{:fr} Les catholiques ne sont pas les seuls, on l’a vu, à travailler à l’évangélisation des Banyarwanda ; leurs frères séparés d’Europe et d’Amérique s’y adonnent avec zèle. Quelles sont leurs positions respectives, et quelle est la variété d’attitude de la population à leur égard ?

Nous avons quitté les missions protestantes et adventiste en 1925, au moment où elles s’établissaient et s’organisaient. Voici quelle était alors leur distribution géographique par rapport aux établissements catholiques.

L’Eglise catholique, répandue sur le territoire presque entier, se présentait en deux noyaux de densité confessionnelle plus forte. Celui du sud, autour d’Isavi, l’église matrice, qui donnera naissance par scissiparité à Kansi, Astrida, Kibeho, Tshyanika, Kaduha, Mugombwa, postes reliés par des routes, distants les uns les autres de trois ou quatre heures de marche seulement celui du nord, dans le sillage de l’axe primitif Nyundo-Rwaza, composé de Murunda, Muramba, Rambura, Janja, Gitovu.

Entre ces deux pôles de condensation s’étendit en longueur la zone d’influence des confessions dissidentes à l’ouest, les protestants belges avaient relevé les stations luthériennes allemandes dans le triangle Réméra, Kirinda, Rubengera à l’est, les Anglicans de la Church Missionary Society avaient fondé Gahini, qui devait rayonner en 1936sur plus de cent succursales. La Mission américaine des Adventistes du Septième Jour, évincée des fondations allemandes, s’était arrêtée et fixée à demeure dans le voisinage, à Gitwe, resté depuis son quartier général.

Ces trois sociétés; quelque divergentes que fussent leurs confessions, leurs méthodes, leurs rites, se sont accordées pour adopter des livres de religion identiques en kinyarwanda, et avancer de front sans chercher à capter les adeptes l’une de l’autre. En suite de quoi, les protestants belges se sont vus compénétrés ou renforcés par le poste de Ngoma sur le lac Kivu, filleul de l’adventiste Gitwe et par celui de Kigeme- Gasaka au Bufundu filleul des Anglicans de Gahini. Outre cela, les alliés ont pénétré au nord dans le secteur catholique de Nyundo-Rwaza fondant, les Américains Gitwa, alias Rwankeri, les Anglais-Shyira. Ecoles, dispensaires, hôpitaux, succursales, ont surgi nombreux dans ces nouveaux centres ou dans leur orbite.

La Puissance mandataire, respectueuse de la liberté des cultes et du droit des consciences, n’a pas cherché à cantonner les diverses missions dans des zones administrativement délimitées ; mais, pour sauvegarder la paix, elle a imposé la règle d’une distance minima de cinq kilomètres entre stations, de deux kilomètres entre succursales, de confession différente.

Aussi, de même que les protestants avaient pénétré dans les régions catholiques, le Vicariat, sollicité par les chefs, a colonisé la zone d’influence de Gahini par les fondations de Rwamgana, Kiziguro, Byumba, tandis qu’à l’ouest il progressait dans celle de Kirinda par la fondation de Muyunzwe, dans celle de Rubengera par l’établissement de Mubuga. Aujourd’hui l’enchevêtrement des postes primaires et secondaires est complet, sans que pour autant la paix civile soit le moins du monde compromise.

Quel est, d’après les statistiques de 1936, l’état religieux des trois confessions dissidentes, établissements et personnel ?

La Société Belge des Missions protestantes en reste à ses trois postes d’origine luthérienne, se contentant de les développer sans en créer de nouveaux. Elle accuse 5.288 adhérents, dont moitié de baptisés. Elle a doublé leur nombre en un lustre, mais l’accroissement n’a pas été régulier. Le chiffre des gains tombe de 786 en 1933 à 6 en 1934, il marque un recul de 234 en 1935 ; il rebondit à 1.780 en 1936. La Church Missionary Society compte un nombre d’adhérents moitié moindre : 2.564 ; mais elle a porté le nombre de ses stations de une à trois, créé trois hôpitaux et 224 succursales. Ses gains sont réguliers et se montent à l’effectif d’un demi-millier tous les ans.

Les conquêtes des Adventistes du Septième Jour- dépassent largement la somme de celles de ses deux alliées : soit 12.820 adhérents, dont un quart seulement de baptisés ; 2.972. Les Adventistes américains, comme les Anglicans, ont triplé le nombre de leurs stations, leurs succursales atteignent le chiffre de 180.

Les trois confessions réunies totalisent 9 stations, 404 succursales, 20.674 adeptes, dont 6.848 baptisés. Parmi ces derniers aucun chef ne figure, mais bien 25 sous-chefs, dont 4 Adventistes.

La première, étant nationale, participe aux subventions du Territoire, et même dans une proportion plus forte que l’Eglise catholique, compte tenu du nombre de ses adeptes. Les deux autres tirent leurs abondantes ressources en ordre principal des pays anglo-saxons, mais peuvent obtenir des subsides pour l’enseignement en adoptant les programmes scolaires du gouvernement

La Prépondérance De La Mission Catholique

 L’expansion protestante paraît lente et réduite comparée à celle de l’Eglise catholique, pour ce qui est du moins des résultats tangibles en conversions d’indigènes.

Les ministres protestants au nombre de 49 occupent 9 stations avec 13.826 catéchumènes et 6.848 baptisés; l’effectif catholique compte 71.752 catéchumènes et 223.177 baptisés, répartis en 23 stations sous la conduite de 152 missionnaires et 146 prêtres ou religieux indigènes. Cet aperçu indique qu’en ce qui concerne ce qu’on pourrait appeler le potentiel missionnaire, personnel évangéliste, stations et succursales, l’alliance protestante n’est inférieure que des deux tiers et d’une moitié à l’unité catholique, et, en revanche, qu’en ce qui regarde les effectifs de convertis la distance est beaucoup plus accentuée. Les protestants accusent cinq fois moins de catéchumènes, 35 fois moins de baptisés ils ne recensent aucun ministre, diacre ou diaconesse indigènes, pour faire pendant aux 146 prêtres, frères et soeurs catholiques noirs. Il y a donc chez eux une disproportion très sensible, sinon absolue du moins relative, entre les moyens qu’ils mettent en oeuvre et les résultats qu’ils peuvent enregistrer d’autres termes avec des ressources moindres les Catholiques récoltent des fruits en beaucoup plus grande abondance. A quoi tient, humainement parlant, cette disparité dans les engrangements ?

L’antériorité de l’occupation catholique pourrait bien être ici le facteur décisif. Les Pères Blancs ne furent pas seulement les premiers en date à pied d’oeuvre, mais encore pendant sept ans les seuls ouvriers. La religion des européens s’identifiait ainsi aux yeux des aborigènes avec le catholicisme celui-ci, lorsque se déclencha le mouvement des conversions massives, bénéficia du préjugé favorable. Dans la région septentrionale du Territoire dit de Kisaka la Church missionary Society, arrivée bonne première, y a fait un beau butin spirituel qu’elle garde. Les gens, une fois ralliés à une dénomination religieuse, lui restent en général fidèles par reconnaissance et par habitude.

Le second facteur, qui entra en jeu postérieurement au premier, fut d’ordre politique. Au moment où la caste noble, les chefs en tête, opéra son changement de front, c’est-à-dire aux environs de 1926, les Pères Blancs détenaient un monopole de fait, les pasteurs luthériens s’étant éclipsés et leur successeurs s’installant à peine. En outre, dès la conquête en 1916, les nouveaux maîtres s’étaient affirmés de la langue et de la famille spirituelle des Bapadri. Instinctivement, l’aristocratie gouvernementale: si elle adoptait le christianisme, s’alignerait sur les puissants du jour, sans que ceux-ci eussent à exercer sur eux la moindre pression. Le patriciat s’étant prononcé pour l’Èglise catholique, Musinga, au surplus, n’ayant aucune inclination pour les prédicants, surtout pour les Anglais, — la plèbe, qui avait déjà pris les devants, moutonnière par nature, maintint sa direction et força le pas.

A ces causes générales s’ajoutent sans doute quelques désavantages propres aux confessions elles-mêmes. Elles sont trois, quoiqu’elles se parent du titre de «catholique » ou universel, et par là font figure de « petite Eglise » en face de la «Grande». Les observances préconisées par certaines, abstinence totale de spiritueux, de tabac, de sang, chômage du sabbat, peuvent paraître aussi gênantes que vides de spiritualité. La froideur de la liturgie s’alliant paradoxalement à des phénomènes d’exaltation religieuse, le caractère polémique de la controverse s’attaquant de préférence au culte de la Vierge, au magistère pontifical, au célibat des prêtres, ne sont probablement pas des titres de recommandation auprès d’un peuple qui a le culte de l’unité, de l’autorité, de la mère dans la famille, qui aime la bonne chère aussi, volontiers railleur et caustique, qui cherche dans le christianisme une voie pour échapper aux terreurs superstitieuses et s’affirmer dans son optimisme inné.

Il faut reconnaître enfin que les ministres et prédicants, malgré leur zèle et leur dévouement, dans leur ensemble, ont affaire à forte partie, à des concurrents de taille, par leur culture et leur entraînement. Un Père Blanc n’est pas simplement un honnête Natanaël, que le souffle divin a saisi derrière ses boeufs ou sous son figuier, dans un atelier de tailleur ou d’horloger, pour en faire incontinent un prophète, et l’envoyer, après quelques mois à peine de dégrossissement, en pleine brousse païenne, dans la compagnie d’une épouse, « dame missionnaire », elle-même chargée d’une progéniture qui réclame la majeure partie de ses soins. C’est un homme, appartenant par sa culture aux professions libérales, initié aux disciplines latines et grecques, versé dans les sciences profanes et sacrées, chez qui la gymnastique philosophique et théologique a développé le jugement et le sens critique, pour qui le contact avec une langue, une psychologie, des institutions neuves est occasion d’études approfondies et de publications savantes (1). C’est un ascète, qui a longuement travaillé à sa purification intérieure, à qui l’affranchissement à l’endroit des penchants communs à tous les humains permet de se vouer exclusivement aux labeurs de l’apostolat. Qui oserait contester que ce militant est supérieurement équipé et entraîné pour les rudes combats de l’apostolat missionnaire. Toutefois, c’est un fait d’expérience, l’homme, du peuple simple et fruste, où qu’il gîte, est en général inapte à porter un jugement de valeur, soit sur les doctrines; soit sur les caractères, en aurait-il la capacité qu’il ne prendrait pas la peine de s’informer, de comparer, de tout peser dans une juste balance. Il reste prisonnier d’une opinion accréditée et d’une conviction une fois faite. Il se livre au premier qui sait le capter. Si le Ruanda, à la différence de l’Uganda et de Madagascar, est appelé à devenir un pays presque entièrement catholique, c’est qu’il fut pris dès le début dans les filets romains du successeur de Pierre, de ses délégués les Pères Blancs.

Signalons, seulement pour mémoire, que le Ruanda en 1936 comptait un total de 2.706 mahométans, citadins et mercantis, parmi lesquels 253 Asiatiques blancs, Arabes, Hindous, Iraniens, et 2453 souahélis noirs, originaires du littoral, Zanguebar et Zanzibar. Leur nombre s’est accru de 750 en cinq ans. Leur religion paraît n’avoir aucun attrait pour les Banyarwanda. Ils ne font pour ainsi dire pas de prosélytes.

L’Echénace D’Un Ruanda Moderne Et Chrétien

 On voudrait, en guise de conclusion, faire le point de l’évolution du Ruanda, fixer le moment présent de son devenir. Quel chemin lui reste-t-il à parcourir pour devenir un état moderne et chrétien ?

Nous avons déjà relevé ce qui manque encore à son équipement industriel, à sa mise en valeur économique. Pour ce qui touche à l’assimilation du christianisme, quelque éblouissants que soient les succès remportés jusqu’ici par l’apostolat catholique, il faut bien reconnaître que le gros de la besogne n’est pas encore abattu. L’aristocratie gouvernante est presque entièrement retournée et conquise, mais les trois quarts des gouvernés attendent toujours la révélation du salut. Le nombre des stations missionnaires touche à la trentaine ; il en faudrait cent pour que tout fidèle ne fût pas à plus de deux heures de marche de son église, cinq cent pour que cette distance fût réduite à une heure comme dans nos vieux pays chrétiens. Le clergé national compte présentement quarante sujets ; c’est dix fois moins qu’il n’en faut pour atteindre la proportion normale d’un prêtre par mille communiants. Sur ce pied deux mille suffiront à peine quand la population entière sera baptisée. L’accroissement annuel du troupeau catholique est en moyenne de vingt-cinq à trente mille; ce qui promet dans une décade une communauté diocésaine de 500.000 âmes, mais, si frappants que soient ces chiffres, ce n’est point encore marcher au pas de l’augmentation démographique, qui progresse au train de quarante à cinquante mille. Le pourcentage des nouvelles recrues est de 10 % par rapport à la population catholique ; il n’est que de 1,5 % par, rapport à la population totale, alors que le pourcentage de l’accroissement annuel de celle-ci est de 2,40 %, d’après les évaluations officielles de 1936. La part des indigènes dans le budget des recettes du Vicariat n’est pas d’un tiers, alors que le budget des dépenses est nécessairement en crue progressive. On voit que la cadence des baptêmes, des ordinations, des créations de paroisses, des dons et des subventions officielles devrait être triplée ou quadruplée pour qu’au bout d’un siècle le Ruanda fût l’état chrétien qu’il est appelé à devenir.

Si de la catégorie quantité on passe à la catégorie qualité, la distance qui sépare du terme apparaît encore plus longue. La classe moyenne, cultivée, confiante en ses moyens, entreprenante, celle des carrières libérales, du commerce et de l’industrie, sort à peine des langes. Dans le clergé seulement, le niveau normal est atteint, mais la culture générale reste encore en dessous, pas beaucoup de livres, et peu variés, sur les rayons de bibliothèques.

La religion des fidèles est fervente, franche et de bon aloi, émouvante en ses manifestations et en ses sacrifices. Est-elle chez la plupart consciente et personnelle ? Plonge-t-elle ses racines dans les profondeurs du raisonnement et du libre arbitre, et ne subit-elle pas plutôt l’attrait du sentiment et de la nouveauté ? Résisterait-elle à une offensive de contre-mission ? C’est un fait qu’elle n’a pas encore subi l’épreuve, soit de la persécution sanglante, soit surtout de ces agents modernes de dissolution, autrement menaçants et redoutables, que sont le laïcisme matérialiste, le nationalisme outrecuidant et xénophobe, le communisme dévastateur. C’est à peine si une poignée de basilimu esquisse le geste de s’affranchir des disciplines morales, cependant que l’islam se replie sur lui-même et reste sans vertu conquérante.

Cet état commençant de culture profane et sacrée, civile et ecclésiastique, survivrait-il longtemps à une disparition soudaine des éducateurs européens?. Les indigènes évolués, qui sont plus qualifiés que personne pour prononcer en ce procès, sont unanimes à penser que la retraite des blancs entraînerait à brève échéance la ruine de l’oeuvre qu’ils ont si péniblement édifiée ,en ce dernier demi-siècle. Le paganisme est encore bien vivant :

c’est lui qui reste chevillé au corps, il couve sous la cendre, même au fond des consciences chrétiennes, et ne se réveille que trop souvent. La récidive du néophyte, revenant à ses superstitions, est une matière fréquente des résipiscences et des absolutions. Les réflexes sont païens chez le plus grand nombre sur les questions de justice, de bon usage de l’autorité, de respect de la propriété, de la tempérance et de l’honnêteté des moeurs. Culte des ancêtres et terreurs des revenants, charmes, talismans et ordalies, bref toute la gamme de la barbarie antique, remonterait vite à la surface, à mesure que le sillage du navire emmenant les Occidentaux s’effacerait à l’horizon. Ainsi est-il advenu à Haïti, au Libéria, ailleurs.

Il y a lieu d’appréhender que l’Europe politique et religieuse ne soit que posée, non assise et fondée, sur ce sol du Ruanda, et encore par îlots, par oasis. Les résultats obtenus jusqu’ici donnent toute raison d’espérer que son établissement ira sans cesse en s’étendant et en s’approfondissant. Mais on ne saurait brûler les étapes, ni faire fi du coefficient de la durée. Il faut se rendre à l’évidence que le Ruanda n’aura pas de longtemps les moyens matériels et moraux de maintenir seulement et de conserver ce qu’il a reçu de l’Europe, encore moins de mener à son terme l’oeuvre entreprise de sa civilisation. C’est une plante jeune et gracile, qui ferait volontiers illusion sur sa vigueur interne par la rapidité de sa croissance, mais qui perdrait son courage si son tuteur lui était ôté.

Quand le Saint-Siège, d’une part, la Société des Nations, ou son succédané, del’autre, auront estimé, sans doute simultanément, que le Ruanda est majeur et que l’heure de son émancipation est venue, alors la Puissance mandataire et les Sociétés missionnaires, leur tâche achevée, lui remettront en main la conduite de ses destinées temporelles et spirituelles. Alors sera réalisé le rêve d’un royaume moderne et chrétien, que caressait son premier parrain, Mgr Hirth. Mais ce terme heureux et normal, dont la vision lointaine guide les énergies, ce serait se leurrer d’un fallacieux espoir que de le croire prochainement atteint.

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