{:fr} 

Nous employons le terme de Rukiga dans un sens large voulant désigner par- là l’ensemble montagneux situé entre les plateaux proches de la Kagera et la chaîne volcanique des Virunga. Il ne coïncide pas avec les frontières coloniales, puisqu’une partie est revenue au district ougandais du Kigezi et l’autre au Rwanda allemand. Cette région ne correspond pas non plus au début du XXe siècle à une structure politique africaine cohérente. Mais il y a de part et d’autre une population originale, dont la langue même a des traits spécifiques qui la différencient des langues voisines du Rwanda et du Nkole.

1°) Une société à tendance égalitaire ; les lignages.

La société de cette région a une tendance segmentaire très marquée. Son esprit rebelle bien connu n’est que le reflet d’une répulsion à l’égard des systèmes étatiques et des hiérarchies. Alors que le Rwanda central semble avoir été caractérisé par la construction de pyramides de type vassalique, on voit prédominer ici les processus horizontaux : les liens du sang ou du voisinage, les contrats conclus à égalité, les associations ou les fusions inter-lignagères. La réalité prédominante est celle des miryango, que l’on pourrait traduire par « lignages ». Ces groupements patrilinéaires sont restés beaucoup plus consistants qu’ailleurs au Rwanda et ils coïncident souvent avec des unités territoriales et avec des unités de commandement sous l’autorité de conseils d’anciens et de chefs de clan (abakungu). Les repères totémiques y sont restés très vivaces, la justice familiale et la vendetta y apparaissent comme les voies les plus efficaces dans le règlement des conflits. Les lignages sont eux-mêmes regroupés en ensemble plus larges, dispersés géographiquement, mais liés par des usages communs, des rites de purifications ou d’amitié, des alliances fondées sur des serments. Ces sortes de clans sont justement appelés indahiropar les Bakiga, c’est-à-dire des « alliances jurées ». Un même indahiro peut donc rassembler des familles d’origines variées, à la manière de l’ubwoko rwandais regroupant des lignages hutu, twa et tutsi et particulièrement vivace dans ces régions septentrionales du pays. Par exemple un même nom de clan, comme celui des Basinga, très influents dans ces contrées, recouvre tels lignages hutu de la région de Rwaza, tels lignages tutsi du Bugoyi et le lignage twa de Basebya. Le visage du clan peut donc varier selon l’histoire de chaque région : ainsi les Basinga Batutsi du Bugoyi sont peut-être des Bahutu « tutsisés ».

Le peuplement de ces montagnes est caractérisé en outre par son ancienneté. La très grande majorité des habitants sont des Bahutu, mais ils côtoient des Batwa et des Batutsi eux-mêmes autochtones (installés au moins avant le XVIe siècle). Les différentes vagues de populations se sont agglomérées par le jeu du voisinage, des mariages, des fraternités du sang, des liaisons à plaisanterie, des accords politiques restreints établis sur des bases lignagères et religieuses. Les bahinzadu Bushiru passaient notamment pour des faiseurs de pluie. Ces différents facteurs avaient sans doute favorisé la naissance des indahiro. C’est dans ce contexte qu’il convient de situer l’esprit de solidarité et d’indépendance qui anime ces populations du Nord face aux hiérarchies de typer féodal instaurées par la conquête rwandaise d’après le XVIIe siècle. Le P. Schumacher notait que les Batutsi Bashambo du Bigogwe par exemple avaient de ce point de vue la même conduite que les Bahutu Bagesera du Bushiru: leur autorité n’était pas proprement étatique. Or « ce n’est qu’avec la puissance politique que les excès apparaissent, parce qu’il n’y a aucune parenté du sang » L’histoire locale reste marquée au début du XXe  siècle par le rôle d’une série de vieux lignages, enracinés dans les traditions les plus anciennes et souvent les plus sacrées, et dont les origines se situaient dans la plupart des cas en dehors du Rwanda. Les Basinga affirmaient que leurs ancêtres sorciers et forgerons venaient du Karagwe, les Bagesera se rattachaient au Gisaka, les Bashambo à l’ancien empire de Kitara et au Mpororo. Les Bazigaba racontaient que Kigwa, l’ancêtre mythique de la dynastie rwandaise, les avait déjà trouvés au Ndorwa et qu’ils avaient fourni une femme à Gihanga (autre fondateur plus ou moins mythique du Rwanda) sur la colline de Muko. Les Banyoni, Batutsi des abords du lac Bunyoni, avaient une réputation de faiseurs de pluie et étaient intégrés au clan plus large et à prédominance hutu des Bagahe, Les Basigi fournissaient aussi des rois pluviator dans la région de Rulindo : cette royauté mystique était renforcée par le souvenir d’avoir jadis possédé le tambour Kalinga avant que Ruganzu Ndori ne s’en empare au XVIIe siècle. Quant aux Bahunde, ils étaient venus du Congo au XVIIIe siècle pour fuir des populations cannibales : leurs capacités en sorcellerie ajoutaient une note supplémentaire à l’individualisme de la région. L’indépendance des Bakiga (au sens large) à l’égard de la cour de Musinga est très bien évoquée par le Résident Kandt en 1910 :

Eux, qui étaient habitués à partager soucis et joies avec leur chef de village, un homme de leur sang, qui étaient habitués à se priver avec lui en période de famine et à faire bombance avec lui en période d’abondance, à se conduire avec lui en hommes libres inter pares et à voir en lui le conseiller, le juge et le guide tout désigné, devaient maintenant exécuter des corvées pour un sultan établi dans une lointaine résidence, qui les confiait en propriété aujourd’hui à tel chef, demain à tel autre. Ces chefs, créatures du caprice royal, mais étrangers à leurs sujets par leur origine et par leur moeurs, préféraient pour la plupart rester toute l’année à la Cour et n’apparaître chez eux que lorsque les récoltes étaient mûres, pour exiger de façon arrogante les taxes dues par ces barbares qui leur déplaisaient. Face à une telle exigence, devaient-ils se plier, s’ils étaient des hommes libres ? Ils étaient contraints de s’y plier tant que des sultans belliqueux comme Rwogera et Rwabugiri ne craignaient pas de les poursuivre en personne dans les vallées les plus reculées des montagnes de la crêteet de briser l’insolence des rebelles. Mais dès que cette pression diminua, sans que les causes de leur indocilité fussent diminuées, la résistance passive commença à s’exercer encore plus vigoureusement et, sous le pouvoir du sultan actuel (…) à devenir chronique.

 2°) La richesse des traditions historiques.

Malgré cette allure anarchique la région n’est pas marginale par rapport à l’histoire des royaumes des Grands lacs. Au contraire beaucoup de choses s’y sont nouées et s’y sont dénouées. Cette zone périphérique apparaît en un sens comme un conservatoire de traditions, plus ou moins recouvertes par les effets des mutations intervenues entre le XVIe et le XVIIIe siècle (époque de migrations dans les pays interlacustres, de création des dynasties hinda, etc.) et par ceux de la grande expansion rwandaise des XVIIIe et XIXe siècles. Celle-ci a brisé, en s’exerçant vers le sud, l’est et le nord, les anciens royaumes du Bugesera, du Gisaka et du Mpororo-Ndorwa. C’est ce dernier qui nous intéresse. Cet ancien État se situait au nord-ouest de la Kagera, englobant à la fois les collines du Mpororo proprement dit (le pays des Bahororo) et les montagnes situées plus à l’ouest, c’est-à-dire au moins une partie de notre Rukiga. Cette partie montagneuse du royaume lui donne son autre nom, c’est-à-dire le Ndorwa, le pays du tambour Murorwa, le coeur magique du royaume, puisque le roi, de la dynastie des Bashambo, y était intronisé au moment de la nouvelle lune à l’issue d’une traversée du lac Bunyoni. Le Ndorwa, intégré au Mpororo, est donc l’expression étatique du Rukiga ancien, même si cette structuration fut provisoire et sans doute incomplète. L’apogée du royaume se situe au XVIIIe siècle. Mais après la mort du grand roi Gahaya, il connaît à la fin de ce même siècle une désintégration rapide qui est exploitée par ses puissants voisins, le Rwanda et le Nkole. La dynastie dut se réfugier au nord, vers le lac Édouard. Une nouvelle tentative d’unification sous les Bashambo échoua au début du XIXe siècle. Les Bakiga retrouvèrent ainsi leur autonomie et le pays se morcela de nouveau. Vers la fin du XIXe siècle Kigeri Rwabugiri multiplia les expéditions dans tout l’ancien royaume, menaçant le Nkole lui-même. Mais le souvenir du tambour royal du Ndorwa demeura. On disait que « Gahaya l’avait caché » et lorsque Muhumuza se rendit à Ihanga, elle affirmait qu’elle allait chercher un tambour royal gardé dans une caverne par un Mugabira.

Ces régions septentrionales sont aussi dépositaires de nombreuses traditions relatives aux origines du Rwanda. Des légendes concernant Kigwa, Gihanga, Ruganzu y sont, comme on l’a vu, rattachées. Des familles de ritualistes y ont leurs centres. On peut y relever toute une série de « lieux saints ». A Busigi, le clan du même nom passait pour avoir jadis gardé Kalinga : il fut d’ailleurs un des clans les plus prompts à se rallier à Ndungutse. La colline de Huro, au Bumbogo, était occupée par « les fils de Myaka », des Bahutu Baswere du clan des Bega, qui étaient des « rois des moissons »chargés de fournir chaque année des prémisses du sorgho à la Cour. A Nganzo de Mushongi on extrayait du fer royal. Kabuye possédait une source sacrée favorable à la productivité des abeilles et Gihanga était censé y avoir résidé. On sait que celui-ci aurait aussi épousé une Muzigaba à Muko. Les nécropoles royales de Kayenzi (pour les bami du nom de Yuhi) et de Remera (pour ceux du nom de Mibambwe) étaient au Buriza. Au Bukonya, face à la Nyarutovu, vivait une famille chargée de fabriquer des tambours royaux : son chef, Bugimba, attaqua deux chefs de Musinga en février 1912 et envoya un de ses fils auprès de Ndungutse. On retrouve dans ces parages le même phénomène que sur les frontières de tous les anciens royaumes. Ceux-ci ont laissé en legs des souvenirs de valeur sacrée. Tout ce qui vient d’eux apparaît comme mystérieux et prestigieux, comme redoutable aussi. Ce sont des forces que la monarchie rwandaise tient à contrôler, car elles pourraient se retourner contre elle. On comprend que Ndungutse ait entrepris de les détourner à son profit.

Le plus bel exemple de la capacité de ces régions à mobiliser des forces sacrées au service d’une action politique est fourni par le mouvement de Nyabingi.Cette héroïne divine est un personnage protéiforme dont le mythe semble s’être diffusé des pays de l’est (Gisaka, Karagwe) à ceux du nord (Ndorwa). Selon les cas elle est présentée sous les traits d’une princesse du Ndorwa, victime de la jalousie de son mari, le roi Ruhinda du Karagwe, ou de la malédiction d’un roi du Ndorwa (Gahaya ou Murari) ou encore d’une intrigue de cour menée par les Batutsi Bagina. Parfois elle est décrite comme une servante de cette cour. En tout cas son culte est demeuré, car elle a reçu la possibilité de se réincarner en possédant ses fidèles, les Bagirwa, de la même façon que Ryangombe ou que Kiranga au Rwanda et au Burundi. Les centres de son culte se trouvent précisément au Ndorwa, notamment à Kagaramaet à Kyante, de part et d’autre du lac Bunyoni. Nyabingi semble s’y être assimilée une autre divinité féminine, Biheko. Nyabingi, c’est « Celle qui a beaucoup », l’Abondance même ; Biheko, « Celle qui porte » (sous-entendu : la vie), la Grande Mère en quelque sorte. On comprend que cette religion, où les femmes jouaient un rôle essentiel, ait représenté, en période ordinaire, un gage de fécondité et de santé, Ses initiés étaient consultés pour obtenir une guérison, pour accroître le bétail, pour faire tomber la pluie. Mais certaines lignées de serviteurs de Nyabingi prirent une signification particulière c’est le cas de Rutagirakijune, fille ou servante d’un chef, installée à Kyante et décapitée par le chef rwandais Bayibayi lors d’une expédition dumwami Rwabugiri au Mulera et au Bufumbira. Selon la légende sa tête aurait parlé au roi, à qui elle était présentée. Son fils Gatondwe aurait hérité de ses pouvoirs magiques et, selon le P. Schumacher, un héritier de celui-ci nommé Mafene aurait été tué par les Allemands en 1912. Le phénomène Nyabingi est donc susceptible d’interprétations politiques « la Mère » peut apparaître comme une «accoucheuse » de justice défiant les maîtres arbitraires, qu’il s’agisse des rois bashambo du Ndorwa, des rois et des chefs batutsi du Rwanda, des Baganda venus au Kigezi avec les Anglais ou de tous les autres auxiliaires des Blancs. Chaque fois, ce sont des intrus et des innovations qui sont dénoncés au nom de la tradition. Ce type de prophétisme du retour du passé ou du retour à la normale est fréquent dans l’histoire africaine. Il s’appuie ici sur toute une histoire locale. En 1917 les Anglais se heurtèrent à un certain NtokibiriDeux-doigts ») qui tenta de soulever les Bakiga avec l’aide d’une prêtresse de Nyabingi nommée Kahigirwa « . L’analogie avec le mouvement de 1911-1912 est frappante. La « mère » de Ndungutse, Muhumuza, passait aussi au Ndorwa pour être une « servante » de Nyabingi et, lors de son équipée de 1911, elle résida la plupart du temps chez des initiés. A la fin de l’année, Ndungutse en fuite se réfugia d’abord de l’autre côté du lac Bunyoni, à Kyante. La conviction ou la volonté de Muhumuza d’être « inspirée » se manifesta aussi de façon étrange au moment où elle s’enfuit du district de Bukoba (juillet 1911) : elle fit enlever et emmener avec elle une jeune fille du Karagwe qui passait pour avoir des crises de possession, une certaine Mukaisimba. Les Allemands purent ainsi l’accuser de traite d’esclave et elle dut en fait abandonner la jeune fille sur la rive de la Kagera, mais ce petit fait révèle l’enracinement du personnage dans les traditions et les aspirations de la région : Muhumuza avait compris que le levier du pouvoir n’y résidait pas dans des intrigues avec quelques chefs, mais dans la ferveur latente du « nyabingisme », reflet idéalisé de l’ancien Ndorwa et expression de la nostalgie d’une justice disparue.

3°) Une région de rebelles.

On comprend maintenant que cette réputation lui ait été faite d’abord par les chefs rwandais censés la contrôler depuis le début du XIXe siècle, puis par les occupants européens. Les premières expéditions rwandaises dans cette direction remontaient au XVIIIe siècle, sous les rois CyilimaRujugira et Kigeri Ndabarasa, Mais elles étaient encore nécessaires sous Kigeri Rwabugiri qui, par exemple, se fit construire un enclos au Bufumbira lors d’un raid mené au nord des volcans vers 1890. La conquête s’accompagnait de l’immigration de nouveaux lignages tutsi, de l’assimilation de certains lignages hutu (les Basinga Bagwabiro au Bugoyi par exemple) et de l’installation de grands chefs d’armée chargés de contrôler ces marches frontières. Mais ces nouvelles autorités ne pouvaient exiger de redevances régulières et encore moins de corvées. Les chefs locaux restaient les chefs de lignage (abakungu) ou les chefs-mages (abahinza). Il est significatif que le terme de bahinza de même que celui de bagome(désignant aussi de petits chefs autochtones) aient fini par prendre dans les kinyarwanda officiel le sens de rebelles ».

Les incidents intervenus dans la région avec la mission de Rwaza, les caravanes de marchands ou les expéditions des Allemands furent innombrables. Une liste simplifiée en donnera une idée :

— Entre 1904 et 1906 les missionnaires de Rwaza et leurs gens sont attaqués à plusieurs reprises.

—Au début de 1905 le géomètre belge Laurant, travaillant pour une commission frontalière, est attaqué au sud de Rwaza.

—En 1906 de nouveaux troubles éclatent au Bugarura.

—En 1907 la caravane du conseiller du gouvernement von Gunzert est attaquée, un askari est tué.

—En 1908 des marchands et le géologue Kirschstein sont attaqués par le chef Lukara. Dans ce cas et dans le précédent les Batwa ont joué un certain rôle.

—En 1909 l’insécurité ajoutée à la proximité de la frontière amène la fondation du poste de Ruhengeri.

—En 1910 une certaine agitation règne du côté britannique. En avril le P. Loupias est assassiné près de Rwaza. Le chef Lukara qui semble responsable du meurtre disparaît et devient insaisissable. En décembre un askari est tué à Kivuruga.

— En 1912 deux askaris sont tués dans une île du lac Bulera, chez le chef Banzi (fin février).

Et d’une affaire à l’autre on retrouve toujours les mêmes noms : le chef Ngomayombi au Bugoyi, qui fut exécuté en 1910; Nyamakwa et Rwamiheto au Bushiru ; Ntibakunze, Biraboneye et leurs parents au Mulera. Certains méritent ici une mention spéciale le Muhutu Lukara et les Batwa Basebya et Ngurube.

Lukara, petit chef muhutu du Mulera prit figure de symbole. Ce personnage de haute taille, au tempérament vif et au caractère fier, possédait plus de 1.500 vaches et exerçait une influence énorme à l’ouest des lacs. Sa famille avait cruellement souffert des intrusions étrangères : son grand-père Segitonde avait été supplicié sous Rwabugiri (les pieds coupés, il avait été placé sur une fourmilière), son père Bishingwe avait été abattu par un soldat de l’État du congo à la fin du XIXe siècle. Jusque vers 1906 il avait fréquenté la Cour de Musinga, mais, d’esprit indépendant, il ne se sentait à l’aise que chez lui, dans « son Nyanza » comme il disait, comparant ainsi son enclos à celui de Musinga ! Au Mulera on jurait par lui, comme s’il était le roi. Il se refusa à rendre visite à la mission de Rwaza durant un an et ensuite il ne cessa de lui causer des ennuis. Une vendetta locale compliquée d’un conflit avec Musinga provoqua le meurtre du supérieur de la mission, le P. Loupias, le 1er avril 1910. Ensuite Lukara, considéré comme le principal meurtrier, disparut, exploitant en virtuose la diversité des autorités dans cette région de frontières coloniales et bénéficiant des ressources de la nature : marais, lacs, forêts, grottes des plateaux volcaniques. Il avait des amis et des clients (abagaragu) partout, des parents par alliance (beaux-pères et beaux-frères) aussi bien au Congo et en Ouganda qu’au Rwanda. Bref, le meurtre du P. Loupias et cette disparition mystérieuse ne firent qu’accroître sa renommée : un chef insoumis du Bugoyi aurait souhaité utiliser sa lance considérée comme presque magique, on racontait que les fusils ne donnaient que de la fumée contre lui. Très vite en 1912 un de ses clients, un certain Nirinkweya, est au camp de Ndungutse et assure la liaison avec les rebelles.

Les chefs batwa Basebya et Ngurube terrorisaient quant à eux la région depuis quelque dix ans. Les Batwa, qui constituent dans les pays interlacustres une minorité spécialisée dans la chasse et la poterie, étaient dans cette région de grands chasseurs et de grands brigands. On disait qu’ils « trayaient la forêt ». Ces rapines s’étaient surtout développées depuis la mort de Kigeri : installés dans les grands marais de la Rugezi, ils avaient, à la manière zoulou, créé autour de ce repaire une zone dévastée de deux jours de marche, qui assurait leur impunité. De là ils rayonnaient au Rwanda et en Ouganda, multipliant les razzias, les attaques-surprises de nuit, faisant fuir les agriculteurs bahutu. Toute la rive orientale du lac Bulera était pratiquement désertée. Par défi ils avaient même pris du bétail qui se trouvait près du bois sacré de Kayenzi (le site funéraire royal) et une expédition de représaille menée par un chef mutsobe échoua. Dès 1911 au moins, Basebya est associé à Muhumuza et intervient pour elle dans la région du lac Bunyoni. Un frère de Basebya est arrêté par les Anglais à l’issue du combat d’Ikumba et livré aux Allemands à la fin de 1911. Ceux-ci n’arrêtaient pas de se plaindre de ces chefs batwa et ils ne furent pas étonnés de les retrouver avec Ndungutse.

Mais en fait les soutiens de Ndungutse étaient hétérogènes. Les Bahutu et les Batwa se détestaient, mis à part le cas des Bahutu ou des Bakiga hors-la-loi qui trouvaient refuge dans les marais de la Rugezi. Selon les missionnaires de Rwaza, les Bahutu qui allaient acclamer Ndungutse étaient ensuite pillés par les bandes de Batwa qui le suivaient, mais comptaient bien que ceux-ci seraient ensuite éliminés. Les Bahutu étaient eux-mêmes divisés par des querelles personnelles ou lignagères.Lukara s’était disputé avec son parent Sebuyange, les Bazigaba étaient les rivaux des Basigi, etc. Quant aux Batutsi présents dans la région, leur rôle fut souvent très ambigu. En 1904 les missionnaires affirmaient que certains d’entre eux étaient responsables des agressions qu’ils subissaient. Basebya était client du mutware mututsi Mihayo, et ami du petit chef mututsi Minani, complice du meurtre d’un askari en 1906, et il aurait été, avant l’affaire de Ndungutse, incité par ces chefs eux-mêmes à terroriser le pays dans l’intérêt des gens de Musinga ! Ce qui ressort des descriptions de l’époque, c’est le caractère très général du soutien de la région pour Ndungutse. Gudowius écrit dans le rapport annuel de 1911-1912 que « ses partisans se composaient essentiellement de grands notables Wahutu mais aussi d’innombrables Watussi. » Et il répète dans un rapport du 1erjuin 1912 « Il réussit à faire reconnaître la justesse de ses prétentions dans les cercles les plus larges des Wahutu, mais aussi des Watussi. D’innombrables Watussi se joignirent à lui ou entrèrent secrètement en relation avec lui ». Quant à l’appui des Batwa il se lit dans le fait que l’enclos de Ngoma coïncidait avec une résidence de Basebya lui-même. En fait Ndungutse remporte un plein succès auprès des populations enracinées dans la région, où les éléments rebelles sont légion Les conditions naturelles et historiques font de cette zone un foyer d’insoumission permanent. On a vu ce que Richard Kandt écrivait en 1910. Dès 1907 le capitaine von Grawert notait que le Ndorwa risquait de « constituer un point de rassemblement des éléments mécontents du Rwanda ». Et Gudowius concluait en 1912 « les indociles et violents Bakiga exploitent la situation ».

{:}{:rw} 

{:}{:en} 

{:}