La Sagesse Et La Critériologie Des Bantous In Philosophie Bantoue III
Qu’est-ce que la sagesse du Bantou ?
Sa sagesse, c’est la vue pénétrante de la nature des êtres, des forces ; la vraie sagesse est la connaissance ontologique. Le Sage par excellence, est donc Dieu, qui connait tous les êtres, qui pénètre la nature et la qualité de leur énergie.
Il est la Force, qui possède l’énergie de soi-même et qui est le créateur de toutes les autres forces. Il connait toutes les forces, il sait leur hiérarchie, leur dépendance, leur potentiel et leur activité réciproque. Il connait, par conséquent, la cause de tout événement. Vidye uyukile. Dieu le sait ; telle est l’ultime référence des baluba en face de tout problème insoluble, devant tout malheur inéluctable el chaque fois que la sagesse humaine est prise à court de raisons.
En justice, lorsque toutes les présomptions humaines concourent pour accabler un innocent démuni de preuves, celui-ci protestera Vidye uyukile ! Dieu le sait : Dieu qui connait tout événement et l’homme même dans l’intimité de l’être, sait mon innocence.
Lorsque les manga, les fortifiants magiques de l’être échouent, le faiseur de remède dira Vidye wakoma. Dieu est fort. Ce qui signifie : il est plus puissant que mes remèdes. Mais ceux parmi les païens qui, tout en admettant en principe l’interaction des êtres, ne croient pas à l’efficacité des remèdes proposés, diront en se résignant devant un malheur dont la cause leur échappe Vidye uyukile ! « Dieu sait (et Il permet) ».
Rien ne se fait en effet sans la permission du Plus Fort. La sentence : « Il Sait» signifie certes « Il connait l’événement » mais bien plus encore « Il a ses raisons ».
Dieu connait, il donne à l’homme la « puissance » de connaître, comme II lui donne la puissance de vouloir, de vivre. Rappelons que tout être est force, que chacune de ses facultés est une force. Il existe donc la force de savoir, comme il existe la force de vouloir. Ainsi les hommes ont la puissance de savoir. Ce sont avant tout les ancêtres, les ba-vidye, et parmi eux les aînés, morts ou vivants, qui savent. « Ce sont eux qui ont « commencé » les choses.
La vraie connaissance, la sagesse humaine sera donc également métaphysique ; ce sera l’intelligence des forces, de leur hiérarchie, de leur cohésion, de leur croissance et de leur interaction.
J’ai énoncé la primauté des ancêtres, des aînés. En effet, tout comme la force vitale humaine (son être) n’existe pas par elle-même, mais se trouve et demeure essentiellement dépendante de ses aînés, ainsi la puissance du savoir est, comme l’être lui-même, essentiellement dépendante de la sagesse des aînés.
Combien de fois dans un village, lorsqu’on veut interroger les Noirs au sujet d’un événement, d’un procès, d’une coutume, même d’un détail géographique ou géologique, ne s’attire-t-on pas la réponse : « nous les jeunes, nous ne savons pas ; ceux qui savent, ce sont les vieux ». Or, cela se passe même lorsqu’il s’agit de choses, que selon nous, ils savent pertinemment. Cependant, dans leur idée, ils ne savent pas, parce qu’ils sont jeunes, parce qu’ils ne savent pas d’eux-mêmes ou par eux-mêmes. Ontologiquement et juridiquement les anciens qui ont l’ascendant sur eux, sont les seuls à savoir pleinement, en dernière instance ; leur sagesse dépasse celle des autres hommes. C’est en ce sens que les vieux disent « Les jeunes ne peuvent pas savoir sans les anciens ». « Si ce n’étaient les anciens, disent encore les Noirs, si les jeunes étaient laissés à eux-mêmes, le village tournerait à rien, les jeunes ne sauraient plus comment vivre, ils n’auraient plus d’usages, ni de lois, ni de sagesse. Ils divagueraient jusqu’à se perdre ».
L’étude et la recherche personnelle ne donnent pas la sagesse. On peut apprendre à lire, à écrire, à calculer : on peut apprendre à conduire une automobile, on peut apprendre un métier ; mais tout cela n’a rien de commun avec la « sagesse »; cela ne donne pas l’intelligence ontologique de la nature des êtres ; ce sont autant de talents et d’habiletés ingénieuses, mais qui demeurent loin en deçà de la sagesse.
Ainsi parlent les Bantous, traitant de leur sagesse.
Tentons, selon le mode occidental, de faire un exposé rationnel de la sagesse des Bantous, de leur système de critériologie.
La métaphysique ou science des forces est à la portée de tout Bantou
La philosophie des forces est une conception de la vie. Qu’elle ait été inventée pour justifier un comportement déterminé, ou qu’une acception de la nature ait conditionné ce comportement, peu nous importe, toujours est-il qu’actuellement, elle pénètre profondément toute la vie des Bantous.
Elle explique les mobiles humains, raisonnables de toutes les coutumes bantoues, elle livre les normes de la conservation et de l’expansion de la personne. Ceci ne veut pas dire que chaque indigène est à même de décliner les dix vérités cardinales de sa philosophie, mais il n’en est pas moins vrai que le « muntu » qui parait ignorer les antiques normes de la sagesse bantoue, se fera traiter de « kidima » par ses frères, c’est-à-dire de sous-homme, homme à l’esprit insuffisant pour compter comme « muntu ». Le « muntu » normal possède sa philosophie, il reconnait la nature dynamique, il sait l’accroissement de l’être et ses influences ontologiques, il tient compte des lois générales de l’induction vitale, comme nous l’avons exposé ci-dessus, au chapitre traitant de l’ontologie bantoue. Cette ontologie, tant qu’elle reste une science universelle, vraiment philosophique, est le bien commun de toute la communauté bantoue.
Cette sagesse universelle est acceptée de tous, elle n’est plus soumise à la critique, elle vaut, dans ses principes généraux, comme Vérité irréfragable.
Les données ethnologiques que nous avons systématisées dans ce livre ne constituent pas une science secrète de quelques savants ou initiés.
Nous ne donnons que la sagesse populaire de l’homme connu. A côté de cette pensée commune des Bantous, il existe dans chaque peuplade des « systèmes » de cosmologie exprimés en formules archaïques et en légendes conventionnelles, compréhensibles pour les seuls initiés des confréries du « bwanga », comme par exemple le Mbudye chez les Baluba.
La philosophie bantoue se fonde sur l’évidence interne et externe
Si ces conceptions, chez les Bantous sont généralement si peu mises en doute, c’est nous disent-ils — parce que la sagesse leur est donnée en même temps que leur force vitale, par les parents et les ancêtres, qui continuent à la leur enseigner par la divination. Cependant ils puisent d’autres arguments de leur propre fonds. Leurs ancêtres issus de Dieu même, ne devaient-ils pas en savoir plus long qu’eux-mêmes ? Or, leurs ancêtres ont vécu de cette philosophie, ils ont gardé et transmis la vie en recourant à ces forces naturelles, ils ont sauvé la communauté bantoue de sa destruction. Leur sagesse semble par conséquent juste et adéquate. De plus, cette sagesse de vie est si parfaitement adaptée à leur vie à eux, qu’elle ne laisse pour ainsi dire aucun problème sans réponse, qu’elle offre un remède à toute éventualité ; pour les Bantous ceci est une preuve de plus du fondement réaliste de leur philosophie. Ainsi que le disait Mgr Leroy dans « la Religion des primitifs », le Noir se voit constamment en lutte avec les forces de la nature qui l’entourent et sort de cette lutte, tantôt vainqueur, tantôt vaincu. Il constate chaque jour les forces cachées des plantes et des herbes. Pour les primitifs, toutes ces considérations constituent des éléments de preuve suffisants de la validité de leur philosophie des forces, et de la conception des êtres en tant que forces. Voir que les forces naturelles sont tantôt agissantes et tantôt inefficaces, suffit, pour lui, à justifier la déduction qu’un être, c’est-à-dire une force, peut tantôt se renforcer et tantôt s’affaiblir, que la force d’un être peut devenir inactive, que le bwanga peut « s’en aller », « refroidir » ou être « piétiné » ainsi qu’ils s’expriment.
Ainsi donc, la critériologie des Bantous repose sur une évidence externe, l’autorité, la sagesse, et la force de vie dominante des ancêtres ; elle repose en même temps sur l’évidence interne, c’est-à-dire, l’expérience de la nature, et des phénomènes vitaux, faite de leur point de vue. Sans doute pourra -t-on déceler la faute de leur raisonnement, mais tout au moins faut-il admettre qu’ils fondent leurs conceptions sur des raisons et que leur critériologie et leur sagesse sont des connaissances rationnelles.
Les Bantous distinguent les connaissances philosophiques des sciences naturelles
Les notions transcendantales et universelles de l’être et de sa force, de la croissance, de l’action, des rapports et des influences réciproques des êtres constituent la philosophie bantoue. Ce domaine est ouvert à l’intelligence commune de tout « muntu » normal.
Si l’on voulait ridiculiser cette philosophie et en tracer une caricature enfantine, en objectant que ces conceptions ne reposent pas sur la rigueur de l’expérience scientifique, il faudrait prendre garde de ne pas se fourvoyer dans des arguments plus ridicules que la prétendue stupidité des primitifs.
Notre philosophie se base-t-elle sur l’expérimentation scientifique ? Relève-t-elle de l’analyse chimique, de la mécanique ou de l’anatomie ? Les sciences naturelles ne peuvent renverser une philosophie, et elles sont incapables d’en créer une. Nos aïeux possédaient une philosophie systématisée que les sciences modernes les plus poussées n’ont pas entamée. Or, nos ancêtres parvinrent à leur intelligence de l’être, alors que leur connaissance scientifique expérimentale était fort pauvre et défectueuse, sinon totalement erronée. L’instrument de la science positive est l’expérience sensible sur la chose sensible, tandis que la philosophie se dégage de la méditation intellectuelle sur des données générales de la nature intime des êtres. Mais il n’existe pas d’instrument enregistrant l’âme, ce qui n’exclut pas que des expériences peuvent être faites pour fournir à l’intelligence la preuve raisonnable de la spiritualité d’un être. C’est l’intellect qui « crée » la science, c’est lui qui reconnait « ce qui est ». En effet, les expériences des sciences naturelles, comme d’ailleurs les observations générales du philosophe, doivent être faites avec discernement, méthode, et analysées d’après une logique saine. Ceci présuppose toutefois que l’on ne mette pas en cause la valeur objective de la connaissance intellectuelle. Heureusement nos primitifs, pas plus que nos surévolués, ne sont pas encore torturés du doute au sujet de la réalité des connaissances intellectuelles, ni de la validité du raisonnement humain.
Les principes généraux et la notion de l’être sont fondés chez les Bantous — en se plaçant à leur point de vue subjectif — sur l’argument d’autorité et sur leur propre inspection de la constitution de l’univers et c’est pourquoi je présume qu’elle pourra se retracer chez tous les « non-civilisés ». C’est pour ce motif que cette ontologie est si tenace. Elle subsiste chez les indigènes éduqués et chez nos convertis.
La conception générale que l’on peut avoir des êtres et la connaissance que l’on peut avoir des qualités particulières de chaque être sont choses distinctes. Il ne relève plus de la philosophie proprement dite de définir un être particulier en décrivant son essence spécifique, son énergie, ses facultés, ses influences et ses propriétés. Ceci nous reporte dans le domaine des sciences naturelles. Et l’on peutl poser la question de savoir si, dans nos sciences naturelles modernes, l’unanimité s’est faite, et si le dernier mot a été dit au sujet de la nature des diverses forces naturelles que l’on a pu découvrir jusqu’à ce jour ?
Chez les Bantous, on retrouve similairement la même divergence de vues, et la même ignorance lorsqu’il s’agit de la connaissance imparfaite des objets concrets en présence. Eux-mêmes concèdent qu’il y a beaucoup de mystères non élucidés. Qui peut connaitre toutes choses, sinon Dieu, ainsi disent les Noirs ; c’est Dieu qui a donné un nom à tout chose, parce qu’il connait les êtres. Voilà pourquoi les applications pratiques de la philosophie bantoue aux nécessités quotidiennes de la vie, aux pratiques magiques, peuvent différer avec les tribus et les régions. Voilà pourquoi on peut trouver des procédés apparemment contradictoires d’une contrée à l’autre, mais qui, au fond, ne sont que les applications variées des mêmes principes généraux de la philosophie bantoue.
Il est pourtant des êtres qui sont connus d’après leur nature propre. Ainsi qu’il a été dit déjà ci-dessus, les Bantous distinguent dans les êtres visibles l’apparence extérieure et l’être lui-même, ou la force invisible. Cependant, cette force non perceptible peut se concentrer ou se manifester plus particulièrement dans une partie de l’apparence sensible. La force vitale peut être condensée, nouée, et peut s’extérioriser dans ce que nous pourrons nommer un nœud vital ou un centre vital. Ce nœud, ce centre vital, ce « signe » ou cette manifestation particulière de la force vitale, est nommée « Kijimba » par les baluba. Une bête sera percée de dix flèches sans succomber, tandis qu’une autre bête est abattue au premier trait. C’est parce que cet unique trait a touché le centre vital, ou l’un des centres vitaux.
Pourquoi le crocodile est-il si redoutable ? Où réside sa force vitale meurtrière, sinon dans son œil toujours aux aguets et auquel rien n’échappe. Et le symbole, l’instrument animé de la force vitale destructrice de maitre Lion, où est-il ? C’est évidemment sa redoutable canine.
Il est donc fort naturel, du point de vue du Noir, – que quiconque veut s’approprier la force vitale d’un être inférieur ou en faire usage, essaye de se procurer un semblable « kijimba » qui signifie et matérialise ce lien entre cet être et lui-même. Les Bantous prouvent et confirment par un « signe » tout acte de la vie et chaque interdépendance vitale.
C’est le « Kijimba » que l’on retrouve comme élément principal, comme principe actif, comme source d’énergie dans tous les « bwanga ». La connaissance de certaines formes spécifiées et parlant des « kijimba » correspondants, est répandue de manière relativement uniforme parmi tous les Bantous. Ce sont les « kijimba » d’êtres particulièrement puissants, destinés à ajouter leur force pour l’accomplissement de certaines activités courantes telles que la chasse ou la pèche. Dans ces métiers il s’agit expressément de mesurer sa force vitale avec celle d’un autre être vivant ; il y a une lutte des forces vitales entre le chasseur et le gibier. Il s’agit donc d’être fort dans le combat et de s’annexer toutes les forces offensives, même celles provenant d’êtres inférieurs, pour s’assurer la puissance de détruire le gibier.
Il existe quelques lois générales permettant de connaitre et de découvrir les forces et influences vitales de certains êtres. Ce sont ces « principes » que certains auteurs présentent comme principes actifs, comme principes de causalité de la magie. En réalité ce ne sont pas les causes actives de la « magie » ou de l’utilisation des forces naturelles ; ce sont de simples critères permettant de découvrir et de connaitre ces forces naturelles. Ainsi a-t-on pu dire « similia similibus curantur ». Les ethnologues s’expliquent en affirmant qu’une force agit par similitude ou par concordance. Je crois avoir expliqué suffisamment que cette similitude ne peut être le fondement causal de l’influence vitale. Mais la ressemblance entre la force meurtrière du lion ou du crocodile, et les intentions qui animent le chasseur ou le pécheur portent les Noirs à conclure que les forces de ces grands carnassiers peuvent être utilisées dans l’exercice du métier de chasseur ou de pécheur, ou mieux dans la lutte qu’ils entreprennent respectivement contre le gibier et contre le poisson. La ressemblance n’est pas l’agent actif, mais seulement la preuve ou le signe de telle force déterminée.
Une autre loi veut que l’être vivant exerce une influence vitale sur tout ce qui lui est subordonné, sur tout ce qui lui appartient. C’est pourquoi toute atteinte à ce qui dépend d’une personne sera considérée, comme nous l’avons déjà signalé, comme une diminution d’être de cette personne elle-même. « Toute propriété est riche en influences mystérieuses », dit Burton dans « L’âme luba ». Le fait qu’une chose ait appartenu a quelqu’un, qu’elle ait été en étroite relation avec une personne, fait conclure aux Bantous que celte chose participe à l’influence vitale de son propriétaire, puisqu’elle fait partie de sa vie. C’est ce que les ethnologues aiment désigner comme magie par contact, magie par sympathie or ce n’est nullement le contact ni la sympathie qui sont les éléments actifs, mais exclusivement la force vitale du propriétaire qui agit, parce que l’on sait qu’elle adhère à l’être de la chose possédée ou utilisée par lui.
Une troisième loi permet aux Bantous de reconnaitre, de découvrir dans certains cas les forces vitales ou les influences vitales. La parole et le geste de l’homme vivant sont considérés, plus que toute autre manifestation, comme l’expression formelle, comme le signe de son influence vitale. Dès lors, si les paroles ou les gestes portent des effets fastes ou néfastes en s’appliquant sur une personne déterminée, on peut en déduire que telle personne exerce son influence vitale, soit en bien, soit en mal, sur telle autre personne. Ce qu’on a coutume de désigner comme « magie du désir exprimé » ou comme « magie par mimique » ou comme « magie d’imitation », désigne ce genre de manœuvres ; mais ici encore ce ne sont ni les mots ni la mimique qui exercent un pouvoir, ce ne sont que des signes qui extériorisent l’action de l’influence vitale et la font connaître à des tiers.
Ces trois principes (peut-être s’en trouve-t-il d’autres) fixent les règles de la recherche et de la connaissance des forces concrètes et des influences vitales émanant des objets particuliers. Ce sont en quelque sorte les lois de la connaissance des sciences naturelles chez les Bantous ; ce sont des critères et nullement des causes.
Le départ entre le domaine de la connaissance certaine et celui de la science approximative chez les Bantous
De ce qui précède, il nous est possible de faire le départ entre les principes et lois considérés comme absolus et inaltérables par les Bantous eux-mêmes, et le domaine de la science particulière où l’on tâtonne dans le relatif, incertitude et les aléas.
Les notions générales exposées dans ce texte, sont aux yeux des Bantous des principes absolus et invariables. Leurs conceptions philosophiques et ontologiques, en tant qu’applicables à l’être en soi, ont, pour eux, une valeur absolue et nécessaire, ne tolérant point d’exception. Ce serait par conséquent une remarque mal fondée que de prétendre que les conceptions et principes des Bantous sont essentiellement variables, incertains et arbitraires. C’est exactement l’opposé qui est vrai, du moins si l’on se place correctement à leur point de vue subjectif. Leur métaphysique comme la nôtre n’énonce que des lois universelles, immuables.
Même les lois générales de la connaissance naturelle, de la physique, notamment les trois critères pour la connaissance des êtres-forces et de leurs influences, sont pour eux universellement valables.
Cependant, lorsqu’on descend sur le plan de la connaissance particulière, nos Bantous admettent que l’on se trouve dans le domaine des approximations et des suppositions, dans le domaine de l’art et du doigté.
C’est ainsi que pour savoir quelle influence vitale particulière a entamé un homme au point de le rendre malade, on s’en va prendre l’avis d’un spécialiste doué d’une connaissance supérieure de l’interférence des forces. De même, pour savoir quel sera le « Kijimba » susceptible de revigorer celle personne altérée, il ne convient pas de s’en remettre à son seul savoir, non plus que de se fier à l’avis du premier venu. Dans des cas pareils, il est sage de recourir au devin. Comme il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir tirer les cartes ou de lire dans la main, n’est pas devin qui veut. L’exercice de cet art suppose des connaissances spéciales ou, plus précisément, la force de la connaissance.
La sagesse bantoue est-elle naturelle, pré-naturelle ou surnaturelle ?
Nous nommons naturelle la connaissance que l’homme peut acquérir par l’exercice normal de ses facultés. La connaissance préternaturelle dépasse les exigences et capacités de l’être humain, mais non pas celles d’une intelligence créée supérieure, seule la science surnaturelle dépasse les capacités de tout être créé.
De ce qui a été dit ci-dessus, et notamment au sujet de la connaissance de l’être-force chez les Bantous, il appert que leur philosophie tout comme la nôtre ne prétend être que la connaissance intellectuelle naturelle des êtres. Les critères généraux de la connaissance des forces et influences appartiennent aussi bien au domaine du savoir naturel, de la sciences positive des Bantous. La connaissance particulière des forces ayant agi dans un élément déterminé, la connaissance d’une chose concrète en elle-même suivant sa nature et d’après son potentiel d’action envers certaines personnes déterminées, n’est pour eux, — me semble-t-il, — qu’une connaissance naturelle plus approfondie ; ce n’est que dans certains cas, si l’intervention directe ou indirecte d’un être supérieur ou de Dieu même était supposée, que l’on pourrait parler de connaissances pré-naturelles.
Ce sont là de simples déductions des principes de la philosophie bantoue telle que nous l’avons exposée ci-dessus. Elles valent ce que vaut l’hypothèse de leur ontologie elle-même. Je crois cependant que ces considérations nous autorisent à faire bon marché des expressions passe-partout qui encombrent la recherche ethnologique où l’on se plaît à enrober les constatations faites des épithètes de « mystérieux », et des qualifications de « savoir surnaturel » ou « influences indéterminées » et tant d’autres… En général nous ne rencontrons chez les Bantous que des connaissances qui peuvent être courantes ou spécialisées, sans cesser pour autant d’être des connaissances naturelles ; à leur sens ce n’est que dans certains cas qu’il semble qu’on ait affaire à des connaissances préternaturelles.
Il semble opportun d’ouvrir ici une parenthèse sur ce qui est généralement désigné comme « initiation » dans la littérature ethnologique. Le « kilumbu n ou le « nganga », c’est-à-dire l’homme qui possède une vision plus lucide des forces naturelles et de leur interaction, l’homme qui a le pouvoir de sélectionner ces forces et de les diriger vers un usage déterminé dans des cas d’espèce, ne devient tel que parce qu’il a été « saisi » par l’influence vitale d’un ancêtre prédécédé ou d’un esprit, ou bien par ce qu’il a été initié par un autre « kilumbu » ou « nganga ». Que tout homme puisse être influencé par un homme plus savant résulte des principes généraux de l’ontologie bantoue. Celui qui est ainsi « saisi » entre toujours en transe au moment où l’esprit ou le vidye le possède, et c’est à ce moment que le néophyte acquiert sa force supérieure pour connaitre et pour orienter les forces. Mais dans ce phénomène il n’est pas question d’initiation. L’initiation se présente que lorsqu’un candidat « kilumbu s ou « nganga » s’en va trouver un [« homme aux manga » et lui demande d’être éduqué dans son art. L’initiation consisterait-elle donc en ce que le maitre-nganga instruise son disciple (son enfant dans les manga, comme disent les baluba) dans les secrets « de la sorcellerie et de la magie » ? Le nganga ne peut rien faire de plus que d’enseigner à son apprenti les diverses manigances et cérémonies de son art, il peut lui donner une éducation adéquate au comportement qu’il devra adopter dans cette vie supérieure à laquelle il se destine, il peut lui enseigner les moyens de se mettre dans les dispositions voulues pour atteindre la force et la science, mais, à mon humble avis, il lui est impossible de donner la force et la science. Pour posséder la réelle science et le pouvoir des manga, il n’y aurait pas, suivant la conception que s’en font les Noirs, une initiation au sens français de ce mot. C’est lorsque le maitre-nganga a terminé son œuvre d’éducation que vient le moment où son élève doit recevoir son pouvoir et sa science au cours de ce qu’on a appelé à tort la « cérémonie de l’initiation ». Je présume qu’il est universel dans le monde de bantou, qu’au cours de cette cérémonie le néophyte entre en transe, perd conscience, est comme mort à sa vie humaine ordinaire, et renait de cette catalepsie doué de sa force supérieure et de sa connaissance exaltée de « nganga » ou de « kilumbu». C’est bien sous l’influence vitale de son maître qu’il est éduqué et qu’il restait à cette force vitale supérieure, mais la force et la puissance qui l’animent lui viennent d’un ancêtre prédécédé ou d’un esprit, sous l’influence duquel son maitre a également acquis sa puissance et sa science. Seulement ainsi s’explique le cas de l’un ou l’autre élève, que l’on peut amener en transe ou dans le ravissement. Son maître est obligé de le renvoyer en lui disant : « Chez vous cela ne réussit pas ». Il faut donc qu’intervienne une force vitale supérieure à celle du maitre des forces, et c’est donc a tort que l’on parle d’« initiation ».
Ces relations, influences vitales des morts sur les vivants, sont pain quotidien pour les Bantous ; dans une mesure plus ou moins grande ces phénomènes sont mentionnés dans la vie de tout muntu ; ils vivent en communauté avec leurs morts, et cette influence vitale des défunts ne doit pas être jugée préternaturelle sur les critères de notre philosophie, mais comme un événement naturel, comme le cours normal des choses du monde des forces de la philosophie bantoue. C’est ce point de vue noir que l’ethnologie devait adopter.
Y a-t-il chez les Bantous une connaissance qui ne soit pas magique, c’est-à-dire qui ne soit pas connaissance de forces ? Leur sagesse est-elle critique ?
On a prétendu (Allier. Le non-civilisé et nous) que le Noir raisonne moitié comme nous (c’est-à-dire suivant un raisonnement critique épousant la nature des choses) et qu’abandonnant ensuite tout raisonnement il poursuit sa pensée magique.
Ainsi, l’on signale, par exemple, que les Noirs se révèlent intelligents, raisonnables, dans le tressage de leurs filets, la confection de leurs pièges et plus généralement dans toutes leurs ruses de chasse. Ils savent quels outils ils doivent employer pour faire des instruments efficaces, ils observent une logique sans faille pour combiner leurs embuscades. Tout à coup cependant ils abandonneraient tout raisonnement pour faire dépendre le succès de leur battue du secours de l’esprit de la chasse ou du bwanga des chasseurs. Je pense qu’on est mal fondé pour autant, de dédoubler l’homme, dans le primitif, et de le qualifier d’incompréhensible, illogique ou mystérieux. Il est possible que dans la cueillette des herbes, dans le rouissage et dans la confection des paniers, nasses et autres ustensiles, le Noir ne voit pas d’incidence ontologique. Ce sont des façonnages utilitaires à l’écart de la sagesse, de la force vitale. Pourtant, on leur entend dire que ces habiletés, que ces techniques leur ont été données avec leur force vitale. Mais ils font une distinction nette entre l’aptitude à bien confectionner un objet matériel, et le pouvoir de conditionner un instrument pour maitriser et prendre d’autres êtres vivants. L’un n’est qu’enfantillage, l’autre est œuvre vitale. Il ne faut dune point s’étonner de voir le nègre user « magiquement » de ses aptitudes professionnelles, et d’apprendre qu’il songe en ce faisant aux forces vitales qu’il a l’intention d’affronter.
A aucun moment celui qui veut faire une pirogue ne cessera de penser selon sa philosophie des forces. L’empirique simple aussi bien que l’abus magique est pénétré de cette conception dynamique des êtres. Cette conception est autre chose que de la magie et celle-ci n’est qu’un abus, qui existe pareillement, chez ceux qui ont une conception plus statique des êtres, et chez ceux dont la philosophie est plutôt dynamique. Les fondeurs de cuivre et les forgerons penseront ne pas pouvoir couler le minerai, et changer ainsi la nature de la matière traitée sans devoir faire appel à une force supérieure qui peut dominer la force vitale de la terre, qu’ils prétendent ainsi transformer en métal. Quant au chasseur, il sera convaincu que c’est par une force vitale supérieure qu’il a eu le génie de confectionner ses engins avec efficience, et qu’il a eu l’adresse de les employer efficacement dans son combat avec le gibier capturé ; il pensera que c’est son influence vitale renforcée de la puissance de l’esprit tutélaire des chasseurs, qui a mené le gibier dans ses pièges. On aurait de la peine à trouver une activité ou un événement avant quelque importance dans la vie des Noirs, que ceux-ci ne rattachent pas à leur philosophie des forces, à leur conception au sujet des influences vitales.
La connaissance des Noirs n’est pas bifide. Il n’y a pas chez eux un domaine réservé à la critériologie de la philosophie des forces, à côté d’un domaine où jouent les raisonnements d’une philosophie critique rationnelle. La philosophie des forces pénètre l’ensemble de leurs connaissances, ils ne possèdent pas d’autre conception du monde : c’est leur philosophie qui oriente tous leurs actes et leurs abstentions, et tout comportement consciemment humain est conditionné par lette science de l’être comme force.
Faut-il conclure que cette connaissance de l’être (science magique ainsi qu’on l’a nommée), qui n’est en réalité selon eux autre chose que la connaissance des forces, ne serait pas une connaissance critique ? Peut-on dire que seule notre philosophie est une science réaliste ou critique, tandis que la leur ne le serait pas ? Si l’on veut entendre par une philosophie critique, une philosophie fondée sur l’observation de la réalité, et sur les déductions que l’on peut tirer de l’expérience humaine, il faut admettre que la philosophie des Bantous est, de leur point de vue, et pour les motifs exposés ci-dessus, une philosophie critique au même titre que nos systèmes occidentaux. A leurs yeux, leur philosophie repose sur l’évidence interne et externe. S’il n’en était pas ainsi, il faudrait conclure que, faute de motifs rationnels, leur système ne serait qu’un produit de la plus pure fantaisie. Mais alors la logique serrée de leur système devient un miracle inexplicable !
On peut se demander, du reste, s’il peut y avoir une philosophie digne de ce nom, qui ne serait pas le produit de la pensée critique. Autre chose est de vérifier si leurs observations ont été faites correctement et si leurs déductions ne cèlent pas des fautes de raisonnement. Un système philosophique peut- être qualifié « critique » même si l’on prouve qu’il est faux. Si l’on réservait le nom de philosophie critique exclusivement à la conception exacte et vraie de l’être, il ne pourrait exister qu’un seul système de philosophie, et il ne pourrait être toléré que des systèmes de pensées hétérogènes se trouvent encore désignés par le vocable de philosophie.
Les Bantous sont-ils étrangers à toute science expérimentale ?
C’est une façon sommaire de poser la question. Nous la croyons justifiée, parce qu’elle fait ressortir le faux jour sous lequel elle se place.
Lorsque nous parlons d’expérience, nous pensons à autre chose que ce que les Noirs pourraient entendre par « expérience ». Devant l’expérience nous concluons raisonnablement suivant notre critériologie et notre ontologie, les Noirs pensent conclure valablement suivant la leur. Nous saisissons la causalité suivant notre métaphysique, les Noirs suivant les principes de causalité de leur philosophie des forces.
Prenons un exemple pour illustrer cette thèse. Les Noirs connaissent expérimentalement des herbes et des plantes dépuratives, vermifuges ou désinfectantes. Eux en déduiront : « cette plante, cette herbe est telle ou telle force ». Cette vertu n’agira donc, pas autrement que toutes les autres forces, par influence vitale, « elle devienne intense, ou diminue, elle n’agira que par la force vitale de l’homme fort et vivant. De là les « conditions » des remèdes, les rites et les incantations en usage lors du recours aux médicaments. Pour être plus sûr de l’action efficace de ces forces, qui peuvent être excité., animées et dirigées, on aura recours à une personne qui a des pouvoirs spéciaux à cette fin, on ira recourir à la sagesse et à la force d’un « ainé », ou à l’art d’un « nganga ». Ce réveil, cette excitation des forces est un fait ordinaire chez les baluba ( « kulangwila miji », exciter les racines…) afin que leurs vertus, leur être, soit actif en faveur de tel malade. En cas d’échec, l’inactivité des herbes ayant manqué leur effet curatif sera expliquée selon leurs principes de causalité.
Ceci confirme que, chez les Bantous, toute connaissance, fût-elle expérimentale, cadre avec leur conception des forces, et s’imbrique dans leurs lois générales de l’accroissement et de l’interdépendance des êtres.