Le mouvement politique hutu naissant constituait une menace pour les Tutsi. Ces derniers le comprirent et précisèrent leur position à plusieurs reprises.

Le 1er  octobre 1956, paraissait dans le « Courrier d’Afrique » une déclaration importante répondant aux articles parus dans la « Presse Africaine », cités plus haut.

Les chefs du Rwanda expriment leur loyalisme envers le Mwami

« La Presse Africaine » a publié trois articles attaquant certains hommes et institutions au Ruanda. Ces articles, en de larges extraits, ont été répandus largement par la plupart des journaux du Ruanda-Urundi, du Congo Belge ou de la Belgique. Certains de ces journaux ont même estimé opportun de renchérir sur les affirmations de « La Presse Africaine ».

Nous, Chefs du Ruanda, assumant sous la direction de la puissance tutélaire belge l’administration directe des 2.000.000 d’habitants de notre pays, estimons qu’il est de notre devoir et aussi de notre droit de répondre aux principales accusations et suspicions diffusées.

1° Nous voyons dans notre Mwami Mutara Rudahigwa, régnant depuis 25 ans, la prolongation légitime de notre dynastie, vieille de neuf siècles. Cette dynastie, malgré de multiples vicissitudes, a pu conduire le peuple ruandais à son stade actuel d’évolution, indivisé, multiplié en nombre et plein du désir de vivre.

Certes notre pays n’a pas encore atteint le développement d’un état moderne, mais nous aspirons à un progrès rapide. C’est aussi le désir de notre Mwami et sa principale préoccupation. Pour nous il a bien servi son pays et nous l’en remercions. Que de longues années encore il puisse continuer à nous guider et qu’il soit assuré de notre fidélité, de notre dévouement et de notre confiance.

 

Nous ne nous arrêterons pas aux insinuations malveillantes concernant sa personne, semées par certains journaux.

Au Ruanda, la répression des crimes et délits est aux mains de la Belgique, puissance tutélaire. Nous reconnaissons l’intégrité de sa Justice et il nous étonne que des journaux coloniaux ou belges, qui doivent la connaître, aient pu aller jusqu’à la soupçonner ou la faire soupçonner de faiblesse coupable.

2° On avance comme une accusation que notre Mwami souhaite l’émancipation de son pays. Une dynastie non éteinte, ayant régné neuf siècles, soutenue par les habitants gouvernés, peut légitimement penser que le bonheur du pays ne peut être complet que dans la liberté.

Chaque jour d’ailleurs, on nous assure que l’émancipation doit être l’aboutissement de la tutelle.

Mais que les Belges se rassurent. Ni le Mwami, ni nous-mêmes, aucun n’a dans l’esprit que ce jour est proche. Quant tôt ou tard il arrivera, nous n’oublierons pas la grande sollicitude dont a fait preuve la Belgique à l’égard du Ruanda.

3° On accuse le Mwami de ne tolérer aucune opposition politique de la part de ses sujets.

Il ne faut pas confondre opposition et obstruction. Cette première existe et est admise ; cette dernière, néfaste au pays, ne peut être tolérée.

4° On accuse lis Batutsi de tenir assujettis la majorité muhutu et mutwa, et on met tout en œuvre pour opérer la ségrégation raciale du pays. La déclaration du Mwami faite au dernier Conseil du Pays et diffusée par les journaux, a déjà mis cette affaire au point.

Nous la faisons suivre :

« Certaines personnes peu, ou mal informées, répètent ou écrivent volontiers que les Batutsi venus dans le pays en conquérants, ont spolié les Bahutu de leurs biens et les ont maintenus à un rang inférieur. Une telle affirmation relève d’une tendance à ne voir que le mauvais côté des choses. Ceux qui la formulent, perdent de vue que certaines lacunes de l’organisation politique et sociale des Batutsi étaient compensées par l’assurance qu’avaient les serviteurs de jouir de la protection de leurs maîtres, les administrés de celle de leurs chefs, cette protection revêtant un caractère nettement

familial. L’harmonie de cette organisation est indéniable et nul ne peut en contester l’efficacité.

» Il est vrai que ce système est dépassé et ne correspond plus à l’évolution des esprits, mais il était fait pour d’autres temps et parfaitement adapté à leurs nécessités.

» Les Bahutu eurent de tous temps l’occasion d’acquérir richesse et considération sociale.

» Quant au pouvoir politique, les Bahutu et même certains Batwa furent nommés chefs par le Mwami du Ruanda. Si la chose a été perdue de vue, si l’on a pu croire que seuls, les Batutsi étaient aux postes de commande du Pays, c’est que des alliances de ces chefs Bahutu et Batwa avec des familles Batutsi avaient tôt fait d’aplanir les différences sociales et raciales de sorte que toute distinction devenait impossible.

» A plus forte raison, sous le régime actuel, les chances sont-elles laissées à tous, suivant leurs capacités et leurs mérites, d’accéder à toutes les fonctions vacantes.

» Le Ruanda est l’habitat d’un peuple homogène où les droits doivent être les mêmes pour tous.

» Nous demandons à tous les Banyaruanda de ne pas se laisser gagner par la thèse — fausse en droit et en vérité — d’une scission existant au sein de leur communauté.

» Nous avons un but commun à poursuivre : le progrès du pays sous toutes ses formes et non la misère et l’anarchie ».

Profondément convaincus de son bien-fondé et fidèles à notre devise : « Un peuple uni progresse — Imbaga y’inyabutatu ijya mbere », nous assurons quiconque que nous emploierons toute notre influence et toute notre force, auprès des Blancs comme des Noirs, à maintenir unis races et clans du Ruanda, dans l’esprit précisé par la déclaration du Mwami.

5° En Afrique, certaines races s’éteignent, d’autres ne prolifèrent pas. Malgré que la pauvreté de son sol et la densité de son occupation obligent beaucoup de ses habitants à s’expatrier ou à aller travailler en dehors du pays, la population du Ruanda ne fait que croître. Ceci implique que les principes de vie, s’ils ne sont pas encore arrivés à des normes européennes, renferment pourtant beaucoup de sagesse.

Il serait dangereux de les détruire sans y avoir substitué solidement des principes adéquats autres.

6° Le Ruanda est divisé en chefferies et administré par 46 chefs. Quarante-trois de ceux-ci, convaincus de sa nécessité et de son bien-fondé, ont signé en toute liberté la présente déclaration.

Au cours de l’année 1958, la doctrine politique des Tutsi fut condensée dans deux écrits rédigés à Nyanza, l’un le 17, l’autre le 18 mai 1958 et signés, l’un par 12 « bagaragu b’ibwami bakuru », l’autre par 14 Banyarwanda présents à Nyanza.

Premier écrit de Nyanza « voici le détail historique du règne des Banyiginya au Rwanda».

L’ancêtre des Banyiginya est KIGWA, arrivé à Rwanda (rwa Gasabo — localité) avec son frère nommé MUTUTSI et leur sœur NYAMPUNDU.

Ils avaient avec eux leur gros et petit bétail ainsi que de la volaille, chaque fois en paires sélectionnées de mâle et femelle. Leur mutwa MIHWABIRO les suivait de très près. Leurs armes étaient les arcs doublés (ibihekane); leurs occupations étaient la chasse et la forge.

Le pays était occupé par les BAZIGABA qui avaient pour roi le nommé KABEJA. Les sujets de Kabeja vinrent d’abord en petite délégation ensuite beaucoup plus nombreux, et ceux-ci de par eux-mêmes, voir la famille Banyiginya et s’entretenir avec

elle. Celle-ci leur a donné, d’abord gratuitement ensuite moyennant services, des charges de viande, fruit de leur chasse. Dans le royaume Kabeja on ne savait pas forger : aussi tous les ressortissants de ce pays sont venus prester les services auprès de la famille Kigwa pour avoir des serpettes et des houes.

Les relations entre les sujets de Kabeja et la famille Kigwa furent tellement fortes que ces derniers abandonnèrent leur premier maître et se firent serviteurs de Kigwa.

L’affaire en étant ainsi jusqu’alors, l’on peut se demander comment les Bahutu réclament maintenant leurs droits au partage du patrimoine commun. Ceux qui réclament le partage du patrimoine commun sont ceux qui ont entre eux des liens de

Fraternité. Or les relations entre nous (Batutsi) et eux (Bahutu) ont été de tous temps jusqu’à présent basées sur le servage ; il n’y a donc entre eux et nous aucun fondement

de fraternité. En effet quelles relations existent entre Batutsi, Bahutu et Batwa ?

Les Bahutu prétendent que Batutsi, Bahutu et Batwa sont fils de KANYARWANDA, leur père commun. Peuvent-ils dire avec qui Kanyarwanda les a engendrés, quel est le nom de leur mère et de quelle famille elle est ?

Les Bahutu prétendent que Kanyarwanda est père de Batutsi, Bahutu et Batwa ; or nous savons que ICigwa est de loin antérieur à Kanyarwanda et que conséquemment

Kanyarwanda est de loin postérieur à l’existence des trois races Bahutu, Batutsi et Batwa, qu’il a trouvées bien constituées. Comment dès lors Kanyarwanda peut-il être père de ceux qu’il a trouvés existants ? Est-il possible d’enfanter avant d’exister ?

Les Bahutu ont prétendu que Kanyarwanda est notre père commun, le « Ralliant » de toutes les familles Batutsi, Bahutu et Batwa : or Kanyarwanda est fils de Gihanga, de Kazi, de Merano, de Randa, de Kobo, de Gisa, de Kijuru, de Kimanuka, de Kigwa. Ce Kigwa a trouvé les Bahutu dans le Rwanda. Constatez donc, s’il vous plaît, de quelle façon nous, Batutsi, pouvons être frères des Bahutu au sein de Kanyarwanda, notre grand-père.

L’histoire dit que Ruganzu a tué beaucoup de « Bahinza » (roitelets). Lui et les autres de nos rois ont tué des Bahinza et ont ainsi conquis les pays des Bahutu dont ces Bahinza étaient rois. On en trouve tout le détail dans « l’Inganji Kalinga ». Puisque donc nos rois ont conquis les pays des Bahutu en tuant leurs roitelets et ont ainsi asservi les Bahutu, comment maintenant ceux-ci peuvent-ils prétendre être nos frères?

Nous, grands Bagaragu de l’Ibwami.

(Sé) KAYIJUKA (dit « Umuhanuzi » – devin),

RUZAGIRIZA, SERUKAMBA, NDAMAGE, RUKEMAMPUNZI, SEZIBERA, MAZINA, SEKABWA, RWESA, NKERAMIHETO, SEBAGANJI, SHAMUKIGA.

Deuxième écrit de Nyanza  18 mai 1958.

Au Mwami, Ch. L. P. Mutara Rudahigwa, et A Messieurs les Membres du Conseil Supérieur du Pays du Ruanda,

Voici ce que nous Banyarwanda nous vous disons :

Nous vous exposons nos doléances à propos des ibikingi et des amasambu, propriétés exclusives de leurs possesseurs comme le Rwanda est la propriété exclusive du Mwami. Nous vous disons que comme le Rwanda ne peut être vendu, ainsi nous

nous opposons, au nom de tous les possesseurs des amasambu et des ibikingi, à la

vente de ceux-ci :

Voici la raison de ce refus :

1° C’est une coutume de tous les temps, depuis le premier homme, que celui qui reçoit une chose en servage peut se voir enlever la dite chose s’il commet quelque faute. Quelle faute avons-nous commise pour nous voir spolier nos amasambu et nos ibikingi ?

2° Pour quelle raison veut-on procéder au partage de nos ibikingi et de nos amasambu, alors qu’au Ruanda il y a de bons endroits inhabités dont peuvent très bien profiter tous les Banyarwanda pour y installer leurs cultures et faire paître leurs troupeaux ? Il y a beaucoup d’endroits inhabités : 1) Bugesera; 2) Rukaryi; 3) Icyanya; 4) Bgiliri; 5) Mubari; 6) Umutara; 7) Kinyamahinda; 8) Umugamba; 9) Rweya. Tous ces endroits sont inexploités au détriment des hommes et du bétail alors, qu’anciennement, ils étaient habités et qu’on y faisait paître du bétail (probablement allusion aux tsé-tsé).

Précédemment vous avez envoyé des gens au Gishari-Mukoto pour qu’on ne soit pas trop à l’étroit dans le Pays. Pour quelle raison est-ce qu’actuellement vous voulez faire le partage des ibikingi et des amasambu entre les Banyarwanda alors qu’il existe des endroits inhabités, endroits sous votre dépendance ? Déjà les amasambu et les ibikingi sont insuffisants à cause du grand nombre d’habitants et de bétail : si maintenant vous voulez en faire le partage entre tous les habitants, il y aura des révoltes dans tout le pays et vous allez faire mourir et ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas, de sorte que ceux qui en auront les possibilités seront forcément obligés d’émigrer vers les pays britanniques.

Voici un exemple de la bonne valeur de ces contrées désertes : lors des tournées jubilaires du Mwami, à Gahini, dans les différentes présentations, se trouvait une vache très remarquable issue de ces régions. Le Mwami l’a bien vue de même que les

chefs Karisa et Segikwiye et tout le public présent.

Nous sommes entourés d’autres pays : Urundi, Congo Belge, Uganda, Ankore, Toro. Tous ces pays jouissent d’une paix et d’une tranquillité parfaites. Toutes leurs coutumes ancestrales n’ont subi aucun changement, nous ne parlons évidemment pas des mauvaises coutumes du paganisme.

Est-ce qu’il n’y a de Gouvernement qu’ici ? Nos civilisateurs-éducateurs ne sont pas comme ceux d’ailleurs ?

Messieurs les Membres du Conseil Supérieur du Pays, vous êtes les responsables du Pays : c’est pour cela que vous avez été élus. Nous vous demandons de rechercher les personnes qui, continuellement, provoquent tant de troubles révolutionnaires dans le pays. Nous vous prions de nous les trouver. Nous désirons que la paix et la tranquillité règnent ici comme elles règnent dans les pays qui nous entourent.

Nous les Banyarwanda présents à Nyanza, (sé) par 15 vieux Batutsi, grands bagaragu de l’Ibwami.

(Sé) KAYIJUKA, KIBIBIRO, SERUKAMBA, BUSERUKA, RWESA, RUVUGWAHO, RUZAGIRIZA, NYIRUBUYOMBERO, EKABWA, RWASHA, NKERAMIHETO, MUKOMANGANDO, NYAKARASHI. SEZIBERA.

Position du Conseil supérieur et du Mwami

En juin 1958, un débat eut lieu au Conseil supérieur du Rwanda sur le problème Bahutu-Batutsi, à l’issue duquel la conclusion suivante fut tirée par le Mwami Mutara III, le soir du 12 juin 1958 : Il ne s’agit que de néfastes bruits croissants, que propage un groupe restreint de types qui eux-mêmes agissent sous une influence étrangère de quelques blancs ou noirs, aux idées communisantes et dont l’intention est de diviser le pays…

Ces ennemis du pays ne réussiront guère à diviser le Ruanda dont l’union nationale est neuf fois séculaire et dont la force d’organisation politique a toujours anéanti les plus fortes attaques des envahisseurs…

D’ailleurs, le pays entier est coalisé à la recherche de l’arbre mauvais qui produit ces mauvais fruits de division. Quand il sera trouvé, il sera coupé, déraciné et brûlé, pour qu’il disparaisse et que plus rien ne reste…

L’ennemi du pays tombe victime dans les pièges que lui tend le pays. Une motion fut votée à la majorité :

Insister auprès du gouvernement, pour que soient rayés de tous les documents officiels les termes BAHUTU, BATUTSI, BATWA ».

Les chefs féodaux ne furent pas les seuls à défendre l’institution monarchique et le point de vue des Tutsi. La plus haute figure du clergé tutsi, Mgr A. BIGIRUMWAMI, s’adressa à ses compatriotes. L’article ci-dessous a paru en extraits, dans « Témoignage chrétien », édition belge, du vendredi 5 septembre 1958.

Etat de la question sur le problème des Batutsi, Bahutu et Batwa (extraits)

Mes bien chers compatriotes,

Permettez-moi de vous adresser de loin, d’Europe, de Belgique, mes salutations les plus affectueuses. Permettez-moi aussi de vous parler d’un problème d’actualité, d’un problème qui déborde désormais l’opinion ruandaise et préoccupe les responsables de l’avenir de notre cher pays, que ce soit ici en Belgique ou que ce soit chez nous, au Ruanda-Urundi.

Il s’agit, vous l’avez sans doute déjà deviné, du problème des relations entre les trois groupements qui constituent la nation ruandaise : groupements « raciaux » ou sociaux des Batutsi, des Bahutu et des Batwa.

Le problème est, il existe. N’existerait-il même pas, que le fait d’en parler et d’en discuter d’une façon souvent passionnée qu’on en devrait sans contredit admettre dorénavant l’existence.

Le fait étant constaté, objectivement reconnu, il convient d’en rechercher les solutions qui s’imposent, avec sérénité. Il convient donc au préalable de poser clairement le problème : de quoi s’agit-il ?…

Il ne sert en effet à rien d’envenimer la situation, de « pêcher en eau trouble », et de semer la discorde et la haine. «Là où est la charité et l’amour, là Dieu est. » La vie religieuse, politique, sociale et économique d’un peuple, d’une nation, d’un état en dépend.

Je me suis toujours refusé à me mêler de l’affaire bahutu, batutsi, batwa, dont je reconnaissais cependant les méfaits, et je me disais que les responsables sont bien renseignés, que par conséquent je devais patiemment attendre la solution.

Il y a un peu plus d’un mois, je lisais avec stupeur dans un hebdomadaire métropolitain : « Témoignage Chrétien » (vendredi 20 juin 1958, n° 728), un article écrit de la main d’un Ruandais et concernant précisément le problème des Bahutu, Batutsi et Batwa, intitulé : « Heures décisives du Ruanda ». En bon Ruandais et surtout en tant qu’évêque de l’Eglise catholique, je veux profiter de l’occasion pour donner quelques précisions. Je dis bien que j’ai lu avec stupeur, car il s’agit en l’occurrence d’un article faux et mensonger à l’adresse d’une opinion non avertie des réalités ruandaises. Il s’agit d’un mensonge qui met aux prises non seulement des individus, mais des groupements sociaux et raciaux, des peuples frères, et c’est grave, très grave.

Le correspondant de l’hebdomadaire métropolitain prétend tenir ses renseignements d’une déclaration faite à la session du Conseil supérieur du pays. Le bien-fondé de cette assertion m’échappe, c’est le moins que je puisse dire.

Jugez-en vous-mêmes par quelques extraits de cet article :

Chapitre I. — LES RUMEURS

Il est dit dans l’article mentionné ci-dessus que :

1° Les Batutsi se sont attribué le Ruanda à titre de conquête, tuant les Bahinza (roitelets) et asservissant les Bahutu. Vous me permettrez, au départ, de poser une question : Y a-t-il — pour qui veut se pencher sur l’histoire des pays et des peuples que nous connaissons — une possibilité d’en signaler un qui n’ait eu ses rois, sa noblesse, ses classes socialement et économiquement distinctes ?

Lorsque les Batutsi firent leur entrée au Ruanda (l’histoire nous dira peut-être cette entrée des Batutsi), la conquête à force de tueries, de massacres, leur était impossible. Il est certain qu’à leur arrivée (ce qui est à prouver) ils étaient encore moins nombreux qu’aujourd’hui ; de plus ils étaient insuffisamment armés pour se permettre des massacres.

Disons que leur conquête (s’il en fut une) fit appel à une arme plutôt pacifique, qui bientôt fut socialement et économiquement effective dans un pays à économie purement agricole, ignorant tout des échanges monétaires du monde occidental : la vache. Grâce à la vache, ils purent entrer dans le pays, s’y imposer (économiquement, socialement et, par ricochet, politiquement) par le moyen du « lien de clientèle »

(Ubuhake), plus ou moins assimilable à l’ancien servage occidental.

Les petites guerres de conquête ne datent pas de longtemps. A quand dater les conquêtes ruandaises ? Pour ne parler que des plus importantes et récentes, rappelons la conquête du Gissaka par les rois du Ruanda d’alors, et la mise au pas des provinces du Mulera, du Kingogo, du Bishiru. Le Gissaka a été conquis par l’arrière-grand-père du Mwami actuel, Charles Mutara. Qui ne connaît pas Kayondo dans le Mulera, Nyiliminega, Ruvuzandekwe et Nyangezi (t mars 1958) au Kingogo et au Bishiru. Le roi et ses chefs, tous les Ruandais batutsi, bahutu et batwa ont pris part aux conquêtes des pays et provinces non soumis ; tous ont participé aux massacres des roitelets et des autres prétendants au pouvoir. Il nous suffit (noirs et blancs de 50-80 ans d’âge au Ruanda) d’interroger nos mémoires les plus fraîches à défaut d’historiens.

2° Il est dit encore dans l’article en question que « les vieux Batutsi appellent toujours un Muhutu : « impundu », c’est-à-dire singe, tout comme ils ne peuvent jamais admettre qu’un Congolais soit autre chose qu’un animal brut. A ceci je ne sais que dire. La portée d’une pareille assertion prise comme vraie a de graves conséquences. Je vous pose seulement quelques questions à vous tous, Ruandais, tout comme moi : — Où a-t-on jamais entendu au Ruanda appeler un homme quelle que soit sa race, un singe? Je ne crois pas me tromper en disant que le mot même « impundu » est inconnu et incompris par plusieurs Ruandais. Tous les vieux Batutsi ? Quels Batutsi ? De quelle région ? Pourquoi les traiteraient-ils en impundu alors qu’ils sont à leur service?

— Quels « vieux », anciens Batutsi ont jamais affublé un Congolais du qualificatif d’« animal brut »? Qu’est-ce que vient faire ici le brave Congolais ?

Et maintenant, m’adressant à l’auteur même de l’article, je lui pose les questions

suivantes :

— Quels objectifs vise-t-il lorsqu’il informe de façon inexacte et fausse l’opinion des lecteurs en Belgique, en Europe et en Afrique?

— Pour quelles fins éveille-t-il, crée-t-il un sujet de discorde, non seulement entre Ruandais eux-mêmes, mais entre Ruandais et Congolais ? Ce n’est pas précisément la meilleure façon de défendre les intérêts des Bahutu que de fonder leurs griefs, si griefs il y a, sur des inexactitudes.

Chapitre II. — LE VRAI PROBLEME

C’est en ordre principal pour situer avec clarté les contours du problème des Batutsi, Bahutu et Batwa que je vous adresse cette lettre afin qu’ensemble, cette fois en toute connaissance de cause, en toute objectivité et d’une façon constructive, nous nous attelions tous à la solution du problème que nous ne gagnons rien à vouloir ignorer.

Je procéderai pour ma part par quelques questions qui aideront le lecteur et surtout les responsables de nos destinées à rechercher les données exactes du problème.

1° Le premier point à élucider dans cette controverse me semble être d’établir certaines notions qui devraient d’ailleurs relever des spécialistes de l’ethnologie :

— Qu’est-ce qu’un « Muhutu » ? Qu’est-ce qu’un « Mututsi » ? Qu’est-ce qu’un « Mutwa »?

— Sur quels critères se fonder pour en donner les définitions ?

Sont-ce des critères physiques, raciaux ou des critères sociaux et économiques ?

J’en donne pour preuve le fait des populations quasi totalement mêlées par le truchement des mariages, des territoires ou régions de Nyanza-Nduga, de Kigali-Buganza, de Kibuye et du Kinyaga. J’aimerais d’ailleurs savoir ce qu’en pensent les habitants de ces régions. Ils auraient pour le moins de la peine, rien qu’en se fondant sur les caractères spécifiquement physiques et raciaux, de repérer à vue ceux qui parmi eux sont Bahutu, Batutsi ou Batwa. Il a fallu qu’on me le dise, sans trop me convaincre,

pour que je concède que les Batwa du Kabagali (Territoire de Nyanza) sont réellement

des Batwa et non des Batutsi!

Je me permettrai de vous parler de mon propre cas, et ce, à titre d’exemple, pour illustrer l’inanité des critères physiques et bien des fois sociaux et économiques : il n’y a guère, j’étais convaincu, bien qu’avec réserves, que j’étais un mututsi. Je suis revenu de cette conviction boiteuse en lisant le livre du R. P. Delmas : « Noblesse au Ruanda ». L’auteur fait remarquer avec clarté que le clan (le mien) ou la famille des Bagesera n’est pas constitué par des Batutsi mais bien plutôt que ses membres sont des Bahutu.

Si bien que j’aimerais voir établir quels sont les Bahutu, quels sont les Batutsi, quels sont les Batwa, afin que toute cause de discorde et de la soi-disante discrimination puisse être éliminée par la base.

2° J’en arrive à une seconde question : celle des « manifestes » qui sont à la mode. Les Bahutu en ont rédigé un, les Batutsi de même. Il paraît que les Batwa ont le leur. Je n’ai pas l’honneur de le connaître. Je me demande et je vous demande :

— Quelles sont l’origine et la cause de ces manifestes ?

— Que visent-ils ? A qui s’adressent-ils ? Contre qui, contre quoi s’insurgent-ils ?

— Les Bahutu s’adressent, n’est-ce pas, aux Batutsi ? Mais est-ce à tous ceux qui portent l’étiquette de Batutsi ? Est-ce à un petit groupe ? Est-ce spécifiquement aux chefs de province qui ne sont au Ruanda qu’une poignée de 52 personnes ? Est-ce aux sous-chefs et à leurs aides, atteignant à peine le nombre de mille ?

— Le manifeste des Batutsi est-il une réplique au manifeste des Bahutu ? Ici encore il importe de bien délimiter les objectifs du manifeste. Les Batutsi, que veulent-ils au juste par leur manifeste ? Et les Batwa, que veulent-ils ?

  1. a) En attendant la définition de nos Batutsi, Bahutu et Batwa, je pense qu’il

est inutile de chicaner sur les critères physiologiques ou autres, dont nos parents eux- mêmes ne sauraient pas donner des raisons suffisantes.

  1. b) Quant à ce qui concerne la controverse relative à des données engageant la vie sociale ou économique du pays, telles les vaches, les chèvres, les domaines fonciers, le « kazi » (travaux plus ou moins forcés pour le bien de la communauté), il existe des instances habilitées pour trancher les différends y afférant. Il est loisible à tous de faire appel, soit aux tribunaux, soit au Mwami, au Résident, voire au Gouverneur du Ruanda-Urundi.
  2. c) Le manifeste des Bahutu — j’en parlerai davantage parce qu’il a un certain mérite : celui d’être à certains égards, plus clair que celui des Batutsi, mais hélas ! à mon sens, sans être nécessairement plus constructif — s’adresse apparemment aux Batutsi. Je repose la même question que ci-dessus : est-ce à tous les Batutsi ? Est-ce à un groupe de Batutsi ? Pourquoi et à quelles fins ? Quel intérêt un tel manifeste comporte-t-il pour l’intérêt du pays ?

— Le manifeste affirme que les Batutsi se font à eux seuls attribuer l’administration totale du pays !

Ici encore il me semble qu’il faut se prémunir contre des préjugés ou des préventions. C’est nettement s’écarter de l’élémentaire objectivité que de parler des Batutsi au pluriel. Combien sont-ils au pouvoir et combien de Batutsi qui y aspirent plus que les Bahutu?

Soyons réalistes et constructifs dans nos réclamations. Recherchons objectivement les causes des tensions éventuelles dans la vie sociale, politique et économique du pays. Il me semble, en effet, que ni les Bahutu, ni les Batutsi, ni les Batwa n’osent aborder de face les difficultés qu’ils rencontrent : ou bien ce sont les Batutsi qui sont en faute, ou bien ce sont les Batwa, ou bien les Bahutu, ou enfin l’administration indigène et européenne.

Il faudrait plutôt faire nettement le point, établir les responsabilités, et ensemble rechercher les solutions qui s’imposent, sans perdre de temps à chicaner, alors que de tous côtés, ce n’est certes pas la bonne volonté qui fait défaut.

Le fond du problème semble être le fait que, vu l’évolution actuelle du Ruanda, beaucoup de personnes, Bahutu, Batutsi, sans doute aussi les Batwa, voudraient prendre une part active, effective, aux affaires politiques, sociales et économiques du pays.

Pourquoi, dès lors, ne pas s’adresser directement aux responsables des destinées de notre pays, c’est-à-dire le Mwami, le Résident, le Gouverneur du Ruanda-Urundi ou le Gouvernement belge ?

  1. d) Une autre question soulevée par le manifeste en question : le « kazi » (travail plus ou moins forcé pour le bien de la communauté).

Peut-on en toute objectivité en attribuer la responsabilité à une quelconque collectivité de Batutsi ? Ceux-ci en sont-ils exempts ? N’en souffrent-ils pas peut-être plus que les Bahutu ? Qu’il suffise pour s’en rendre compte de considérer les causes des nombreuses émigrations en Uganda, au Tanganyika et au Congo. Quels sont ceux qui en sont davantage sujets?

Il ne semble pas dès lors indiqué de proposer une solution comme celle-ci : « La première solution est un esprit… Qu’on abandonne la pensée que les élites ruandaises ne se trouvent que dans les rangs hamites. »

Il faut, à mon sens, considérer les faits, et à partir de ceux-ci, émettre des solutions dénuées de passions, et d’intérêts inavouables. Qui sont les responsables de la situation qui est à l’origine de la controverse ? A qui s’en prendre si l’esprit et la pensée sont que l’élite ruandaise est dans les rangs des hamites ? Les Bahutu, qu’ont-ils fait pour lutter contre cet esprit ?

LA QUESTION SCOLAIRE

  1. e) Le manifeste des Bahutu enfin, parle de la question scolaire et dit entre autres choses ceci : « Jusqu’ici la sélection qui se fait au stade secondaire et supérieur (dans les écoles) crève les yeux ».

La sélection, d’après le manifeste, semble se faire en faveur des enfants batutsi.

A ceci il est relativement aisé d’apporter réponse :

Je poserai au préalable une question : Qui pourrait affirmer, preuves à l’appui, que dans les écoles, des degrés secondaire et supérieur sont constitués par des enfants de véritables Batutsi ?

Seuls les enfants du groupe intermédiaire, ni batutsi, ni bahutu, peuplent les écoles supérieures. Rares sont les enfants des véritables Batutsi et rares sont les enfants du peuple dans ces écoles supérieures.

Encore une fois, à qui s’en prendre ? Aux Batutsi ? Aux parents ? Au gouvernement ? Aux missions ? En ceci, il faut plutôt établir la part des responsabilités et des possibilités : responsabilités du côté des parents plus ou moins exigeants à l’égard de leurs enfants, c’est-à-dire qui s’intéressent plus ou moins aux études de leurs enfants, responsabilités et possibilités à l’égard de la direction des écoles.

D’ailleurs par manque de locaux et de corps professoral en suffisance, je suis bien placé pour le savoir, il suffit de se bien renseigner pour savoir que dans nos écoles secondaires les critères d’âge et de résultats scolaires seuls jouent, indépendamment de toute considération raciale, sociale ou économique. Seuls, ceux parmi les élèves qui ont donné satisfaction entière dans le degré primaire, grâce, pour une certaine part, aux parents, peuvent prétendre accéder aux écoles secondaires et supérieures.

Il serait normal que ceux qui ont rempli ces conditions et n’ont pas été ensuite satisfaits, s’en plaignent au Mwami, au Résident et au Gouverneur. Il est inopérant de s’adresser à une tierce personne, fût-ce même à un groupement, à une collectivité !

Bien chers compatriotes, excusez-moi de vous avoir encombrés de toutes ces réflexions qui sont l’objet de mes préoccupations en tant que Ruandais, et en tant qu’Evêque ruandais.

J’estime cependant qu’il faut une fois pour de bon faire le point, écarter dans le pays et dans nos rapports avec les voisins toute cause de discorde, de tension, voire de haine. L’évolution très rapide que traverse notre pays ne doit pas et ne peut pas nous aveugler au point de méconnaître des réalités, telles que sont les différences sociales et économiques. Le tout pour nous doit consister à les envisager dans la vérité, la justice, la charité.

Encore une fois, « là où est la charité et l’amour, là Dieu est ».

Mgr. A. BIGIRUMWAMI,

Vicaire Apostolique de Nyundo-Kisenyi, Ruanda.