{:fr}Ce ne sont ni le destin ni la fatalité qui m’ont conduite en Afrique. Ni même une histoire d’amour. J’avais un désir profond de vivre avec des animaux sauvages dans un monde qui n’aurait pas encore été complètement transformé par les humains. Je suppose que je voulais réellement remonter le cours du temps. Je croyais depuis mon enfance qu’aller en Afrique, c’était cela ; mais lorsque j’ai enfin pu faire mon premier voyage en 1963, les choses n’étaient plus les mêmes. Mis à part les déserts et les marécages, les lieux qui n’avaient pas été exploités étaient rares. Je n’ai découvert ce que je cherchais qu’a la fin de mon voyage. Au cœur même de l’Afrique centrale, sur un site si élevé qu’on y grelotte plus qu’on n’y transpire, se dressent de vieux volcans majestueux, hauts de quatre mille mètres et couverts d’une riche végétation tropicale. Ce sont les Virungas. Le voyage en Afrique a été l’un des nombreux rêves qui ont peuplé l’enfance solitaire de Dian Fossey. Son père, George Fossey, fils d’un immigrant anglais, était un homme corpulent, affable et sociable qui adorait sa fille et détestait la petite vie étriquée d’agent d’assurances qu’il menait à San Francisco. Pour se consoler, il buvait beaucoup et finit par avoir des démêlés avec la justice, qui se conclurent par un divorce en 1938, quand Dian avait six ans. Un an plus tard, sa mère Kitty épousait Richard Price, un entrepreneur ambitieux et intransigeant. Au début, George Fossey essaya de rester en contact avec Dian, lui envoyant des photos de lui-même dans son uniforme de marin pendant la guerre. Mais son nom était tabou chez les Price et il finit par disparaître de la circulation. Malgré ses efforts pour l’appeler papa, Dian ne fut jamais adoptée par son beau-père. Richard Price était un traditionaliste rigide qui croyait aux vertus d’une discipline stricte. Jusqu’à l’âge de dix ans,Dian n’était pas autorisée à prendre ses repas avec ses parents et elle dînait à la cuisine avec la servante. Pour se justifier, Price disait : « J’ai été élevé dans l’idée que les enfants dînent avec les adultes quand ils deviennent adultes. » Comme beaucoup d’enfants solitaires, Dian aimait les animaux et se réchauffait à leur amour inconditionnel. Mais elle n’avait pas le droit d’en posséder et se consolait avec un poisson rouge qui recevait toute son affection refoulée, faute de destinataires. La mort du poisson la désola. Quand je l’ai trouvé flottant sur le ventre dans l’aquarium de ma chambre, j’ai pleuré toute une semaine. Mes parents ont pensé en être enfin débarrassés et je n’en ai jamais plus eu d’autre. Une camarade de classe m’a offert un hamster, mais ils ont jugé qu’il était sale et l’affaire a été classée. Tout en ayant une situation matérielle confortable, les Price n’aidèrent pas Dian sur le plan financier. Et aussitôt après le lycée, elle subvint à ses propres besoins. En 1949, elle suivit des cours de comptabilité, chose qu’elle détestait, et travailla comme employée dans un grand magasin. Pendant toutes ses années d’études, elle consacra ses week-ends et ses vacances à faire des petits travaux dans des bureaux, des laboratoires et même une fois dans une usine. Un des épisodes heureux de sa jeunesse fut la découverte de l’équitation. Ses bons rapports avec les chevaux lui valurent une place clans un ranch du Montana. Cela se passait pendant l’été de ses vingt et un ans, mais elle perdit ce travail  « le meilleur que j’aie jamais eu » — en attrapant la varicelle. Un des jeunes gens du ranch se souvient d’elle comme d’un être « complètement fasciné par les animaux : les chevaux, les chiens, un bébé coyote, tout ce qui marchait ou volait. Elle aimait bien les gens, mais ne leur faisait pas suffisamment confiance ».

En 1950, s’opposant à la carrière commerciale vers laquelle Richard Price la dirigeait, Dian décida de faire des études de vétérinaire et s’inscrivit à l’université de Californie, à Davis. Elle était fermement décidée à partager sa vie avec les animaux ; mais malgré d’excellents résultats dans les disciplines littéraires, la botanique et la zoologie, elle n’avait aucun penchant pour la science « pure ». A son grand désespoir, elle échoua à ses examens de deuxième année, vaincue par la physique et la chimie qui la dépassaient. Sans se décourager pour autant, elle décida de s’occuper d’enfants handicapés et prépara un diplôme d’ergothérapie qu’elle obtint en 1954. Pendant les neuf mois qui suivirent, elle fit des stages d’interne dans plusieurs hôpitaux et eut affaire à des malades atteints de tuberculose, expérience qui la marqua de manière indélébile.

Elle se choisit un poste qui était aussi éloigné de la Californie que le permettaient les frontières des États-Unis. Et à l’exception de brèves visites aux Price, elle ne revint plus jamais dans ce pénible berceau de son enfance. Le nouveau foyer de Dian, le Korsair Children’s Hospital, à Louisville dans le Kentucky, était un vieux bâtiment en bois tout à fait à son goût.

C’est un hôpital religieux et je suis surprise qu’ils m’y aient engagée. Je serai la directrice du département d’ergothérapie, fonction pour laquelle je me sens plutôt inapte. Mon assistante est une vieille dame d’une cinquantaine d’années auprès de laquelle je me sens un peu comme un pou, mais les gens sont détendus et amicaux. Les enfants arrivent directement de l’arrière-pays. Ils sont transportés depuis les collines, en camion, en jeep et même à cheval. Je suis excitée à l’idée de partir le mois prochain avec les médecins pour un voyage de « ramassage » d’enfants. Il est même possible que nous allions dans la région où quatre shérifs ont été tués au cours des trois dernières années. Ces enfants sont atteints de troubles physiques et affectifs, ils se sentent perdus dans notre monde. Leur âge mental est inférieur à leur âge réel et ils donnent l’impression d’animaux sauvages parqués là, sans aucun espoir d’évasion. Ils ont besoin d’une gentillesse et d’une patience infinies pour leur faire sentir que la vie vaut la peine d’être vécue.

Bien qu’ayant habité dans une grande ville, Dian détestait la vie urbaine et son premier souci fut de se chercher un logement à l’extérieur de Louisville. Elle finit par trouver un cottage délabré dans une vieille ferme en ruine baptisée Glenmary.

Les propriétaires l’encouragèrent à participer aux travaux saisonniers et elle put ainsi mettre à profit ses connaissances en médecine vétérinaire. Elle était dans son élément.

Je n’ai jamais vu un site aussi beau que celui-ci en automne. A Glenmary, le sol est couvert des feuilles rouges, vertes, brunes et or des forêts. Les pâturages sont encore verts et encadrés d’arbres que l’on croirait enflammés. En me réveillant je me précipite à toutes les fenêtres de la maison, aveuglée par tant de beauté. Il m’arrive souvent de voir un raton laveur ou un opossum trottiner dans ma cour avant que le troupeau de quatre-vingt-dix têtes d’Angus ne leur vole leur petit déjeuner. Quand je reviens de mon travail, je passe une vingtaine de minutes à nourrir une multitude de chats de ferme, le chien de berger blanc qui vient de l’autre côté de la colline et ceux d’ici, Mitzi, Shep et Brownie, qui m’ont adoptée comme si j’étais une des leurs.

Une amitié solide se noua entre Dian et Mary White Henry, lasecrétaire de l’administrateur en chef de l’hôpital. Mary White était la fille d’un célèbre cardiologue de Louisville et elle introduisit son amie dans les cercles mondains de la ville.

Dian n’était pas une beauté classique, mais elle plaisait à beau- coup d’hommes qui la trouvaient séduisante. Très grande et mince, elle avait de beaux cheveux bruns, un regard intense et pénétrant, des traits prononcés et la grâce d’une jeune pouliche. Quelques hommes, parmi les plus en vue de la ville, la courtisèrent mais ne trouvèrent pas grâce à ses yeux. Celui qui convenait le plus à ses goûts était Fana Forester, un jeune Rhodésien à la tête ébouriffée qu’elle avait connu chez les Henry.

Franz était le fils cadet d’une grande famille autrichienne qui possédait de vastes propriétés agricoles et avait des intérêts financiers en Afrique. Surnommé Pookie par ses intimes, il fut sans doute comme beaucoup d’autres assez proche de Dian pour exiger d’elle une réponse sérieuse qu’il n’obtint pas. Il est du sud de la Rhodésie, superbe, mais plus jeune que moi. C’est le fils d’un comte autrichien se réclamant de sang impérial. Il a une foule de grands projets pour nous deux, mais je ne pense pas avoir le temps. Il est possible que, comme ce fut le cas avec tant d’autres, Dian se soit esquivée, mais ce dernier était plus tenace que les autres. Des lettres, des lettres, des lettres, de New York, de Londres, d’Irlande, de Paris, Rome et d’Afrique du Sud. Les dames du bureau de poste n’en reviennent pas. En ce moment, Pookie vient d’arriver de New York avec des envies folles de s’amuser à Louisville. Récemment, il m’a envoyé un « pouf». Pouah ! j’imagine que c’est un tabouret. Le dessus est en peau de zèbre. Ce n’est pas mal, mais on dirait une tumeur qui aurait poussé sur mon tapis mexicain. En le voyant, les chiens l’ont aussitôt attaqué, mais l’odeur en a tellement imprégné la maison qu’ils ont fini par s’y habituer. Toujours grâce à. Mary White, Dian rencontre un homme encore plus impressionnant. Un jour, pour rendre service à son amie, elle va chercher un écrivain qui faisait une retraite dans un monastère appelé Gethsémani, à deux heures de route de Louisville. Là-bas, elle rencontre un brillant prêtre irlandais aux yeux bleus, à l’enthousiasme contagieux et manifestant un intérêt certain pour les choses terrestres. J’ai du mal à y croire. Ce moine trappiste, le père Raymond, a un faible pour moi. Dimanche dernier, Mary White m’a appelée pour me dire qu’il arrivait à Louisville et voulait me voir. C’est vraiment l’un des événements les plus gratifiants de ma vie. Quand on lui parle, on a l’impression d’être sur un volcan en activité. Les idéesfusent dans tous les sens. Après l’avoir quitté, la pensée continue de couler pendant des jours comme de la lave. Je ne deviens pas bigote, mais ce fut une expérience cruciale. Quel homme ! C’en était sûrement un. Environ un mois plus tard, Dian écrivit à sa mère et lui dit incidemment qu’elle s’était convertie au catholicisme. Ce n’était en fait qu’une conversion passagère, mais la famille en fut horrifiée. Kitty Price était inconsolable. « Je ne cesse de pleurer et n’arrive pas à en prendre mon parti, sanglota-t-elle au téléphone en apprenant l’affreuse nouvelle, je n’aurais jamais pensé que tu ferais un pas aussi sérieux sans nous consulter. » Kitty et Richard Price étaient encore loin de se douter de tout ce que Dian serait capable de faire de sa vie. Pendant que des liens intimess’établissaient entre Dian et le père Raymond, Franz Forester poursuivait sa cour assidue et proposa même à la jeune femme de lui offrir un billet de voyage aller simple pour l’Afrique. Dian était déjà intriguée par ce continent. En 1957, elle avait rencontré un impétueux reporter de Louisville qui avait fait le grand voyage et lui avait communiqué son enthousiasme. Elle était fascinée par le monde qu’il décrivait et peut-être aussi un peu par lui. L’idée de me trouver dans un lieu où les animaux ne sont pas parqués dans des enclos m’attire tellement. S’il retourne en Afrique comme il l’espère, je le suivrai. Le journaliste s’en alla un jour en Floride et disparut de la circulation. Mais le rêve d’Afrique demeura intact. En 1960, Mary White participa à un safari africain et le désir assoupi de Dian se ranima. Elle déclina à grand regret l’invitation de Mary qui lui proposait de l’accompagner. La cause inavouée de son refus était qu’elle ne pouvait pas payer son voyage. Cela la décida à réunir les fonds nécessaires pour participer à un safari dans l’avenir le plus proche. « J’économise le moindre sou pour l’Afrique », écrit-elle à sa mère peu après le départ de Mary, peut-être dans le vague espoir d’obtenir l’aide des Price. Bien qu’elle ait été fortement tentée, elle ne pouvait pas accepter l’offre de Franz Forester. Si le prix à payer pour aller en Afrique était le mariage, elle le refusait. Elle voyagerait par ses propres moyens ou pas du tout. Elle commença donc à accumuler de la documentation sur les safaris, mais fut affolée par les prix. La décision fut tout de même prise de se rendre en Afrique avant la fin de 1963. Au mois de juin de cette année-là, Dian essaya de louer les services d’un guide safari de Nairobi et fit des efforts désespérés pourréunir les cinq mille dollars requis pour le voyage. Elle fit une tentative d’emprunt auprès des Price qui lui donnèrent d’abord une réponse affirmative, puis se rétractèrent sous prétexte que l’aventure était téméraire et dangereuse. Finalement, elle hypothéqua son salaire des trois années à venir auprès d’un organisme d’emprunt à un taux d’intérêt scandaleux de vingt-cinq pour cent. Sa famille était évidemment outrée par l’ampleur de la dette qu’elle venait de contracter. Même son oncle et sa tante, Flossie et Bert Chapin, qui l’avaient financièrement aidée pendant ses années à l’université étaient horrifiés. « C’est de la folie, lui dirent-ils. Si seulement tu avais le moindre bon sens, tu annulerais tout. » Inébranlable, Dian essaya de rassurer sa famille en leur disant qu’elle rentrerait dans ses frais en faisant des articles, des photos et même un film sur son voyage. En attendant, elle lisait tout ce qui lui tombait sous la main. Le livre du zoologiste américain, George Schaller, L’Année du gorille, dans lequel il consigne ses observations sur le gorille de montagne au Congo belge, l’impressionna tout particulièrement. Le sujet présentait beaucoup d’attraits journalistiques et Dian projeta d’ajouter à son voyage deux semaines supplémentaires pour visiter les volcans du Virunga en Afrique centrale, lieu d’élection de cette espèce rare.

Tout en préparant son voyage, elle poursuivait sa correspondance avec Franz Forester et lui promettait de visiter la propriété familiale. « J’ai fait nettoyer nia tenue de cavalière, écrit-elle à sa mère, l’équitation est une affaire importante dans la famille de Pookie. » Elle prépare aussi des chaussures de marche, un surplus militaire et des morceaux de sucre et des savonnettes pour les autochtones. Dian souffrait depuis toujours de crises d’allergie et craignait qu’elles ne perturbent son séjour en Afrique : « Il y a trois semaines, j’ai mangé un minuscule pruneau, écrit-elle à sa famille, pour voir si je contrôlais bien mes allergies. Eh bien, au bout d’une heure, j’avais les yeux enflés, de la fièvre, j’ai vomi et ma gorge était enflée jusqu’à l’étouffement. J’ai vraiment peur. » Elle était sujette aussi à de fortes crises d’asthme et à des pneumonies répétitives. Ses poumons étaient tellement barrés de cicatrices qu’elle comparait les radiographies à un plan des rues de Los Angeles superposé à celui de New York. Le plus gros des bagages de Dian consistait en une boîte à pharmacie qui pesait une vingtaine de kilos. Elle emportait aussi ses vaccins immunologiques. Avec tous ces vaccins, j’étais encore une fois sur la touche. Ils semblent plutôt provoquer les maladies que les prévenir. Je me sens comme ces personnages des romans d’Ernest Hemingway atteints d’une de ces crises cycliques de fièvre-délire-frissons –guérison.

Un mois avant son départ, Dian eut de nouveau une pneumonie dont elle essaye de tirer le meilleur parti. « En faisant abstraction des frais de maladie, dit-elle à sa mère, je n’aurais pas pu avoir de meilleur cadeau de voyage. Cela me permettra de me reposer pendant une semaine avant mon départ. »

Son itinéraire comprenait le Kenya, le Tanganyika, l’Ouganda, le Congo belge et la Rhodésie du Sud. Elle partit le 26 septembre 1963 avec de grandes espérances et un excédent de bagages de trente kilos. Pendant son escale au Caire où l’avion devait se réalimenter en carburant avant Nairobi, elle se sentait fiévreuse et avait des nausées. Les trente-six heures suivantes furent un cauchemar. Trop de monde et trop de bruit, des bouillottes et des repas mal digérés dans des hôtels minables. Mais les symptômes disparurent aussi mystérieusement qu’ils avaient surgi, et trois jours plus tard, Dian était dans un car qui la transportait de Nairobi à Treetops, la station chic du Mount Kenya Safari Club où elle devait retrouver son guide blanc. En attendant son arrivée, il y avait d’autres rencontres africaines fascinantes.

Partout, de soyeux phacochères et des babouins. Un buffle et un rhinocéros, mais trop sombre pour faire des photos. Des singes Sykes, des singes Colobus, des crânes à cimier… Le lendemain de son arrivée à la luxueuse station, épuisée de fatigue elle dormit jusqu’à sept heures du soir. Puis elle se prépara avec coquetterie pour le dîner, remontant ses cheveux en chignon et mettant une bague et des boucles d’oreilles clinquantes que sa mère lui avait données. Elle fut accueillie par l’acteur William Holden, propriétaire de la station, qui l’invita à sa table en compagnie d’un roi du pétrole du Texas, d’un millionnaire écossais, chasseur de renom, et de deux autres chasseurs blancs. Pendant que ces « vieux routiers » bavardaient, ses yeux brillaient d’excitation mais elle parlait peu. « Ces gens-là connaissent vraiment l’Afrique dont jusqu’à présent je me contentais de rêver. » Deux nuits plus tard, John Alexander, le guide qu’elle avait engagé par correspondance, arrivait accompagné de deux autres clients. Il était tellement occupé avec eux qu’il ne prêta pas la moindre attention à Dian. Elle avait rêvé d’une collaboration étroite avec un héros épique africain, mais le Grand Blanc — comme elle l’appellera plus tard — ne lui adressa pas la parole jusqu’au lendemain. Elle se coucha, malade de dysenterie et de déception, mais se réveilla de bonne heure, mit sa tenue de safari et s’apprêta à partir dès l’arrivée de son guide. Mais les heures passaient, personne n’arrivait et Dian versait des larmes de rage.

Il me dégoûte ! Déjà dix heures et demie ! Qu’il aille au diable ! John Alexander finit par arriver, l’embarqua dans sa Land Rover et ils traversèrent Nairobi en direction du Sud, vers la plaine de Serengeti en Tanzanie.

Aussitôt en route, Dian se détendit, se demandant si elle n’avait pas trop sévèrement jugé son compagnon. Il connaissait sûrement les animaux qu’elle voulait tellement voir et savait sans doute où les trouver. Au fil des jours, elle s’acharnait sur son appareil photo, regrettant le gaspillage de la moindre occasion pour voir ou photographier des animaux.

—Voulez-vous vous arrêter pour vous reposer et déjeuner ? demanda John Alexander un jour, à midi.

—Non ! fut la réponse de Dian. Nous ne faisons que commencer, ne traînons pas.

Le 3 octobre, ils arrivaient à Travo, à l’extrême sud-est du Kenya. Dian passa la matinée à photographier des éléphants, des bébés rhinocéros et des buffles. La nuit, elle souffrit encore de dysenterie et de vomissements, et se réveilla épuisée. Cela ne l’empêcha pas de vouloir repartir à l’aube et de tempérer son impatience en attendant son guide qui était de plus en plus léthargique.

Alexander est malade, mais qui s’en soucie ! Debout à 6 h 30 et dehors. Photos de buffles surtout. Pas de lions. Observé des babouins au petit déjeuner. Quel appétit ! Quelques jours plus tard, ils arrivaient au sommet du cratère Ngorongoro, un célèbre site du Masaï, au nord de la Tanzanie. Dian souffrait de vertiges depuis sa tendre enfance et pendant toute la descente abrupte vers le cratère, elle se cacha sur le plancher de la Land Rover pour n’émerger qu’à leur arrivée sur un sol plat.

Le fond du cratère est une vaste plaine avec des marécages et un petit lac. Les Masaïs y conduisent leurs troupeaux et les guerriers y chassent encore le lion malgré l’interdiction du gouvernement. Les mouches voilent littéralement la face des bébés. Dès notre sortie de la voiture, les mouches et les gens se sont abattus sur nous, mais l’insecticide a pris soin des mouches, et les shillings des gens. A moins d’un shilling, il est impossible de prendre une photo. J’ai un grand sac de verroterie bourré de belles choses bien criardes. A leur vue, leurs yeux s’allument, ils sifflent, poussent des oh et des ah, s’en emparent, mais ne m’épargnent pas mon shilling.

Dian était aussi déçue par les Masaïs que par son guide. Vu cinq lions mâles, des troupeaux de gnous, des zèbres, des chevaux sauvages… Un rhinocéros nous a attaqués, mais Alexander était incapable de maintenir la voiture à une bonne distance pour que je puisse les filmer. Résultats : plusieurs mètres de pellicule avecle ciel et des soubresauts. le ne suis pas contente de lui, mais je devrais plutôt lui être reconnaissante de ne pas boire, ce qui est rare par ici. Il sait conduire, trouver le gibier et ne prend pas de risques indus. Mais, Dieu ! qu’il est ennuyeux. J’ai l’impression en sa présence d’avoir une énorme mouche tsé-tsé sur la tête. Il est très, très british et je leur ai trouvé un surnom Masaï blanc. Arrogant, orgueilleux et manquant totalement de consistance. II suffit qu’un natif éternue devant eux pour qu’ils se mettent à maugréer, jurer et menacer.

Mais Alexander est vraiment détestable. Hier, lorsqu’il a prétendu qu’un Africain avait été insolent avec lui, j’ai failli les laisser tomber, lui et sa Land Royen Il m’a gâché tout un après-midi d’observation de la faune. Cela dit, quand il veut obtenir quelque chose, il peut être aussi obséquieux qu’un mouton. Il a beau être grand et bien fait, pour ma part je le trouve laid.

Au bout d’une semaine de voyage, Dian accorda la priorité à sa caméra et se fit aussi présentable que possible pour visiter la gorge d’Olduvai, au sud du parc national de Serengeti. Elle espérait y rencontrer le Dr Louis Leakey, paléoanthropologue célèbre.

Dès les années trente, Leakey avait découvert des fossiles anthropoïdes dans la gorge d’Olduvai. Ses découvertes avaient clairement prouvé que l’homme existait depuis bien avant que l’on ne le supposait et que ses origines se trouvaient non pas en Asie, mais en Afrique orientale. L’interprétation qu’il faisait de la place de ces fossiles dans l’arbre généalogique de l’homme était un grand sujet de controverse parmi ses pairs. Mais le grand public l’aimait pour sa capacité à mettre à la portée de tous un domaine aussi obscur et passionnant du savoir humain. Dans les années soixante, il était déjà tellement célèbre que l’interroger relevait de l’exploit journalistique. Malgré de faibles chances de l’y trouver, Dian avait décidé d’aller rencontrer Leakey sur le terrain, dans son camp. Comme il avait déjà soixante ans, Leakey préférait séjourner à Nairobi plutôt que dans le climat chaud et rude de la gorge.

Se dessinant derrière un rideau de brumes humides et chaudes, le site du camp d’Olduvaï semblait désert et indifférent : quelques baraquements gris et ternes, des Land Rover poussiéreuses et des petits camions. Mais lorsque Dian et Alexander garèrent leur voiture dans le parking en soulevant un nuage de poussière rouge, quelques autochtones et un couple de dalmatiens bruyants surgirent devant eux comme des apparitions. Ils étaient accompagnés d’un gnou monté d’un singe Sykes en qui Dian reconnut les célèbres animaux de Leakey.

Puis elle identifia avec enchantement Leakey en personne, avançant vers elle à grandes enjambées, ses cheveux blancs au vent, sa tenue kaki rapiécée aux genoux et une barbe poivre et sel de deux jours.

Toujours heureux d’accueillir une belle femme dans son camp, Leakey prit la main de Dian dans les siennes et la jeune femme lui répondit avec un enthousiasme si chaleureux et prolongé qu’il accueillit l’intruse comme une invitée de marque. M’interrogea sur ce qu’elle avait déjà vu et ce qu’elle souhaitait encore voir. « Je veux surtout aller dans la région des volcans du Virunga pour y voir le gorille de montagne », lui répondit-elle. Leakey observa pensivement la jeune femme couverte de poussière, négligée, mais séduisante. « Êtes-vous intéressée par les gorilles en tant que simple spectateur ou journaliste ? » demanda-t-il.

—C’est bien plus que cela, Dr Leakey, dit-elle avec sérieux, j’ai l’intention de venir un jour ici pour y vivre et y travailler. —Je comprends mieux. Vous savez sans doute que le gorille est un sujet d’étude absolument passionnant et négligé jusqu’à ce jour. Il peut éclairer l’évolution et le comportement de nos lointains ancêtres hominidés… Mais puisque vous êtes là, désirez-vous faire un tour dans les fouilles ? Je ne peux pas y aller moi-même, mais un des hommes vous y accompagnera.

— Ce serait merveilleux, mais me permettez-vous auparavant de vous photographier ? Le meilleur cadeau de ce safari est d’avoir eu la chance de vous rencontrer. Et Dian adressa à Leakey le sourire d’une femme qui se savait admirée.

Dian suivit le guide, accompagnée d’un Alexander maussade et totalement ignoré pendant toute cette entrevue. Elle photographia d’abord ces sépultures immémoriales, puis ils se dirigèrent vers d’autres fouilles où les ouvriers venaient de mettre à jour le crâne fossilisé d’une girafe géante. En essayant de reculer pour prendre une photo, Dian glissa, tomba et se foula la cheville. Grimaçant de douleur, elle murmura à Alexander qui se trouvait près d’elle : « Oh, m… I je crois que je vais vomir !»

Il la regarda d’un air désapprobateur, constatant au passage que, loin de Leakey, l’humeur exécrable de Dian Fossey avait repris le dessus. Incapable de marcher, Dian se fit transporter jusqu’au camp où Leakey s’occupa personnellement d’examiner et de panser sa che- ville pendant que sa femme, Mary, lui préparait une boisson fraîche. Avant de se quitter, Leakey posa la main sur l’épaule de Dian et lui dit : « Essayez tout de même d’aller voir ces gorilles. Vous mefaites l’impression d’une personne qui peut surmonter la douleur. Et fuites-moi signe. »

Pendant qu’Alexander prenait le chemin du retour, Dian se demandait dans un état d’extase mêlée de douleur si la dernière phrase de Leakey était sérieuse ou bien si c’était une simple formule de politesse.

Au cours des quatre jours suivants, Dian et Alexander roulèrent vers le Nord, longèrent le lac Victoria et traversèrent une jungle luxuriante en direction de Kampala en Ouganda. Les querelles répétées avec son guide rendaient Dian furieuse. Le safari n’avançait pas assez vite à son goût ; quant au guide, il n’était pas sûr de bien gagner son salaire quotidien. De plus, il n’avait pas très envie de conduire Dian au Congo pour qu’elle y voie des gorilles.

—Les meurtres ne sont qu’un prétexte pour vous dérober, lui disait-elle avec colère. —Ce n’est pas facile répondait-il avec entêtement, ll y a des problèmes politiques au Congo et la voiture et l’équipement nécessitent une assurance supplémentaire. Êtes-vous prête à la payer ?

—Je vous ai déjà dit que je n’ai plus d’argent, répondit-elle avec fureur.

Ce damné chasseur blanc n’a même pas demandé de visa pour le Congo et il vient me réclamer des frais supplémentaires. Le coût du visa, la réparation de la Land Rayer, des cadeaux pour les guides de montagne et une nouvelle assurance ! II finira par avoir un chèque en blanc, c’est tout ce qui me reste !

Sa cheville guérissait lentement, mais elle ne pouvait toujours pas porter de bottes et marchait avec des chaussures. Je suis heureuse d’avoir temporairement quitté le Kenya et le Tanganyika, ce qui signifie un congé des Britanniques. En Ouganda, il y a quelques Européens et au Congo, des Belges et des Français bien plus ouverts que les Anglais. Il y a tellement de tribus de natifs autour du lac Victoria qu’il est impossible de les distinguer les uns des autres. Des Indiens et une centaine d’autres types métissés. Les costumes sont aussi confondus que la couleur de la peau, et tous me regardent ! J’ai repéré deux jeunes garçons Masais qui s’étaient peints en rouge ocre. Ils étaient aussi merveilleux et effarouchés que des animaux, mais je suis tout de même parvenue à les photographier.

Le matin du 15 octobre, le couple arriva au village de 1Cisoro, près de la frontière entre l’Ouganda, le Congo et le Rwanda. Ils ne se parlaient presque plus, mais Dian profitait de ce silence pour mieux observer les scènes africaines.

L’hôtel Traveler’s Rest où ils étaient descendus n’était pas très distant de la région du gorille de montagne, et le propriétaire de l’hôtel, Walter Baumgartel, connaissait bien ces animaux insaisissables. Il informa Dian et Alexander que les célèbres photographes Joan et Alan Root se trouvaient actuellement sur le mont Mikeno, dans la partie congolaise des Virungas, où ils filmaient des gorilles depuis quelques semaines. Le chasseur blanc accepta à contrecoeur d’essayer de les rejoindre.

Ils passèrent la frontière en direction du Congo et arrivèrent un jour plus tard au pied du mont Mikeno. Tard dans la soirée, ils atteignirent à pied le sommet.

 

Nous sommes maintenant dans un camp sur les hauteurs des Virungas. Le Grand Blanc et moi avons commencé notre ascension en partant d’un petit village peuplé d’une centaine de Noirs habitant dans des huttes en paille au pied de la montagne. Après des heures de marchandage, nous avons engagé onze porteurs et deux guides. L’altitude ici est d’environ 4 000 mètres et vous imaginez l’état de mes poumons pendant l’ascension. J’ai mis six heures à atteindre ce camp et en arrivant je pensais mourir. Ma cage thoracique brûlait, mes jambes craquaient et ma cheville était comme prise entre les mâchoires d’un crocodile. Je ne comprendrai jamais comment ces porteurs arrivent à grimper en portant chacun quinze kilos sur la tête.

 

A mi-chemin, le guide principal a été attaqué par un gorille ! Je n’entendais que les cris de l’animal, mais le temps d’arriver sur les lieux, il s’était déjà enfui. J’étais très déçue de n’avoir pu le voir et encore plus déçue de ne pas comprendre le récit de l’incident en Swahili. Le Grand Blanc n’était évidemment pas disposé à traduire.

En arrivant au camp, notre cuisinier Manuel est venu vers moi en courant, il m’a regardée et s’est mis à appeler au secours. Je ne voyais pas de quoi j’avais l’air : les lèvres enflées, les yeux injectés et la salive coulant de ma bouche. Il m’a apporté de l’eau, a préparé du thé a m’a déchaussée. Je me suis effondrée.

Quelques jours plus tard, Alan et Joan Root qui habitaient dans une cabane branlante tout près de nous et ressentaient notre présence comme une intrusion m’ont proposé de les accompagner. Bien qu’il soit calme et doux, je ne me sens pas très à l’aise avec lui. Ses lunettes cerclées de gris lui donnent un air très studieux et il s’est voûté à force de guetter la bonne prise de vue. On sent son assurance et la conscience qu’il a d’être l’un des meilleurs au monde. Sa femme Joan semble être faite à son image. Ils se meuvent surie terrain comme des « pro » pendant que je halète derrière eux.

Le terrain était presque à pic et, pour y arriver, il a fallu nous accrocher à des racines ou marcher à quatre pattes. Pendant longtemps, nous n’avons trouvé aucune trace de gorilles, puis nous sommes arrivés à un endroit où treize d’entre eux avaient dormi la veille.

C’est ici que se situe l’expérience qui devait marquer à jamais la vie et l’avenir de Dian.

Le son a précédé la vue, l’odeur a précédé les deux sous la forme d’une horrible puanteur musquée, à la fois animale et humaine. Puis l’air cristallin des hauteurs a été brisé comme une vitre par une série de cris aigus et assourdissants. Rien ne vous prépare à une avalanche de sons aussi terrifiants. La seule chose qui m’a empêchée de dégringoler des sommets brumeux du volcan a été la présence derrière moi de Manuel, et devant moi de Sanweke, le pisteur d’Alan Root.

 

Nous nous sommes enfoncés jusqu’aux cuisses dans un lit humide d’orties brûlantes entourées d’un Mur impénétrable de feuillages. Nous étions gelés. Pendant une minute, la forêt glaciale et brumeuse est restée étonnamment silencieuse. Puis des cris encore plus féroces, ponctués de battements comme ceux d’un tambour ou du tonnerre, ont déchiré le silence. Aussitôt après, la forêt a retrouvé son calme, mais nous étions encore glacés de terreur.

 

La masse verte et luxuriante nous empêchait de voir, mais Sanweke s’est mis aussitôt à tailler une ouverture avec son panga sans faire le moindre bruit. J’ai rampé à côté d’Afar] et nous avons regardé. Ils étaient là : les démons des légendes locales ; l’origine du mythe de King-Kong ; les derniers rois des montagnes d’Afrique.

 

Un groupe de six gorilles adultes nous observait avec appréhension à travers la fenêtre pratiquée dans ce mur végétal. Une phalange de corps noirs, énormes et indistincts, surmontés de faces de cuir verni, et des yeux bruns très enfoncés et doux. Ils étaient grands et imposants, mais pas du tout monstrueux. Ils avaient même plutôt l’air de pique-niqueurs surpris par des intrus. Leur regard brillant nous scrutait nerveusement à travers des sourcils épais, essayant de deviner si nous étions dangereux ou non. Ils se demandaient sans doute s’ils devaient s’enfuir ou rester sur place. « Kweli mudugu, yanga. » Ces mots en swahili, murmurés par un Manuel frappé de terreur et qui voyait, lui aussi, son premier gorille résumaient parfaitement ce que je ressentais : « Dieu ! Voilà sûrement mes ancêtres. »

 

Le lendemain, j’ai quitté le mont Mikeno avec la certitude d’y revenir un jour pour en savoir plus sur les gorilles du Virunga.

Après trois heures et demie d’efforts pour redescendre de la montagne à travers le tonnerre, les éclairs et la boue, Dian arriva au Traveler’s Rest, gelée et couverte de boue de la tête aux pieds.

Walter Baumgartel l’accueillit chaleureusement et, après une bonne nuit de sommeil, Dian se réveilla avec le caquetage des poules et le bruit de langue du chat siamois qui lapait son lait sur la terrasse. En regardant par la fenêtre ouverte, elle vit Baumgartel traverser la cour en pyjama pour lui apporter un broc d’eau chaude pour sa toilette. Dans le lointain, le bleu-vert des Virungas semblait se dissoudre dans la brume matinale. Elle les regarda se refermer lentement sur leur propre mystère. (A suivre)

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