L’année 1960 s’ouvrait donc sous des auspices favorables aux partis hutu. Deux actions déterminantes de la Tutelle se dessinaient, menées, l’une par le haut et l’autre par le bas, mais toutes deux orientées en faveur de la démocratisation des institutions.

L’action par le haut était concrétisée par le décret intérimaire du 25 décembre 1959. Le terme « intérimaire » laissait sans doute entendre que ses dispositions seraient sujettes à révision lorsque le pays aurait atteint un nouveau stade de sa maturité politique. Tel qu’il était, il répondait au triple objectif suivant: une démocratisation plus nette du fait de la participation de l’ensemble de la population aux élections, une augmentation sensible des responsabilités exercées par les autorités autochtones en vue d’instaurer l’autonomie interne et, finalement, la fusion des chaînes de commandement parallèles, l’autochtone et l’européenne, mettant ainsi un point final à la politique de l’administration indirecte.

Pratiquement, cela signifiait que les 544 sous-chefferies étaient purement et simplement supprimées et remplacées par 229 communes, dont les bourgmestres et les conseillers seraient désignés d’après les résultats des élections générales à organiser au début du mois de juin 1960. Les bourgmestres seraient nominés par le mwami sur avis conforme de la Tutelle. Les chefferies étaient destinées à disparaître, tout au moins en tant qu’entités politiques. L’échelon intermédiaire serait constitué par les dix provinces du pays, les territoires actuels.

Leur direction serait confiée à des préfets ruandais, après un stage à effectuer en qualité d’adjoints, aux côtés des administrateurs européens. Ceux-ci trouveraient ensuite un rôle de conseillers. De cette manière, les deux hiérarchies, la coloniale et l’autochtone, seraient fondues en une seule.

En ce qui concerne le Conseil du Pays, ce parlement en puissance, quelque chose avait été conservé de l’ancien système électoral, puisqu’il devait encore être élu au second degré et non dans le cadre d’élections générales.

Le pouvoir législatif est exercé par le mwami et le Conseil par la voie d’édits. Le pouvoir exécutif est exercé par le mwami par la voie d’arrêtés. Un gouvernement du pays est instauré. Il est composé d’un chef de gouvernement et de chefs de départements. Ils sont nommés et révoqués par le Mwami, de l’avis conforme du résident.

On conviendra que, si une participation plus grande était réservée à la population par la voie des élections communales, les pouvoirs du mwami et de ses collaborateurs étaient notablement renforcés. Pour un souverain conscient de l’évolution inéluctable des idées et des mœurs, c’était une occasion superbe de reprendre les rênes du pays, à la condition qu’il ne s’obstine pas à n’être qu’un Tutsi.

Une chose m’étonnait. C’était que la notion de l’entité Ruanda-Urundi était encore maintenue, alors qu’à mon sens bien peu de choses unissaient ces deux pays, tandis que beaucoup les séparaient, voire les opposaient. Sans doute l’influence de l’ONU s’était-elle fait sentir ici. Elle cherchait, en effet, à éviter la balkanisation des nouveaux états indépendants. Mais elle semblait oublier que la balkanisation consiste à former de nouveaux états à partir d’ensembles qui sont unifiés ou l’ont été dans le passé. Or ici ce n’était pas le cas, puisque le seul trait d’union qui ait jamais existé entre le Ruanda et l’Urundi était l’administration de la Tutelle, elle-même destinée à disparaître lors de l’indépendance. Le ministre De Schryver n’ignorait certainement pas ce fait, mais peut-être avait-il prudemment laissé le soin à l’avenir de trancher cette question. En admettant l’hypothèse peu vraisemblable qu’une union quelconque puisse jamais exister entre les deux pays, il évitait en tout cas une confrontation avec l’ONU.

L’action par le bas consistait évidemment dans le remplacement des chefs et des sous-chefs tutsi par des Hutu. Les administrateurs ne perdirent pas leur temps et au moment où se firent les élections communales il y avait sur 550 sous-chefs 326 Hutu et sur 45 chefs 26 Hutu! Chacun de ces remplacements avait été effectué aux applaudissements de la population qui les considérait comme autant de confirmations de la rupture de ses liens de servage. Au début, je me rendais régulièrement à Nyanza pour obtenir du mwami la nomination des nouvelles autorités hutu. Il signa bien quelques documents, mais ensuite, devant leur nombre croissant, il refusa de le faire. Je pris donc sur moi de les signer en vertu de mon pouvoir de substitution. Était-ce tout-à-fait régulier? Peut-être pas, mais je ne m’en souciais pas trop. L’enjeu était trop important puisqu’il s’agissait du sort d’un peuple. Je sentais bien qu’à Usumbura beaucoup estimaient que je manquais vraiment d’égards pour les autorités traditionnelles défenestrées et je m’attendais à l’une ou l’autre réaction. Mais elle ne vint pas. Quoi qu’il en soit, ces remplacements eurent un effet proprement exaltant sur le peuple, qui voyait ainsi tomber un à un , la plupart de ses anciens maîtres abhorrés. Les Hutu commencèrent alors vraiment à y croire.

Dans son livre intitulé Pouvoir et Droit au Rwanda, écrit pour sa thèse de doctorat en droit, M. Filip Reyntjens exprime l’opinion suivante sur l’installation des autorités intérimaires hutu. « On ne peut surestimer l’importance historique de la première action strictement politique du résident spécial, le colonel Logiest: l’installation d’un nombre élevé d’autorités « intérimaires » hutu. Vers la fin de novembre 1959, après la jacquerie, un nombre impressionnant de chefs et de sous-chefs, en majorité tutsi, n’exerçaient plus leur commandement par suite d’arrestation, de fuite, de mutation, de sinistre, de démission ou d’élimination physique. Des 45 chefs en place avant les événements, 23 avaient perdu leur fonction; des 489 sous-chefs, 158 n’exerçaient plus leur commandement. Les conséquences politiques de la jacquerie furent différentes de territoire à territoire: Gitarama, Gisenyi et surtout Ruhengeri furent très touchés, tandis qu’à Astrida, Kibuye, Nyanza et Kigali les effets furent moins importants. Kibungu, Cyangugu et Byumba furent pratiquement épargnés. On ne peut manquer de remarquer que deux des territoires les plus touchés, Gisenyi et Ruhengeri, furent ceux où les Tutsi avaient subi les plus lourdes pertes lors de la consultation de 1956. Quant à Gitarama, c’est là que débuta la jacquerie et que se situait le vicariat apostolique de Kabgayi qui avait dans une large mesure épousé la cause hutu.

 Ce fut une occasion inespérée pour le colonel Logiest, qui voyait son action contrecarrée par la hiérarchie coutumière tutsi. Il était ainsi difficile de relayer des ordres et des messages à la population sans déformation en cours de route, lorsqu’il fallait suivre la filière coutumière (mwami-chef-sous-chef). Le résident spécial décida de profiter de la situation créée par les troubles pour « débarquer); du moins partiellement sinon complétement, cette hiérarchie. Il considérait le soutien aux Hutu comme partie intégrante du maintien de l’ordre public.

 La position d’un résident militaire n’est pas une position politique; son rôle est de laisser, en abandonnant le commandement, une situation moins susceptible de troubles que la situation actuelle. Pour cela nous devons favoriser les éléments d’ordre et affaiblir les éléments de désordre, en d’autres termes favoriser l’élément hutu et défavoriser l’élément tutsi parce que « l’un sera obéi et l’autre pas. En conséquence nous avons pleine initiative pour mettre en place des sous-chefs hutu, là où ils ont une chance de réussir avec l’aide de l’administration ». (P. V. réunion des administrateurs de territoire, Kigali, 17.11.59)

Logiest donna par conséquent ordre aux administrateurs de territoire de lui proposer la révocation du plus grand nombre de chefs et de sous-chefs tutsi. Un grand nombre de chefferies et de sous- chefferies étaient en outre, comme nous l’avons vu, devenues vacantes pour d’autres raisons.

Même là où les autorités tutsi étaient restées en place le résident spécial voulait les déloger par tous les moyens. Passant outre aux objections du résident général Harroy, qui – sans trop insister – fit remarquer l’illégalité de pareille solution, le colonel Logiest conseillait «la constitution de comités qui feront connaître les noms des personnes qui seront déclarées indésirables et qui seront éloignées ». À la question du directeur P. Lannoy du service des AIMO qui, se basant sur le décret de 1952, voulut savoir si les chefs ou sous-chefs qui le souhaiteraient pourraient reprendre leur commandement, le colonel Logiest répondit que «si une autorité chassée par la population manifeste le désir d’être réintégrée, il faut s’y opposer pour des raisons d’ordre public et de sécurité, leur présence dans leur commandement ayant justement été à l’origine des troubles de l’ordre public qui ont été enregistrés dans leur circonscription», et d’ajouter que «l’administration doit profiter de toute faute pour les mettre à pied ».

Dans un même temps; il fallait marquer un point: s’adressant à l’administrateur du territoire de Ruhengeri au début de l’opération de remplacement, Logiest dit: « Avec la quasi- totalité d’autorités hutu, votre territoire doit servir d’exemple à tout le Ruanda. Vous devez prouver que les Bahutu sont capables de participer activement à la direction de leur pays ».  On constate que, même si l’on estime que la fin justifie les moyens, nous sommes en pleine illégalité. »

L’appréciation de M. Reyntjens est sans doute juste dans le cadre juridique d’une simple jacquerie. Dans mon esprit, par contre, il s’agissait d’une véritable révolution.

Et que dire au sujet des Tutsi? Incontestablement ils étaient divisés. Le plus grand nombre, ceux qu’on appelait les petits Tutsi, furent admis à réintégrer leurs habitations. Ils avaient apparemment accepté de vivre désormais parmi les Hutu sur un pied d’égalité. Il est douteux cependant qu’ils aient accepté cette situation nouvelle de bon cœur. Leurs relations avec l’autre race demeuraient tendues et on les sentait prêts à suivre leurs chefs et à rétablir leurs anciens privilèges. Plusieurs milliers de Tutsi déclarés irrécupérables par les Hutu, avaient trouvé refuge, plus ou moins contre leur gré, dans le paysanat de Nyamata, au Bugesera.

D’autres se sont expatriés dans les pays voisins.

Les plus importants et aussi les plus inconditionnels avaient quitté le pays pour Dar-es-Salaam, Kampala ou Nairobi. Ils allaient constituer ce qu’on a convenu d’appeler l’UNAR extérieure. On pouvait s’attendre de leur part qu’ils recourent à tous les moyens, y compris le terrorisme, pour reprendre le pouvoir. Dès le début, ils harcelèrent l’ONU de leurs pétitions. Ils accusèrent la tutelle belge des exactions et des crimes dont, en réalité, eux-mêmes s’étaient rendus coupables. À l’ONU, ces accusations, proférées contre des colonialistes, tombèrent en terre fertile, comme l’on peut s’en douter.

Que voulait-elle cette UNAR extérieure? Elle voulait en gros que l’ONU reprenne directement les affaires ruandaises en main, qu’elle organise elle-même les élections, que l’administration belge soit supprimée, et surtout que les forces de l’ordre belges soient remplacées par les des casques bleus. Le climat d’anticolonialisme qui régnait à l’ONU permettait à l’UNAR extérieure d’espérer en obtenir beaucoup ; trop, comme la suite des événements allait le démontrer.

Et l’UNAR intérieure, c’est-à-dire la fraction du parti qui poursuivait ses activités à l’intérieur du pays? Elle était présidée par le jeune Rutsindintwarane, du territoire de Kibungu. J’ai eu l’occasion, à l’époque, de m’entretenir avec cet homme calme et courtois. Peut-être me cachait-il ses véritables desseins, mais il me donnait tout de même l’impression de vouloir coopérer avec les autres partis. Il me semblait que, sans les consignes de l’UNAR extérieure, il aurait pu sauver une partie de la mise. Mais les mots d’ordre qu’il recevait de l’extérieur lui firent, à lui et au mwami, commettre des erreurs lourdes de conséquences.

Le mwami commit la première à l’occasion de la création du Conseil supérieur provisoire, lequel devait reprendre le rôle du, Conseil supérieur du Pays. Celui-ci s’était, en effet, volatilisé lors de la révolte de novembre. L’idée d’entourer le mwami de quelques personnes appartenant aux diverses tendances politiques du pays n’était pas neuve. Elle n’avait aucun lien avec le décret intérimaire mais répondait aux vœux, tant de la Tutelle que des leaders politiques, de donner au mwami la possibilité de tenir compte des opinions et avis de toutes les parties intéressées. Des suggestions avaient déjà été faites dans ce sens au moment où il avait fallu élire le nouveau souverain. Elles avaient été réduites à néant par la précipitation dans laquelle l’élection eut lieu. À présent, le moment était propice, puisque le Conseil supérieur du Pays n’existait pratiquement plus et qu’il convenait de combler ce vide en attendant les élections.

Le Conseil spécial provisoire fut donc créé en février 1960. Il comprenait deux membres de chacun des quatre partis principaux; huit membres donc, dont quatre Tutsi et quatre Hutu. C’était une occasion unique offerte au mwami de se montrer fidèle au serment qu’il avait prononcé au moment de son élection, de régner en souverain constitutionnel, soucieux des intérêts de l’ensemble de ses sujets. Il aurait dû y voir un geste de réconciliation, une ébauche de démocratisation qui lui réservait le beau rôle d’unificateur et de pacificateur, comme le voulait d’ailleurs la coutume. Au lieu de s’accrocher à la planche de salut qui lui était jetée, il refusa de reconnaître le conseil et commit ainsi un véritable suicide politique. Non seulement il s’opposa à la création du Conseil spécial provisoire, mais aussi il s’insurgea également contre les termes du décret intérimaire. Il fit même des contre-propositions dans lesquelles il s’appropriait les pouvoirs extraordinaires dont je disposais encore et la liberté de mener les réformes politiques à sa guise. Cela montrait à l’évidence combien il était ignorant des réalités du jour. Il est d’ailleurs douteux, le connaissant, que cette attitude négative ait été le fruit de ses réflexions personnelles. Elle fut sans nul doute inspirée par l’UNAR extérieure, qui rendit ainsi un très mauvais service à sa cause. Ce ne sera d’ailleurs pas le dernier. Comptait-elle vraiment à ce point sur l’intervention de l’ONU en sa faveur? On pouvait s’interroger sur les raisons de cet aveuglement.

Mais ce ne fut pas la seule occasion qui fut offerte au mwami de faire preuve de bonne volonté. Une des premières choses que fit le Conseil spécial provisoire fut de régler le vieux litige des terres de jachère, cultivées par les clients des pasteurs tutsi. À la saison sèche, ces terres étaient régulièrement envahies par le bétail. Les quatre partis, donc aussi l’UNAR intérieure, furent d’accord pour mettre fin à cette forme d’exaction. Mais le projet d’arrêté fut refusé par le mwami, non comme tel, mais parce qu’il émanait d’un organisme qu’il ne reconnaissait pas. Je pris finalement la décision de signer l’arrêté à sa place.

Mais le plus grave devait encore venir. Le Conseil spécial entama, en effet, l’examen du problème de la pacification du pays. Il s’efforça de définir les conditions à réaliser pour en faire sinon une réalité, tout au moins une possibilité. J’assistais à ces travaux que j’estimais très importants, car ils pouvaient contribuer à créer un climat politique favorable au bon fonctionnement des élections communales à venir. J’observai que les représentants de l’UNAR ne faisaient pas d’obstruction. C’était vraiment dommage que le mwami n’y assistait pas. Il aurait peut-être été influencé dans un tout autre sens et, qui sait, les événements auraient peut-être pris une autre tournure.

Le conseil termina ses travaux au mois de mars 1960 et proposa au mwami une série de mesures. Celles-ci visaient à concrétiser son rôle de roi constitutionnel et à mettre fin à la coutume barbare liée au tambour royal, le Kalinga. Il lui fut notamment proposé de s’entourer d’un cabinet composé d’un représentant de chacun des quatre partis qui serait nommé par lui. Il accepterait de venir résider à Kigali et tous ses actes seraient au préalable soumis à l’approbation du Conseil.

Le mwami mit un mois à répondre. Cela laissa supposer qu’il rechercha l’avis de l’UNAR extérieure. Quoi qu’il en soit, il donna sa réponse au mois d’avril. C’était un non sans appel, et ce fut la rupture définitive entre lui et les partis PARMEHUTU, RADER et APROSOMA. Ceux-ci par conséquent formèrent un front commun et adressèrent un télégramme au ministre De Schryver pour lui signifier que le Mwami refusait toute collaboration et qu’ils rompaient toute relation avec lui.

Cette action commune procédait cependant de motifs différents. Pour les partis hutu., c’était une première manifestation d’hostilité, non seulement à la personne de Kigeri, mais également et peut-être surtout à l’institution même de la royauté. Pour le RADER, par contre, on devinait des motifs fort différents. Plusieurs de ses membres étaient d’éventuels candidats au remplacement de Kigeri. C’était notamment le cas de Rwigemera, qui était un fils de Musinga, au même titre que Kigeri. On parlait aussi des prétentions du chef Bwanakweri qui avait déjà eu le courage de s’opposer ouvertement à Mutara. Ce parti ne visait donc que la personne de Kigeri et non l’institution elle-même. À mon sens, cette attitude commune était donc bien fragile.

Quant à l’UNAR intérieure, à défaut de directives venant de l’UNAR extérieure et alors qu’elle avait été d’accord avec les autres partis, elle ne put évidemment rompre avec le mwami et elle se tut.

De tous ces événements on peut conclure que c’est au cours des quatre premiers mois de l’année 1960 que le mwami, manquant de la plus élémentaire clairvoyance, scella définitivement le sort de la royauté. Il était sans doute lié par son atavisme et incapable d’agir autrement.

C’est aussi au mois de mars que nous arriva la mission de visite de l’ONU. Elle était conduite par M. Mason Sears, Américain plus vrai que nature ! Ce brave homme s’était mis dans la tête qu’il lui suffirait de paraître pour que les choses s’arrangent entre ces braves Ruandais, tous enfants du même beau pays. N’étaient-ils pas d’accord pour que l’indépendance leur soit octroyée le plus tôt possible? Visiblement il ne voyait aucune différence entre le Ruanda et les autres territoires encore dépendants de par le monde. Lui et sa suite visitèrent longuement le pays dont ils apprécièrent pleinement les beautés naturelles. Je les escortais patiemment, afin de veiller à ce qu’aucun incident fâcheux ne vienne perturber leur optimisme et la conscience qu’ils avaient de l’importance du message de pacification qu’ils apportaient.

Il en résulta au moins une bonne chose de mon point de vue. J’avais interdit les rassemblements de foules dans les postes où la mission séjournait où qu’elle traversait. J’avais par contre autorisé les rassemblements le long de son itinéraire lorsqu’elle se déplaçait. Du coup, tout le pays fut mobilisé le long des routes. Il y eut certes des rassemblements unaristes bien organisés et exhibant des calicots avec des inscriptions demandant à l’ONU de les débarrasser des Belges et de leur accorder l’indépendance immédiate. Il y avait encore des Hutu parmi les Tutsi ceux qui étaient encore inféodés à leurs maîtres. Mais ces démonstrations assez froides laissaient une impression de mise en scène orchestrée et assez artificielle.

Il y eut surtout des foules très considérables de Hutu qui manifestaient bruyamment l’intérêt qu’ils portaient à cette visite et la confiance qu’ils avaient, contrairement aux Tutsi, dans la protection de la tutelle belge. Beaucoup de ces hommes et de ces femmes me reconnaissaient au passage et certains criaient mon nom, ce qui ne manqua pas d’étonner Mason Sears. Il était certainement contraire à ses convictions qu’un peuple, opprimé par définition, puisse applaudir un colonialiste ! Ici, les mêmes calicots un peu plus frustes que ceux des Tutsi, exprimaient l’attachement des Hutu à la Belgique, au résident spécial et demandaient à l’ONU de libérer d’abord le peuple de la tyrannie tutsi avant de donner l’indépendance au pays.

Le résultat immédiat de cette visite fut que les Hutu, peu habitués à des démonstrations de masse, se rendirent compte de leur nombre et donc de leur force. Ils retournèrent à leurs champs, plus optimistes et plus sûrs d’eux-mêmes. C’était de bon augure pour les élections à venir.

 

  1. Mason Sears eut plusieurs entretiens avec les chefs des partis et plus particulièrement avec les dirigeants de l’UNAR, le seul parti qu’il semblait considérer comme réellement représentatif d’une population qui ne pouvait qu’aspirer à une indépendance immédiate. En bon Américain, il avait le virus de l’anti colonialisme dans le sang. Conscient cependant de sa mission de pacificateur, il exprima le désir de s’entretenir avec tous les partis ensemble. La réunion eut lieu dans les bureaux de la Résidence, à Kigali. Le délégué de l’ONU y alla d’un discours du style bon père de famille qui gronde quelque peu ses enfants, leur ouvre les bras et, en guise de conclusion leur demande de se pardonner, de se serrer la main et de s’aimer. Les Ruandais sont traditionnellement courtois et il n’y eut pas d’éclat ni de son discordant, par égard pour les visiteurs. M. Mason Sears en conclut malheureusement qu’il suffirait d’insister pour que la réconciliation nationale devienne une réalité. Tout le monde présent, y compris les membres du Conseil spécial provisoire, Jean-Paul Harroy et moi-même, nous signâmes un communiqué commun qui ne faisait appel qu’à la bonne volonté de tous. M. Mason Sears en pleurait presque d’attendrissement. Manifestement, il n’avait rien compris à la situation.

 

Les résultats de la visite, à part une appréciation plus ou moins élogieuse pour la Tutelle, nous firent l’effet d’une douche froide. En effet, poux la première fois, l’ONU s’immisçait directement dans les attributions de la Tutelle en exprimant des recommandations qui, dans le contexte du moment, équivalaient à des injonctions.

Persistant dans son rôle de pacificateur, M. Mason Sears recommanda de tenir une conférence de réconciliation en Belgique au début du mois de juin, c’est-à-dire au moment où devaient débuter les élections communales. Ce colloque devait se tenir à Bruxelles et, compte tenu de l’atmosphère peu réaliste qui régnait à l’ONU, le ministre De Schryver ne pouvait pas refuser. Peut-être en espérait-il lui-même quelque résultat favorable.

La recommandation la plus décourageante fut celle par laquelle l’ONU préconisait de retarder les élections communales jusqu’au moment où régnerait un climat politique et social plus propice à leur déroulement paisible. Les partis rwandais autres que l’UNAR y virent le résultat des multiples requêtes que l’UNAR extérieure avait adressées à l’ONU. C’était probablement vrai et cela montrait qu’elle savait y faire entendre sa voix. Visiblement, l’UNAR extérieure espérait encore que l’ONU interviendrait directement au Ruanda, en lieu et place de la Tutelle. Surtout si celle-ci se montrait incapable d’assurer le maintien de l’ordre public, indispensable au déroulement d’élections valables.

L’UNAR intérieure ne manqua pas l’occasion d’exploiter habilement ce contretemps en faisant circuler toutes sortes de bruits destinés à décourager et à terroriser les Hutu. Des bandes de Tutsi armés réapparurent et la réaction hutu ne se fit pas attendre. Il fallut, une fois de plus, faire usage des armes. Il y eut peut-être plus de morts et de blessés qu’au mois de novembre. On revenait à la situation de départ de la révolution. Heureusement, je disposais encore des soldats aguerris de la Force publique. Je me demande maintenant ce qui serait arrivé si à ce moment ces unités avaient déjà quitté le pays, comme elles le firent quelques semaines plus tard, lorsque survint l’indépendance congolaise.

Le 6 juin 1960, le jour où les élections communales auraient dû commencer, le PARMEHUTU, consacrant sa rupture avec le mwami, devint Mouvement démocratique républicain, tout en conservant son ancien nom (MDR, PARMEHUTU). Instaurer une république devenait pour lui la seule issue possible au conflit. Il avait hésité longtemps à le proclamer, mais à présent les jeux étaient faits et il résolut d’engager le combat à visière ouverte.

Ce furent des jours d’incertitude et de doute. Les Hutu se méfiaient des hésitations et des faiblesses du gouvernement belge. Ils craignaient aussi les décisions onusiennes à venir. Dans une correspondance privée, je fis part au ministre De Schryver de mes appréhensions. Je lui dis qu’en l’absence de directives claires la situation menacerait de devenir explosive et qu’il était essentiel que les élections communales aient lieu le plus tôt possible. Se sentant appuyés par l’ONU, les Tutsi se montrèrent de plus en plus antibelges et impatients de secouer le joug de la Tutelle. Tous les partis durcissaient leurs positions et j’avais quelque peine, moi-même, à calmer mes amis hutu et à leur faire prendre patience. Heureusement, le ministre De Schryver osa, contre l’avis, de la mission de visite de l’ONU, fixer une nouvelle date pour le début des élections communales, ce serait le 25 juin.

Quant au colloque de Bruxelles, il faillit ne pas avoir lieu du fait que le mwami et l’UNAR refusèrent d’y participer. Ils laissaient ainsi échapper une dernière chance sinon de retourner la situation, tout au moins de compter comme acteurs valables dans la pièce qui se jouait. Cette attitude négative ne s’expliquait que par leur conviction que le recours à l’ONU et à d’autres moyens, dont celui du terrorisme, était encore susceptible de leur donner la victoire.

Afin d’obtenir tout de même une participation de l’UNAR, le ministre invita le Conseil spécial provisoire à assister aux débats et les membres UNAR du Conseil acceptèrent d’y venir. Ainsi les quatre partis y furent quand même représentés. Le Conseil s’y vit ainsi confirmé dans son rôle d’organisme politique supérieur du pays, mais l’objectif principal de la réunion, à savoir la réconciliation nationale ne fut évidemment pas atteint. Ce colloque voulu par l’ONU se révéla dès lors comme parfaitement inutile. La mission ne manqua pas d’en imputer l’échec à la mauvaise gestion de la Belgique.

La décision ministérielle de fixer le début des élections au 25 juin ne désarma pas l’UNAR qui répandit de plus belle des rumeurs annonçant notamment qu’il était inutile d’aller voter, attendu que l’ONU avait déjà décidé que les élections seraient annulées; que le mwami viendrait avec les troupes de l’ONU et qu’il châtierait les traîtres républicains; que les chefs et les sous-chefs démis de leurs fonctions seraient réinstallés, etc… Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose!

Bien entendu, le service d’information de la Résidence ne resta pas sans réaction. J’estimais, en effet, que sa tâche principale consistait à préparer convenablement la population à participer aux élections à venir. Contrairement à ce qui se faisait au Congo à la même époque, j’étais d’avis que l’administration ne pouvait pas rester neutre et laisser ainsi le champ libre aux partis extrémistes., Nous entamâmes ainsi une vigoureuse campagne d’information par la parole et par l’écrit. Plus tard, la radio serait largement utilisée, mais dans les commencements nous ne disposions d’aucune station de radiodiffusion. Dans le fait, Radio-Rwanda ne commença ses émissions expérimentales que le 17 mai 1961, sous la direction (d’un ancien agent des services de santé reconverti dans le journalisme, René Bruyr. Encore Radio-Rwanda ne disposait-elle alors que d’un émetteur de fortune. C’était toujours cette installation précaire qui fonctionnait lors des élections législatives de septembre 1961 où la station fut officiellement inaugurée.

Mais de novembre 1959 à mai 1961 nous ne disposions pas de la radio et c’est par la diffusion de courts messages écrits, répandus par milliers d’exemplaires sur les collines que nous avons atteint la population. La nécessité d’un effort d’information des populations m’avait sauté aux yeux dès mon arrivée à Kigali. J’avais chargé un administrateur territorial, Jean Castermans, d’organiser cet indispensable bureau d’information qui jouxtait le mien et travaillait sous ma responsabilité directe. Castermans possédait une connaissance approfondie de la langue et de la mentalité rwandaise et avait une remarquable puissance de travail. Il créa une feuille bimensuelle que nous appelâmes Imvaho et qui existe toujours. Imvaho — la vérité qui sort de source profonde— s’opposait à Impuha, les faux bruits que les pêcheurs en eaux troubles du parti féodal excellaient à répandre dans les collines pour troubler les esprits. Jean Castermans rédigeait sur mes directives ce court bulletin en français et c’est en français sous forme d’une liasse stencilée, que nous le diffusions parmi le cadre européen et rwandais de l’administration. Mais c’est en kinyarwanda que nous l’imprimions à fort tirage après que Cyprien Rugamba plus tard directeur général de l’institut rwandais des musées nationaux, excellent poète, écrivain et compositeur de «folk-sons» rwandais, eût traduit les textes du français. Lorsque « Cast », après les élections communales de 1960, sera appelé à New York pour assister la délégation belge conduite par Paul Henri Spaak à l’ONU, c’est Omer Marchal, alors jeune agent territorial et aujourd’hui bien connu notamment pour ses livres sur le Rwanda, qui lui succédera à mes côtés au bureau d’information de la Résidence. Ainsi, j’adresse régulièrement aux populations des tracts de couleurs qui les informent sur tel événement ponctuel. Ces tracts sont connus sous le nom d’«Amatangazo» du Résident spécial du Rwanda et signés de mon nom. Ils répondent à des besoins ponctuels tandis qu’ Imvaho se charge de l’information et de l’éducation civique et démocratique en profondeur. La plupart du temps, ils étaient lancés sur les collines à partir d’un petit avion et c’était un spectacle amusant de voir les enfants courir pour attraper un exemplaire et se hâter d’aller le lire à leurs familles. Ces messages étaient forcément hostiles à l’UNAR, ce parti qui SE PR2TENDAIT LE SEUL L2GITIME ET QUI TRAIATIT LES AUTRES PARTIS de traîtres au mwami et au pays. Comment ne pas l’être quand ils développaient les vertus de la démocratie, ce régime où tous les hommes sont libres et égaux en droits. Quand il y était écrit qu’il y avait au Ruanda un seul parti totalitaire qui voulait s’imposer par la terreur et que le véritable ennemi du peuple était bien ce parti-là, tout le monde comprenait bien qu’il s’agissait de l’UNAR. Certains m’ont reproché avoir pris ainsi parti ouvertement et d’avoir mené une politique trop partisane. À ceux-là je répondais que, si combattre le terrorisme et l’asservissement était faire œuvre de partisan, alors j’étais fier de le faire.

Mais une autre rumeur circulait parmi les Hutu. Les Tutsi, conscients de la supériorité des armes modernes, s’efforçaient d’en acquérir en secret, dans le but d’attaquer les forces de l’ordre à armes égales et de rendre impossible le déroulement normal des élections, lesquelles devaient durer tout un mois. Ils espéraient ainsi provoquer l’intervention directe de l’ONU, si elle était amenée à constater que la Tutelle était incapable de maîtriser la situation. Dans le contexte du moment, ce n’était pas irréaliste.

L’ONU avait effectivement de plus en plus tendance à intervenir directement. Elle allait d’ailleurs en faire la preuve en envoyant des casques bleus au Congo quelques semaines plus tard.

La situation menaçait de s’aggraver et je réunis les administrateurs de territoire à Kigali dans le but d’organiser des fouilles simultanées dans les habitations de notables tutsi. M. de Jamblinne, l’administrateur de Nyanza, me demanda si l’ibwami, la résidence du mwami, devait également être fouillée. Je lui répondis que je ne voyais aucune raison de ne pas le faire. Au contraires le mwami n’avait jamais donné la moindre preuve qu’il désirait se maintenir au-dessus des partis. Il ne se conduisait pas en souverain impartial mais bien en partisan d’une minorité. Il n’avait plus droit aux privilèges royaux.

Les fouilles eurent effectivement lieu par surprise et livrèrent un certain nombre d’armes de toutes espèces et quelques 14 fusils de guerre achetés sans doute à des soldats de la Force publique au Congo voisin. Chez le mwami également on trouva des armes et des munitions. On y trouva aussi des documents qui montraient combien ses relations étaient suivies avec les leaders de l’UNAR extérieure. Le contraire eût été étonnant!

Cette affaire fit évidemment du bruit jusqu’à Usumbura. J’ignorais les commentaires qu’en firent les collaborateurs du résident général. La plupart ne me furent certainement pas favorables. Pour certains, j’avais sans doute été plus que trop loin dans ma politique anti-tutsi. J’avais, dans le passé, dit plus une fois à Jean-Paul Harroy que si jamais, je commettais quelque erreur trop grande à ses yeux, il pourrait toujours invoquer mon inexpérience et proposer au ministre que je sois remplacé par un administratif de carrière. Le moment était-il venu de le faire? Je me le demandais. Effectivement, quelques jours après les fouilles, je fus convoqué à Usumbura.

Lorsque je pénétrai dans le bureau du résident général, tout son état-major était réuni autour de lui pour la circonstance. L’atmosphère était tendue et Jean-Paul ne me reçut pas avec son sourire et sa courtoisie habituels. Après en avoir terminé avec les renseignements généraux sur la situation du moment, il s’adressa directement à moi: « Colonel », me dit-il, «je suis extrêmement préoccupé par le fait qu’on a osé fouiller dans la résidence du mwami. Je considère ce fait comme tellement grave que je ne puis en prendre la responsabilité. J’attends de vous des explications ».

Cette question montrait toute la distance qui séparait le point de vue d’Usumbura de celui de Kigali. À Usumbura on broyait encore en la supériorité raciale et en l’influence prépondérante de la minorité tutsi. On y croyait aussi que les Hutu étaient incapables de s’organiser valablement, et de toute façon encore trop inféodés. Peut-être étaient-ils influencés par ce qui se passait en Urundi où il semblait, mais la suite des événements démontra le contraire, qu’un parti modéré et  soutenu par la Tutelle, avait une bonne chance de l’emporter et que le mwami Mwambutsa pouvait être converti à une conception plus démocratique de son rôle.

Certains parmi les assistants croyaient sans doute aussi que je m’étais montré trop partial à l’égard des Tutsi et que j’engageais le Ruanda dans une aventure de démocratisation dont l’issue n’était pas du tout certaine.

Le moment était crucial. Il ne l’était pas tellement pour moi, car si j’étais démis de mes fonctions je n’y perdais que la satisfaction d’avoir aidé un peuple à se libérer. Après tout, je n’avais été que temporairement prêté à l’administration et le général Janssens réclamait mon retour à la Force publique. Il était même possible, sinon probable, que ce retour à des fonctions militaires serait plus favorable à la bonne poursuite de ma carrière. Non, le moment était crucial pour le Ruanda. Son peuple avait encore besoin de soutien et de protection. Mon rôle était encore déterminant et il était important que je puisse encore le tenir jusqu’u verdict qui résulterait des élections communales. Aujourd’hui, après plus de vingt-cinq ans, je m’interroge sur les motifs qui me faisaient agir avec tant de détermination.

C’était sans nul doute, la volonté de rendre à un peuple sa dignité. C’était peut-être tout autant le désir d’abaisser la morgue et d’exposer la duplicité d’une aristocratie foncièrement oppressive et injuste.

Je répondis donc au résident général qu’à mon sens  le Ruanda évoluait inéluctablement vers un régime républicain ; que les chefs et les sous-chefs hutu, à présent majoritaires, faisaient preuve de sérieux et d’autorité dans leurs nouvelles fonctions; que le parti qui s’était déclaré désireux d’instaurer une république était profondément enraciné dans le peuple, que j’étais convaincu que les Hutu étaient beaucoup mieux organisés qu’on pourrait le croire et qu’ils gagneraient les élections; que le mwami avait clairement démontré qu’il avait pris parti contre le peuple ; que beaucoup de Ruandais posaient ouvertement la question de sa culpabilité lors des assassinats des leaders hutu en novembre. J’ajoutai que je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû épargner le mwami, alors qu’il s’obstinait à contrecarrer toutes les initiatives de pacification qui lui étaient proposées.

Par contre le mwami ayant choisi le parti de sa race ce qui était peut-être compréhensible humainement, mais-inadmissible dans le chef d’un souverain, j’estimais qu’il convenait de montrer au pays que, de ce fait, il n’était plus qu’un individu qui, comme tout autre, devait se soumettre à la loi.

Je conclus que j’assumais pleinement la responsabilité de la fouille. Par l’exemple donné, elle avait été d’une grande utilité au maintien de l’ordre public, car plus que jamais les Tutsi devaient être convaincus qu’ils avaient affaire à une Tutelle forte et décidée, capable de mener le pays aux élections malgré eux.

J’avais parlé avec conviction et le silence qui suivit en fut d’autant plus sensible à tous. Sans aucun doute, chacun se demandait quelle serait la réaction du résident général. Brusquement Jean-Paul Harroy me tendit la main, « Eh bien non, nous serons donc responsables à deux », dit-il!

J’ai eu la conviction que c’est à ce moment-là que Jean- Paul prenait définitivement parti et que, à l’avenir, il me soutiendrait activement au lieu de simplement me laisser faire. Ce fut pour moi un soulagement intense et l’assurance que je pourrais poursuivre ma politique comme je l’entendais. Le résultat des élections devait prouver que nous avions tort ou raison, mais j’avais bon espoir.