Au cours de cette période, le Gouvernement d’Usumbura adopta une attitude très discrète dans la querelle Hutu-Tutsi.

Cependant, la lettre ci-dessous, répondant à celle de M. A. Maus du 25 avril 1956, dont nous avons déjà fait mention, montre clairement que le Gouvernement était au fait de la situation.

Lettre de M. Httrroy à M. Maus                                                                              Usumbura, le 27 avril 1956.

Cher Monsieur Maus,

Je réponds confidentiellement à votre lettre du 25 avril 1956, vous demandant de ne pas diffuser ma réaction.

Si vous pouvez dire haut votre façon de penser et si vous pouvez donner votre démission lorsqu’une décision prise ne vous plaît pas, je dois, moi, voir plus loin.

Je dois me tracer une politique — l’art du possible — et la réaliser. Je n’ai pas le droit de casser les vitres. Et encore moins de le faire en jetant le manche après la cognée.

Quand on analyse le déroulement du récent Conseil, par ailleurs, on conçoit mal que vous vous sentiez battu. Votre vérité a été dite. A demi-mots, bien sûr. Mais tous nous comprenons les demi-mots. Par ailleurs, la porte est ouverte — le Gouverneur a carte blanche pour nommer quatre personnes — à la représentation des Bahutu que vous estimez à juste titre indispensable. Votre victoire n’est pas aussi spectaculaire que vous la vouliez, mais elle est incontestable. Votre mécontentement ne me paraîtrait justifié qu’après que j’aie eu l’occasion de nommer quatre défenseurs des Bahutu et que je ne l’aie pas fait.

Je conclus donc cette lettre rédigée au reçu même de la vôtre :

1° Ne vous croyez pas abandonné parce que, pour parvenir au but que vous visez, vos collègues et moi-même avons adopté une autre voie que celle, un peu Cyrano de Bergerac, que vous nous traciez ;

2° Et, pour m’être agréable, retirez votre démission de membre de ce Conseil, où les Bahutu et, en général, tous les habitants de ce pays ont encore besoin de votre présence.

Croyez, cher Monsieur Matis, en l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Jean-Paul HARROY.

 

Déclaration de M. Harroy

Le 3 décembre 1958, le Vice-Gouverneur Général Harroy faisait une déclaration importante à la session 1958 du Conseil Général. Il disait notamment : « La question Tutsi-Hutu constitue un problème indéniable en ce pays d’inégalité des conditions. Il y a un problème de paupérisme généralisé qui touche des masses numériquement beaucoup trop importantes de la population avec, chez ces économiquement faibles, une conviction d’oppression politique, sociale et économique de la part d’un certain nombre de représentants de leurs autorités locales.

Une analyse objective de la situation permet d’admettre que l’organisation politique et administrative, au niveau des collines, est actuellement telle que des abus sont possibles. Ces abus sont-ils rares, ou fréquents ?

D’éminentes autorités, africaines comme européennes, sont formelles pour affirmer que la fréquence de ces iniquités est beaucoup trop grande. L’Eglise, dans une Lettre Pastorale l’an dernier, s’est émue. Par deux « lettres aux sous-chefs » le Mwami Mwambutsa a énoncé sur ce thème, des vérités fort sévères.

Il est un fait que le groupe social des Tutsi détient un pourcentage très élevé des postes officiels dont les tributaires peuvent se rendre coupables d’abus, et que, d’autre part, le groupe des Hutu forme l’immense majorité des masses pauvres où se situent les victimes de ces abus.

Faut-il, vu ce qui précède, admettre que le passé nous a légué et que l’administration belge n’est pas parvenue à éliminer une caste « tutsi » opprimante, exploitant la masse « hutu » sans défense ? Ou devons-nous plutôt reconnaître que l’état actuel des choses permet encore, au Ruanda-Urundi comme dans beaucoup de pays du monde, que la classe paysanne soit insuffisamment à l’abri des vexations de certains représentants locaux de l’autorité, un état de fait seulement, et non une structure politique reconnue ?

L’Administration belge a toujours opté pour la deuxième alternative. Elle s’est toujours efforcée de traquer les abus partout où elle les repérait, mais nullement de s’attaquer aux Tutsi en tant que tels.

Il est incontestable qu’aujourd’hui, la situation se modifie progressivement et dans le bon sens. Certes, l’évolution est encore lente, la conspiration du silence perdure encore en beaucoup d’endroits mais les premiers progrès sont là pour prouver que le processus est déclenché. »

Le Gouverneur du Ruanda-Urundi examine ensuite les moyens pour mettre fin à cette situation dramatique. Il propose un accord sur la terminologie « Tutsi » et « Hutu », conjure les « Tutsi » de l’aider à traquer les concussions que commet une minorité de dirigeants indigènes. Il demande aux « Hutu » un immense effort de perfectionnement, une confiance rénovée dans leurs guides.

Enfin, M. Harroy s’adresse à tous les hommes de bonne volonté du pays : autorités religieuses, dirigeants africains et européens, représentants, associations de toute nature, à la presse, leur demandant une aide constructive et agissante vers un redressement pacifique de l’iniquité actuelle, en proscrivant tout excès de langage ou d’attitude susceptible de créer un éventuel conflit tutsi-hutu, en luttant contre le seul ennemi commun : la pauvreté.

(Compte rendu de la session du Conseil général, 3 décembre 1958.)

DU DURCISSEMENT DES RAPPORTS HUTU-TUTSI A LA REVOLUTION DE NOVEMBRE ET A L’ANNONCE DES REFORMES POLITIQUES A LA FIN DE L’ANNEE 1959.

 L’année 1959 a été riche en événements, surtout malheureux, puisqu’elle connut la guerre civile qui opposa les Bahutu aux Batutsi. Nettement hostiles les uns aux autres à la fin de l’année 1958, les deux camps ne réussiront jamais à s’entendre en 1959 ; au contraire, diverses prises de position nourries par des tracts violents exacerbèrent les passions. La tragédie de novembre en est l’aboutissement logique.

  1. — LES PRISES DE POSITION FAVORABLES AUX HUTU

Le deuxième semestre de l’année 1958 avait vu naître, à Save, l’Association pour la Promotion Sociale de la Masse (Aprosoma). Ce mouvement allait polariser tous les efforts des leaders hutu, en attendant d’être secondé par le Parti du Mouvement d’Emancipation des Bahutu, au mois d’octobre.

Le 30 janvier 1959, M. A. Munyangaju définissait les positions du mouvement revendicatif Hutu.

Aspects des problèmes importants au Rwanda-Burundi

Rapports entre les gens

La situation est très tendue entre Bahutu et Batutsi. Il suffirait d’une petite querelle pour avoir une bataille rangée. Les Batutsi se rendent compte qu’après ceci tout est fini pour eux et tentent une dernière chance. Les Bahutu aussi voient qu’une épreuve de force se prépare et ne veulent pas lâcher. C’est au gouvernement d’agir assez vit en donnant ce que le peuple réclame à savoir : « Etre libéré du joug des seigneurs batutsi et jouir de tout le fruit de leur travail ». En attendant, il faudrait aider le parti muhutu à réaliser son plan (création de sections muhutu dans chaque Territoire) pour pouvoir canaliser et éviter des insurrections éventuelles.

Les Batwa étant les plus méprisés dans la société, il faudrait faire quelque chose de spécial pour eux. Batwa et Bahutu sont encore volontairement soumis à qui leur donnera quelques avantages matériels. Ils sont prêts à tous les coups de main en faveur de celui qui leur promet quelques avantages. Aussi les Batutsi en abusent (huttes qui flambent la nuit, vexations nocturnes, expoliations des terres, etc.). Il faudrait une instruction très rapide de la masse sur ses droits et ses devoirs. Il faut de première nécessité une sûreté indigène.

Rapports entre les différents groupes ethniques

Complémentarité. Les Batutsi ont une valeur indéniable. Il ne s’agit pas de la détruire mais de l’utiliser pour le bien de la communauté. Les Bahutu ont aussi leur simplicité native, la modestie, la sincérité, l’amour du travail et le sens de la justice distributive. Il faut développer ces vertus. Les Batwa sont des artistes nés, ils ont une intuition peu commune. Il faut leur faciliter l’enseignement, les y pousser, peut-être.

Je pense que si le Gouvernement belge pourchasse le monopole d’une race tutsi sur les autres, la clé du problème Bahutu-Batutsi est trouvée.

Rapports entre le Ruanda et l’Urundi

Le rideau demeure, malgré les apparences d’une unité territoriale. C’est normal, vu les deux monarchies rivales. Le peuple ne demande pas mieux que d’unir réellement les deux pays, dans la mesure où ils se rendent compte de la position faible de notre économie. Il faut informer davantage le peuple sur la nécessité d’une fédération primaire.

La langue n’offre pas beaucoup de difficultés, le kirundi étant presque semblable au kinyarwanda. Le français au besoin resterait la langue véhiculaire des cultures complémentaires.

De par sa natalité forte, chaque pays est trop à l’étroit dans ses limites. Tôt ou tard, tous feront sauter les cadres et chercheront l’unité. Avec qui ? Le Gouvernement doit le prévoir.

Fédération Congo-Ruanda-Urundi

Dans la situation actuelle, au Ruanda-Urundi on ne veut pas entendre parler d’une union avec le Congo belge. Le régime avait façonné le peuple dans l’idéologie d’une supériorité raciale et donc d’une supériorité de leur pays sur les autres. C’est une erreur qu’il suffit de rectifier. Le préalable doit être une démocratisation des institutions, une solution des problèmes intérieurs et la nécessité vitale complétera.

Le pays n’est pas cependant sans parler d’une union. Les Batutsi vont du côté des possessions britanniques parce qu’ils y ont des membres d’une même famille (Buganda – Ankole – Toro, etc.). Ils rêvent d’un grand empire hamite. Les Bahutu, sauf quelques évolués qui donneraient tout pour que l’union avec le Congo soit réalisée le plus vite possible, n’ont pas d’opinion à ce sujet. Pour eux le Ruanda ou l’Urundi, c’est partout où l’on parle de Noirs.

Il faudrait une campagne d’information pour faire connaître le Congo (visites, études, rencontres sportives. etc…)

Relations Blancs-Noirs

Extérieurement neutres : sans grande intimité ni trop de xénophobie. Intérieurement cependant, il y a aussi une nette méfiance, du moins chez les Batutsi qui se rendent compte que le Blanc leur a ôté le pain de la bouche. La Belgique n’est pas particulièrement appréciée par eux. Ils (Batutsi) lui reprochent de n’avoir pas fait grand’chose au Ruanda-Urundi. Ils aimeraient un choix parmi d’autres puissances. Ils semblent préférer l’Angleterre et surtout l’Allemagne.

Les relations ne seront jamais franches avec l’administration car les Batutsi manquent de sincérité, du moins dans leur grande généralité.

Indépendance

Les rangs Ba tutsi la souhaitent et même font des démarches auprès des autres puissances de l’O.N.U. Les quelques Bahutu évolués la conditionnent à l’installation des institutions démocratiques bien solides. Ils demandent une chance égale pour tous, sans distinction ni de race, ni de couleur. Ils se rendent compte que l’indépendance dans l’immédiat serait le retour à l’exploitation du serf muhutu par le seigneur mututsi.

Il faut donc former les gens de sorte à avoir dans le pays une solide couche de bonnes gens de bon sens et bien éduqués, sans lesquels il n’y a pas de pays viable.

Partage des terres

Il faudrait d’urgence procéder au partage des terres. Il ne faut pas pour cela s’embarrasser des recherches d’un cadastre. On peut poser des bornes, chacun avec son voisin, assisté d’un juge admis de commun accord et de témoins. Les cadastres peuvent venir après. Les bornes doivent être solides, par exemple en ciment. Elles sont à charge du propriétaire. Sans propriété, il n’y a pas de démocratie véritable. Il faut agir vite parce qu’il y a une ruée des Batutsi sur les champs des pauvres Bahutu.

Conseil Supérieur du Pays

Il ne faudrait plus renouveler cette espèce de dictature de la classe tutsi. Le jeu y est trop hypocrite et comparable à celui des Soviets : parlementer sans vouloir céder, pour gagner du temps à leur situation et donner l’impression d’une bonne volonté.

Le fait d’aller avec les membres fidèles au régime dans des réunions nocturnes à l’Ibwami (chez le Mwami) nuit beaucoup à la bonne marche de ce Conseil qui, en somme, ne solutionne que ce que le Président veut solutionner et comme il veut le solutionner, grâce à la duplicité de ses fidèles membres du Conseil Supérieur du Pays.

Elections

Bien que certains préconisent le suffrage universel à tous les échelons et pour tous les cadres, les Bahutu se rendent compte qu’il faut se prémunir contre les incapacités.

Ils (Bahutu) sont mal préparés pour faire face, en tout, à l’élite tutsi qui a eu sa formation du fait de la position avantageuse de la famille. En conséquence, pendant un certain temps, il faut un judicieux dosage, du moins pour les Conseils Supérieurs comme celui du Pays, celui du Gouvernement. On pourrait faire appel aux organisations telles que : le parti muhutu, ou l’association des moniteurs, etc.

Le sous-chef peut cependant être élu par les délégués du peuple, élus au suffrage universel.

Enseignement

Le retard des Bahutu-Batwa est très grand. Le Gouvernement devrait faire un grand effort par exemple, en réservant quelques bourses d’études pour le parti hutu.

On pourrait créer des foyers sociaux dans les milieux indigènes. On peut aussi organiser des conférences dans les milieux ruraux. Le mouvement social muhutu, s’il a quelques subsides du Gouvernement, peut beaucoup aider. Il faudrait aussi revoir le prix des minervals, car le petit Muhutu n’a pas d’argent pour permettre à son fils de continuer ses études. Un règlement pour la distribution des bourses d’études par la caisse du Pays doit être établi et mis en vigueur.

Economique

Le revenu du Muhutu est pauvre. Il est mal logé. Maintenant que la corvée est abolie, il faudrait organiser, par l’intermédiaire du mouvement social muhutu, des coopératives d’agriculteurs, créer des fermes modèles moins rigides. Pour ce faire, il faudrait qu’un crédit facilement accessible par le paysan moyen soit, ou par l’intermédiaire d’un parastatal ou directement par le mouvement muhutu, ouvert.

Le Fonds du Roi a joué un grand rôle, mais un crédit peut être mis en route pour la construction de maisons plus solides que nos huttes. Une équipe mobile peut être facilement formée et les paysans pourraient compenser aux dépenses par des journées de travail.

Dans les milieux ruraux, je pense qu’il faut plutôt davantage faire confiance à une organisation indigène, bien sûr en l’aidant, par des conseils, des techniciens, que de se fier à un parastatal. L’Inéac a fait de grandes recherches mais le paysan plante encore son manioc comme avant l’arrivée de l’Européen.

Le commerce devrait aussi prendre un certain essor. Pour le moment, il est entre les mains des Asiatiques. Encore une fois, le jeu des caisses publiques, comme la Caisse d’Epargne, devrait être souple pour l’indigène. Il faudrait, par exemple, ne considérer que les capacités intellectuelles et morales du demandeur, exiger la production en espèce d’au moins 25 % du montant sollicité.

Forme du Gouvernement

Il faudrait dans 2 ans arriver à une fédération primaire. L’union avec le Congo afin de former la Communauté Belgo-africaine doit être poursuivie. Pour ce qui est du Ruanda, chaque pays conserve son Mwami, mais il faut absolument limiter ses pouvoirs.

A la tête du Territoire, il faudrait un Gouverneur élu, mais investi par Sa Majesté le Roi des Belges. Pour ce faire, il faudrait une révision complète du Décret du 14 juillet 1952.

Extraits du mandement de Carême de Son Exc. Mgr. A. Perraudin

Kabgayi, 11 février 1959.

… Il y a aussi dans notre cher Ruanda, comme dans beaucoup d’autres pays du monde, divers groupes sociaux. La distinction de ces groupes provient en grande partie de la race mais aussi d’autres facteurs, comme la fortune et le rôle politique ou la religion. Il y a des Africains, des Européens et des Asiatiques. Parmi les Africains, il y a les Batutsi, les Bahutu et les Batwa, il y a des riches et des pauvres, et des cultivateurs; il y a des commerçants et des artisans; il y a des catholiques et des protestants, des hindous et des musulmans et il y a encore beaucoup de palens; il y a les Gouvernants et les Gouvernés.

Pour le moment, le problème est surtout agité à propos des différences de races entre Ruandais.

Cette diversité de groupes sociaux et surtout de races risque chez nous de dégénérer en divisions funestes pour tout le monde. Chers Chrétiens du Ruanda, Nous faisons appel à votre bon sens et à votre charité pour que Dieu nous épargne ce malheur.

Nous sommes sûr que Notre appel, inspiré uniquement par l’amour que Nous portons à tous et à chacun de Nos enfants, à quelque groupe qu’ils appartiennent, trouvera un écho fidèle et généreux dans vos cœurs de chrétiens. Nous désirons cependant vous éclairer sur ce sujet car dans le pays commencent à se répandre toutes sortes d’idées dont beaucoup ne sont pas conformes à l’enseignement de l’Eglise.

Constatons tout d’abord qu’il y a réellement au Ruanda plusieurs races assez nettement caractérisées bien que des alliances entre elles aient eu lieu et ne permettent pas de dire toujours à quelle race tel individu appartient. Cette diversité de races dans un même pays est un fait normal contre lequel d’ailleurs nous ne pouvons rien. Nous héritons d’un passé qui ne dépendait pas de nous. Acceptons donc d’être plusieurs races ensemble et essayons de nous comprendre et de nous aimer comme des frères d’un même pays.

Toutes les races sont également respectables et aimables devant Dieu. Chaque race a ses qualités et ses défauts. Personne d’ailleurs ne peut choisir de naître dans un groupe plutôt que dans un autre. Il est injuste par conséquent, et contraire à la charité, de faire grief à quelqu’un d’appartenir à telle ou telle race, et surtout de le mépriser à cause de sa race. La solution, même purement naturelle, est que, des gens appartenant à des races différentes s’entendent et s’harmonisent surtout si, par le jeu de l’histoire, ils habitent côte à côte sur le même territoire.

[Dans notre Ruanda, les différences et les inégalités sociales sont, pour une grande part, liées aux différences de races, en ce sens que les richesses d’une part, et le pouvoir politique et même judiciaire d’autre part, sont en réalité en proportion considérable entre les mains des gens d’une même race. Cet état de chose est l’héritage d’un passé que nous n’avons pas à juger. Mais il est certain que cette situation de fait ne répond plus aux normes d’une organisation saine de la société ruandaise et pose aux Responsables de la chose publique des problèmes délicats et inéluctables.

Nous n’avons pas, comme évêque représentant l’Eglise dont le rôle est surnaturel, à donner ni même à proposer à ces problèmes des solutions d’ordre technique, mais il Nous appartient de rappeler, à tous ceux, autorités en charge ou promoteurs de mouvements politiques, qui auront à les trouver, la loi divine de la justice et de la charité sociales.

Cette loi demande que les institutions d’un pays soient telles qu’elles assurent réellement à tous ses habitants et à tous les groupes sociaux légitimes, les mêmes droits fondamentaux et les mêmes possibilités d’ascension humaine et de participation aux affaires publiques. Des institutions, qui consacreraient un régime de privilèges, de favoritisme, de protectionnisme, soit pour des individus soit pour des groupes sociaux, ne seraient pas conformes à la morale chrétienne.

La morale chrétienne demande à l’Autorité qu’Elle soit au service de toute la communauté et non pas seulement d’un groupe, et qu’Elle s’attache avec un particulier dévouement et par tous les moyens possibles au relèvement et au développement culturel, social et économique de la masse de la population.

L’Eglise est contre la lutte des classes entre elles, que l’origine de ces classes soit la richesse ou la race ou quelque autre facteur que ce soit, mais elle admet qu’une classe sociale lutte pour ses intérêts légitimes par des moyens honnêtes, par exemple, en se groupant en associations. La haine, le mépris, l’esprit de division et de désunion, le mensonge et la calomnie sont des moyens de lutte malhonnêtes et sévèrement condamnés par Dieu. N’écoutez pas, chers Chrétiens, ceux qui, sous prétexte d’amour pour un groupe, prêchent la haine et le mépris d’un autre groupe…

  1. PERRAUDIN, Vicaire apostolique de Kabgayi,

 

Le 15 mars 1959, M. G. Cyimana définissait à son tour la doctrine politique du mouvement hutu et posait l’existence d’un problème ethnico- social hutu-tutsi.

Plaidoyer pour le menu peuple au Rwanda-Burundi

Pour éviter une révolution, il faut la faire.

Depuis quelque temps, l’attention a été attirée sur la situation du menu peuple au Rwanda-Burundi. La presse locale a publié de nombreux articles (la plupart anonymes, par peur de représailles). La petite élite, issue du menu peuple, a osé publier un manifeste. Des interventions de tout genre ont eu lieu au Conseil de Vice-gouvernement général et plus tard au Conseil général (qui venait de succéder au précédent). Des démarches, officielles et officieuses, furent faites auprès du Gouvernement général, au Ministère des Colonies et une copie du manifeste fut remise à la Mission de visite de l’O.N.U., lors de son dernier passage en septembre 1957.

Qu’est-il résulté de tout cela? Si tout n’a pas été vain, aucune réforme d’envergure n’est encore venue modifier la situation. Le petit peuple est toujours exploité. Exception faite de quelques rares nominations récentes, le faible et le petit restent pratiquement exclus des fonctions publiques et n’ont aucune influence sur les destinées du pays. La plupart des privilégiés du régime ne semblent guère disposés à faire des sacrifices. Consciemment ou non, ils égarent l’opinion publique tout en engageant le gouvernement tutélaire à ajourner, sine die, les réformes nécessaires.

Dans ces conditions, il est vain de prétendre, comme on aime à le répéter, que la jeunesse issue des rangs privilégiés du régime, formée dans les universités occidentales, sera démocrate et que c’est elle qui apportera le remède au mal dont souffre le Rwanda-Burundi.

Je ne suis pas d’accord non plus avec ceux qui invoquent le fameux principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays. Comme si le Rwanda-Burundi était un pays indépendant ! Au contraire, la Belgique, en sa qualité de tuteur et donc d’arbitre, a l’impérieux devoir d’intervenir et de trouver une solution au mieux des intérêts de tous les partis. Malgré les résultats peu encourageants que l’action pour l’émancipation du menu peuple a enregistrés jusqu’à ce jour, l’espoir de parvenir à son émancipation par des moyens pacifiques subsiste encore.

Le problème des petits au Rwanda-Burundi se présente sous un double aspect. Ce n’est donc nullement un pseudo-problème, comme a tenté de nous le faire croire la fameuse Note Claire lancée à Nyanza, en juin dernier, en guise de conclusion aux débats infructueux qui ont duré un mois. Ce n’est même pas un problème uniquement social, comme semble l’insinuer M. l’abbé J. Mulenzi, dans sa récente Etude sur quelques problèmes du Ruanda, ni même un problème uniquement économico-social, comme l’a avancé Mgr. Bigirumwami.

C’est, au contraire, un problème ethnico-social, créé par la présence de deux groupes raciaux distincts (je fais ici abstraction du troisième groupe, celui des Batwa, dont il faudra d’ailleurs tenir également compte dans les réformes à envisager), dont l’un a joué, au cours des siècles, le rôle de dominateur et l’autre celui de dominé. Il s’agit, d’une part, d’un problème des forts et des faibles et, d’autre part, sur un plan presque parallèle, d’un problème mututsi et muhutu.

LES AUTORITES COUTUMIERES OU LE FORT TOUT-PUISSANT

Lorsque je parle d’«autorités coutumières » je n’entends pas seulement les « autorités indigènes » reconnues légalement par le décret du 14 juillet 1952, à savoir les chefs et sous-chefs, mais également et par extension, les juges et greffiers, les aides des sous-chefs (supprimés en théorie, mais maintenus en fait sous d’autres dénominations) les policiers indigènes, les moniteurs agricoles et vétérinaires, les infirmiers. Tous ceux-là forment, à mon sens, la catégorie actuelle du fort, qui souvent ne se fait pas faute d’abuser de sa position privilégiée et, en face de qui se trouve, sans moyens de défense, toute la masse du menu peuple. En soi, le problème n’a rien de racial. Mais on ne peut ignorer que l’un des groupes a pratiquement le monopole de voir se recruter dans ses rangs la catégorie du fort, cependant que l’autre constitue presque toujours la catégorie du faible.

Certes, on pourrait difficilement soutenir que quarante ans de tutelle se soient soldés par un échec complet. L’action du tuteur, dans sa tentative de mettre fin aux abus du régime préexistant à son arrivée, n’a pas été tout à fait vaine.

Le Rwanda-Burundi de l’époque précoloniale formait deux états monarchiques féodaux, fortement hiérarchisés et à structure raciale assez marquée. Par cette dernière caractéristique, ils devaient quelque peu différer des Etats féodaux du moyen âge européen, car un sentiment réel de supériorité raciale du dominateur y aggravait notablement l’état de servage du dominé. C’est par le travail de la plèbe, taillable et corvéable à merci, que pouvait vivre et prospérer le seigneur du Rwanda-Burundi. Avec l’arrivée d’une administration européenne et de missionnaires, la situation devait nécessairement évoluer.

L’administration remédia tout d’abord aux abus les plus intolérables du régime existant. Elle supprima le droit de vie et de mort, dont abusaient assez capricieusement les autorités coutumières, et réduisit notablement certains châtiments corporels. Elle entama une longue campagne pour la suppression du contrat de servage pastoral (en langue du pays « Ubuhake » ou « Ubugabire »), auquel devait théoriquement mettre fin le décret du Mwami, en 1954. Afin d’assurer à tous une justice intègre, le pays tuteur réserva les délits et les contestations graves à la seule compétence des tribunaux européens. Du point de vue de l’hygiène générale, il réalisa de notables progrès, et pour lutter contre l’analphabétisme et l’ignorance, il généralisa l’enseignement. Il entreprit, d’autre part, une lutte anti-famine en prescrivant des cultures vivrières obligatoires ; et pour lutter contre la sécheresse, il entreprit les reboisements nécessaires. Pour conserver, dans la mesure du possible, une surface arable, suffisante aux besoins d’une population abondante et croissante, il intensifia sa lutte anti-érosive, fit assécher les marais et créa les paysannats. Il traça des routes, encouragea dans une certaine mesure les industries, édicta une législation sociale, prescrivit un minimum de salaire légal. Par le décret du 14 juillet 1952 enfin, il manifesta, bien qu’assez timidement, à nos privilégiés féodaux son intention arrêtée de jeter enfin les bases d’une société vraiment démocratique par la création des conseils partiellement élus.

En réalité, certaines mesures prises par l’Administration pour supprimer les abus, ont constitué de nouvelles occasions de pressurer le faible. La raison en est le principe de la politique indigène, qui veut que l’autorité coutumière soit considérée comme l’intermédiaire officiel entre l’Administration tutélaire et la masse de la population. Il s’est donc toujours agi de renforcer le prestige de l’autorité coutumière, quitte à fermer les yeux sur certains de ses agissements. Comment l’autorité coutumière, forte du soutien moral de l’administration tutélaire, n’aurait-elle pas été portée à abuser de son pouvoir ?

Comme autre influence bienfaisante dans ce pays, il y a lieu de noter, non sans beaucoup d’éloges, l’action moralisatrice du missionnaire, tant protestant que catholique. Agissant de concert avec l’administration, la devançant même dans maints domaines, jouant souvent un rôle quasi exclusif en plusieurs circonstances, son apport fut et est encore inestimable dans l’amélioration du sort du faible.

Ainsi, fort de la force d’En-Haut, le missionnaire n’a nullement craint de dénoncer bien haut — et il continue à le faire — toutes les violations flagrantes de la justice élémentaire dans un pays où elle se faisait de plus en plus rare. Il fit entendre, pour la première fois dans ce pays, le mot de « charité », la prêchant plus par l’exemple que par la parole. Faut-il rappeler que c’est lui qui fonda la première école et que sur ce terrain, il joua, et joue encore de nos jours, un rôle primordial, sans oublier bien entendu la part considérable qu’il prit dans les progrès de l’hygiène.

Toutefois, son action, comme celle de l’administration, ne put porter tous les fruits que l’on pouvait en escompter. Dans beaucoup de cas, le converti, nanti d’autorité, n’a nullement eu envie de changer ses procédés invétérés et a toujours semblé vouloir obstinément vivre sur deux plans différents, comme l’a écrit un jour le journal « Temps Nouveaux d’Afrique », au sujet de la fameuse Note Claire : un plan selon la foi et un plan égoïste et sans scrupule dans ses relations avec le faible.

Cependant, il ne faudrait pas croire que le faible continue à opposer à l’injustice dont il est l’objet, la passivité séculaire. Pour secouer le joug qui, depuis l’introduction de l’argent, devient de plus en plus intolérable, il commence un peu partout à réagir avec énergie — bien qu’encore assez gauchement — à telle enseigne que c’est maintenant au tour de l’oppresseur de réclamer, dans certains cas, la protection de l’autorité tutélaire ! Certaines de nos autorités coutumières regrettent le bon vieux temps où le seul fait d’être investi d’une quelconque autorité constituait des investissements les plus sûrs, car c’était là occasion propice de remplir greniers et poches, de peupler rapidement ses « kraals » (enclos destiné au bétail) et ce, sans bourse délier. La plupart qualifient de rébellion et d’esprit d’insoumission tout refus de se laisser arbitrairement démunir et toute revendication en matière de justice élémentaire.

Il est à noter que la prise de conscience du faible se manifeste davantage chez l’ancien écolier de « mon Père », lequel au terme de son école, n’entend plus accepter un travail servile, sachant que tout travail mérite une rémunération équitable. Conscient encore de sa faiblesse en face de son puissant chef de colline, il cherche à échapper au danger constant de réquisition injustifiée : pour se soustraire, au moins pour un temps à l’arbitraire de son trop exigeant seigneur, il n’hésite pas à déserter le foyer paternel et à s’en aller en quête d’embauche dans les entreprises européennes, soit dans le pays même, soit en dehors de ses frontières. Ainsi s’explique l’accusation de nos autorités coutumières à l’adresse du missionnaire et de l’Européen- colon, de porter atteinte à leur prestige et d’inciter leurs sujets à l’insoumission.

Malgré l’influence, et de l’administration et des missions, la situation du faible reste, en général, pitoyable.

Pratiquement, ces injustices et abus de pouvoir pourraient se ramener aux principales catégories suivantes : le travail servile, les exactions et spoliations de tout genre et enfin les concussions.

LE TRAVAIL SERVILE

Le système de rachat des prestations coutumières, loin d’atteindre son but originaire a, au contraire, concouru à empirer la situation du faible.

La plupart des autorités coutumières continuent à faire travailler certains de leurs sujets à leur profit personnel. L’exécution de maints travaux domestiques, la garde des troupeaux, la culture des champs vivriers, l’exploitation des briqueteries et des plantations de rapport — j’en passe — tout cela continue à se réaliser sans aucune rémunération ou pour une rémunération dérisoire (pour dérouter le contrôle de l’administration) malgré que le prix du rachat ait été légalement versé. Toutes les garanties légales dans le domaine du rachat des prestations ayant été, plutôt indirectement et inconsciemment, instaurées au bénéfice des autorités coutumières, il n’y a aucun contrôle efficace contre le travail servile forcé.

LES EXACTIONS ET SPOLIATIONS

Dans un pays comme le Rwanda-Burundi, le pauvre contribuable n’a jamais fini de satisfaire à ses obligations fiscales. En plus de l’impôt légal de capitation à charge de tout homme adulte, renforcé chez le possesseur de gros bétail par un impôt sur le bétail, la plupart des autorités coutumières continuent, tout au long de l’année, à soutirer des redevances illégales, soit en argent, soit en nature. Tous les procédés sont utilisés. Tantôt il s’agit de récolter l’impôt légal et il n’est pas rare que l’impôt légal soit perçu deux fois, une fois au bénéfice du Trésor, et une autre fois, bien entendu à l’insu de l’administration, au profit du collecteur.

Lorsqu’elle est chargée par l’administration soit d’acheter les vivres pour les centres de stockage, soit de rémunérer certains travaux d’utilité publique, il arrive que l’une ou l’autre autorité coutumière empoche, sans aucun scrupule, une partie des fonds mis à sa disposition. Lorsque survient l’un ou l’autre événement, qu’il s’agit de célébrer avec force cadeaux dans la ligne de la tradition coutumière, il n’est pas rare qu’une partie de la somme récoltée en vue des cadeaux soit subtilisée en cours de route…

Et quand un trou vient par hasard à se révéler dans la caisse de la chefferie ou qu’une nouvelle voiture de l’une ou l’autre autorité doit être achetée, le même contribuable sera taxé de façon à remettre les choses en ordre…

De plus, chefs ou sous-chefs ne se gênent pas pour faire main basse sur les biens de leurs administrés, sous les prétextes les plus divers. Le détenteur d’un lopin de terre ou de quelques têtes de bétail vit toujours dans l’insécurité, car le seul caprice de son chef peut, du jour au lendemain, le contraindre à quitter son bien.

LES CONCUSSIONS

S’il s’agit, de la part de l’administration, d’obtenir le service public auquel il a droit et auquel l’autorité coutumière est obligée en vertu même de ses fonctions rémunérées par l’Etat, il ne peut se présenter les mains vides : il lui faut apporter une « bituga » (cadeau d’introduction en nature ou en espèces). Le requérant qui entend ne pas suivre l’usage verra son affaire traîner en longueur, sans jamais savoir les vraies causes du retard, ce qui l’obligera souvent à abandonner la partie.

De louables initiatives de l’administration sont utilisées au détriment de celui-là même qu’elle devait aider. L’exemple le plus typique est celui des dépulpeuses à café et des coopératives de vente.

Pour libérer le producteur de café du fastidieux travail de dépulpage à la main, et aussi en vue d’améliorer la qualité du produit de façon à le rendre à même d’affronter la concurrence étrangère, l’administration, avec l’aide du Fonds du Bien-Etre Indigène, a fait installer depuis quelque temps, dans les régions productrices de café, plusieurs dépulpeuses. Le côté lucratif de cette nouveauté ne pouvait échapper à certaines autorités coutumières. Les édits succédèrent aux édits : l’un décréta l’obligation de faire dépulper exclusivement à la dépulpeuse. L’autre, se souciant du résultat financier de l’entreprise, établit une taxe sur son usage, non pas dans le but de constituer des fonds nécessaires à l’entretien et à l’amortissement de la machine, mais au profit personnel de l’autorité coutumière.

Le plus souvent, on devait acquitter pareille taxe en nature, en cédant une partie de la récolte après le dépulpage. Pour éliminer, d’autre part, les nombreux intermédiaires et assurer ainsi un meilleur prix au producteur, quelques coopératives furent créées. Certaines autorités coutumières parvinrent à organiser, en dehors de toute constitution légale, des « ventes groupées », interdisant au producteur d’écouler ses produits auprès des commerçants locaux. Le café ainsi rassemblé était transporté, après pesage, à Usumbura où il était vendu plus lucrativement chez l’exportateur. Jusqu’ici les choses semblent normales. Mais là où on ne suit plus, c’est qu’on a pris soin de ne délivrer aucun reçu au producteur, spécifiant la quantité de la marchandise livrée. Dans ces conditions il ne recevra du produit de la vente que la partie qu’il plaira à son chef de lui réserver. Il est presque impossible d’évaluer l’immensité du mal, à cause de la conspiration générale du silence. Car, il ne viendra jamais à l’idée du spoliateur de se vanter en dehors de son entourage immédiat, et le spolié lui-même, par crainte de représailles toujours possibles, n’aura jamais l’idée de se confier à une personne étrangère à son milieu.

Mais, pourrait-on se demander, pourquoi le peuple ne dépose-t-il pas plainte auprès de la justice européenne contre les abus dont il est victime ?

La protestation ? La plainte ? Comment donc ! Ce n’est pas si simple que ça. D’après la coutume toujours vivace, le sujet qui oserait se plaindre de son chef, se rendrait coupable du crime de félonie et des représailles ne tarderaient pas à s’abattre sur lui. En voici les principales à titre d’exemple : être spolié de sa terre et banni sans le sou ; être dénoncé régulièrement au tribunal de chefferie pour « rébellion contre son chef » avec le risque de se voir infliger jusqu’à deux mois de servitude pénale, renforcée presque toujours d’une amende pouvant atteindre 2.000 francs ; et la diabolique manœuvre actuelle « d’enquête » n’est nullement pratiquée pour faciliter les choses.

Mais de quoi s’agit-il au juste dans cette « enquête » ? Le plaignant éventuel (lui seul, bien entendu) a, paraît-il, les honneurs de la visite de son sous-chef, qui vient apprécier l’étendue réglementaire des cultures vivrières, l’entretien des caféières, l’impeccabilité du fossé hygiénique, du fossé antiérosif, — j’en oublie, — tant (est) sans limite l’énumération des obligations légales du faible ! Eu égard à la diversité de ces obligations, il n’est pas impossible de le trouver en défaut. Et le récalcitrant qui prétendait refuser quelques journées de corvées ou une taxation arbitraire de quelques dizaines de francs, se voit maintenant infliger une bien plus forte amende !

C’est manifestement perdre au change et mieux vaut donc éviter tout « matata » avec son chef…

LE MONOPOLE MUTUTSI

Dans une lettre adressée au Conseil Supérieur du Pays du Ruanda en sa session de mai 1958, session principalement consacrée à l’examen du fameux problème bahutu, une douzaine de grands batutsi de la Cour de Nyanza, a déclaré ce qui suit : « Puisque nos rois ont conquis les pays des bahutu, en tuant leurs roitelets, et ont ainsi asservi les bahutu, comment maintenant ceux-ci peuvent-ils prétendre être nos frères ? »

Bien que la majorité des mieux-pensants du Rwanda-Burundi ait immédiatement élevé de vives protestations contre cette déclaration, il reste que celle-ci révèle un état d’esprit qui n’est pas encore disparu chez certains grands traditionalistes batutsi. Comme le reconnaît la déclaration l’ancien régime féodal était basé sur la conquête et l’asservissement du muhutu par le mututsi. L’appauvrissement de l’un ou l’autre mututsi ne change rien au principe en vigueur, car comme l’a très bien noté le gouverneur général honoraire, P. Ryckmans, en 1921 (« Revue Générale » du 15 avril), « toujours, le prestige de la race demeure et ils ne se confondent jamais avec les bahutu ». Et au sujet de tous les batutsi en général, il ajoutait : « Favoris des chefs par solidarité de race… les batutsi… sont exempts de toute prestation humiliante, de toute corvée personnelle, de tout travail manuel surtout ». Il n’est pas exagéré de dire qu’en 1958 la situation n’a guère évolué.

Pour apprécier dans sa juste mesure l’étendue du monopole dont se plaint le « camp muhutu », il faudrait disposer d’éléments chiffrés. Mais dans les circonstances actuelles de tension et de méfiance, il s’avère presque impossible d’espérer des renseignements exacts, la plupart répugnant à faire la distinction entre les deux races, de peur, prétendent-ils, de diviser plus profondément le pays.

Voyons toutefois quelques données indiscutables. Le Rwanda-Burundi actuel compte une population autochtone d’un peu plus de 4 millions et demi. Sur ce total, il y aurait environ 600.000 batutsi et près de 4.000.000 de bahutu.

Le nombre des chefs du Rwanda-Burundi s’élèverait actuellement à 82 unités dont un muhutu que le pays de Burundi a récemment nommé.

Sur un total d’environ 1.100 sous-chefs, il y aurait 1.050 batutsi. Le Conseil Général du Rwanda-Burundi compte en son sein 12 batutsi et 2 bahutu.

Le Conseil Supérieur du Pays du Ruanda compte 33 membres dont 2 bahutu et 31 batutsi. Dans les 9 Conseils de territoire du Ruanda siègent environ 125 batutsi et 30 bahutu.

Les 8 Conseils de Territoire du Burundi comptent 112 batutsi et 26 bahutu. Quant au personnel auxiliaire de l’administration tutélaire (commis, infirmiers, moniteurs agricoles et vétérinaires), il y aurait environ 284 batutsi et 112 bahutu. Eu égard à ces quelques données, est-il illégitime de parler de monopole politique et administratif au bénéfice du mututsi au

Rwanda-Burundi ?

Dans le domaine culturel, la situation est-elle plus favorable pour les bahutu ? Le Manifeste muhutu écrit : « Il existe une sélection de fait (opérée par hasard !) que présentent actuellement les établissements secondaires. Cela crève les yeux. Des arguments ne manquent pas alors pour démontrer que le muhutu est inapte, qu’il est pauvre, qu’il ne sait pas se présenter. L’inaptitude est à prouver. La pauvreté est son lot dans le système social actuel ; quant aux manières, une plus grande largeur d’esprit serait à souhaiter. Demain on réclamera les diplômes et ce sera justice, et les diplômes ne seront que d’un côté, le muhutu ne saura même pas le sens de ce mot » !

Mais que dit la statistique à ce sujet ? Le peu d’éléments chiffrés dont je dispose révèle ce qui suit. Au Collège Interracial du Saint-Esprit à Usumbura, il y avait, en 1956, 135 batutsi et 67 bahutu. L’athénée royal d’Usumbura totalisait à la même époque 57 batutsi et 12 bahutu. Au Groupe scolaire d’Astrida, le degré secondaire était peuplé par 143 bahutu et 279 batutsi, cependant que l’école professionnelle d’Usumbura assurait la formation à 135 batutsi et 117 bahutu. Que conclure de ces chiffres ? Il serait à mon sens audacieux d’avancer qu’il ne s’agit pas là d’une sorte de monopole.

Le monopole économique ne peut être qu’une conséquence normale du double monopole politique et culturel. Et cet aspect n’a nullement échappé aux rédacteurs du Manifeste.

De ces lignes se dégage clairement que le mututsi dispose d’un monopole économique qu’il serait difficile de nier et que ne pourrait nullement infirmer le fait de quelques batutsi appauvris et qui en sont d’ailleurs tout aussi victimes que les bahutu. Le manifeste fait d’autre part état de l’aggravation de la situation sous l’influence de l’Administration. Il est certain que celle-ci s’est obstinée à conduire sur la voie du progrès une société absolument inégalitaire sans réaliser les réformes qui s’indiquaient comme préalables. C’est ainsi que le privilégié de l’ancien régime a été le seul à profiter du progrès. Il est même arrivé plus d’une fois que l’administration ait encouragé la suprématie des batutsi. Dans certaines régions, jadis gouvernées par des clans bahutu, telles le Bugoyi, le Rukiga, le Bushiru, le Kumoso, le Buragane, j’en passe, une action systématique de l’administration visa à y installer les chefs et sous-chefs batutsi après avoir déposé les bahutu. Pendant longtemps, la section des candidats-chefs au Groupe scolaire d’Astrida fut jalousement réservée aux fils et petit-fils de chefs.

Ce n’est donc qu’après quarante ans d’efforts au profit exclusif ou presque d’une minorité de la population, que l’administration a manifesté son intention de changer de politique.