé au Conseil dans les prochains jours sur ces questions.
- — Le Conseil spécial provisoire fut invité à présenter deux personnalités qui assisteraient à la Table Ronde Economique du Congo belge à Bruxelles. Messieurs Bwanakweri (Tutsi), chef de chefferie, et Cyimana (Hutu), étudiant à l’Institut Saint-Ignace d’Anvers, furent désignés pour représenter le Ruanda à cette importante réunion à Bruxelles.
En avril 1960
- — Le Conseil spécial provisoire étudia, à la demande du Gouvernement, la façon de composer une conférence qui, à Bruxelles, discuterait de l’avenir politique du Ruanda. La composition et l’ordre du jour de cette conférence furent également suggérés sous réserve de l’approbation préalable des présidents nationaux des quatre grands partis ruandais.
- — Le Conseil spécial provisoire étudia avec minutie le budget du pays de 1959 qui accusait un déficit de 5,50 millions. Il prépara ensuite le budget de 1960 et vota les taxes des chefferies.
Les débats du Conseil à l’occasion de ces examens sont très intéressants et montrent non seulement la volonté du Conseil de critiquer tels gaspillages du passé, mais aussi et surtout d’y remédier pour l’avenir.
- — Le Conseil spécial passa ensuite une semaine à Ruhengeri et une semaine à Kisenyi pour y continuer l’étude du problème foncier du Bukonde.
On sait combien cette question est difficile puisque depuis plusieurs siècles de coexistence le droit coutumier clanique des défricheurs bakonde n’a pu être absorbé ni même imprégné par un droit politique instauré par le pouvoir du Ruanda Central.
Avec la collaboration des autorités locales, mais surtout grâce à la compétence et à la volonté d’entente des représentants locaux des divers intérêts, deux projets d’arrêtés furent rédigés et le Conseil s’occupe actuellement de leur mise au point définitive. Notons que les nouveaux principes de coutume proclamés par ces deux arrêtés sont acceptés, non seulement par l’unanimité du Conseil spécial, mais par les divers intérêts en présence. Ils permettront en outre de régler équitablement le cas de nombreux réfugiés dont tous les conseillers sans exception veulent alléger la misère et régler la situation dans le plus bref délai.
Au cours du mois de mai, ces arrêtés seront soumis à la signature du Mwami.
17.— Diverses autres questions d’intérêt moins général furent encore traitées par le Conseil, notamment dans le cadre de la gestion administrative, des bourses d’études, de l’attribution de terres aux réfugiés, etc…
18.— Le Conseil spécial s’inquiéta des menées de certains fauteurs de troubles qui, par des faux bruits, accusaient le Service Médical et l’organisation anti-tuberculeuse Cémubac, de répandre la maladie et de stériliser les femmes. Le Conseil rédigea une circulaire qui attira l’attention de la population sur l’inanité et le danger de telle attitude, dont les conséquences compromettent gravement la santé du pays. Les représentants des partis politiques s’engagèrent à user de leur influence pour assainir cette situation en luttant contre ces faux bruits malveillants et criminels. Ils ont adressé à la Direction Centrale de Cémubac une lettre en ce sens, au nom du pays et des partis qui les ont délégués.
19.— Le Conseil spécial, à l’unanimité, a proposé un remaniement du Tribunal du pays de manière à comprendre dorénavant deux chambres composées paritairement de Hutu et Tutsi. Ceci pour redonner à cette cour suprême du pays la confiance des justiciables de toutes les ethnies, en attendant les nouvelles réformes judiciaires en perspective.
LES PROJETS DU CONSEIL SPECIAL
Dès le début du mois de mai, le conseil abordera d’autres questions vitales comme :
— l’étude de la possibilité de supprimer complètement l’ubuhake (féodalité pastorale);
— la liquidation de la succession du Mwami Musinga ;
— la continuation de la préparation de la conférence politique de Bruxelles ;
— la pacification du pays, etc…
Document du bureau d’information de la Résidence du Ruanda, « Rudipresse », n° 168, 7 mai 1960.
2° Compte rendu de la réunion des Administrateurs de Territoire à Kigali (11 janvier 1960)
— Extraits
Présidence : Colonel Logiest, Résident Civil Spécial du Ruanda.
Présence :
Le Résident du Rwanda : André Preud’homme.
Les Administrateurs de Territoire : Van Meenen (Byumba), De Man (Ruhengeli), Petit (Kibungu), Kirsch (Shangugu), Nijs (Kibuye), Nyssens (Kigali), de Jamblinne (Nyanza), Bovy (Astrida), Jaspers (chargé de fonctions administratives à la Résidence).
Les Administrateurs Assistants Principaux : Adler (Kisenyi), Pattijn (Gitamama).
L’Administrateur de Territoire X. de Wilde, Directeur de l’Ecole d’Administration d’Astrida.
L’agent de la Sûreté, Godard.
Les Agronomes. Dubois, Conseiller Agricole de la Résidence ; Monnom, Conseiller du Génie Rural de la Résidence; Radelet, Ingénieur Agronome; Van Ruymbeke, Conseiller Forestier de la Résidence.
Secrétaire : M. Castermans, Administrateur Territorial Assistant.
Résident spécial : Seconde question : coexistence hutu-tutsi. Cette question est surtout épineuse à Ruhengeri, où il ne reste que quelques tutsi.
A.-T. De Man : Les seuls qui restent sont ceux qui sont installés depuis des centaines d’années.
- T. Bovy : La situation de Ruhengeli sert parfois d’exemple, dont on tire profit pour apaiser les extrémistes tutsi.
- T. De Man : Ce problème de la coexistence est lié au problème foncier. Les hutu de Ruhengeli sont très régionalistes et indifférents à leurs frères de race des régions du sud. Nos gros problèmes sont la question foncière d’abord. Une commission étudie la question et renseignera Monsieur Ackerman. Elle comprend des représentants des différentes tendances.
Résident spécial : La difficulté réside dans la superposition des coutumes hutu- tutsi.
- T. De Man : Les esprits sont calmes à Byumba, mais certains chefs font de la propagande électorale. Les réunions hutu sont interdites par les chefs qui se basent sur la décision interdisant les rassemblements.
Résident spécial : Cette question est importante. Quand la vie politique normale pourra-t-elle reprendre ? Il est procédé à quelques échanges de vues relatifs aux élections. Cette question sera réexaminée par après, mais on constate qu’on préfère le mois de juin.
Résident du Ruanda : La période de février sera consacrée à l’éducation civique de la masse. On peut distinguer l’activité « meetings » et l’activité « réunions d’explication de formation ».
- T. Nijs: Le contrôle est difficile.
Résident spécial : Propose l’interdiction des meetings avant le 1er mars 1960.
- T. De Mati: En fait, des réunions ont déjà lieu.
- T. Van Meenen : On devrait nommer des Assesseurs Hutu auprès des Tribunaux de Territoire.
Résident spécial : Une ordonnance m’autorise à faire ces nominations, si le Mwami ne le fait pas endéans les huit jours.
- T. Nijs: Au Bwishaza, situation assez calme, mais les Bakiga des régions d’altitude sont fort travaillés par des leaders Hutu. Ces gens comprennent difficilement les questions politiques. Autour de Rubengera, les gens ont toujours peur. Au Rusenyi,tout est calme. Le chef Karamaga s’en tire bien. Au Budaha-Nyantango, le Nyantango est très féodal. Les leaders hutu ne sont pas suivis par la masse, au contraire celle-ci se rapproche des tutsi.
Au Budaha, le mouvement Hutu est bien lancé. On a nommé des sous-chefs hutu, les tutsi ont demandé eux-mêmes un sous-chef hutu, par mesure de précaution.
Il y a eu malgré cela trois huttes tutsi brûlées la semaine dernière. Des réunions politiques se tiennent et les tutsi demandent l’interdiction de toute réunion.
Lorsqu’on autorisera celles-ci, on peut craindre que l’un ou l’autre parti ne prenne cela pour une menace de la part de l’adversaire. Les hutu regrettent de ne pas avoir fait leur révolution. J’insiste encore sur le fait que je suis incapable de faire face ; si des troubles éclataient, je ne dispose d’aucun effectif.
- T. Pattijn : A Gitarama, zone d’influence hutu, la situation est assez claire. Beaucoup de tutsi sont partis, les petits tutsi n’ont pas d’ennuis. Dans le Ndiza, esprit d’inquiétude devant les enquêtes judiciaires en cours.
Dans le reste du Territoire, calme apparent, mais tension sous-jacente, des huttes ont encore été brûlées, une saccagée.
Résident spécial : Cela est inévitable, mais il faut bien faire comprendre que tout parti se livrant à des faits de ce genre nous trouvera contre lui.
- T. Nijs : Je n’ai rien pour agir en cas de besoin.
Résident spécial : Je note que Kibuye doit disposer de troupes pour faire des patrouilles.
Résident du Ruanda : Je pense que Kibuye et Byumba sont les deux endroits dangereux en ce moment. Un peloton me paraît nécessaire à Kibuye.
Résident spécial : On envisagera d’envoyer à Kibuye un des deux pelotons de Gitarama.
- T. Pattijn : La question foncière, chez nous aussi, est à la base de la propagande hutu.
- T. Nyssens Au Bumbogo, situation semblable à celle de Ruhengeli. Il reste un seul sous-chef tutsi sur seize. Le chef est hutu. Tout est calme. Au Buliza, il n’y a rien eu. Le chef tutsi Karekezi solutionne le problème foncier, du moins en partie, et cela apaise les gens. Il a supprimé les corvées dues pour occupation de terres, par exemple. Cela a assaini l’atmosphère.
Le chef installe également des jeunes gens sans terre dans les pâturages. Les tutsi acceptent de peur d’être « envoyés au Bugesera ».
Résident du Ruanda : Cette opération de Karekezi fait très peur à de nombreux chefs, par exemple des chefs tutsi « Rader ». Karekezi fait-il cela d’une façon souple ou forcée ?
- T. Nyssens : Karekezi a créé des petits comités d’enquêtes par sous-chefferies.
Au Buganza nord, on commence le mouvement aussi, mais la chefferie est beaucoup plus tutsi que le Buliza.
Certains sous-chefs tutsi font des concessions et cèdent des pâturages.
- T. Petit : Une partie du bétail passe dans le Buganza nord de Kibungu.
- T. Nyssens : Le Bwanacyambwe et le Buganza sud restent figés. Ces chefferies étaient fort travaillées par Mungalurire. Rien n’est changé, malgré la présence du chef Bwanakweli qui atteint difficilement la masse. Il faudrait faire des mutations des sous-chefs ou des permutations.
- T. Bovy : Cela enlève à ces sous-chefs la possibilité d’être élus. En trois mois, ils ne peuvent se faire connaître dans la région où on les mutera.
- T. Niis : Une mesure de ce genre doit être envisagée pour certains cas. De même quelques mises à la pension.
Résident spécial : On examinera la possibilité de mettre à la pension.
- T. Nyssens : La majeure partie des évolués a toujours l’esprit U.N.A.R. ; ils croient que l’O.N.U. viendra changer la situation.
- T. Niis : A Kibuye, je n’ai même pas un interprète hutu pour entendre les palabres.
- T. Nyssens : Presque tout le personnel est ainsi, même les agents territoriaux africains
- T. Bovy : Ces gens n’ont aucune culture et ils vivent uniquement de préjugés.
Il faudrait muter ces gens vers d’autres territoires.
Résident spécial : Je demande aux administrateurs de territoire de faire une note à ce sujet. On envisagera de faire des mutations.
- T. Petit : On a tendance, maintenant, à désigner des agents pour leur territoire d’origine. Une autre question est la difficulté de logement de ces agents.
- T. Bovy : Certains de ces agents voudraient se rapprocher de nous. Sans changer de milieu, cela leur est impossible.
Résident spécial : Vous pouvez me faire des propositions à ce sujet, d’urgence.
- T. NUS: J’ai presque tous les gens qu’on ne veut pas ailleurs. Kibuye est devenu un noyau Unar.
Résident spécial : Que les administrateurs de territoire me fassent des propositions pour le 21 janvier.
- T. de Jamblinne : Peut-on proposer de muter des assistants médicaux ?
Résident spécial : Oui, cela vaut pour tous les services.
- T. Mis : Ne peut-on faire la même proposition pour des sous-chefs ?
Résident spécial : Oui, nous verrons ce que nous pourrons faire quand nous aurons vos propositions.
- T. Petit : A Kibungu, rien de spécial, les patrouilles continuent ; le chef Rusagara est en résidence surveillée. Les tutsi et hutu font masse jusqu’à présent. Le personnel muté chez moi, qui est mal logé, s’aigrit et n’améliore sûrement pas le climat.
Résident du Ruanda : On ne peut pas muter systématiquement. Les gens mutés reforment des cellules ailleurs.
Résident spécial : D’accord.
- T. Petit : On critique fort les enquêtes judiciaires. Tous les chefs et sous-chefs se sentent menacés.
- T. Bovy : C’est le contraire dans les régions où il y a eu des jugements. Les gens voient que cela se fait avec sérieux.
- T. Kirsch : Tout est calme à Shangugu. Il y a eu quelques menaces d’intimidation contre des hutu.
Dans l’Impara, Bideri s’entoure de Batwa, se sentant menacé par les sous-chefs locaux; je compte remplacer par des hutu les sous-chefs cotés « Assez Bon ».
- T. de Jamblinne : Au Bunyambiriri, propagande assez forte des Tutsi.
Le chef est hutu, ainsi que 4 sous-chefs sur 17. Il faudrait plus de sous-chefs hutu.
Au Mayage, bloc tutsi féodal.
Ailleurs, la situation est calme. Dans le nord du Kabagali, il existe une tension sur le plan foncier. De plus une bande tutsi a attaqué ; tous sont arrêtés ; les hutu voudraient se défaire du chef Nshogozabahizi. Judiciairement, il n’y a rien de retenu contre lui.
Au Busanza, partie nord, situation tendue : il s’agit surtout de questions foncières, opposition très forte des détenteurs d’Ibikingi. Je compte soutenir les revendications des gens qui doivent obtenir des amasambu. Il n’y a pas de parti de centre. Dans le sud (Ancien Busanza), situation assez calme. Le personnel administratif passe à l’Unar.
Le départ des parachutistes à permis aux tutsi de relever la tête.
- T. Bovy : La peur prédomine, mais des deux côtés.
Au Mvejuru, la révolution continue pacifiquement. 13 sous-chefs sur 16 heureusement sont hutu. La révolution foncière continue aussi. Malheureusement, on ne peut pas suivre. Le temps passé au Rapport annuel est vraiment irréparable, par exemple.
Au Nyaruguru, cela continue aussi de la même manière. Au Bufundu, amélioration grâce aux jugements déjà rendus et l’union du chef Rwasibo.
Au Bashumba Nyakare, la mission de Cyahinda joue un rôle néfaste. Du côté politique, Munyangaju est passif et Gitera ne s’organise pas.
Chez les évolués, l’esprit est très mauvais. Ceux qui voudraient se rapprocher de nous ont peur.
La grande lacune est le manque de temps. Les gens ont confiance en nous, mais nous ne pouvons nous en occuper.
Résident spécial : Voyez-vous un remède ?
- T. Bovy : Les services d’Usumbura n’ont rien compris, il faudrait pouvoir refuser de répondre à certaines demandes de renseignements futiles.
Résident spécial : La Résidence essayera de répondre elle-même, chaque fois que possible. En conclusion, la situation n’est pas mauvaise. La question principale est la question foncière.
- T. Nijs : Comment envisage-t-on de résoudre cette question ?
Résident spécial : Monsieur Ackerman va étudier la question et la soumettre au Conseil provisoire qui prendra des mesures d’urgence, dès sa création. Il s’agit de mesures transitoires.
- T. Nifs : Seront-elles conformes à la coutume ?
Résident spécial : Il y a un conflit de coutumes.
Résident spécial :
Situation générale :
Nous sommes dans un pays qui se forme à la politique. Quel est notre but ?
C’est de continuer la politisation du Ruanda. En Urundi, on essaye de ne pas faire de politique, on voudrait faire des élections avant qu’il n’ait des partis. C’est peut-être bien aussi, mais la situation est différente ici.
Nous voulons que les élections se fassent et que tout le monde au Ruanda en soit conscient. Il faut que cela se fasse pour chaque individu, en toute liberté et en toute connaissance de cause, la conséquence est une action en faveur de hutu qui vivent dans l’ignorance et sous une influence d’oppression.
Nous sommes amenés, par la situation de fait, à prendre une attitude. Nous ne pouvons être neutres et laisser faire.
Cela nous a conduit aux exagérations de l’Unar et à perdre la face. Nous devons réagir dans un sens d’autorité et de fermeté. Nous sommes des représentants de l’autorité et celle-ci doit rester entière.
Quand vous aurez posé un acte d’autorité, vous serez soutenus par la Résidence, il faut être fermes, mais aussi pousser à l’information politique. Ce service comprend les renseignements recueillis par la Sûreté. Monsieur Castermans est chargé, lui, de l’information. L’éducation politique doit se poursuivre, nous devons apprendre aux populations le respect de toutes les opinions et l’importance des élections. Nous devons réprimer tous les excès, d’où qu’ils viennent. Voilà notre ligne d’action. Interrogez-nous en cas de doute, nous vous donnerons des directives. Mais en demandant des directives, faites aussi des propositions.
La plus entière collaboration est nécessaire. Vous devez vous sentir soutenus et vous le serez.
Le Conseil supérieur du pays doit être remplacé par quelque chose. Un décret intérimaire est sorti, en attendant les réformes découlant des élections. Nous devons tendre à un équilibre dans les commandements entre tutsi et hutu.
- T. Nijs : Faut-il que cet équilibre existe à l’échelon territoire ou pays ? Résident spécial : De préférence, à l’échelon territoire, pour éviter la division du pays en zones. Nous devons continuer à tendre vers cet équilibre. Monsieur le Résident du Ruanda va vous exposer la synthèse du décret intérimaire.
3° Lettre de M. W. Loridan, représentant permanent de la Belgique auprès des Nations Unies, à M. Wigny, Ministre des Affaires Etrangères
New York, 12 février 1960.
Objet : Entretien avec M. Hammarskjöld.
Par mon rapport d’ordre 270 du 8 février 1960, j’ai eu l’honneur de vous rendre compte d’une conférence de presse, que le Secrétaire général avait tenue à son retour d’Afrique, ainsi que de sa conversation avec mon collègue (M. X…) à ce sujet.
J’ai demandé une entrevue avec M. Hammarskjöld avec qui j’ai eu hier un long entretien. Il a commencé par me remercier chaleureusement et avec insistance pour l’accueil qui lui avait été réservé par nos autorités lors de son passage par le Congo et le Ruanda-Urundi.
Il m’a ensuite parlé en termes généraux des conditions de l’Afrique. Il se rend mieux compte maintenant de l’extrême complexité de la situation. Selon ses vues, quelques pays africains ont ou auront une structure politique plus solide et formeront une sorte d’armature de l’Afrique étayant les autres pays africains pauvres, faibles, divisés et désorganisés. Parmi les pays « solides », M. Hammarskjöld voit le Nigéria, l’Ethiopie, dans une certaine mesure le Soudan, demain le Tanganyika et même l’ Ouganda (si les Anglais mènent bien les affaires dans ce pays, la question de Buganda ne devant pas être un obstacle à un règlement favorable du problème de l’Ouganda). Le Ghana, la Guinée, le Congo, le Cameroun, sont des chaînons faibles.
- Hammarskjiild parla alors de l’impression qu’il avait rapportée de différentes personnalités africaines. Il n’a pas rencontré Kasabuvu mais il le considère comme un homme imprévisible. Celui-ci lui a envoyé trois ou six émissaires mais, pour une raison que M. Hammarskjöld n’a pu déterminer, il a évité de venir le voir personnellement.
Parlant de la Guinée, le Secrétaire général m’a confirmé qu’il nourrit une certaine admiration pour Sekou Touré. Il reconnaît que ce pays était prêt à s’effondrer et cet effondrement n’aurait certes pas profité à l’Occident. Mon interlocuteur s’anima pour m’assurer que la Guinée n’était pas du tout un pays communiste. Sans doute, était-ce un « welfare state » qui pratiquait une politique socialiste et sans doute, y avait-il un parti unique, mais il ne fallait pas confondre le désir d’améliorer au plus vite la situation économique et le niveau de vie des populations avec le communisme.
Le parti unique, dit M. Hammarskjöld, ne paraît pas non plus un mal en soi dans ce pays. Il partage à ce sujet l’opinion exprimée par Nyerere du Tanganyika selon laquelle parti unique, ne signifie pas nécessairement dictature. Le Secrétaire général estime qu’il vaut mieux avoir un seul parti qui forme une armature que d’en avoir une multitude, c’est-à-dire finalement pas de parti du tout.
En dehors de Sekou Touré et de Nyerere, M. Hammarskjöld a une grande admiration également pour Olympio du Togo. Il a trouvé au Nigeria plusieurs hommes politiques qu’il apprécie. Le nord du pays, la partie islamique, lui paraît solidement structurée. Il déclare en passant qu’à l’avenir, lorsque tous les pays africains seront indépendants et que la commune opposition à l’égard du blanc aura disparu, le problème islamique surgira avec acuité dans différentes régions africaines.
Au Cameroun, il a trouvé la situation chaotique. Il n’a pas rencontré non plus, en Somalie, de personnalités marquantes. Il se fait des soucis pour cet ancien territoire sous tutelle.
Il semble avoir une connaissance assez complète des problèmes congolais, de la position des partis, des chefs indigènes, de l’Abako et de divers partis. Il ne se fait pas d’illusions sur les obstacles qu’aura à surmonter un Congo indépendant.
Mais c’est la situation au Ruanda-Urundi qui l’a épouvanté le plus. Il n’y a dans ce pays ni hommes, ni cohésion politique d’aucune sorte. Il ne voit pas sur quels éléments pourrait se fonder un état. C’est le seul territoire d’Afrique qui ait des réfugiés proprement dits, ajouta-t-il. S’agissant d’un territoire sous tutelle, M. Hammarskjöld considère qu’il a, en tant que Secrétaire général, une responsabilité particulière à l’égard du Ruanda-Urundi. Il avait réuni à titre privé les membres de la Mission de visite qui se rend dans ce pays pour attirer leur attention sur la gravité de la situation et l’importance qu’il y avait à disposer d’un rapport objectif la reflétant exactement.
Il craint que l’on ne puisse éviter à la prochaine Assemblée, que soit soulevée la question de l’indépendance du territoire. Je lui ai répondu que la situation aura probablement évolué d’ici là, que je savais que le gouvernement belge se préoccupait de l’avenir de ce territoire. J’en ai profité pour lui parler de notre énorme effort d’aide au Congo et au Ruanda-Urundi. Je lui ai mentionné le Fonds d’Assistance, la Société de développement, etc… et attiré son attention, sur le fait que l’ensemble de notre contribution représentait une charge de plus de dix dollars annuellement par tête d’habitant. Je l’ai informé également que nous étions prêts à signer un traité d’amitié, d’assistance et de coopération technique avec le nouvel Etat, que nous pourrions aider à maintenir, au moins transitoirement, une administration convenable. M. Hammarskjöld se montra appréciatif de cet effort mais, à un autre moment au cours de la conversation, il ne manqua pas de mentionner « qu’il n’était pas bon » pour les nouveaux Etats de devoir dépendre pour régler des problèmes qui les assaillent de l’aide exclusive de l’ancienne puissance métropolitaine. M. Hammarskjöld évita cependant, au cours de l’entretien, de porter explicitement des jugements comparatifs sur les vertus de l’aide bilatérale et de celle apportée par les Nations Unies et les institutions spécialisées.
Il est trop réaliste pour ne pas se rendre compte du caractère massif de l’aide bilatérale ou multilatérale par rapport au ruisselet d’assistance que les Nations Unies sont en mesure d’apporter. Il estime néanmoins, et avec raison, que l’aide des Nations Unies aux pays qui sont dans les transes de l’indépendance, aide dénuée de toute arrière-pensée politique, est particulièrement appréciée des récipiendaires et constitue pour eux une sorte de « soutien moral ».
- Hammarskjöld me donna quelques précisions que je sollicitai au sujet des initiatives qu’il compte prendre à la session du printemps du Conseil économique et social en matière d’assistance technique aux nouveaux pays d’Afrique (et dont il est question dans sa conférence de presse du 4 février). Il compte faire essentiellement trois propositions, se fondant notamment sur la résolution de la XIVe Assemblée relative aux territoires qui cessent d’être sous tutelle et aux nouveaux Etats indépendants. Cette résolution invite le Secrétaire général et les chefs des institutions spécialisées intéressées à examiner d’urgence et avec bienveillance toutes les demandes qui pourraient être faites par ces Etats nouveaux sans cependant «qu’il soit aucunement porté préjudice à l’assistance actuellement accordée à d’autres Etats ». Le Secrétaire général estime que cette résolution est inadéquate. Elle ne donne aucun privilège aux pays nouveaux. Elle ne dispense pas de toutes les formalités inhérentes à l’octroi de l’assistance technique (examen par divers organes, etc…). Bref, elle ne leur apporte rien en pratique.
Sa première proposition consisterait à demander qu’un montant déterminé, par exemple 5 millions de dollars, soit prélevé sur les fonds mis à la disposition des Nations Unies pour l’assistance technique et consacré à apporter l’aide aux nouveaux Etats d’Afrique selon des procédures simplifiées, sans passer par le T.A.B. La décision devrait pouvoir être prise par le Secrétaire général lui-même. C’est à titre transitoire que cette procédure simplifiée serait en vigueur puisque, aussi bien, il s’agit de faire face à une situation également transitoire : répondre aux premiers problèmes urgents qui confrontent les Etats nouveau-nés en Afrique.
La seconde proposition du Secrétaire général est plus anodine. Il estime même qu’il pourrait la mettre en œuvre, même sans l’approbation du Conseil économique et social. Il s’agirait pour le Secrétariat de mettre à la disposition des nouveaux Etats qui en font la demande des listes de fonctionnaires et d’experts auxquels ils pourraient faire appel. (Le Secrétariat dispose de telles listes dans le cadre du programme OPEX.)
Cette procédure éviterait aux nouveaux Etats de devoir s’adresser de tous côtés dans le monde pour recruter des fonctionnaires et experts compétents. (L’OPEX, « Operative and executive personnel », est un programme établi en 1958 autorisant le Secrétariat général à recruter des experts qui agiraient comme agents temporaires dans les administrations publiques des pays demandeurs.)
La troisième proposition a trait à la représentation du Secrétariat général dans les nouveaux territoires. M. Hammarskjöld fait une distinction à ce sujet entre les anciens territoires sous tutelle et les anciens territoires non autonomes. Il estime que ces représentants spéciaux et leur personnel pourraient jouer un rôle très utile. Il évoque le cas de M. Pelt qui avait été envoyé au titre de représentant spécial en Guinée et qui avait brusquement à faire face à tous les problèmes dont s’accompagne la première phase de l’indépendance. Le fait que l’assistance qui vient de l’extérieur, et notamment celle de l’Organisation des Nations Unies, est limitée, exige d’autant plus qu’elle soit soigneusement coordonnée et planifiée. Le Secrétaire général est convaincu que s’il y avait eu un représentant spécial au Cameroun, la situation ne s’y serait peut-être pas tellement aggravée. D’autre part, les leaders des territoires sous tutelle et autres lui ont tous fait des demandes en ce sens : les Somaliens, les Nigériens, les Togolais (Olympio), les Tanganykais (Nyerere). Si j’ai bien compris mon interlocuteur dont la pensée précise s’exprime souvent avec un halo de vague, lors de son passage au Ruanda-Urundi semblable demande lui aurait été faite mais il la rejeta.
- Hammarskjöld estime qu’avec l’accord du pays intéressé, il entre dans sa compétence de désigner de tels représentants spéciaux. Leur envoi pose des problèmes pratiques et financiers car les bons représentants spéciaux sont rares et chers ! Le Secrétaire général rappela qu’il avait envoyé également un représentant spécial au Laos et dans le Proche-Orient.
Pour les nouveaux pays indépendants autres que les anciens territoires sous tutelle, le Secrétaire général songe à une autre formule qu’il a déjà également appliquée : celle du Représentant-Résident pour l’Assistance Technique « ayant accès au gouvernement » auprès duquel il est en fonction et habilité à régler tous les problèmes se posant sur place (on the field) entre le pays recevant l’assistance technique et les Nations Unies. Ces Représentants-Résidents sont nommés par le Président Directeur du Bureau de l’assistance technique et leurs fonctions sont en principe d’ordre exclusivement technique. M. Hammarskjöld reconnaît cependant qu’un « Résident » vraiment capable résoudra également sur place certaines difficultés présentant un caractère politique. Ce que cherche en réalité à obtenir le Secrétaire général c’est une consécration officielle de l’extension des facultés et des moyens d’action de certains représentants techniques et, sans doute, de les faire dépendre plus directement de son autorité.
Au cours de la conversation, et afin de provoquer une réaction de mon interlocuteur, j’ai mentionné que, à la Table Ronde, les délégués congolais avaient émis l’idée que les fonctionnaires des Nations Unies soient appelés pour contrôler les élections. M. Hammarskjöld réagit immédiatement. Il était apparent qu’il avait réfléchi au problème, au moins en principe, car il formula sur-le-champ les lignes directrices qui inspireraient son action. Si une demande de ce genre lui était adressée par des leaders congolais ou un organisme quelconque autre que la puissance administrante, elle serait considérée par lui comme irrecevable. Si l’autorité administrante formulait une telle demande, elle soulèverait certains problèmes de compétence constitutionnelle du Secrétaire général. Il semble cependant trancher ses doutes par l’affirmative. Il commença par affirmer qu’il ne lui serait pas possible, en tout cas, d’envoyer de véritables observateurs au sens plein du terme, mais il estime qu’il pourrait entrer dans sa compétence propre d’assurer une certaine « présence » des Nations Unies. Il n’estime pas nécessaire pour ce faire d’être habilité spécialement par une résolution de l’Assemblée. Mais, ajoute M. Hammarskjöld, « je comprends que la question est purement hypothétique ». Je confirmai que, en effet, je n’avais fait que mentionner la demande de certains groupes congolais et que le gouvernement belge n’estimait pas nécessaire une telle supervision des élections envisagées. D’autres moyens garantissant à toutes les parties la liberté du processus électoral pourront être mis en œuvre.
L’impression générale qui ressort de l’entretien que j’eus avec M. Hammarskjöld confirme le grand intérêt qu’il porte en tant que Secrétaire général des Nations Unies, aux problèmes que pose et posera l’indépendance des nouveaux Etats africains. Il n’y a pas de doute qu’il est convaincu de la nécessité d’une intervention de l’Organisation des Nations Unies mais, comme il l’a déclaré dans l’introduction à mon dernier rapport annuel sur l’activité de l’organisation, sa manière d’aborder ces problèmes « n’implique aucunement une rivalité entre l’O.N.U. et un quelconque des Etats membres, mais une coopération ». Comme vous le savez, le Gouvernement français voit avec une grande suspicion la tendance du Secrétaire général à assurer une « présence » de l’O.N.U. dans les nouveaux pays africains (voir à ce sujet le rapport de notre Ambassade à Paris no 721 du 9 février et mon rapport d’ordre 270 du 8 février). Nous aurons à prendre position au sujet de cette tendance. Je ne suis pas sûr qu’une attitude purement négative à l’égard des Nations Unies dans ce domaine soit la politique la plus habile. Je crois savoir que la France elle-même ne rejette pas l’offre de « coopération » des Nations Unies.
4° Communiqué no 7 du Colonel Logiest, Résident Spécial
Dans ce communiqué, le Colonel Logiest met en garde la population contre les agissements d’agents de l’U.N.A.R., qui prétendent qu’un seul parti existe, le leur, les autres étant, selon eux, ennemis du Mwami, donc du pays. Il déclare notamment.
Les partis politiques auront évidemment des candidats dans beaucoup d’endroits. C’est pourquoi j’en parlerai encore dans ce communiqué.
Beaucoup d’entre vous, après avoir lu le no 6, sont venus nous dire, ou sont venus dire aux administrateurs : « Vous dites dans votre communiqué qu’il y a quatre partis principaux au Ruanda. Or jusqu’à présent le sous-chef (ou le chef, ou d’autres encore) nous a toujours dit qu’il n’y avait qu’un parti, l’U.N.A.R., et que tous les autres étaient des ennemis du Mwami, donc des ennemis du pays ».
Et nous avons donc dû constater que c’était bien ainsi. Il y a parmi les autorités les plus importantes du Ruanda, des menteurs qui lancent de tels bruits pour tromper la population. Mais cela est faux évidemment, et ceux qui discutent cela sont des membres d’un parti qui emploient des moyens malhonnêtes pour essayer de faire triompher leur parti. Ce sont des gens qui, ainsi que nous le disions dans le communiqué no 6, emploient la terreur, l’intimidation et le mensonge pour l’emporter. Ces gens trompent la population et rendent un mauvais service à leur pays.
Je vous donne un exemple. Il y a un parti qui s’appelle « Parmehutu ». Je vous en ai parlé en même temps que des autres partis dans le communiqué précédent. Quel est le programme de ce parti ? Il demande une démocratie véritable ; l’union réelle de tous les habitants du Ruanda et l’abolition de la domination d’une seule race ; un Mwami constitutionnel aidant à instaurer la démocratie ; des conseils élus démocratiquement; une réforme judiciaire et l’élection de certains juges; une réforme foncière importante; un impôt proportionnel à la richesse de chacun; des facilités aux plus pauvres pour poursuivre leurs études.
Ce sont là quelques points de son programme, mais ils suffisent à montrer que ce parti n’est pas ennemi du Mwami et ne désire pas la ruine du Ruanda. Ils prouvent aussi combien les banyarwanda ont été trompés par des gens qui avaient tout intérêt à ce que la population soit mal informée.
Aussi je termine en vous donnant un conseil : assistez tous aux réunions d’information des agents de votre territoire ; posez-y des questions; renseignez votre administrateur sur ce qui se passe. Ce sera le meilleur moyen pour vous d’être au courant et pour nous de répondre à vos questions, de connaître vos problèmes.
Kigali, ce 8 février 1960.
Le Résident Spécial, Col. BEM LOGIEST. (Publiée par «La Dépêche du Ruanda-Urundi », 12 février 1960.)