L’Administration Militaire Allemande Au Rwanda: 1899 – 1907
Dans la colonie allemande d’Afrique orientale, l’administration fut d’abord militaire avant d’être civile. C’est ainsi qu’en 1899 fut créé le « Berzirk » ou « Région militaire » du Ruanda-Urundi avec comme I « Militârstation », Usumbura. Ce nouveau « Berzik » fut placé sous l’autorité administrative et militaire du capitaine commandant, dit « Hauptmann » Bethe qui dépendait du Comte von Gôtzen, devenu Gouverneur de toute l’Afrique orientale allemande ayant comme chef-lieu, Dar-es-salaam.
Cette même année 1899, le capitaine Bethe entreprit de faire confirmer par la cour du Rwanda la reconnaissance définitive de la-souveraineté impériale allemande. Il y parvint adroitement car, dit-on, sans tirer un seul coup de fusil, il établit effectivement son autorité sur le pays et :
« sans lier son gouvernement par aucune convention, le résident allemand fit sans doute valoir aux yeux de Kabare l’intérêt qu’avait le mwami, son neveu, à s’en mettre à la discrétion du Kaiser. La question litigieuse de sa légitimité ne serait pas soulevée. Il serait efficacement défendu contre ses ennemis éventuels du dehors et du dedans. Il garderait juridiction entière sur ses sujets. Prestations et redevances féodales lui seraient servies comme par le passé. Tout ce qu’on lui demandait en retour c’était de garder la fidélité envers l’empereur allemand, de ne pas intriguer pour se soustraire à sa protection, de ne pas se liguer avec ses ennemis. Le mwami serait vis-à-vis de lui dans la situation d’un tributaire, sans avoir à payer le tribut. Les couleurs allemandes flotteraient sur le Ruanda, mais la réalité du pouvoir sur les indigènes resterait aux mêmes mains. Rien ne serait changé dans les apparences ».
Ainsi libellés, ces principes qu’on ne trouve malheureusement nulle part écrites sous forme de traité, cadrent bien avec ce que dans l’histoire coloniale on appelle protectorat et administration indirecte.
Typologie des territoires coloniaux
Si on veut éviter toute confusion dans l’analyse du fait colonial et surtout du développement des différentes possessions coloniales, il faut faire une distinction très nette entre les parties constituantes des empires coloniaux. En effet, les motifs qui ont provoqué l’occupation des possessions dites « d’outre-mer » relevèrent de préoccupations différentes qui leur imprimèrent un cachet particulier et déterminèrent leur avenir. Aussi est-il nécessaire de donner ici une typologie sommaire, mais essentielle des territoires coloniaux.
Territoires coloniaux considérés du point de vue économique :
a)- La colonie de peuplement : Celle-ci était généralement établie dans un pays relativement et apparemment pauvre, mais possédant de grandes ressources en puissance. Les indigènes n’ont pas su les mettre en valeur soit parce qu’ils ne réalisaient pas l’importance qu’elles présentaient, soit parce que leur exploitation eut requis un effort dépassant leurs moyens d’action. Quand à ses ressources potentielles s’ajoutait un climat salubre le pays devenait un centre d’attraction pour l’émigration des pays surpeuplés d’Europe. Ainsi devinrent des colonies de peuplement : le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud, l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, le Brésil, l’Argentine.
b)- La colonie d’exploitation : Celle-ci tirait toute son importance de la valeur économique du moment. Elle devait fournir des profits relativement rapides, de nature à rémunérer et à amortir les capitaux investis.
La possibilité n’était pas exclue qu’une colonie d’exploitation devînt plus tard colonie de peuplement ainsi d’ailleurs que cela s’est vérifié notamment en Amérique du Sud.
C) – La colonie commerciale : Celle-ci tirait toute son importance de sa valeur commerciale. Elle servait notamment d’entrepôt où les navires de commerce faisaient relâche ou étaient chargées. Cette colonie était donc un lieu d’entreposage et de distribution des marchandises de son hinterland, tant à l’importation qu’à l’exportation.
d) – La colonie stratégique : Certains établissements coloniaux se justifiaient ni par leurs ressources minérales ou agricoles, ni par le commerce qu’ils faisaient et ni par le débouché à l’émigration. Ils étaient choisis par le fait qu’ils commandaient les grandes voies internationales de communications et qu’ils assuraient ainsi à ceux qui les occupaient des avantages stratégiques. Non seulement ils servaient de base et de point d’appui à leur flotte, mais ils étaient disposés de telle façon qu’ils permettaient facilement de gêner les communications éventuelles d’un adversaire. Ainsi étaient des colonies stratégiques : Aden, Gibraltar, Panama, Suez.
e) – La colonie impériale : Elle était celle qui, ne présentant pas nécessairement de valeur économique immédiate ou à long terme, était là pour assurer la cohésion d’autres territoires. Ainsi, en enlevant à l’Allemagne l’ancienne colonie du « Deutsch Ost Afrika », la Grande Bretagne conquit une des principales voies impériale, le « Cap-au-Caire », qu’elle réalisa grâce au développement de ses transports aériens.
La colonie impériale pouvait être également un territoire d’une exploitation difficile ou onéreuse mais qui était gardé « en réservé » en vue de satisfaire à des besoins ultérieurs. Ce genre de territoire colonial était dit aussi : colonie de position.
Territoires coloniaux considérés du point de vue du système administratif :
a) – La colonie : C’était un système administratif qui mettait le territoire occupé sous la dépendance de la métropole qui lui imposait l’appareil administratif de son choix sans qu’il pût intervenir en quoi que ce fût.
Les colonies étaient elles-mêmes subdivisées en :
a.1 – Colonie d’administration directe : Ici, aucune autre autorité que celle de la métropole ne prévalait. L’administration directe supprimait le pouvoir des chefs autochtones et le remplaçait par celui des fonctionnaires coloniaux européens qui s’occupaient de toutes les affaires du pays soumis. Ce système s’appliquait à briser les cadres des sociétés indigènes et à disperser les organes existants, au lieu de les conserver pour s’en servir.
a.2 – Colonie d’administration indirecte : Le système d’administration indirecte tenait compte de la diversité des peuples au point de vue ; des mœurs et des institutions ; partant, il préconisait le gouvernement des peuples colonisés par l’intermédiaire de leurs chefs autochtones et dans le cadre de leurs institutions traditionnelles.
Le colonisateur se bornait à diriger la réforme des coutumes dans ce qu’elles avaient d’incompatible avec les principes moraux et juridiques, et cela, dans le but de les amener lentement vers un état social, politique et économique meilleur, mais dans une mesure susceptible de rester conforme à leur mentalité propre.
L’analyse du système colonial montre que la politique d’administration indirecte fut adoptée par plusieurs pays colonisateurs car elle présentait beaucoup d’avantages :
« En ne blessant ni les coutumes, ni les idées, ni le sentiment national et patriotique plus ou moins développé des indigènes, on gagne leurs sympathies et le loyalisme de leurs chefs ; en utilisant ces derniers, on diminue les frais du personnel européen qui sont toujours plus élevés que ceux du personnel indigène ; on réalise ainsi des économies qui permettent de diminuer les charges du pays ou qui peuvent être consacrées aux travaux publics utiles, à la création de l’outillage industriel, commercial, agricole d’où découleront avec la richesse des indigènes, leur reconnaissance pour la nation colonisatrice et civilisatrice ».
b) – Le protectorat : C’était un système d’administration coloniale qui consistait au partage de souveraineté entre le souverain légitime du pays « d’outre-mer, le « protégé », et l’Etat de la « métropole », le « protecteur ».
Dans ce système, l’Etat protégé conservait sa personnalité internationale, mais il se plaçait sous la dépendance, le contrôle et la protection d’un autre Etat. Celui-ci l’aidait de ses conseils, tant pour le règlement des affaires intérieures qu’extérieures. Il se portait garant de son intégrité qu’il se chargeait de défendre contre toute atteinte. En compensation, il s’assurait de certains avantages économiques et même politiques. Le protectorat basé sur ces principes était régi par un traité intervenu entre les deux parties en cause.
Bien que pour le Rwanda il y eut absence totale d’un traité écrit et signé passé entre lui et l’Empire allemand, on se rend quand même compte que les principes énoncés ici sont pratiquement les mêmes que ceux qui furent évoqués par le capitaine Bethe en 1899 à la cour royale de Nyanza.
L’application de ces principes dépendait de la sincérité et de la bonne volonté de chacun des contractants. Ainsi, d’une part, la puissance protectrice s’attelait à maintenir et à renforcer le prestige du pouvoir légitime indigène tout en respectant l’organisation sociale et économique locale. D’autre part, l’Etat protégé s’évertuait à son tour à écarter des obstacles pouvant naître sur la vote des réformes économiques, politiques et sociales que l’Etat protecteur préconisait.
c) – Le mandat : C’est un système d’administration qui fut appliqué dans les territoires qui étaient sous la domination allemande avant la 1ère guerre mondiale. En effet, après celle-ci, les territoires allemands d’outre-mer furent redistribués sous forme de mandats. Ceux-ci, exercés au nom de la Société des Nations (SDN) avaient pour objectif d’assurer sous l’autorité d’une puissance européenne :
« L’administration du territoire à des conditions qui, avec la prohibition d’abus tels que la traite des esclaves, le trafic des armes et celui de l’alcool, garantiront la liberté de conscience et de religion, sans autre limitation que celle que peut imposer le maintien de l’ordre public et des bonnes meurs, et l’interdiction d’établir des fortifications, ou des bases militaires ou navales, et de donner aux indigènes une instruction militaire, si ce n’est pour la police ou la défense du territoire, et qui assureront également aux autres membres de la société des conditions d’égalité pour les échanges et le commerce».
Dans ce système, l’accent était mis sur le caractère civilisateur et surtout sur l’égalité économique entre les nations. La puissance mandataire n’agissait que comme déléguée de la SDN, à laquelle elle devait rendre compte de sa gestion devant la commission permanente des mandats qui contrôlait son administration.
Trois types de mandats furent prévus :
– le mandat A, s’appliquant aux territoires considérés comme déjà presque capables de s’administrer eux-mêmes et pour lesquels il ne restait qu’une étape pour accéder à l’indépendance;
– le mandat B, s’appliquant aux territoires dotés d’une administration indirecte ;
– le mandat C, s’appliquant aux territoires à populations arriérées et quelquefois de faible densité et qui, administrés par une puissance mandataire d’après ses propres lois, étaient, en fait, annexés.
Après la 1ère guerre mondiale, le Rwanda fut confié par la SDN à la Belgique et fut classé dans le mandat B.
d)- Le Trusteeship ou le _système de tutelle : Celui-ci vit le jour après la 2ème guerre mondiale et fut confirmé par l’Organisation des Nations Unis (ONU). C’était un système selon lequel les peuples non encore autonomes devaient être administrés.
Le trusteeship ou la tutelle avait pour objectif :
– servir les intérêts de la paix et de la sécurité internationale ;
– favoriser les développements politique, économique, social et culturel des habitants des territoires sous tutelle et leur évolution progressive soit vers un gouvernement autonome, soit vers l’indépendance, suivant les conditions particulières à chaque territoire et à sa population ;
– encourager le respect des droits humains et des libertés fondamentales pour tous sans distinction de race, de sexe, de langue et de religion ;
– encourager la solidarité de tous les peuples du monde ;
– garantir un traitement égal dans toutes les questions sociales, économiques et commerciales pour tous les membres des Nations Unies et leurs ressortissants ainsi qu’un traitement égal pour ces derniers dans l’administration de la justice.
Après la 2ème guerre mondiale, le Rwanda passa du système de mandat à celui de tutelle mais il resta, au nom de l’ONU, sous la gouverne de la Belgique.
Si on voulait rester sur la conception classique de « Colonie », c’est-à-dire système administratif qui mettait un territoire occupé sous la dépendance absolue de la métropole qui lui imposait l’appareil administratif de son choix sans qu’il pût intervenir en quoi que ce fût, le Rwanda pourrait être considéré sur le plan de l’histoire coloniale comme pays qui n’a pas été colonisé car :
– l’Allemagne y a pratiqué le protectorat et l’administration indirecte ; ce qui veut dire que le Rwanda a conservé sous la période allemande sa souveraineté théorique ;
– la Belgique y a exercé successivement le mandat et la tutelle ; ce qui veut dire que là aussi, le Rwanda n’a pas été considéré par la Belgique comme sa propre colonie mais juridiquement comme un pays souverain ayant cependant besoin d’être guidé vers le développement moderne. La Belgique y agissait théoriquement d’abord au nom de la SDN et ensuite au nom de l’ONU qui veillaient toutes à des conditions favorables permettant au pays encore arriéré d’accéder à l’auto-administration et à l’indépendance ou souveraineté réelle.
Cependant, au-delà des théories des historiens de l’expansion européenne, il faut reconnaître que le Rwanda ne fut pas libre de mener son destin politique, administratif, économique, social et culturel depuis l’arrivée des Blancs à la fin du XIXème siècle jusqu’au 1er Juillet 1962, jour de la proclamation du recouvrement de son indépendance réelle. Durant donc plus de soixante ans, le Rwanda vécut une souveraineté historique théorique : les puissances européennes qui s’y succédèrent pratiquèrent une politique administrative, économique, culturelle et sociale répondant à la conception réelle qu’elles avaient des relations devant exister entre les pays développés et expansionnistes de l’Occident et les pays pauvres et arriérés d’outre-mer.
D’où il importe de savoir, comme cas d’espèce, comment les officiers allemands mirent en pratique le système de protectorat au Rwanda.
Pratique de Protectorat au Rwanda
Sur le plan de la théorie historique, le système de protectorat se basait sur la reconnaissance mutuelle de la souveraineté de deux Etats liés par un traité de protection. D’une manière générale, ce traité intervenait lorsqu’un des deux Etats se trouvait dans des difficultés ou d’ordre militaire, diplomatique, politique, administratif ou d’ordre’ économique. L’Etat fort s’engageait à entourer son allié faible de toute sa protection en l’assistant dans différents domaines. En contrepartie, l’Etat protégé se gardait d’entretenir des relations quelconques avec un Etat désigné par le protecteur comme ennemi ou concurrent.
Ainsi conçu, ce système suppose qu’il y ait eu un consentement volontaire entre les deux Etats liés. Mais, dans le cadre de l’expansion européenne, ce consentement volontaire et mutuel n’était pas préalablement requis : une puissance venait et demandait au futur Etat protégé de reconnaître, sans aucune discussion et sans liberté de choix, sa souveraineté et d’accepter sa protection. L’Etat protecteur déployait à sa façon et dans la ligne de ses intérêts, un programme qu’il jugeait lui-même adéquat pour la survie et le développement harmonieux du pays protégé.
Maintien des structures indigènes existantes
L’analyse de la mise en pratique des dispositions fondamentales du système de protectorat au Rwanda montre qu’elle a entraîné une juxtaposition de deux administrations : l’administration allemande et l’administration indigène. Au Rwanda comme d’ailleurs au Burundi, l’Allemagne a appliqué une administration indirecte tenant compte de la diversité des peuples et se basant sur le respect de la vie politique, sociale, économique et religieuse des colonisés quand elle ne freinait pas le progrès et le développement de l’homme. Cette administration indirecte allemande préconisait un gouvernement des colonisés par l’intermédiaire de leurs chefs traditionnels.
Comme le pouvoir politique indigène au Rwanda était chancelant au début du xxème siècle, les Allemands s’appliquèrent à garantir la stabilité politique indigène et à maintenir en place Yuhi V Musinga, mwami Yuhi contesté et qui ne devait son pouvoir qu’à sa mère et à ses oncles maternels qui l’avaient porté à la tête du royaume suite au Coup d’Etat de Rucunshu qui renversa le mwami Mibambwe IV Rutarindwa en 1896. Les Allemands intervinrent du côté de Musinga pour deux raisons fondamentales :
– ils furent enchantés de découvrir que malgré des difficultés que le pouvoir royal rencontrait, le Royaume du Rwanda était uni contrairement à ce qu’ils avaient rencontré de chaos politique au Burundi sous Mwezi Gisabo. En effet, les Rwandais reconnaissaient une autorité royale unique alors qu’au Burundi, il y avait une multitude de princes qui exerçaient une autorité absolue sur leurs sujets et qui ne reconnaissaient pas nécessairement le pouvoir supérieur du roi. Cette situation politique du Burundi fit que les Allemands intervinrent des fois du côté des princes pour évincer Mwezi Gisabo ou pour le soumettre ; ce fut le cas de l’expédition que von Beringe mena contre lui et qui aboutit à sa soumission le 6 Juin 1903 et au traité suivant :
« Mwezi reconnaît la « Militärstation » de Usumbura ;
Il consent à payer 424 têtes de bétail, comme amende pour les excès commis depuis 1 899 ;
Il s’engage à ne plus menacer la Mission de Mugera ;
Il promet de faire tracer une route d’Usumburo à Muyaga ;
Il accorde le libre passage des caravanes dans tout le pays ;
Il consent à reconnaître l’attribution à Kilima de Mubukeye, à Machonsho de Muramvya ;
En échange, Usumburo le reconnaît comme roi de l’Urundi et lui promet tout appui tant qu’il demeurera dans l’obéissance ».
– Contrairement à Mwezi Gisabo du Burundi, le mwami du Rwanda et toute sa cour se montrèrent disposés à collaborer avec les officiers allemands. De cette collaboration, les deux parties tirèrent grand profit : les Allemands utilisèrent Musinga pour établir leur autorité dans la partie nord de leur Afrique orientale ; Musinga utilisa les Allemands pour assoir son pourvoir sur tout le Rwanda.
Cet agissement des officiers allemands qui garantit le maintien des structures politiques indigènes rwandaises allait dans le sens des instructions politico-administratives de leur Gouverneur, le comte von Götzen qui écrit le 9 Octobre 1902:
« Notre politique, dit-il, doit viser à soutenir l’autorité des grands de telle manière que ceux-ci se convainquent de ce que leur salut et celui de leurs partisans dépend de leur attachement à la cause allemande ».
Par ailleurs, tous les officiers allemands installés au Rwanda avaient été convaincus par leur Gouverneur que l’idéal était :
« autorité indiscutée du Roi sur tout le pays ; influence absolument prépondérante de l’Européen sur le Roi, dans une forme qui soit la moins pénible possible à celui-ci ;
identification effective de ses intérêts avec les nôtres par augmentation de ses revenus ou autrement ».
Pour Yuhi V Musinga, sa mère et ses oncles maternels, la politique allemande était très satisfaisante car, craignant pour leur pouvoir mal assis et ayant toujours peur des dissidences, ils y trouvaient un instrument sûr leur permettant de se sentir seuls maîtres aux yeux de la population. Ceci fut d’autant plus vrai que l’installation allemande au Rwanda laissa une grande liberté à la cour de Musinga : il n’y eut aucun établissement allemand à Nyanza ou dans les environs. Ainsi, l’éloignement des Allemands conféra à la cour une certaine quiétude et Nyanza garda toujours tous ses attraits de capitale traditionnelle.
Pendant toute la durée de l’administration militaire allemande au Rwanda:1899-1907 et même au-delà de 1907, les structures de la société indigène furent maintenues sans aucune modification profonde car l’Allemagne administrait à travers les autorités traditionnelles : le mwami et les chefs qui lui devaient pleine obéissance.
Manquements dans la pratique de protectorat
Dans l’exercice du protectorat au Rwanda, l’Allemagne ne fut pas exempte de manquements. Le premier et grand manquement qu’elle eut à l’égard du Rwanda, son protégé, se constate à travers des négociations relatives à la délimitation ouest et nord du Rwanda et aux travaux de bornage. De tous les accords de délimitation conclus entre l’Allemagne et l’Angleterre d’une part, entre l’Allemagne et la Belgique d’autre part, le Rwanda sortit meurtri et mutilé :
« Il était amputé de plusieurs cantons où l’on parlait le Kinyarwanda, le Bufumbira que prenait l’Angleterre, le Bwishya, le Gishali, que retenait la Belgique, ainsi que l’île d’Idjwi, pour l’acquisition de laquelle Rwabugili avait combattu et qui était peuplé en partie de Banyarwanda. La cour de Nyanza, dont on n’avait pas pris l’avis, ne protesta pas ouvertement, que l’on sache, contre cette atteinte brutale aux droits historiques du mwami et à l’intégrité territoriale du royaume. On y garda néanmoins le souvenir cuisant des provinces perdues».
Ce manquement fut le résultat d’un diktat que les puissances européennes négociantes appliquèrent à l’égard des pays objet de négociations. Dans l’affaire de bornage du Rwanda en tout cas, les puissances intéressées ne se placèrent :
« qu’au point de vue de leurs intérêts privés s’attachant seulement aux frontières naturelles, montagnes, lacs, rivières, sans égard aux traits ethniques et linguistiques des populations, ni à leur passé historique ».
Nous pouvons donc dire que l’Allemagne protectrice a manqué à son devoir et qu’elle a médiocrement rempli ses fonctions de curatelle vis-à-vis de son pupille.
Un autre manquement qu’on aime retenir que l’administration militaire allemande a eu à l’égard du Rwanda, se retrouve dans le comportement du Résident, le capitaine von Beringe et son officier, le lieutenant von Parish. En 1903, un certain Mpumbika, chef du Gisaka, soupçonné être d’intelligence avec l’insurgé Rukura qui voulait reconstituer le royaume du Gisaka au détriment de la cour de Musinga, fut appelé à Nyanza. Sachant ce qui l’y attendait, il se recommanda au lieutenant von Grawert qui se trouvait dans le pays et qui lui remit une lettre de sauvegarde et le fit escorter par deux askaris. Mais arrivé à Nyanza, Mpumbika fut aussitôt pris et lié et ses trente porteurs furent inhumainement occis sous ses yeux. Informés, von Beringe dépêcha d’urgence von Parish, pour enquêter sur place et pour juger sans appel :
« L’officier, sa conviction faite, ordonne l’élargissement du prisonnier, déclare le mwami responsable et lui inflige une amende de quarante bovins ».
Ce fait d’infliger une amende au mwami fut considéré par les Rwandais d’alors comme chose inouïe : jamais le mwami du Rwanda n’avait été jugé et puni. D’où dans la logique des autochtones, c’était un manque de respect envers l’autorité supérieure du Rwanda.
Mais, placée dans la logique du système de protectorat, l’action des officiers allemands se justifie pleinement, car elle visait la sauvegarde de la quiétude de la population et était par conséquent un signe évident de la non tolérance du despotisme royal. Ce dernier était en effet contraire à la politique de développement que l’Allemagne entendait déployer au Rwanda.
Mais que les autochtones aient pris la punition infligée à leur mwami comme un manquement perpétré par les officiers allemands, que ces derniers aient pensé que leur agissement allait dans la droite ligne des intérêts de la population rwandaise, une chose est évidente : dans le domaine de la justice, le, mwami n’était plus le grand et seul justicier dans le pays ; un sujet lésé injustement pouvait désormais avoir recours au Résident allemand qui pouvait trancher en sa faveur. En examinant la structure de l’autorité indigène de l’époque, nous constatons que le pouvoir du mwami du Rwanda était fortement-appuyé-sur-le-droit de-vie-et-de mort qu’il avait sur la population. Une fois ce droit retiré, il n’était plus le grand craint, ni le mwami terrible du royaume. Bien qu’il ait fallu attendre l’arrivée des Belges au Rwanda pour proclamer officiellement que le droit de vie et de mort n’était plus reconnu au mwami, il ne fait pas de doute que sous cette administration militaire allemande, le pouvoir royal était sapé : en matière de justice, pilier de son autorité, son comportement n’était plus absolu ; il devait tenir compte de la présence de l’Allemand au Rwanda.
Enfin, durant l’administration militaire allemande et même jusqu’à l’éclatement de la première guerre mondiale qui sonna le glas de la présence coloniale allemande en Afrique, l’Allemagne s’occupa très peu du développement économique du Rwanda. Elle y appliqua une politique d’attente.
En effet, pour gérer d’une façon effective ce pays, les Allemands tablèrent sur la réalisation d’un projet de construction d’un chemin de fer qui devait relier le Rwanda au Tanganyika (jusqu’au port de Dar-es-salaam). Pendant tout le temps que la voie ferrée n’était pas réalisée (elle ne le sera pas), l’Allemagne se contenta de faire régner la paix sur le pays, mettant peu d’efforts sur les innovations d’ordre économique.
Il semble que cette attitude d’attente fut dictée par le fait que les Allemands ont trouvé le Rwanda très pauvre économiquement. Frappés par cette situation, ils envisagèrent de faire dépendre ce pays du sort économique du Tanganyika. Pour ce faire, la main d’œuvre abondante du Rwanda devait aller dans la région de Dar-es-salaam où la terre était abondante, mais la population clairsemée.
Dès lors, il ressort que la voie ferré envisagée n’allait pas servir au développement endogène du Rwanda mais allait servir au transfert de la population rwandaise au Tanganyika. Aussi, serait-il assez simpliste que de faire de cette voie ferrée un préalable au développement du Rwanda quand on sait surtout qu’à l’époque, le pays ne connaissait guère un problème démographique. Un constat négatif qu’il faut retenir plutôt est que les Allemands envisageaient le développement du Rwanda en fonction du Tanganyika, trouvant même en ce premier pays une réserve nécessaire de la main d’œuvre.