La Vache Au Centre Du Système Monarchique Rwandaise
« Vache est un mot passionnel, dont la charge affective échappe totalement aux étrangers déconcertés par le rôle capital dévolu aux bovidés, par la sacralisation du bétail… Entre la vache et l’homme existe un lien mystique… La symbiose est complète entre les troupeaux et les humains… Et la vache tient un rôle important dans les productions littéraires, puisqu’elle occupe la première place dans le coeur du pasteur. La vache est source d’inspiration poétique ; au vrai, elle envahit tous les genres. On célèbre les vaches en cornes en forme de lyre ; le galop du bétail réjouit le cœur. La vache est reine »
« Toute la vie indigène, autant sous ses formes spirituelles que matérielles, pivote autour de ce ruminant. La sollicitude qui lui est témoignée par tous indistinctement lui donne un caractère quasi sacré ».
« Le roi est maître de tous les biens et, par excellence, du bien suprême, les vaches. Tandis que les vaches nobles dépendent directement du roi, les autres peuvent être concédées à des particuliers, qui en ont l’usufruit. Cette cession s’opère dans le cadre d’un contrat de clientèle (ubuhake) : le roi attribue de grands troupeaux à de grands Tutsi, lesquels en attribuent une partie à de moins grands, et ainsi de suite jusqu’au modeste Hutu qui attribue une unique vache à un plus modeste que lui ».
Par sa valeur à la fois symbolique et d’échange, la vache tenait une place centrale dans l’idéologie des pasteurs d’Afrique de l’Est. Le premier bébé-roi n’est-il pas sorti d’une jarre de lait où il fut nourri pendant neuf lunes ? Pouvoir et prestige social se fondaient sur la détention effective de bétail : les Tutsi avaient donc tout intérêt à s’en assurer le contrôle pour perpétuer leur position de groupe dominant. « On était aussi fier d’être propriétaire d’un beau troupeau de vaches à longues cornes qu’en d’autres sociétés de posséder des chevaux de course ou des voitures de luxe ». Le roi usait plus souvent de son droit éminent sur tout le bétail que de son droit sur tout le sol : il y avait là pour les grands Tutsi une menace constante les empêchant de devenir trop indépendants.
Toutes les vaches n’atteignaient cependant pas le même degré de noblesse : les inyambo aux énormes cornes en forme de lyre étaient les plus appréciées. Tout ce qui était en rapport avec les vaches ou provenait d’elles – le lait, le beurre (mets et onguent de luxe), les pots à lait, les barattes, etc. – était hautement valorisé et chargé au plan symbolique. Les houppes des coiffures des chefs et des jeunes filles imitaient les cornes bovines, qui elles-mêmes étaient l’équivalent des lances des guerriers. Les contes rapportent qu’aux origines le chien avait aussi des cornes et des pis, mais qu’il en fut privé par Dieu pour avoir trahi un secret, ce qui dès lors lui valut le mépris. Le vocabulaire relatif aux bovins était considérable, et beaucoup de termes désignant par exemple les couleurs ou les heures du jour se référaient à eux.
Voici à titre d’exemples quelques repères temporels : le moment où les vaches sortent de l’enclos ; où les vaches sont mises à la traite ; où le bétail va paître ; où les veaux vont paître ; où les veaux rentrent à l’étable (parce qu’il fait trop chaud) ; où les vaches s’habituent au pâturage ; où le bétail est abreuvé ; où les vaches quittent l’abreuvoir ; où les vaches entament le chemin du retour ; où les vaches sont rentrées ; où les vaches sont mises à la traite ; où la traite est achevée ; etc.
La société des hommes était comme doublée par la société bovine. Le roi lui-même avait un double mystique : le taureau sacré. Possesseur suprême du cheptel, il pouvait exercer par son intermédiaire un contrôle efficace sur toute la population. « La vache ne devient jamais un bien privé », « rien ne dépasse la vache« , « la vache est supérieure à l’homme« , affirmaient les adages. Le principe idéologique selon lequel « le bétail est le maître du pâturage » a été mis en avant pour instaurer un nouveau droit foncier à partir du moment où la classe dominante n’était plus nomade : pour garantir néanmoins son mode de vie pastoral, cette législation réservait de grandes étendues de terre au seul pacage et limitait ainsi l’emprise de la paysannerie sur le sol, à un moment où celle-ci en arrivait à se sentir à l’étroit. Ces domaines pastoraux privés étaient héréditaires. Il fallait, disait-on, « sauvegarder les droits de la vache contre la rapacité de la houe« .
La poésie pastorale témoignait d’une sentimentalité débridée à l’égard des vaches à longues cornes et on évitait que celles-ci aient trop de portées pour préserver leur élégance. Pour exalter la beauté des femmes, c’est à elles qu’on les comparait, et on contrôlait avec un soin égal la sélection des unes et des autres. Les grandes dames tutsi portaient aux jambes nombre d’anneaux tressés en fibres végétales qui leur donnaient la démarche balancée et dandinante des vaches, très admirée.
On peut aussi dresser un parallèle entre les vaches et les enfants, « les deux objets que l’idéologie la plus explicite assignait au désir » (Smith, 1975, p. 45) : les enfants étaient la première des richesses, l’accomplissement suprême de la vie, médiateurs entre l’être et l’avoir, signes de fécondité, de chance et de bonheur ; les vaches quant à elles étaient les symboles et les supports de tout ce qui pouvait être convoité : la richesse, le pouvoir, le prestige, la beauté.
Certains indices archéologiques semblent indiquer une présence très ancienne des bovins dans le pays, antérieure, semble-t-il, aux époques où l’on situe habituellement l’arrivée d’une population strictement pastorale. On a pourtant émis communément l’hypothèse que c’était en succombant à l’attrait de la vache que les Hutu ont été petit à petit entraînés à se placer sous la tutelle des éleveurs tutsi.Toute la diplomatie de ces derniers était centrée sur la possession ne fût-ce que d’un embryon de troupeau. Leurs réseaux étaient fondés sur des dons réciproques de bétail. C’est par la vache que se nouaient les liens d’amitié, de parenté, de solidarité et de soumission. L’objectif de tout homme bien né ne pouvait donc être que d’en posséder le plus grand nombre possible. Par elles, il pouvait marier honorablement ses fils et se constituer une clientèle. Pour un Hutu, arriver à posséder des vaches était le signe suprême de l’ascension sociale et en même temps le moyen de se mettre sous la protection d’un plus puissant. Véritables pivots de la vie collective, elles étaient l’objet de la plupart des palabres et des procès. Pour ne pas éveiller la jalousie des petits comme des grands, éviter les mauvais sorts, les vols, voire les spoliations, il était prudent de toujours garder secrète l’importance de son troupeau.
Le vol de bétail était le sport favori tout particulièrement de fils de bonne famille en quête d’émotions fortes. Mais les propriétaires avaient le droit de tuer les agresseurs, et ceux qui se faisaient prendre s’exposaient au pire des supplices: le pal. Quand au début du siècle les missionnaires catholiques introduisirent des statues représentant saint Joseph avec une fleur de lys dans ses mains, les chrétiens nouvellement baptisés disaient : « Joseph vient de ramasser un peu d’herbe tendre pour ses jeunes veaux. »
ubuhake
(Un cas de relation harmonieuse entre Hutu et Tutsi) : « Mon père vivait à la cour du chef, et il ne rentrait que tard dans la nuit pour repartir très tôt le matin. Les humoristes affirmaient qu’ils n’arrivaient pas à comprendre comment il ne se trompait pas de maison en rentrant du travail puisqu’il n’avait que très rarement vu la sienne en plein jour. Il était influent à la cour, et quoiqu’il n’appartînt pas à la classe dirigeante, il s’était taillé une place parmi les nobles et il était respecté. Il était grand agriculteur et éleveur chanceux. Comparée à d’autres familles de la région, même à celle du chef, la nôtre était opulente en ressources vivrières. On rapporte que durant la famine de 1941-43 elle servait de grenier à beaucoup de voisins. C’est au sortir de cette disette que papa fut chargé des champs du chef. Peu à peu il gagna les faveurs de celui-ci si bien qu’il passa au rang d’ami. Désormais plus de réticences, plus de barrières : nous vivions chez le chef comme chez nous, et ses enfants, à leur tour, ne se gênaient pas de venir chez nous » .
Evolution de l‘ ubuhake
La question de l’ubuhake est une des plus controversées de l’histoire et de l’ethnologie du Rwanda, et elle a donné lieu à des interprétations fort divergentes. On a traduit ce terme selon des tonalités tantôt iréniques (« contrat de vaches », « contrat de bail à cheptel », « contrat de fidélité », « contrat de clientèle », « ensemble de droits et de devoirs naturels observés par le patron et son client », « art de plaire pour recevoir« ), tantôt conflictuelles et polémiques (« contrat féodal », « contrat de servage »). Les choses peuvent recevoir de l’histoire un éclairage décisif, car cette institution a considérablement évolué au cours du temps. Elle ne concernait de loin pas l’ensemble du pays, et dans une même région elle ne touchait jamais qu’une partie de la population.
L’ubuhake centré sur la vache était la plus emblématique du fonctionnement de la société rwandaise à partir du XVIIIe siècle ; mais il existait en parallèle des formes de clientélisme et d’échanges inégaux fondés sur la terre, la prestation de journées de travail ou d’autres biens. Et le bétail pouvait bien entendu faire aussi l’objet de dons et de transactions marchandes. Comme en bien d’autres domaines, la situation a été formalisée, voire codifiée et rigidifiée par la colonisation belge.
On peut en effet penser que, telle qu’elle est habituellement décrite, cette institution a été d’instauration relativement- -récente et qu’au départ elle ne concernait que les Tutsi entre eux, expression de la cohésion de leur groupe et pivot de la solidarité des maîtres du bétail. Car un pasteur qui n’était pas pris dans une chaîne d’alliances et défendu par un plus grand que lui était condamné de fait dans la jungle des intrigues où se mouvait la classe dirigeante.
Quand les Hutu y furent impliqués, il s’agissait sans doute au départ essentiellement d’une alliance profitant aux deux parties, fondée sur un accord réciproque, sur la complémentarité des fonctions et des productions, et sur l’échange égalitaire de produits agricoles et de produits d’élevage, comme on a encore pu l’observer en quelques régions.
Les descriptions classiques que l’on a proposées de l’ubuhake reflètent sans doute une seconde étape de l’institution où l’on ne se trouvait déjà plus dans un rapport d’égalité, même si le caractère libre de l’alliance était encore préservé. Ainsi A. Kagame l’a-t-il définie comme un engagement volontaire par lequel une personne vient se recommander à une autre d’un rang social plus élevé pour obtenir l’investiture de quelques têtes de gros bétail, indice ultime de la réussite sociale. J. Maquet a écrit dans le même sens :
« L’ubuhake dénote la relation qui existait entre une personne appelée umugaragu et une autre appelée shebuja. Cette relation était créée lorsqu’un individu, Hutu ou Tutsi, qui occupait un rang inférieur dans la hiérarchie du prestige social ou de la richesse en bétail, offrait ses services et demandait la protection d’une autre personne dont le statut dans la hiérarchie sociale était plus élevé. Si l’offre était acceptée, l’homme dans la position supérieure confiait à l’autre une ou plusieurs vaches. A partir de ce moment, ils étaient dans la relation institutionnalisée de shebuja (que nous pouvons traduire par seigneur ou patron) et d’umugaragu (que nous pouvons traduire par client) » .
Et L. de Lacger : « Guhakwa : C’est l’acte par lequel un solliciteur, conscient de sa faiblesse et de son isolement, demande à un fort de le protéger… Le signe et le gage de l’acceptation de cette charge de tutelle, c’est un don, qui dans l’espèce ne peut être qu’une tête de bétail ».
Newbury parle d’une « amitié instrumentalisée » entre deux personnes de statut socio-économique relativement inégal (p. 17). Cela permettait au Hutu de participer aux valeurs tutsi et d’entrer dans un système de prestige fondé sur la possession de bétail. Des courants économiques se mettaient en place des uns aux autres favorisant l’émergence d’une culture commune.
Mais peu à peu, cette pratique contractuelle d’échange, d’alliance puis de clientèle fut habilement pervertie. Elle passa de la relation de patron à client à celle, totalement dissymétrique, de « seigneur » à « sujet », de « suzerain » à. « vassal« , et se transforma au terme de l’évolution du système en une structure inégalitaire de domination, d’exploitation et finalement d’oppression dont l’inférieur ne pouvait plus se dégager.
En effet, comme la plupart des shebuja exerçaient aussi un commandement au plan politique, les Hutu se voyaient obligés de fait de s’adresser aux dirigeants de leurs territoires. Ils appartenaient alors davantage au ressort territorial d’un chef qu’à une personne. Même si le Hutu possédait des vaches à lui, il avait intérêt à être garanti par une relation d’ubuhake, car cela lui évitait d’être spolié trop facilement. Quant au Tutsi, il était plus libre dans ses options et avait même intérêt à se recommander à plusieurs « maîtres » à la fois : ainsi, en cas de conflit avec l’un, avait-il la possibilité de faire appel aux autres et de sauver au moins une partie de son troupeau.
Libres en théorie, les gens étaient en réalité pris en tenaille : ayant vitalement besoin de protection, ils ne pouvaient échapper à l’assujettissement. D’une société relativement mobile, où il était exceptionnellement possible de passer d’un statut à l’autre, vers le haut comme vers le bas selon les aléas de la fortune, on passait à une société figée et strictement verrouillée. D’un accord de réciprocité équilibré, on passait à une emprise contraignante et à sens unique. Le renforcement de l’Etat central permettait à la classe dominante d’intensifier son contrôle sur la terre, le bétail et les hommes, et en retour l’évolution vers l’absolutisme royal s’en trouvait encore facilité. La structure de clientèle telle qu’elle a été abondamment décrite durant la période coloniale, où l’on a souvent cru qu’elle touchait l’ensemble du Rwanda, n’est donc pas représentative de ce qui se passait en des périodes plus anciennes, ni en des régions plus marginales, du fait que les relations entre Tutsi et Hutu y revêtaient des modalités très variables.
Dans un poème transmis par A. Kagame la stratégie de la classe dominante était décrite avec précision :
« Ce n’est pas par les armes que nous pouvons nous affirmer.
Attirons par la ruse ceux auxquels je donnerai des vaches
Les vaches sont le fondement de notre pouvoir.
Même celui qui n’en reçoit qu’une en devient comme cousu au donateur.
Il se comporte comme un enfant ! Le lait une fois trait le ligote.
Il le boit et c’est un lien d’alliance ».
Modalités de l’ubuhake
Comment les choses se passaient-elles concrètement ? Pour conclure un contrat de clientèle et offrir ses services à un personnage important, il convenait d’être présenté par une tierce personne. Pour cela il fallait contacter, cruche de bière en mains, les clients et serviteurs déjà en place, en remontant leur hiérarchie jusqu’au favori majeur (« une petite colline te fait parvenir à une grande »). Les cadeaux devaient se succéder à un bon rythme. Une fois que la demande était acceptée, on devenait une sorte de « client stagiaire » (« serviteur postulant », dit A. Kagame), appelé à travailler bénévolement parfois plusieurs années pour son futur maître. Enfin, admis à une entrevue avec celui-ci, promesse lui était faite qu’un jour une vache lui serait donnée. Désormais il avait le statut de « celui qui est en attente d’aller se désaltérer » à l’image des bovins se rendant à l’abreuvoir. Mais le contrat n’était pleinement conclu que le jour où il obtenait enfin l’animal tant désiré.
Pour le Hutu, cela signait une certaine intégration dans le monde « féodal » : il avait désormais l’honneur d’entrer en relation directe avecles maîtres tutsi et d’être reconnu par eux ; il se sentait protégé et acquérait « la ferme conviction de sortir du commun des mortels » ; aux yeux des autres, il passait pour un homme habile, un fin manoeuvrier. Car beaucoup ont travaillé toute leur vie pour rien, sans jamais accéder au but souhaité. Pour devenir patron à son tour, il suffisait qu’il devînt lui-même capable de distribuer des vaches, avec bien entendu l’approbation de son shebuja à lui, car celui-ci, qui gardait la nue-propriété du bétail accordé, était toujours habilité à le reprendre à sa guise. En de grandes occasions, il se faisait présenter toutes les bêtes qu’il avait concédées pour passer en une revue festive sa fortune pastorale.
En devenant gestionnaire des vaches qui lui étaient attribuées, l’umugaragu avait droit au lait, ainsi qu’à la viande et à la peau d’une vache morte ; il gardait aussi les veaux mâles, mais rendait les génisses : son troupeau ne pouvait donc pas se multiplier et il ne pouvait à aucun moment songer à envahir par ce biais le groupe des possesseurs de bétail. Le contrat cessait à la mort de la vache si elle n’a pas eu de descendance femelle, sinon il était repris par les héritiers. Outre les vaches qui lui étaient ainsi confiées, le Hutu pouvait néanmoins en posséder aussi en pleine propriété.
De nombreuses obligations d’hommage et de service pesaient sur le protégé, définies de manière vague et élastique, sans contrat fixe, « à la tête du client » (c’est le cas de le dire). On attendait de lui respect, docilité, fidélité,obéissance et reconnaissance. Il lui fallait cultiver les champs, participer aux constructions, réparations et entretiens des habitations et des clôtures du patron en amenant le matériel nécessaire, assurer la surveillance nocturne de la résidence du maître en entretenant un feu devant sa porte, chercher l’eau pour son ménage, porter sa litière et ses bagages lors des déplacements, garder ses troupeaux, faire prospérer le bétail reçu de lui, lui fournir produits agricoles et cruches de bière, lui faire la cour, chanter à la veillée pour le distraire et proclamer ses louanges, espionner pour lui, le défendre si besoin, effectuer les commissions, l’accompagner dans ses voyages et dans les expéditions guerrières. Plus un patron avait de gens dans sa suite, plus son prestige était grand. En cas de deuil ou de malheur, on était obligé de faire preuve de compassion et de solidarité à son égard, y compris par des dons de vaches si on en avait la possibilité. Un client tutsi était exempt des travaux matériels et bénéficiait de procédures allégées : son statut n’avait pas à ses yeux la même signification que celui du Hutu.
En retour, le « suzerain » devait à son « vassal » une protection financière et juridique, se traduisant en une aide en cas d’infortune, de maladie, de conflit ou de procès. « Un chien n’est pas craint pour ses dents, mais pour son patron », disait-on. L’idée était qu’on ne pouvait pas vivre sans protecteur. Mais la contrainte sociale pesait aussi sur celui-ci. « Si le shebuja manquait à ses devoirs de patronage, il perdait tout prestige et devenait un objet de risée générale ».
Cet accord de dépendance et les liens qu’il créait étaient héréditaires, mais pouvaient théoriquement être rompus des deux côtés. En réalité, le désengagement du client était difficilement envisageable tant il comportait de risques. Les relations étaient toujours très personnelles, et simplement vendre ses services aurait été honteux. Elles étaient aussi éminemment ambiguës: si elles assuraient une certaine sécurité, c’était au prix d’un réel asservissement, et la situation n’en demeurait pas moins précaire puisque la vache accordée pouvait toujours être reprise. Et comme les obligations du subordonné n’étaient pas clairement définies, des manquements pouvaient être dénoncés sous les prétextes les plus divers.
En cas de conflit, le client pouvait recourir à une autorité supérieure ou à une procédure judiciaire, ce qui n’avait de sens que s’il se sentait suffisamment , soutenu. Comme, en plus d’être client, il était aussi contribuable et membre d’une armée, il avait la possibilité de jouer une hiérarchie contre l’autre.
Maquet a présenté le cas d’un Hutu dont le troupeau était composé de vaches reçues du patron, d’autres du chef d’armée et d’autres encore acquises par lui-même. Son shebuja étant trop exigeant, il souhaita en changer, courant de ce fait le risque de voir celui-ci se saisir de ses plus belles bêtes. Il s’adressa alors par des cadeaux à son chef dans la hiérarchie militaire et convint avec celui-ci de dire, avant même d’engager la discussion, que c’était de lui qu’il a reçu ces vaches-là ; il alla même jusqu’à les placer subrepticement dans les pâturages de ce dernier. « Alors, si son patron réclame plus de vaches que son client ne désire lui donner, il devra arriver à un accord non plus avec un homme à pouvoir très limité, mais avec un chef d’armée. »
Conséquences institutionnelles et psychologiques
Les conséquences socio-politiques du système d’ubuhake ont été très lourdes : « La vache fut au profit du pasteur mututsi un tremplin pour s’élever à l’hégémonie et, une fois arrivé, un instrument de règne pour s’y maintenir ». Et L. de Heusch parle de la transformation organique d’une société clanique en une société à castes par l’intrusion du système de clientèle :
« C’est grâce à l’ubuhake que la minorité tutsi réussit à transformer en clients la masse paysanne, sous le couvert d’un échange de services. L’ubuhake crée un réseau de communications entre la caste supérieure et la caste inférieure tout en maintenant entre elles une barrière stricte qui paralyse pratiquement la mobilité sociale… Alors qu’elle oppose les Hutu aux Tuutsi dans une fausse relation de réciprocité dans laquelle les seconds sont privilégiés, l’institution ubuhake soude la solidarité des maîtres du bétail » .
« Le pseudo « contrat de vaches » garantit la conservation du bétail aux mains d’un groupe fermé méritant pleinement d’être qualifié de caste : l’endogamie (rigoureuse en fait), c’est-à-dire le refus du don de femmes et l’avarice calculée dans le don de vaches (afin de maintenir les avantages d’une spécialité économique) vont ici de pair. Ces deux traits conjugués procèdent d’un mouvement hautain et délibéré de distanciation sociale, qui, par voie de conséquence, prendra parfois la forme… d’une ségrégation raciale » .
Parallèlement à la structure politique, ce système pyramidal de clientèle faisait coopérer les Hutu à la centralisation progressive du pouvoir. Il dissolvait la solidarité des communautés lignagères au profit de l’individualisme de sorte qu’il n’y avait plus rien qui pût faire écran entre le roi et la masse de la population.Il assurait au profit du groupe tutsi la domination politique, l’exploitation économique et la défense de la cohésion sociale ; il préservait « le dogme de la supériorité innée de la caste dominante » et accentuait encore la scission entre aristocratie et peuple. Il freinait l’accession des Hutu à la pleine propriété du bétail dont les Tutsi gardaient le contrôle ultime.
L’opulence des uns était cause de la pauvreté des autres et les décalages n’ont fait que s’accentuer au cours de l’histoire. La richesse d’une exploitation s’évaluait non plus à sa taille ou à la qualité de la terre, mais au nombre de travailleurs-clients qui y étaient engagés. Là où autrefois les différents groupes vivaient en symbiose, une opposition entre dominants et dominés, riches et pauvres, est née avec l’emprise croissante des Nyiginya, surtout au cours du XIXe siècle. Comme l’administration belge y a ajouté les travaux obligatoires d’intérêt général et l’impôt en numéraire, jamais le peuple n’a été autant pressure que durant la première moitié du XXe. La subordination et l’état d’infériorité étaient officiellement considérés comme des attributs normaux, « naturels », des Hutu. Les différences « ethniques » ne pouvaient alors que dégénérer en antagonismes toujours plus ouverts.
Dans quelques régions périphériques du royaume un système plus atténué de clientèle avait cours appelé umuheto, selon lequel il appartenait aux subalternes, en groupes lignagers et non individuellement, de procéder à des dons de vaches réguliers à leurs patrons et protecteurs. Au Kinyaga, C. Newbury a montré que jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’ubuhake y était peu pratiqué. La protection et la sécurité économique étaient assurées grâce aux rapports de parenté et de voisinage, ou par la conclusion de pactes de sang. L’atmosphère changea du tout au tout dans la période suivante quand l’Etat central renforça son emprise et chercha à cet effet à rendre plus fragiles les liens lignagers .
Les informateurs de C. Vidal se prononcèrent dans le même sens que ceux de C. Newbury : « Jamais, « avant les Blancs », un pasteur n’aurait cédé une tête de bétail à un Hutu qui aurait dû travailler pour lui en contre-partie. S’il y avait don de bétail, il s’effectuait entre éleveurs et lorsque, rarement, il concernait un agriculteur, c’était pour honorer une conduite exceptionnelle » . Ce n’est que durant la colonisation que l’ubuhake aurait en ces régions du Sud pris la forme d’une extorsion de travail.
Le système appliqué sous sa forme dure, de plus en plus répandue, conduisait à ce fait capital au plan psychologique que la dépendance finissait par être désirée, recherchée, implorée par tous, quel que fut leur statut. Au sein de la pyramide des clientèles, tout shebuja avait lui-même un shebuja plus puissant, et ce jusqu’au roi « divin ». Dans la couche intermédiaire entre le monarque et le petit peuple, tout le monde était à la fois demandeur et donneur, inférieur et supérieur, protégé et protecteur. Dieu seul était vraiment indépendant.
Conformément au modèle global d’une société fondée sur la puissance paternelle, un subordonné se percevait comme l' »enfant » de son « bienfaiteur » et, sincère ou hypocrite, il en venait à lui manifester une piété quasi filiale. Les demandes étaient introduites par des phrases du genre : « soyez mon père et je serai votre enfant« , « je vous demande du lait », « pensez toujours à moi ». D’ailleurs,
« le maître, s’il est dur, n’est ni distant ni absent… Il vit continuellement avec ses bagaragu, même humbles, dans une promiscuité amicale qui nous serait insupportable ; ses gens forment sa suite, d’autant plus nombreuse qu’il est plus haut placé… Les contacts sont permanents » .
La première nécessité pour un subordonné était donc de se faire bien voir. Il avait tout intérêt à rendre de fréquentes visites à son supérieur de manière à être aussi présent que possible à ses côtés. Il lui exposait tous ses besoins : une vache pour constituer une « dot », de l’argent pour payer des frais de devin et de guérisseur en cas de maladie, s’acquitter de l’impôt ou régler des démêlés avec la justice. Une telle demande n’était cependant pas formulée directement : elle devait passer par un aîné, un parent, un ami, un favori. Le supérieur était par définition celui à qui on demandait et dont on reconnaissait par le fait même la supériorité. Mais chaque fois qu’il satisfaisait une requête, celui-ci renforçait du même coup la sujétion du subordonné.
« Demander, c’est honorer… Etre aimé et avoir des cadeaux, ce qui revient au même, occupe toute l’énergie du Rundi, à l’exception de ceux qui sont vraiment dénués… Avant tout, un homme malin protège son prince en écoutant et en rapportant ce qui se dit contre lui. Un vrai suivant…, chuchote les nouvelles dans l’oreille de son maître : un tel ne soigne pas les vaches qu’il a reçues… ; tel autre n’a pas été à la cour princière depuis longtemps ; la fille d’un tel, dont la dot n’a pas encore été payée, est enceinte… ».
La sujétion se manifestait par de nombreuses conduites et attitudes, de nombreux gestes conventionnels et formules de politesse qu’il fallait intérioriser dès le plus jeune âge et qui finissaient par s’inscrire dans le schéma corporel.Le supérieur devait toujours être servi en premier. L’inférieur pouvait boire près de lui, mais un peu à l’écart, et surtout sans le regarder pendant qu’il mangeait ou buvait. Etait-il appelé, il ne se tenait pas droit, mais incliné en avant, comme s’il tendait l’oreille. Toute attitude de fierté, tout regard droit et fixe aurait été perçu comme inconvenant de sa part. Quand un supérieur tendait la main pour le salut, il la prenait sans lui adresser la parole pour le laisser parler en premier. Le maître tutsi pouvait dire de son client : « mon Hutu », à l’instar d’une propriété. Le statut de courtisan, qui en dernière analyse était celui de tout le monde, enlevait toute liberté d’expression : il aurait été injurieux et donc inconcevable de formuler une opinion différente de celle du supérieur. La tonalité de la relation de patron à client dépendait très largement de la qualité du premier : était-il juste et bienveillant, c’était l’aspect « protection » qui l’emportait ; était-il dur et impitoyable, c’était l’aspect « exploitation ».
A l’instar d’Imana-Dieu, le supérieur restait libre de donner ou de refuser, de laisser ou de reprendre. Comme celui qui demandait devait aussi donner ce qu’il pouvait, les biens ne cessaient de circuler en sens ascendant et descendant. De par sa nature même, le système suscitait concurrence, rivalités, jalousies, cafardages même entre frères et entre nobles. Des luttes sans merci étaient attisées pour devenir le favori d’un plus grand. Mais du haut en bas de l’échelle sociale, il fallait être conscient qu’à tout instant le vent pouvait tourner et que le mieux placé pouvait être réduit à l’impuissance par la calomnie, la sorcellerie, le poison ou la volonté de plus puissant que lui. Comme les choses n’étaient jamais figées et pouvaient sans cesse être remises en question, il en résultait un incontestable dynamisme social au profit de la classe dirigeante.
Nothomb a longuement analysé ce qu’il a appelé « les complexes psychologiques féodaux » et la mentalité globale à laquelle ceux-ci conduisaient.
La marque principale en était la déférence, le respect et l’obéissance inconditionnels dont l’inférieur était amené à faire preuve vis-à-vis du supérieur. Lors d’un déplacement, par exemple, la hiérarchie s’inscrivait dans l’espace : le supérieur précédait, montrait le chemin et les autres suivaient. « L’inférieur était un suivant. Pour lui, la sécurité comme la condition du succès reposaient sur sa docilité à emboîter le pas sur ceux de son patron et de se confier à lui. » Ce dernier tenait en ses mains tous les moyens pour pouvoir exiger de ses clients les services qu’il lui plaisait de leur demander. L’autorité servait d’abord à pouvoir tirer profit des situations. Le droit du plus fort étant toujours le meilleur, l’arbitraire et le favoritisme finissaient par dominer le système. « Au client le plus empressé, au serviteur le plus docile, au favori le plus agréable, au flatteur le plus assidu… reviendront les avantages les plus appréciés. » L’autorité était perçue non comme un service et une responsabilité, mais comme un droit d’être honoré et servi.
Certes, l’intérêt bien compris suggérait au supérieur de ménager ceux qui pouvaient lui rendre service : « personne ne disperse le feu auquel il se chauffe« , disait le proverbe. Il en résultait dans le meilleur des cas une attitude paternaliste, une condescendance et une bienveillance légèrement méprisantes vis-à-vis de ceux d’en bas (« celui qui te domine se penche vers toi »).
Quand à présent on regarde les conséquences psychologiques du système du côté du client, l’empreinte n’en était pas moins profonde. S’il voulait réussir, il lui fallait apprendre à se montrer obséquieusement docile, soumis et conformiste, voire hypocrite, à étouffer toute critique et manifestation de mauvaise humeur, à dire le contraire de ce qu’il pensait et à toujours abonder dans le sens du patron. Il fallait savoir se composer un personnage et porter un masque. Il n’y avait pas d’autre issue que la résignation. C’est ce qu’affirmaient avec force les adages : « la chaleur des légumes ne brûle pas l’assiette » (le faible a beau se mettre en colère, cela ne touche pas le fort) ; « à celui que tu ne dépasseras pas, tu ne refuseras pas une journée de travail » ; « un crapaud piétiné par la vache dit : « ainsi soit-il, ô Altesse cornue » ; « la faiblesse rend servile » ; « dire « nous sommes égaux » affame ». Plus au Nord du continent on aurait dit : « la main que tu ne peux couper, baise-la. » Obéissance, servilité, résignation, réserve étaient, pensées comme autant de « vertus » à l’usage du client.
Du côté du supérieur comme de l’inférieur, les relations sociales étaient donc pensées essentiellement en termes d’intérêt. D’une certaine façon, les normes de l’ubuhake plaçaient l’un et l’autre dans un état de servitude mutuelle et d’infantilisation réciproque. Le jugement que D. Nothomb a porté sur le système, pour nuancé et prudent qu’il ait été (un missionnaire se devait au Rwanda de ménager chèvres et choux !), n’en était pas moins sans appel : il a parlé de la « nocivité congénitale » de l’ubuhake, de dents d’un engrenage qui « creusent dans les coeurs de tristes ravages »,d’une conception de l’autorité « qui s’avère viciée psychologiquement et moralement » :
« Après avoir admiré et exalté à juste titre les… nobles chaînes de fraternité, d’oubli de soi et d’harmonieuse cohésion, nous sommes amenés à constater, dans la même culture rwandaise, une autre espèce de chaîne : une chaîne de servitude, toute prête à lier les coeurs par la duplicité, la flatterie et la recherche de l’intérêt. D’où naissent fatalement les oppositions et les ressentiments mutuels, d’autant plus pernicieux qu’ils sont habilement et doucement camouflés, par le jeu même de la structure de clientèle, sous des dehors de dévouement réciproque ».
Voici encore quelques observations et avis quant à la manière dont cette dépendance, si humiliante à nos yeux, était vécue :
– R. P. A. Arnoux : « Les bovins, voilà bien surtout par quoi les Batutsi exercent leur domination… En vue d’en obtenir protection, secours variés, vaches, le Muhutu se met à la remorque d’un seigneur puissant, chef ou non, se proclame son homme, son serf. Loin de lui de rougir de cette dépendance astreignante ; il s’en prévaut bruyamment, au contraire, et l’affiche en toute occasion. »
– A. Kashamura: « Pour tout homme, sauf pour le roi, c’est un honneur d’avoir un sebuja… Un Hutu qui n’a pas de sebujaest un malheureux. La littérature populaire et les manières de parler illustrent abondamment cette idéologie. Pour dire « oui » à son seigneur, le vassal dira… « puissiez-vous me donner du lait », ou encore… « ne m’oubliez pas ». Avant d’aborder un seigneur et de lui offrir des cadeaux, l’homme d’un rang inférieur dira… « prenez la place de mes parents, et en retour je serai votre fils« . Toute l’ambition d’un Hutu est de mériter la confiance d’un Tutsi. Chacun estime qu’il est dans l’ordre providentiel des choses qu’il y ait des gens pour commander et d’autres pour servir. »
– J.Maquet: « Les frustrations, qui étaient une conséquence de la famine et des exigences des Tutsi, étaient considérées dans les jours pré-européens comme une partie d’un ordre naturel et social immuable. Les Rwanda n’étaient pas enclins à spéculer sur l’impossible et un autre ordre de choses appartenait certainement pour eux à la sphère de l’impossible… Une profonde croyance en l’inégalité fondamentale des hommes avait envahi l’ethos de toute la société et avait contribué pour une grande part à faire accepter ces conditions frustrantes. En conséquence, elles n’avaient pas conduit aux sentiments habituels d’agressivité et de ressentiment. »
– D. Nothomb: « Le système d’ubuhake s’est efforcé, avec un succès que les historiens apprécieront, de stabiliser et de coordonner dans un réseau serré et méthodique des forces discordantes, toujours prêtes à s’affronter, et de les (maintenir) en laisse dans une certaine harmonie. »
– D. Murego: « L’buhake paraît comme le corollaire d’une philosophie du pouvoir centrée sur la race. La subordination, l’assujettissement et l’état d’infériorité sont considérés comme les attributs normaux des Hutu. Il y a une prédestination raciale et sociale liée à une supériorité et une infériorité raciales. »
La structure de clientèle occupait une position intermédiaire entre sphère publique et sphère privée. Telle qu’elle était pratiquée dans sa modalité dure et en son stade terminal, elle apparaît comme une forme déguisée d’esclavage et une institution essentiellement politique destinée à perpétuer la domination tutsi. Les uns la justifiaient au nom de « l’inégalité naturelle » des hommes, les autres au nom des qualités de sagesse et de sens politique des Tutsi, d’autres encore par le simple fait que les uns ont été vainqueurs et les autres vaincus.QUOI QU’IL EN SOIT, ELLE APPARAÎT COMME UNE INSTITUTION POLITIQUE QUI FONCTIONNAIT COMME UN INSTRUMENT DE DOMINATION ET D’ALIÉNATION.Si la classe dirigeante n’a pu généraliser le système, elle en avait le projet. On peut comprendre que les « révolutionnaires » hutu des années 50 en aient fait leur bête noire. Le roi lui-même fut amené à la supprimer avant même la chute de la monarchie. D. de Lame a montré que des comportements s’en rapprochant ont persisté bien après la révolution, tant elle a façonné en profondeur les mentalités.