{:fr}Forces traditionnelles et pression coloniale au Rwanda allemand

  En 1911, l’Afrique centrale avait été à l’ordre du jour avec le démembrement du Congo français au profit de l’Allemagne. Mais ces péripéties diplomatiques ne peuvent faire oublier que les empires coloniaux n’ont guère dépassé la phase de la mise en place des administrations et des équipements minimums. C’est le cas des Allemands dans leur Afrique orientale où le « chemin de fer central », dont la construction a été accélérée depuis 1907 dans le cadre de la politique de mise en valeur lancée par le secrétaire d’État Dernburg, atteint tout juste Tabora. De cette station il reste environ 500 km de piste à parcourir en caravanes jusqu’au lac Tanganyika. Mais on place beaucoup d’espoir dans l’avenir des régions du nord-ouest de la Deutsch-Ostafrika, décrites à l’envi comme saines, fertiles, bien peuplées : de futurs greniers, de beaux pâturages d’altitude, des réservoirs de main-d’œuvre ! Ce secteur correspond alors aux trois résidences du Bukoba, de l’Urundi et du Ruanda, dont les frontières avec le Congo belge et l’Ouganda britannique n’ont été fixées définitivement qu’à l’issue de la conférence de Bruxelles de février-mai 1910.

La transformation en trois résidences des anciens districts militaires de Bukoba et d’Usumbura, décidée en 1906, révèle le trait spécifique de cette région l’existence d’anciens royaumes, entre les lacs Victoria et Tanganyika, et les problèmes délicats d’encadrement administratif que cela pose. Ce Far West de l’Est africain allemand rassemblait, vu les densités, quelques 50 % du peuplement de l’ensemble de la colonie. Ces populations conjuguaient une extrême dispersion (des grappes d’enclos accrochées aux flancs d’innombrables « collines ») avec l’existence de réseaux politiques et socioculturels extraordinairement complexes. Des hiérarchies savantes voyaient s’entrecroiser les rapports familiaux, les liens de clientèle fondés sur le bétail, les autorités sacrées et administrantes. Tout cela assurait la coexistence de populations d’origines différentes, de tradition « bantoue » (les Bahutu) ou de tradition « éthiopide » (les Batutsi), selon des rapports d’intensité et d’ancienneté très variés. En outre des souvenirs historiques se superposaient, les bouleversements des XVIe et  XVIIe siècles ayant en quelque sorte donné plusieurs couches de constructions monarchiques. La personnalité de ces États interlacustres avait été préservée par un long isolement : aucun étranger ne mit en fait les pieds sur les collines du Rwanda, du Burundi ou du Nkole avant les années 1890. On voit l’intérêt que représente l’étude du contact entre ces sociétés originales et la pénétration européenne. Or une révolte est toujours un moment privilégié pour l’analyse, celui où l’on voit les réactions d’une population s’exprimer avec une particulière netteté. Notre exemple, celui du mouvement de Ndungutse, se situe à l’extrême Nord du Rwanda.

Des montagnes de la frontière du Rwanda et de l’Ouganda.

 Vues de loin ces montagnes étaient rassemblées par les explorateurs des années 70-90 sous la rubrique du « Mfumbiro », c’est-à-dire « le pays des fumées ». Les volcans des Virunga, à plus de 4.000 m, se voient en effet de très loin et ils polarisent forcément l’attention. En fait l’ensemble du relief de ces régions est très tourmenté, sous l’effet du volcanisme, mais aussi des bouleversements tectoniques du tertiaire et du quaternaire. Cela donne des paysages très contrastés, D’est en ouest on passe d’abord progressivement des molles ondulations du Karagwe, du Mutara et du Mubari (aux abords de la vallée de la Kagera) aux hautes montagnes qui dominent les lacs Bunyoni, Bulera et Luhondo et un lacis de vallées soit encaissées et coupées de chutes d’eau, soit larges et remplies de vastes marais de papyrus. La circulation y est très difficile, en particulier en saison des pluies. C’est là le coeur de la révolte de 1912, la région que l’on peut désigner globalement sous le terme de Rukiga (bien qu’ultérieurement des chefferies plus restreintes s’intitulèrent ainsi), le pays des montagnards Bakiga, à cheval sur le Rwanda et le Kigezi ougandais. Enfin, vers l’ouest, le tout est dominé par les grands volcans, à l’activité toujours menaçante, environnés soit de champs de laves récentes (au pied du Muhavura par exemple), soit de terrains fertiles (tels que ceux du Bugoyi).

Il s’agit donc d’une région d’accès très difficile, très peuplée, disposant à la fois de terres riches, d’eau en abondance et de multiples lieux de refuge. Les premiers explorateurs à en approcher furent, vers le nord, Emin Pacha en 1891 et, vers le sud, von Götzen en 1894. L’ignorance n’empêcha pas les diplomates européens de tracer des frontières à travers cette région en 1885 et en 1890 !En fait les conflits qui éclatèrent entre Allemands, Anglais et Belges, dès qu’ils entreprirent de contrôler effectivement leurs « possessions », occupèrent les dix premières années du XXe siècle, Les frontières ne furent définitivement marquées sur le terrain qu’en 1911.

Il n’est pas aisé de résumer les différents épisodes de ce qu’on pourrait intituler l’histoire de Ndungutse et de sa mère Muhumuzaou Nyiragahumuza. Les deux sont connus aussi bien en Ouganda qu’au Rwanda. L’activité de cette femme est signalée dès 1898 par les officiers allemands Bethe et von Grawert. En 1903, la caravane de missionnaires venue de Bukoba qui allait fonder le poste de Rwaza, rendit visite, alors qu’elle traversait le Mpororo allemand (entre la Kagera et le 30°méridien), à la «cheffesseMuhumusa»cette femme, tout emmitouflée, mais affable et causante, se présentait comme une veuve du nwamidu Rwanda Kigeri Rwabugiri, le grand roi mort en 1895. Elle se serait appelée Muserekande et c’est son fils Biregeyaqui aurait dû régner sur le Rwanda : Mibambwe Rutalindwa (1895-96) est présenté dans ce récit comme un régent chargé de la transition et Yuhi Musinga (1896-1931) comme un usurpateur. Elle se serait enfuie au nord vers 1897, vers ce qui était peut- être sa région d’origine, pour y organiser une résistance. Selon d’autres précisions, elle aurait été du lignage tutsi des Baha. En résumé nous sommes en présence d’une reine en exil.

Mais pour les autorités il s’agissait seulement d’une agitatrice qui troublait les régions du Mpororo et du Ndorwa. En 1907, elle cause des ennuis à une commission frontalière britannique. En octobre 1909, devant l’inquiétude de la cour de Musinga et avec l’aide de grands chefs comme Rwantangabo, les Allemands l’arrêtèrent à Nyakitabire (près de Rutobo, au Mpororo allemand) et l’emmenèrent à Kigali, où son arrivée créa une certaine émotion. De là elle fut donc déportée avec environ 75 personnes chez le roi Kahigi, au Kianja, c’est-à-dire dans la région de Bukoba, près du lac Ihimba.

En juillet 1911 on reparle d’elle. Elle s’enfuit au nord de la Kagera par le gué de Kakitumba pour revenir dans sa région de Rutobo, qui est alors intégrée à l’Ouganda britannique, ce qui empêche la poursuite. Elle circule à travers le Ndorwa en direction du lac Bunyoni, prophétisant le retour d’un roi, annonçant qu’elle va retrouver un tambour royal (Mahinda ou Karinga) dans la grotte d’Ihanga,promettant des vaches à satiété. Elle est alors accompagnée de Ndungutse, un Mututsi présenté comme son fils mais né, celui-ci, d’une union avec le mwami Rutalindwa. Muhumuza serait donc la veuve de deux rois et la mère de deux prétendants au pouvoir. Elle est suivie d’une foule croissante, mais deux chefs récalcitrants font appel à l’aide des Anglais de la station du Kigezi. Le capitaine Reid et ses auxiliaires baganda l’attaquent en septembre 1911 près d’Ihanga, à Ikumba : 50 de ses fidèles périssent, elle-même est capturée et envoyée à Kampala où elle ne mourut qu’en 1945. Cela n’empêcha pas, dès novembre 1911 et encore en mars 1912, une rumeur persistante d’affirmer qu’elle s’était enfuie. Elle avait en effet pris en 1911 le visage d’une prophétesse dotée de pouvoirs surnaturels. Son « fils » Ndungutse hérite de ce courant : il réussit quant à lui à se réfugier à l’ouest du lac Bunyoni, puis, avec l’aide d’un chef allié à Muhumuza, le MutwaBasebya, il s’installe à l’est du lac Bulera, dans les grands marais de la Rugezi, à un lieu ditNgoma. Il est dès lors à la fois le successeur de sa « mère » Nyiragahumuza et le précurseur de son « demi-frère » Biregeya.

Nous sommes alors au début de l’année 1912. Ndungutse, bénéficiant au Rwanda de sa double qualité de « fils » du roi Mibambwe et de « petit-fils » du roi Kigeri, se taille rapidement une grande popularité. Il gagne à lui toute la région située entre les volcans du Mulera et les grands « marais des Batwa », entre les lacs et les vallées de la Base et de la Cohoha [Cyohoha, ndlr]. Il se fait construire un deuxième enclos à Ruserabwe, au sud-est du lac Luhondo. Ses bandes, composées initialement des Batwa de Basebya, des chasseurs et guerriers pygmoïdes qui terrorisaient leurs voisins de longue date, et grossies ensuite de rebelles bakiga, attaquèrent les enclos des opposants, y pillant le bétail et faisant fuir les grands chefs batutsi de la région. Il se mit à promettre à la population l’abolition des corvées agricoles (ubutetwa) et rallia ainsi la masse des paysans bahutu. En fait il semble avoir rallié presque tous les notables autochtones, qu’ils fussent batwa, bahutu ou batutsi. Son pouvoir passait pour magique : on allait répétant que les balles des fusils se transformeraient en eau devant ses guerriers. En janvier-février la région des lacs est donc en effervescence. En mars on voit le mouvement gagner en direction du lac Kivu à l’ouest et de la Nyabarongo au sud : le Nduga, coeur du royaume rwandais semble menacé. Les populations du Bushiru s’échauffent, le Bumbogo et le Buriza, à cinq heures de marche de Kigali, sont touchés. Le pouvoir de Musinga semble sérieusement compromis aux yeux des observateurs attentifs que sont les missionnaires de Rwaza. Musinga lui-même est très inquiet. C’est un véritable anti-roi qui se dresse contre lui et dont le succès a gagné tout le Nord du pays comme un feu de brousse.

L’attitude des Allemands serait décisive, mais elle resta, un moment, hésitante, au moins en apparence. L’OberleutnantGudowius qui assurait l’intérim de la Résidence en l’absence de Richard Kandt alors en congé, s’efforça d’abord de circonscrire l’agitation en défendant l’axe de circulation. Kigali — Ruhengeri. Il envoya dès le 5 février une section de police créer trois postes complémentaires le long de cet axe, à Mugenda, Kibare (au sud deRuserabwe) et Kiburuga [Kivuruga ndlr], espérant freiner ainsi l’extension du mouvement vers le sud. Mais Ndungutse était habile : il ne manifesta aucune agressivité à l’égard des Européens, il établit des contacts avec la mission catholique de Rwaza et avec le poste de police de Kiburuga. Au début d’avril il livra même Lukara [Rukara ndlr], un chef muhutu qui avait tué deux ans auparavant le père Loupias, un missionnaire français de Rwaza. Ses efforts étaient en fait condamnés : dès ce moment en effet l’expédition prévue contre lui depuis février était prête. Gudowius avait obtenu l’accord de Dar-es-Salaam, c’est-à-dire du gouverneur et du commandement suprême de la Schutztruppepour l’Afrique orientale. Les forces de police de Kigali pouvaient donc compter sur l’appui de la 11ecompagnie coloniale stationnée alors à Kisenyi. En outre Musinga avait accepté avec joie de fournir des troupes auxiliaires et les ingabo(guerriers) de ses grands chefs Biganda, Sendashonga, Nshozamihigo, Rwidegembya, etc., étaient sur le pied de guerre.

Une attaque-surprise des résidences de Ndungutse fut préparée. La région des lacs et de la Rugezi fut encerclée, une section dela 11ecompagnie arrivant de l’ouest par Ruhengeri et les forces de police arrivant de Kigali en marches de nuit par Remera et Mugenda. Le kraal de Ngoma fut assailli le 11 avril et occupé après un bref mais sanglant assaut (une cinquantaine de victimes). On crut du côté allemand que Ndungutse y avait péri, alors qu’il avait réussi à s’enfuir. Les soldats de la 11ecompagnie détruisirent de leur côté l’enclos de Ruserabwe. Les semaines qui suivirent furent employées à la pacification de toute la région du Nord : il y eut des combats près des lacs jusqu’au 16 avril et encore quelques accrochages au Bugarura en mai. Des réunionsde chefs et de notables locaux furent organisées systématiquement, afin de les rappeler à l’obéissance à l’égard des chefs de Musinga. Une petite campagne se déroula au Bushiru du 19 au 23 avril. Entre temps, le 18 avril, le chef Lukara avait été solennellement pendu à Ruhengeri (Cette solennité fut d’ailleurs troublée par Lukara qui, bien qu’étant enchaîné, réussit à poignarder un askari qui le gardait et fut abattu avant d’être pendu! Cela ne fit que confirmer la renommée de ce héros du Mulera)..En mai Basebya qui avait réussi à échapper jusque- là à la répression, fut capturé grâce à un piège tendu par le grand chef Rwubusisi en accord avec Gudowius. Le kraal de Ngoma fut évacué afin d’y permettre une négociation entre ce chef et Basebya. Celui-ci y vint avec 100 hommes, mais Rwubusisi avait dissimulé parmi les cinq guerriers qui l’accompagnaient deux askaris armés de fusils.Basebya fut exécuté le 15 mai. Le 20 mai l’état de guerre pouvait officiellement cesser. Quant à Ndungutse, il fut arrêté par les Anglais en 1913 et envoyé à Jinja où il mourut de la variole en 1918. Mais les Bakiga restèrent agités des deux côtés de la frontière jusqu’aux années 1920 au moins.

Ce mouvement de rébellion a donc connu deux phases : une longue période de prophéties annonçant un nouveau règne pour le Rwanda et marquée par l’agitation entretenue à partir du Ndorwa par une « reine » en exil dont le fils reste invisible (Biregeya) ; puis une explosion brutale menée d’abord du côté ougandais puis du côté rwandais, où le rôle principal est cette fois tenu par un héritier bien visible de cette « reine », Ndungutse, le précurseur. La répression alternée des Anglais et des Allemands vint à bout du mouvement sans bien le comprendre. On peut maintenant s’interroger sur sa nature. Pourquoi cette région-frontière est-elle la plus concernée ? Pourquoi Ndungutse rencontre-t-il un tel succès au Rwanda ? Pourquoi les Allemands ont ils choisi le parti de Musinga ? Quelle est la part relative des traditions historiques précoloniales et de la réaction au colonialisme envahissant dans cette affaire ?

 

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