{:fr}A l’issue de l’époque coloniale, l’économie rwandaise demeurait de type préindustriel : les échanges étaient rares, la division du travail peu poussée, les capacités d’investissement minimes. A part un secteur minier présentant quelque intérêt pour l’exportation, l’agriculture restait très largement prépondérante, orientée surtout vers la production vivrière, le paysan ne s’adonnant à des cultures industrielles telles le café, le thé, le quinquina, le tabac, le pyrèthre que dans la mesure où l’autoconsommation familiale était assurée, à moins qu’on ne l’y contraignît. L’élevage, pour important qu’il ait toujours été, était davantage affaire de prestige et de symbole que de rendement économique. Et les pâturages devaient faire place aux champs.

Dans ses relations avec le monde extérieur, le Rwanda dépend totalement de ses voisins, enclavé qu’il est au centre de l’Afrique, à 1100 km de l’Océan Indien et à 2 000 km de l’Océan Atlantique. A l’époque, l’infrastructure routière au Rwanda même et dans les pays avoisinants était encore sommaire, ce qui inhibait le commerce extérieur et enlevait aux produits nationaux une grande part de leur compétitivité sur le marché mondial du fait du prix élevé des transports. Par suite des caprices du jeu politique, les relations avec les pays environnants furent interrompues à plusieurs reprises et les voies de communication coupées, sans que le Rwanda ait été à l’origine des conflits. Il en a résulté une méfiance durable à l’égard des puissances voisines et une certaine répulsion à s’engager par des liens institutionnels contraignants à leur endroit, dans le domaine économique, par exemple, ou pour la mise en route d’une politique d’émigration.

Même si au moment de l’indépendance le pays ne comptait encore aucun médecin rwandais, l’état sanitaire était relativement satisfaisant. Les famines, si meurtrières autrefois, se trouvaient au moins provisoirement endiguées. La conséquence en a été que l’augmentation de la population est devenue de plus en plus préoccupante. La terre cultivable était mise en valeur jusqu’aux versants abrupts des hautes montagnes, et le sol s’épuisait trop vite par suite d’une surexploitation non compensée et d’une érosion intense et destructrice. L’émigration vers les pays voisins devenant de plus en plus difficile, l’écart entre la croissance démographique et la croissance économique n’a cessé de se creuser dangereusement. L’afflux de réfugiés a encore aggravé la situation. Les gouvernants de la Première République étaient certes conscients des dangers de la surpopulation comme le montrent de nombreuses déclarations, mais il n’y eut pas de mesures décisives propres à l’endiguer. Le natalisme traditionnel ne se conjuguait que trop bien avec celui de l’Eglise catholique, de sorte que toute campagne quelque peu incisive en faveur de la limitation des naissances était vouée à l’échec, voire sciemment contrecarrée.

Dans les années soixante, l’urbanisation est demeurée embryonnaire et il n’existait quasiment pas de villages ; seules quelques boutiques de commerçants se pressaient autour des marchés pour former des « centres de négoce ». Kigali restait encore une petite ville très dispersée. Chaque famille vivait isolée dans son rugo, au milieu de son lopin de terre et de ses cultures. Beaucoup d’employés de l’administration ou du secteur privé rejoignaient le soir leurs collines à bicyclette à des distances parfois étonnantes. Les Rwandais investissaient énormément dans la construction de maisons en briques : pour A. Guichaoua cela faisait partie d’une stratégie de représentation sociale et de quête de prestige que les familles mettaient en oeuvre pour favoriser ou anticiper les destins extra-agricoles de leurs enfants. « L’amélioration du bâti, l’acquisition d’une bonne maîtrise de laparole et du savoir améliorent l’image extérieure et participent indéniablement à la mise en scène des ambitions familiales dans le spectacle social sur les collines ».

Pendant une décennie, le régime Kayibanda sut maintenir une réelle stabilité politique. Après les élections législatives de 1965, le MDR Parmehutu s’est trouvé parti unique de fait. Les affaires publiques étaient gérées avec une modestie, un réalisme et une intégrité rares quand on comparait ce qui se passait au Rwanda avec les pratiques courantes de la plupart des autres pays d’Afrique. On a souvent souligné que la région de Gitarama, au centre du pays, d’où venait le président, était favorisée par rapport aux autres. Autour de 1970, la Première République commençait à montrer d’évidents signes d’usure.

Au moment de la « révolution », les leaders avaient pour la plupart une formation classique acquise dans les séminaires. Mais les cadres techniques de niveau moyen et supérieur faisaient cruellement défaut, d’une part parce que les lieux de formation étaient rares, d’autre part parce qu’il s’agissait surtout de Tutsi dont beaucoup ont abandonné leurs emplois de gré ou de force ou ont émigré après la prise de pouvoir par les Hutu. La première génération d’hommes politiques et de fonctionnaires du Rwanda indépendant est parvenue aux plus hauts postes de l’Etat sans compétences particulières, à un âge peu avancé, bloquant ainsi pour une longue période l’accès à ces fonctions. A mesure que l’on avançait dans le temps, cette première vague était jugée sévèrement par la génération montante, ambitieuse, mieux formée, plus qualifiée grâce aux institutions mises en place au pays même ou à des séjours à l’étranger, impatiente de grimper l’échelle des honneurs et des responsabilités, mais se heurtant souvent à des perspectives d’avenir bouchées. « C’est là que se trouve l’origine de l’amertume et du cynisme politique que l’on rencontre fréquemment chez les jeunes intellectuels rwandais ».

Face aux difficultés énormes que le pays connaissait, la Première République a incontestablement manqué d’envergure politique, malgré de bonnes intentions et une évidente bonne volonté. Les observateurs étrangers ont toujours été frappés de voir à quel point des problèmes vitaux, des problèmes qui sautaient aux yeux, étaient comme scotomisés par les responsables en place. On avait l’impression qu’une large couche de l’opinion rwandaise instruite ne les voyait pas ou, plus exactement, ne voulait pas les voir et les refoulait pour n’avoir pas à les affronter de face et pouvoir se contenter de palliatifs à court terme.

Même après la révolution et l’abolition de la monarchie, le problème dit « ethnique » continuait à se poser avec acuité. Les Tutsi, qui en 1956 représentaient 16,6 % de la population, mais dont les enfants constituaient alors 32% de l’effectif des écoles primaires et 61 % de l’effectif des écoles secondaires, occupaient une position très importante dans l’administration, l’enseignement, le secteur privé en général et, last not least, le clergé catholique. Beaucoup d’entre eux, et surtout ceux de la haute société, ont quitté le pays. Dans ses débuts, le régime républicain fut fortement déstabilisé par les attaques répétées que les émigrés ont tentées à partir des pays voisins, ce qui entraîna à chaque fois des massacres de nombreux Tutsi restés au pays.

Peu à peu le principe de la représentation proportionnelle fut introduit à tous les niveaux de l’enseignement et de la fonction publique : 85 % des places étaient réservées à des Hutu et 15 % (puis 10 %) à des Tutsi. A cet effet, les mentions ethniques étaient maintenues sur les cartes d’identité. A l’époque coloniale, celles-ci avaient été instituées pour permettre aux Tutsi d’être exemptés de corvées. A présent, elles étaient interprétées par les uns positivement comme garantissant à ce groupe une place proportionnelle à son importance numérique, et par les autres négativement comme permettant de mieux en repérer les membres pour les contenir et éventuellement les évincer. D’habitude, en politique, les quotas ont pour but de protéger des minorités contre une majorité potentiellement écrasante. Au Rwanda, ce fut le contraire : c’est la majorité qui cherchait à se protéger contre une minorité qui avait plus d’une corde à son arc et plus d’un tour dans son sac.

Au fil des années, on se dirigea ainsi vers un système de plus en plus tatillon, voire obsessionnel de quotas ethniques, mais aussi régionaux (un peu à l’image de la Belgique). Aux yeux des Hutus, demeurés très méfiants vis-à-vis de l’autre ethnie », il s’agissait là d’une mesure essentielle pour sauvegarder les acquis de la démocratie. Quant aux Tutsi, ils protestaient évidemment contre ce qu’ils éprouvaient comme une discrimination, et ils investirent massivement le secteur privé, celui des entreprises, du commerce, de l’industrie et des professions libérales ; par la suite ils mirent en place, dans une stratégie de contournement, un réseau d’écoles privées payantes.

Etat-Eglise

Les relations entre la Première République et l’Eglise catholique ont revêtu des aspects assez paradoxaux. Les dirigeants se présentaient pour la plupart comme des chrétiens pratiquants, ils devaient à l’Eglise un sérieux coup de pouce au moment de la « révolution », et pourtant leur style et leur langage furent à plus d’une reprise empreints de méfiance. Comment expliquer cette attitude apparemment contradictoire ?

L’Eglise héritée de la colonisation belge était une puissance considérable, sur le plan temporel et spirituel, détenant le contrôle de l’enseignement, assurant un encadrement efficace de la population, jouant sur le plan politique un rôle non négligeable. Elle penchait du côté de la majorité hutu après avoir soutenu à fond pendant une soixantaine d’années la minorité tutsi. Elle était capable de mobiliser des ressources importantes en hommes et en argent, a su créer des services d’utilité générale qui allaient de l’imprimerie aux ateliers les plus divers et aux services de santé, habituée qu’elle était à prendre des initiatives en tous les domaines. Dans la mesure où le jeune Etat cherchait à se tailler une place au soleil et à exercer les prérogatives habituellement liées à la souveraineté, il fut nécessairement amené à empiéter sur le champ d’action des Eglises.

Autre élément décisif: une grande partie du clergé et des directeurs d’école appartenait au groupe tutsi, et l’on pouvait entendre après la révolution des propos du genre : « Nous avons perdu l’Etat, mais il nous reste l’Eglise » : une Eglise-refuge, une Eglise-sanctuaire pour les brimés du moment, une Eglise permettant des stratégies de compensation… La nouvelle législation scolaire qui intervint en 1966 était dirigée essentiellement, évidemment sans le dire, à la fois contre l’Eglise catholique et contre les survivances de la prééminence tutsi, les deux allant de pair. On l’a caractérisé non sans raison le conflit scolaire comme « un combat d’arrière-garde dans le conflit inter-ethnique ».

L’Eglise catholique en tant qu’institution présentait un visage souvent figé avec son mimétisme romain, son traditionalisme sans racines culturelles locales et son conservatisme. Déphasée par rapport aux changements rapides de mentalité que l’on pouvait observer dans la population, elle n’exerça plus le même attrait sur la jeunesse instruite qu’elle continuait cependant d’encadrer grâce à ses écoles et à ses mouvements. Les étudiants, même croyants, et d’une manière plus générale ceux qu’autrefois on appelait les « évolués », ne se reconnaissaient plus guère dans l’image qu’elle leur donnait d’elle-même. Elle avait manifestement perdu pour eux une grande part de sa crédibilité.

Mais l’Eglise est aussi une organisation internationale. Non seulement elle a permis à beaucoup de Rwandais d’aller étudier à l’étranger, non seulement elle a su attirer des financements importants pour toutes sortes d’oeuvres et d’entreprises, mais elle a aussi su mobiliser de très nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) et de très nombreux coopérants et volontaires originaires des pays catholiques qui, dans l’ensemble, ont accompli un travail remarquable à la base; dans l’agriculture, l’artisanat, la commercialisation des produits, la mutualité, l’encadrement de la population, l’animation culturelle, l’assistance humanitaire et caritative, etc. Le Rwanda est apparu comme une sorte de paradis pour toutes les coopérations, privées et d’Etat, qui pouvaient s’y déployer avec une grande liberté dans un contexte de relative paix sociale. Il faut aussi relever la densité exceptionnelle de sociétés religieuses, de congrégations d’hommes et de femmes, d’organisations de laïcat missionnaire qui tenaient écoles, hôpitaux et dispensaires. Certaines, mourantes en Europe, se sont implantées au Rwanda dans l’espoir explicite d’un recrutement rapide leur permettant de survivre. De nouvelles sociétés religieuses locales sont nées sur place.

Mais la vie interne des communautés (comme des séminaires, des diocèses ou des paroisses) n’a cessé d’être marquée et perturbée par les conflits « ethniques » : beaucoup de Tutsi, conscients d’être « nés pour commander« , acceptaient mal d’être placés en situation subordonnée par rapport à ceux qu’ils considéraient comme leurs serviteurs « naturels » et qu’ils continuaient à traiter comme tels ; les Hutu, conscients de leur récente et précaire « libération », souffrant d’un complexe d’infériorité solidement ancré, répugnaient par principe à se laisser mener par des supérieurs symbolisant l’ancienne domination. En sous-main, les apparences demeurant sauves (sauf exceptions), la vie de l’Eglise n’a cessé à aucun moment d’être parasitée par des considérations de pouvoir à coloration « ethnique », dans un pays où, quoi qu’on dise, « on ne pense qu’à ça ». Quand, après avoir exalté une « race » pendant soixante ans, on a cherché à inverser le courant, il n’était pas facile de sortir d’une logique tout aussi « raciale ». On s’y est même enferré jusqu’au cou. Au début des années 60, de nombreux jeunes Hutu ont quitté les séminaires pour entrer dans la fonction publique où l’on avait grand besoin de cadres, et plusieurs jeunes Tutsi ont quitté le pays, ce qui a ralenti momentanément l’accroissement quantitatif du clergé.

 La politique Scolaire

L’attitude des responsables issus de l’indépendance face à la scolarisation était dictée par la conviction que l’école valorisait le capital humain dont le pays disposait en abondance. Il est un fait que la productivité d’individus ayant reçu une formation scolaire augmente en général par rapport à celle d’illettrés, à condition bien entendu qu’ils consentent à demeurer productifs… Du moins leur attitude change-t-elle vis-à-vis des méthodes traditionnellement en usage et des hiérarchies en place.

« Chacun de nous, devait déclarer en 1967 le président Kayibanda, est convaincu que plus les masses populaires seront éduquées, plus facile, plus rapide et plus rentable sera le travail des leaders de chaque secteur de développement ; moins exploitables seront les masses populaires, qui participeront plus efficacement à l’effort des dirigeants ; et plus démocratique sera le développement national ».

Comme dans la plupart des autres pays d’Afrique Noire, la préoccupation initiale du gouvernement fut donc le relèvement du taux de scolarisation et la généralisation de l’école primaire. Plusieurs facteurs entraient enjeu: l’importance d’une demande scolaire demeurée insatisfaite depuis de longues années ; la croyance erronée, comme le prouve l’expérience, que la scolarisation constitue un préalable absolu au développement ; l’inspiration à la fois « socialiste » et libérale de la classe dirigeante, le second élément tendant peu à peu à l’emporter sur le premier ; l’extrême sensibilité de la population aux injustices et discriminations en matière d’enseignement ; la présence de nombreux enseignants parmi les premières équipes d’hommes politiques, qui raisonnaient en pédagogues plus qu’en économistes ; la campagne menée par le Parmehutu autour du problème de l’école et ses promesses formelles au moment des élections ; l’importance idéologique que prenait pour le parti unique le fait de réaliser l’égalité des chances entre « ethnies » et de construire ainsi un véritable mythe égalitaire ; enfin la fièvre de scolarisation qui s’est emparée de tous les pays d’Afrique au début des années soixante, et dont la Conférence d’Addis-Abeba en 1961 fut une des principales manifestations, elle qui prônait une scolarisation totale en vingt ans en considérant celle-ci comme un investissement éminemment productif et en n’ayant que marginalement conscience des effets pervers qu’inévitablement elle entraînerait. Au Rwanda, l’école pour tous devait être le cadeau de la démocratie à un peuple enfin « libre ».

Certes, les responsables durent vite se rendre à l’évidence que les programmes cherchant à mettre en place l’école pour tous telle qu’elle était ne correspondaient aucunement aux possibilités financières du pays. Par contre, ils semblent ne jamais avoir voulu admettre que des mises de fonds dans l’enseignement puissent ne pas être rentables dans la mesure où elles ne s’accompagnaient pas de placements suffisants en capitaux productifs.

« La perception rwandaise de l’importance économique de l’éducation est caractérisée par la conviction que les investissements faits dans le système de l’éducation sont des investissements optimaux pour une expansion rapide de l’économie. Cette interprétation se rencontre par ailleurs, chez les responsables de la politique d’enseignement, dans plusieurs pays d’Afrique. Elle se base sur la forte corrélation entre le standard de l’enseignement et l’expansion économique existant dans les pays hautement industrialisés. Très souvent, cette interprétation est réduite à la formule suivante : la scolarisation est une condition du développement économique. C’est précisément au Rwanda que cette opinion est souvent exprimée. L’exemple européen est ici mal perçu. Un regard en arrière dans l’histoire sociale européenne pourrait faire appel à la prudence. La révolution industrielle en Europe fut réalisée par une population essentiellement analphabète ; l’éducation pour tous était un résultat et non une condition préliminaire du développement économique et du mouvement démocratique qui s’ensuivit ».

La situation dramatique de la jeunesse rwandaise a souvent été analysée. L’école, sur laquelle on fondait tant d’espoirs, se révélait décevante, parfois malfaisante, tant aux yeux des responsables politiques que des générations aînées. Parmi ses conséquences négatives il y avait d’abord la perte d’autorité des parents qui, vite dépassés, ne pouvaient plus ni conseiller ni aider leurs enfants dans ce secteur si important de leur vie. Les écoliers faisaient de leurs connaissances un absolu et méconnaissaient le savoir de leurs ascendants, fruit de leur expérience, de leur maturité et de leur rattachement à une longue tradition. L’école se montrait inadaptée aux véritables besoins de l’économie. Elle donnait des connaissances qui n’étaient vraiment utilisables que dans des travaux non agricoles et plus généralement non manuels. Le paysan, humilié de ce que l’on considérait l’agriculture comme une activité que l’on ne pratiquait que si vraiment on n’avait ni les moyens, ni l’intelligence pour faire autre chose, avait tendance lui-même à pousser ses enfants vers l’école, malgré son ambivalence, pour que eux au moins puis-sent s’en sortir. L’inadaptation guettait ceux-là surtout qui ont commencé le cycle des études sans atteindre un diplôme terminal.

Il était évidemment désastreux de constater que des milliers d’enfants qui sortaient de l’école primaire et ne pouvaient poursuivre au niveau secondaire se considéraient comme « chômeurs » dans la mesure où ils ne trouvaient pas un emploi dans le secteur privé ou public, et ce ne pouvait être qu’un emploi de faible qualification. Parmi les jeunes vagabonds et délinquants on trouvait de fait de très nombreux diplômés de l’enseignement primaire. Ce phénomène se rencontrait dans la plupart des pays du Tiers-Monde, mais dans un Etat aussi gravement surpeuplé et démographiquement aussi jeune que le Rwanda, qui a connu des flambées de délinquance éclatant comme autant d’avertissements et de symptômes de pathologie sociale, il était perçu avec une acuité particulière :

« Les responsables politiques ne constatent pas seulement le malaise, la déception et les exigences des jeunes et de leurs proches, ils les perçoivent aussi comme touchant la politique. Les diplômés des écoles primaires en chômage sont considérés comme constituant une poudrière pour le système social et politique. Ils représentent en fait la plus grave menace potentielle pour la stabilité politique du pays. Pour tous les responsables, leur problème est devenu un cauchemar de la politique d’éducation. Faire quelque chose pour ce groupe est devenu aujourd’hui, au Rwanda, un dogme politique » .

La tendance du législateur a été de vouloir « retirer de la rue » ces enfants et ces adolescents en péril et de corriger les inadaptations de l’école primaire par la création de cycles post-primaires plus ou moins longs. Mais, ce faisant, on n’a réussi au mieux qu’à déplacer le problème de quelques années : il resurgissait entier au terme de cette nouvelle formation, avec cette différence, sans doute, qu’il s’agissait alors de grands jeunes gens pressés de se marier et de gagner leur vie, et donc plus enclins, peut-être, à se résigner à un travail agricole. Cette hantise de trouver une formule permettant à l’école d’encadrer la classe d’âge des adolescents jusqu’à ce qu’ils soient économiquement utilisables est devenue un des traits caractéristiques de la psychologie de l’homme politique rwandais.

Sur plusieurs points on a pu relever chez les premiers responsables de l’éducation, que ce fut au niveau du gouvernement ou du parti, une vision quelque peu irréaliste et simplifiée des choses, qui les amena à rechercher la solution à leurs problèmes en des directions qui ne pouvaient conduire qu’à des impasses. Ils ont pour excuse de n’avoir pas été les seuls à se méprendre. En 1960, alors qu’on était dans l’euphorie des indépendances et que tout semblait possible, qui a su prévoir adéquatement l’évolution à venir ? Et l’UNESCO, organisatrice de la conférence d’Addis-Abéba, n’a-t-elle pas largement contribué elle-même, à grands renforts d’experts, de spécialistes, de publicité et de finances, à entretenir des perspectives illusoires et dont l’effet s’est révélé néfaste ?

A l’arrière-plan de tous les problèmes il y a évidemment une croissance démographique démentielle. Autrefois on pouvait dire que les anciens écoliers ne « voulaient » plus retourner à la terre. De plus en plus, il fallait dire qu’ils ne « pouvaient » plus y retourner, tout simplement parce que de terre il n’y en avait plus de disponible. Avec une croissance de 3,7 % par an, les projections des démographes faisaient craindre qu’en 2020 il y ait 23 millions d’habitants dans ce petit pays de montagnes !

Une enquête artisanale effectuée en 1978 par les élèves du CERAR de Rutongo sur leurs communes d’origine montrait les résultats suivants : moyenne des enfants en vie par famille : 9 ; moyenne des enfants à la charge de leurs parents : 7,6 ; moyenne de garçons : 4,7 ; superficie moyenne par famille : 1,15 hectare ; or la coutume veut que chaque garçon reçoive en héritage un lopin de terre de son père…

Après les interventions de commissions mandatées par la Belgique avant 1960, on fit la connaissance au Rwanda avec un nouveau type d’experts, internationaux cette fois, qui joueront un rôle important. C’est ainsi qu’en 1962 et 1963 arrivèrent les premières missions de l’UNESCO pour la planification de l’enseignement, qui mirent en place les outils nécessaires. Tous les aspects de la vie scolaire furent ainsi périodiquement soumis à l’auscultation par des spécialistes au regard neuf. Les différentes agences des Nations-Unies, UNICEF, OMS, FAO, UNESCO, PNUD auront un rôle décisif tant pour l’orientation de la politique scolaire dans ses liens avec la politique de développement que pour son financement.

On ne sait que trop bien que l’enseignement de l’histoire, et de l’histoire nationale en particulier, a dans tous les pays une portée idéologique. Certains grands écrivainsi avaient tendance à reproduire unilatéralement l’histoire idéologique distillée par les traditionnistes de la cour royale qui tendait à légitimer la dynastie régnante. On peut se demander pourquoi le Rwanda républicain n’a nullement été pressé de réécrire l’histoire à l’usage des nouvelles générations après la révolution qui a donné le pouvoir aux Hutu.

On peut penser qu’en fait cette historiographie ancienne provenant de la cour royale arrangeait tout le monde. Elle confortait les Tutsi dans leur conscience de former un groupe supérieur fait pour détenir le pouvoir par droit de conquête, et elle confortait les Hutu dans leur idée d’avoir été conquis et opprimés par des envahisseurs venus de quelque Ethiopie mythique. Une réécriture à fondement plus scientifique fut tentée timidement au cours des années 80, avant que l’idéologie reprenne le dessus avec les thèses pseudo-historiques aussi bien du Front Patriotique que du Hutu Power.

Tels étaient quelques-uns des traits majeurs qui caractérisaient la situation rwandaise au lendemain de l’indépendance, dont il faut tenir compte pour comprendre l’évolution ultérieure du système d’enseignement. L’école ne représente pas la même chose d’une population à l’autre et n’est pas perçue de manière identique. Au Rwanda, elle apparaissait certes, ainsi que partout ailleurs, comme un moyen de promotion individuelle. Mais dans les années cruciales de l’histoire du pays, elle représentait encore beaucoup plus : l’expression d’une volonté collective d’émancipation, le moyen privilégié dont disposait un peuple longtemps subjugué pour surmonter son infériorité et avoir accès au pouvoir. Le slogan « le savoir, c’est la force, écrit Th. Hanf, s’applique au mouvement de l’émancipation hutu comme autrefois au mouvement allemand pour la formation des travailleurs » (p. 148). On comprend que l’opinion publique ait exercé une pression considérable pour amener les dirigeants à étendre l’école au maximum, et que face à un tel mouvement qu’eux-mêmes avaient déclenché et alimenté ceux-ci n’ont disposé que d’une marge de manoeuvre assez réduite.

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