{:fr}Il faut faire état de la violente résurgence du problème “ethnique” qui se produisit en 1972 et 1973, entraînant la chute du régime Kayibanda et la naissance de la Deuxième République, d’autant plus que la jeunesse scolaire et universitaire a servi dans ces événements dramatiques d’instrument privilégié et a joué un rôle déterminant de fer de lance.

Paralysés de plus en plus par les menées régionalistes au sein des milieux dirigeants, le parti et le gouvernement ne surent répondre adéquatement au malaise qui se faisait jour dans le pays en s’attaquant aux problèmes de fond. On recourut alors à la politique, si facile en pareil contexte, du bouc émissaire, en désignant comme responsable de tous les maux la minorité tutsi, qui non seulement avait gardé en divers secteurs des positions qui dépassaient très largement en poids son importance numérique, mais qui avait petit à petit remonté la pente par son habileté et sa ténacité. Cette politique fut favorisée par le fait qu’au Burundi voisin certains clans de la minorité tutsi au pouvoir et maîtres de l’armée se sont livrés en 1972 à des massacres de caractère génocidaire d’une cruauté inimaginable à l’encontre de la majorité hutu, faisant des victimes par dizaines, voire sans doute par centaines de milliers, et poussant vers le Rwanda des flots de réfugiés, au milieu de l’indifférence générale de l’opinion mondiale.

Parmi les traits majeurs de la psychologie du jeune Rwandais instruit, il fallait compter la crainte de ne pas trouver de situation conforme à ses aspirations et une hypersensibilité à tout ce qui touchait à son avenir, dans un pays aux possibilités réduites. Dans un tel contexte, il était facile de dresser les élèves hutu contre leurs camarades et maîtres tutsi, dont la présence, le nombre et la réussite diminuaient d’autant leurs propres chances. Des versions fort contradictoires ont été données des événements.

Une campagne anti-Tutsi fut déclenchée sans que l’on pût percevoir nettement quels en étaient les inspirateurs. On sait aujourd’hui qu’elle était fomentée en sous-main par les services secrets dirigés par des hommes du Nord. Longtemps souterraine, elle gagna principalement les milieux scolaires et universitaires ; puis, dans beaucoup d’écoles, il a suffi de quelques jours pour que soient exclus élèves et maîtres tutsi. Les établissements d’enseignement supérieur et des collèges tels le Groupe Scolaire de Butare ont joué un rôle déterminant, car c’est à partir d’eux que furent organisés de véritables commandos pour “épurer” écoles et séminaires de la région. Les responsables pédagogiques qui cherchaient à endiguer le mouvement furent violemment pris à partie et plusieurs établissements ont échappé totalement au contrôle des directions. Ce qui a d’emblée frappé les observateurs, c’était le caractère parfaitement organisé, coordonné et orchestré qu’a revêtu cette agitation, et l’impunité totale dont jouissaient les organisateurs.

Puis des écoles, le mouvement déborda rapidement sur le secteur privé : les employeurs et chefs d’entreprise furent sommés de licencier leurs ouvriers et employés tutsi. En février 1973, le monde paysan fut lui-même atteint et l’on assista localement à la réédition des scénarios révolutionnaires de 1959 : chasse aux Tutsi, cases incendiées, bananeraies saccagées, règlements de compte de toute sorte, même entre Hutu, tueries. Ce n’est qu’alors que les forces armées furent autorisées à rétablir l’ordre, ce qui fut fait très promptement.

La division des milieux dirigeants éclata au grand jour. Les uns considéraient le mouvement anti-Tutsi comme authentiquement révolutionnaire et souhaitaient qu’il puisse se déployer jusqu’au bout ; les autres voulaient le retour de l’ordre et le respect du droit. La position du président Kayibanda fut pour le moins ambiguë. Des événements mal éclaircis dont il n’y a pas lieu de traiter ici conduisirent à la chute du régime et à la constitution d’un Comité pour la Paix et l’Unité Nationale composé d’officiers. Le général Habyarimana fut proclamé président de la République.

En 1976 fut mis en place le Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND), qui marqua un nouveau tournant dans la vie politique du pays. Autant la Première République avait été dominée par des ressortissants du centre du pays, autant la Deuxième va l’être par des gens du Nord, originaires des préfectures de Gisenyi, de Ruhengeri et de Byumba, moins touchées par l’emprise tutsi, mais aussi plus délaissées jusque-là sur le plan économique et culturel. Dans le monde scolaire et universitaire les choses retrouvèrent petit à petit un cours normal, mais enseignants et étudiants sortaient fortement marqués, voire traumatisés, d’une année de désordres, d’agitations et de violences.

C’est dans ce contexte que la président Habyarimana a défini lui-même l’action qu’il comptait entreprendre sur le plan de l’éducation, et a esquissé la philosophie de la réforme de l’enseignement dont il entendait faire une pièce maîtresse de l’oeuvre de la Deuxième République. Dans la déclaration du gouvernement du 8 août 1973 apparaissaient déjà des vues assez précises sur son contenu et ses méthodes, ses buts mais aussi ses limites :

“Le Ministre de l’Education Nationale doit assurer la coordination de toutes les études, auxquelles participeront les représentants des différents secteurs concernés, pour trouver une meilleure orientation de l’enseignement au Rwanda. Les efforts financiers consentis pour ce secteur si important doivent rester dans les proportions raisonnables de l’ensemble du budget. Ainsi l’enseignement primaire doit être conçu, non pour conduire au cycle secondaire, mais pour donner à la nation des citoyens responsables, capables de participer utilement à l’effort général de développement.

Les moyens dont le Rwanda peut disposer ne nous permettront pas d’envoyer aux écoles secondaires plus de 10 % des enfants qui terminent le cycle primaire ; c’est dire que d’ici plusieurs années, le résultat de l’enseignement primaire est destiné à plus de 90 % à s’intégrer dans le groupe de production, et pour la plupart en milieu rural. C’est pourquoi le programme de l’enseignement primaire doit être conçu, avant tout, pour permettre à cette jeunesse de sortir de ce cycle bien armée pour affronter la vie, pour participer utilement au développement national. La conception et la production de matériel didactique doit obéir à cette préoccupation. L’implantation des locaux scolaires doit être bien étudiée pour concourir à cet objectif: l’heure de la concentration pour former des pôles de développement a sonné.

Des écoles secondaires subsistent, bien entendu : mais elles doivent être réorganisées de façon à pouvoir accueillir les quelques 10 % de jeunes gens bien doués ayant terminé le cycle du primaire. La formation du secondaire doit répondre aux besoins du développement en formant des cadres moyens. Elle sera donc plus technique, plus spécialisée, plus orientée que générale.

Seul un certain nombre de jeunes gens spécialement doués ayant terminé le cycle complet du secondaire pourront accéder à la formation universitaire : là aussi, les nécessités du développement national devront commander l’orientation des étudiants ; seules les disciplines qui n’existeront pas dans nos écoles supérieures et universitaires pourront bénéficier des bourses d’études à l’étranger.

Nous admettons que l’élève et l’étudiant doivent dès à présent se faire progressivement aux responsabilités qui les attendent dans la vie nationale. Mais qu’il soit noté une fois pour toutes que ce ne sont pas les élèves ni les étudiants qui ont à diriger les écoles. D’autre part, il est compréhensible que l’admission aux différentes écoles tiendra compte de la composition nationale, ethnique et régionale de la société rwandaise…

Le Ministère de la Jeunesse est chargé de programmer et de réaliser l’intégration de la jeunesse (non scolarisée) dans le cadre du développement national : il s’intéressera plus particulièrement à la formation civique et à la préparation à la vie active, vie qui, pour la plupart, se mène dans les milieux ruraux ; c’est pourquoi une formation de base agricole et artisanale ainsi que sur le mouvement coopératif doit leur être donnée. L’organisation des loisirs de cette jeunesse non scolarisée, tant en milieu rural qu’urbain, retiendra l’attention de ce ministère. Son efficacité ne pourra être pleine que s’il réussit sans tarder à assurer sa présence dans chaque commune pour une mobilisation profonde.”

L’évolution de l’enseignement rwandais s’est opérée en fonction de quelques grandes données socio-politiques présentes dès le départ : pauvreté de la population et de l’Etat, pression démographique énorme poussant à une gestion avant tout quantitativiste, appel à l’initiative privée, mais aussi volonté de ne pas lui abandonner l’enseignement comme au temps de la colonisation, importance sociologique de la jeunesse, prédominance du secteur agricole et nécessité d’y adapter la formation des jeunes, demande scolaire intense à résonance politique, isolement du pays l’amenant à créer les institutions nécessaires pour répondre par lui-même à ses besoins, émergence de nouvelles classes sociales rendant plus hétérogènes, à mesure qu’on avançait dans le temps, les aspirations de la population prise dans son ensemble et les manières dont elle concevait l’école, difficulté à sortir des schémas d’organisation hérités de la colonisation et à concevoir le progrès autrement que comme un rapprochement avec les modèles européens, particulièrement le modèle belge.

Quand en 1973 les militaires prirent le pouvoir, l’attachement à la démocratie fut fortement réaffirmé. Mais le maître-mot fut celui de développement, surtout quand fut instauré un mouvement “national” et “révolutionnaire”, nouvelle forme du parti unique, en vue de la mobilisation de toutes les forces vives du pays. On y voyait moins une option politique qu’une question de survie face à la croissance démographique. Le président Habyarimana appela à une campagne de réhabilitation du travail physique et communautaire, même à l’intention des “privilégiés”. Il appela à la création dans les communes d’écoles “populaires” destinées à l’alphabétisation et à la vulgarisation de nouvelles méthodes agricoles. Le modèle en était repris des initiatives du Père Bourguet à Nyakabanda, évoquées plus loin.

Qu’il se soit agi de démocratie, de développement ou de culture nationale, les problèmes d’éducation étaient sans cesse présents. Par-delà la proclamation d’intentions louables, toute la question était de savoir comment concevoir cette éducation de manière à former des hommes compétents, responsables et motivés, et de répandre dans l’ensemble de la population une mentalité favorable à l’innovation, à la créativité, à la mobilisation et à une répartition plus équitable des fruits de la croissance. Du même coup il fallait s’interroger pour comprendre en quoi l’école telle qu’elle était pratiquée jusque-là avait failli.

Malheureusement, la Première République a sombré dans une atmosphère de crise interne qui a conduit à la naissance de conflits régionaux et à une résurgence du conflit ethnique. Quant à la Deuxième République, elle fut longtemps soucieuse, grâce à une stricte politique des quotas ou malgré elle, de se montrer équitable envers la minorité tutsi qui a joui, quoi qu’on en ait dit, d’une réelle liberté. Son point faible fut le développement d’un affairisme effréné, entre autres dans l’entourage du président, qui brouilla la vie politique et découragea le monde paysan.

On a parfois appelé “quatrième ethnie” les nouvelles “élites” occidentalisées, regroupant aussi bien des Tutsi que des Hutu, au sein desquelles les intermariages se sont multipliés (en général mari hutu et femme tutsi). Malgré leurs attaches rurales, ces “élites” ont tout fait pour se démarquer de la paysannerie et ont vu dans la “modernité” leur espace symbolique propre. Aussi bien dans leur style de vie quotidien que dans les moments festifs elles combinaient signes traditionnels et éléments importés. C’est au sein même du parti unique MRND qu’en 1985 on a parlé de la promotion d’une “culture rwandaise épurée” (sans doute de ses relents monarchistes) et d’un nouveau folklore (du genre danses d’intore en baskets et “animations politiques” importées du Zaïre mobutiste).

 

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