Le Colonel Guy Logiest Nous Parle « De Manifeste -Programme Du Parmehutu »
J’étais donc le résident militaire du Ruanda et M. Preudhomme continuait à s’occuper de l’administration courante en sa qualité de résident civil. La tutelle du pays était devenue bicéphale. Combien de temps cette situation assez paradoxale devait-elle durer? Certainement pas longtemps, car j’étais toujours commandant du 3e Groupement de la Force publique et au Congo les événements prenaient une tournure préoccupante.
Et quelle était exactement la portée de ma mission? Aucune autorité supérieure ne me l’avait jamais précisée. Je devais évidemment assurer le maintien de l’ordre public. Si cela signifiait une tranquillité imposée par la force brutale des armes, c’était chose faite et je pouvais remettre le commandement à un subordonné et rentrer à Stanleyville, mission accomplie.
Mais était-ce bien honnête de ma part d’en rester là? N’y avait-il pas quelque chose à faire pour assurer à ce magnifique petit pays une stabilité politique plus propice à la création d’un climat social meilleur? N’était-ce pas une part importante de ma mission pacificatrice de rechercher s’il était possible de trouver des bases plus solides à la paix sociale?
J’avais rencontré le mwami et quelques-uns des Tutsi les plus influents. Je m’étais fait une opinion sur ce qu’on pouvait attendre d’eux. Pour en avoir le cœur net, je décidai de me rendre à Gitarama, afin d’y rencontrer Grégoire Kayibanda à son tour.
Je me rendis d’abord chez M. Pattyn, l’administrateur du territoire. Il me confia qu’il avait senti venir les violences et qu’il en avait averti la Résidence, mais qu’aucune directive ne lui était jamais parvenue, à ce sujet. Il avait les bras pleins avec les réfugiés et avait reçu des menaces anonymes pour ses sympathies à l’égard des Hutu. Les unaristes avaient d’ailleurs affiché une liste à Nyanza, des personnalités « ennemies du Mwami» qui devaient être liquidées. Il s’attendait à ce que son nom y figure, comme c’était le cas de Mgr Perraudin, l’évêque de Kabgayi tout proche. Je lui demandai comment il voyait l’avenir. Il me répondit que tant que je resterais dans le pays avec la troupe, il resterait calme, mais que c’était le seul obstacle valable à la vengeance des Tutsi. L’avenir lui paraissait bien sombre.
Je me rendis ensuite à l’évêché où Mgr Perraudin me reçut très aimablement. Il me fit comprendre en termes mesurés qu’il fallait réparer les injustices dont les Hutu étaient constamment les victimes et que des changements s’avéraient nécessaires dans l’organisation politique du pays. Pattyn avait entre-temps convoqué Kayibanda et c’est là que j’ai rencontré pour la première fois l’homme que j’allais voir si souvent et qui deviendrait mon ami.
Petit, nerveux, un visage aux traits mobiles et aux grands yeux expressifs, il me reçut en bras de chemise. Il travaillait à la rédaction de l’hebdomadaire Kyniamateka [Kinyamateka], lequel défendait sans trop d’éclat la cause hutu et était édité à la mission de Kabgayi, à l’ombre de l’évêché.
Kayibanda me parut plutôt sceptique à mon égard. J’avais arrêté l’élan de la révolution hutu. Beaucoup de ses partisans avaient été arrêtés et emprisonnés. Je lui fis remarquer que j’avais également mis fin à la réaction tutsi et sans doute empêché qu’il soit assassiné. Il en convint avec un sourire qui lui donnait un air d’espièglerie que j’allais apprendre à bien connaître. Kayibanda avait séjourné en Belgique et devait sa formation de militant aux contacts qu’il avait eus avec le Mouvement ouvrier chrétien et avec les syndicats chrétiens. Sa vie était toujours en danger et il était constamment entouré de quelques fidèles.
Avec de pauvres moyens, mais avec une foi inébranlable, il travaillait à constituer des cellules de propagande partout, dans le centre et dans le nord du pays.
Il me faisait songer aux propagandistes chrétiens des premiers siècles qui répandaient la foi en secret. Pour la première fois, dans ce pays où régnait la duplicité, je sentais que j’avais affaire à un homme généreux et sincère. Il comparait l’esclavage de ses frères de race à celui que les Hébreux avaient subi en Égypte. Il voulait les libérer, sans pour cela souhaiter la mort des oppresseurs. Si une royauté constitutionnelle répondait à ces conditions, il était prêt à l’accepter. C’était la position officielle que son parti allait adopter. Mais, en réalité, il ne croyait guère en la sincérité du mwami et certainement pas en celle des meneurs tutsi. Il songeait déjà à un régime républicain. Il parlait avec chaleur, mais sans haine et avec une conviction telle que cette conversation fut déterminante pour la conduite que j’allais décider de tenir.
En me quittant, il me remit deux documents que j’ai longuement médités, car, mieux que tout autre, ils m’éclairaient sur les problèmes politiques et sociaux dans lesquels ce petit pays se débattait.
Le premier était le manifeste-programme du Parmehutu, du 9 octobre 1959, signé par Kayibanda et quelques vingt-cinq autres leaders hutu qui avaient été assez courageux pour affronter ouvertement l’aristocratie tutsi. J’en reproduis ci-dessous les passages qui m’ont le plus frappé à l’époque.
MANIFESTE-PROGRAMME DU PARMEHUTU
L’objectif national poursuivi par le parti du mouvement de l’émancipation hutu est l’union réelle de tous les habitants du Ruanda, impliquant l’abolition de l’hégémonie actuelle d’une race.
Tant que les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire du Pays, l’enseignement supérieur et tout le patrimoine national resteront monopolisés par le groupe tutsi seul, le Parmehutu luttera pour substituer une parfaite démocratie à ce régime discriminatoire.
C’est cette démocratie authentique qui doit régir l’administration du pays, l’exercice de la justice, le régime foncier, l’enseignement et l’éducation nationale, la gestion du trésor publie alimenté par les impôts du menu peuple. La démocratie sera ainsi le fondement de toutes les institutions du Pays.
Le Parmehutu rejette la coutume traditionnelle de féodalité, de servage pastoral et de corvées serviles qui soumet les Bahutu à la domination tutsi à l’égal d’un peuple conquis; cette féodalité a permis au colonisateur tutsi de dominer son colonisé hutu. Il repousse tout régime politique susceptible de perpétuer cette institution coutumière qui fait du Hutu une sorte de vulgaire instrument. Il affirme que la véritable indépendance ne peut être que celle préparée par l’abolition de ce colonialisme du Noir sur le Noir. C’est la condition sine qua non de l’union nationale que requiert la marche de la patrie vers le progrès. Il rend un hommage reconnaissant à l’administration belge pour l’œuvre civilisatrice accomplie en faveur du peuple ruandais. Cette œuvre humanitaire aurait été infiniment plus efficace et plus spectaculaire si le régime féodal n’avait pas trop longtemps entravé l’évolution poursuivie et si l’administration traditionnelle trouvée dans le pays par l’administration tutélaire lui avait apporté une meilleure collaboration. Il demande à l’Autorité Tutélaire l’instauration de la démocratie et de veiller à ce que celle-ci ne soit en fait le maintien d’un régime monopolistique profitable à une seule race.
Le PARMEHUTU ne nourrit aucune intention de haine raciale à l’égard des Tutsi. La promotion du groupe hutu asservi par le régime féodal n’a aucune relation avec la haine de la race de nos frères. Les Bahutu qui s’uniront pour la libération de leurs congénères sont d’avance heureux de pouvoir collaborer fraternellement avec les vrais patriotes tutsi conscients de l’oppression subie par les Bahutu et même les Tutsi de condition modeste.
Ce manifeste poursuivait son programme par l’examen, tel qu’il le concevait, de l’organisation politique, législative et judiciaire du pays. Il développait longuement la question de la démocratisation de l’enseignement à laquelle il attachait visiblement une importance capitale. Le régime de la propriété terrienne le préoccupait également très fort, Il concluait en envisageant l’indépendance de la manière suivante.
PROBLÈME DE L’INDÉPENDANCE DU PAYS
Il faut éviter l’erreur consistant à confondre l’indépendance du pays avec l’indépendance d’une poignée d’individus enivrés de richesses. Il ne faut non plus la confondre avec la résurrection du régime d’antan de nature à accumuler tous les privilèges sur une seule race et à réduire la presque totalité de la communauté ruandaise en esclavage.
Que nul ne s’abuse au point de réclamer une indépendance du pays pour entraîner fatalement la résurrection du buhake (servage) et de l’akazi (corvée). Nul n’ignore jusqu’à quelle extrême captivité les anciennes prestations en denrées, les anciennes mille et une formes d’oppression, la féodalité et les corvées tracassières tenaient la masse populaire enchaînée.
Réclamer une indépendance qui fait abstraction de la perspective du retour d’un si horrible esclavage, c’est faire preuve d’un égoïsme on ne peut plus incivique. Le PARMEHUTU poursuivra énergiquement la préparation paisible d’une véritable indépendance nationale progressiste et non régressive, non susceptible d’enchaîner à nouveau le peuple sur la potence de la corvée, des prestations vivrières ou du servage, ou qui ne soit pas réclamée prématurément pour introduire le désordre et l’anarchie.
Notre parti s’oppose à toute guerre civile et à tout ce qui peut la provoquer. Voici les conditions d’une indépendance préparée inscrite au programme de notre parti:
- Nous réclamons un délai raisonnable de la création et de l’acculturation préalables d’une réelle et solide démocratie dans les institutions politiques, judiciaires et administratives, dans l’enseignement et la gestion du trésor public, dans la possession des terres et les mœurs sociales du pays. Il faut donc l’établissement prioritaire d’un plan d’instauration et d’acculturation de la démocratie, seule capable de donner une solution définitive aux problèmes fondamentaux qui entravent le progrès du Ruanda dont voici les principaux:
- a) Problème Hutu-Tutsi: il sera résolu par une démocratie parfaite impliquant l’élaboration d’une constitution écrite fixant notamment les règles d’élection du mwami, sans recours aux abuki.
- b) Problème de l’élection générale des organes des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire suivant les principes énoncés supra.
- c) Problème foncier résolu d’une manière équitable dans les régions régies par les systèmes des ibikingi et de l’ubukonde.
- d) Problème de la démocratisation de l’enseignement, de manière que l’enseignement supérieur ne reste plus un privilège unilatéral d’une seule caste.
- e) Problème de l’économie du pays et des conventions douanières donnant aux commerçants et aux artisans les possibilités de promotion de leur profession.
- f) Problème de la rédaction des lois du pays, résolu par la publication d’une Constitution et d’un Code général écrit, purgés tous deux de toute trace du colonialisme tutsi sur les Hutu.
Ces conditions une fois réalisées, lorsque tous les organes des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire seront réellement partagés par les groupes hutu, tutsi, twa et autres étrangers installés définitivement dans le pays, c’est alors, et alors seulement, que le problème de l’indépendance nationale pourra être soumis aux délibérations des conseils du pays.
- Vu l’importance primordiale de ce problème de l’indépendance aux yeux de quiconque tient à cœur davantage l’intérêt commun que son intérêt propre, le PARMEHUTU affirme qu’il ne sera tranché que par un referendum populaire, à savoir la consultation générale de tout le peuple ruandais, permettant à chaque électeur d’émettre librement son avis à ce propos. Le referendum devra être organisé dans tout le pays au suffrage universel direct sous la direction et le contrôle d’une délégation de l’ONU.
Le second document que me remit Kayibanda était une lettre adressée au ministre des Colonies. Datée du 14 octobre 1959, elle sonnait comme un ultime cri d’alarme, avant que tombent les décisions du gouvernement belge. En voici le texte intégral.
Monsieur le Ministre,
Nous soussigné; Présidents des partis politiques Hutu du Ruanda et Bahutu évolués de l’Urundi, nous nous adressons à vous en une suprême démarche au sujet de la Déclaration gouvernementale sur le Ruanda- Urundi. Nous voulons éviter une décision qui signifierait l’asservissement, peut-être définitif, de notre peuple Hutu à la classe féodale.
Certes, notre point de vue a été exposé au Groupe de Travail par quelques-uns d’entre nous, et par quelques Européens qui soutiennent notre cause. Mais bien que nous défendions les droits des 84% de la population du Ruanda-Urundi, nous savons que l’opinion opposée des 16% de Tutsi vous a été exposée par des personnalités beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus impressionnantes que nous-mêmes, notamment par les membres des Conseils Supérieurs et par les Chefs.
Ce n’est donc pas sans raisons que depuis et malgré le passage du Groupe de Travail, nous sommes inquiets au sujet des décisions qui seront prises quant au statut politique du Ruanda-Urundi. Mais depuis deux mois, cette inquiétude s’est encore aggravée suite à l’intervention des deux éléments nouveaux que voici.
SCISSION DU RUANDA-URUNDI?
Tout d’abord, des rumeurs courent avec persistance que le Ruanda et l’Urundi vont être scindés politiquement et administrativement, que ces pays seront dotés de l’autonomie interne, que les Bami deviendront des monarques constitutionnels, avec parlements élus et gouvernements responsables.
Nous avons cru voir une confirmation de ces rumeurs dans un passage du discours de Monsieur le Vice-Gouverneur Général Harroy à l’inauguration des nouvelles installations de la Banque du Congo Belge à Usumbura, le 30 septembre dernier, où il était parlé de « profondes réformes de structure politique » et du «difficile financement» de ces réformes. Or, seule une scission des deux pays exigerait de grosses dépenses nouvelles.
Ce serait donc la thèse Tutsi qui triompherait contre l’avis formel, exprimé au Groupe de Travail, par les quelques rares défenseurs de la masse des Bahutu.
Ceux-là sont, en effet, convaincus que le caractère unitaire du Ruanda-Urundi est la meilleure formule pour que le rôle tutélaire de l’Administration Belge puisse continuer à s’exercer efficacement, et cela dans tous les domaines. Bien entendu, la masse hutu est sans opinion sur un problème qui la dépasse, mais pourquoi lui imposer la solution proposée par son ennemi héréditaire, la caste tutsi, et désapprouvée par ses propres leaders, et ne pas surseoir à toute scission du Ruanda-Urundi jusqu’à ce que l’ensemble de la population soit suffisamment émancipé pour se prononcer sur ce point?
D’autre part, l’octroi de l’autonomie interne à chacun des pays consistera, dans la pratique, à remettre les pouvoirs au seul Tutsi. Nous y reviendrons dans un instant à propos des partis politiques et des élections.
Or, toute l’histoire passée et même présente du Ruanda et de l’Urundi enseigne que la domination tutsi se traduit par une exploitation et une oppression sans merci de la population Hutu. Aussi sommes-nous affolés à l’idée de voir retomber notre peuple sous l’impitoyable joug du racisme tutsi.
Nous nous permettons de vous rappeler le chapitre I du Rapport de la Commission du Conseil Général sur le problème des Bahutu, malgré la présence du tuteur belge. Que sera-ce quand celui-ci se sera retiré?
Nous n’osons y penser.
LES NOUVEAUX PARTIS
L’élément nouveau est la formation de partis politiques; créés et soutenus par les autorités tutsi, partis qui se révèlent nationalistes, totalitaires, antidémocratiques, antioccidentaux ‘et coutumièrement réactionnaires et qui, malgré tout cela, sont influents sur l’ignorante masse hutu.
L’Union Nationale Ruandaise (UNAR) a tenu ce mois-ci plusieurs meetings. À celui de Kigali se trouvaient présents tous le Chefs du Ruanda sauf trois ou quatre, de nombreux sous-chefs, presque tous les membres du Conseil Supérieur, un grand nombre d’évolués de toute espèce, bref toute l’aristocratie tutsi. Les thèmes développés furent: indépendance, joug du colonialisme, haine des Belges et des missionnaires, spoliation des biens ruandais par les Belges, nécessité d’un parti unique, les autres étant déclarés «ennemis du peuple», lutte sans merci’ contre les «diviseurs du pays» (c’est-à-dire ceux qui osent défendre les droits des Hutu, comme si les vrais diviseurs du pays n’étaient pas les Tutsi qui, l’ayant conquis, ont monopolisé tous les privilèges au détriment des premiers occupants Hutu) enfin, retour à la coutume (ce qui signifie notamment, de leur aveu, le droit de domination des Tutsi sur les Hutu).
Si ces partis d’origine tutsi ne groupaient que des Tutsi, on pourrait leur reconnaitre une action logique et assez naturelle, tout en déplorant l’ingratitude d’une caste qui fut pendant quarante ans choyé e par l’Administration Belge, et ce à notre détriment, nous peuple hutu.
DANGER D’INTIMIDATION
Mais le drame, c’est que par le prestige de la race dominante, par les pressions et les représailles des chefs et des sous-chefs, par l’habile exploitation du sentiment racial anti-blanc et par les facilités et la puissance de l’argent, les Tutsi parviennent à faire adhérer de nombreux Hutu aux partis politiques de leurs oppresseurs.
Le proche avenir politique semble devoir se dessiner comme suit: dans les quelques régions où nos partis hutu, à cadres squelettiques, sans moyens d’intimidation ni sans argent, ont pu néanmoins et non sans peine cristalliser la conscience hutu, les élections donneront une victoire massive hutu. Mais dans les autres régions, qui sont de beaucoup les plus nombreuses, les partis nationalistes féodaux remporteront l’adhésion ignorante ou terrorisée des populations mêmes qu’ils veulent opprimer.
C’est ainsi que le suffrage universel qui, théoriquement devrait donne le pouvoir aux Hutu, dans la conjoncture actuelle, produira leur asservissement.
C’est le moment de rappeler la mise en garde du Roi Baudouin au sujet du Congo: « dérision, duperie et tyrannie ».
Cette déviation du suffrage des masses pouvant être mise en doute, nous voulons l’établir par un autre fait récent, d’un ordre quelque peu différent. S. Exc. Mgr Perraudin, vicaire apostolique de Kabgayi, ayant pris fait et cause, par la parole et par l’action pour l’émancipation des Hutu, les Tutsi se sont mis en nombre à boycotter leur religion (abstention aux offices, arrachage des scapulaires, renvoi des médailles à l’évêque, moqueries vis-à-vis des chrétiens pratiquants, etc.) et de plus, ils sont parvenus à faire poser par certains Hutu ces mêmes actes de protestation à l’égard de leur plus éminent défenseur.
De tels faits ne prouvent-ils pas à l’évidence que notre menu peuple est encore incapable de juger de ses intérêts et de se défendre lui-même, et qu’il a toujours un besoin urgent de la tutelle belge?
En conséquence, nous supplions le Gouvernement Belge de ne pas nous retirer sa tutelle jusqu’à ce que le peuple hutu, suffisamment émancipé, puisse lui-même défendre efficacement ses droits.
Malgré notre désir de jouir rapidement de notre autonomie interne, nous demandons avec insistance que cette autonomie ne soit pas accordée avant que le travail servile, encore généralisé, ait été effectivement extirpé; le régime foncier, base du servage des agriculteurs Hutu, ait été profondément réformé; les tribunaux autochtones soient devenus mixtes (Tutsi-Hutu); un grand nombre de chefs et de sous-chefs soient devenus Hutu; la moitié du Conseil général et des Conseils supérieurs soit devenu hutu; la moitié des élèves des établissements d’enseignement secondaires soit devenue hutu.
Alors, mais alors seulement, les Hutu seront suffisamment puissants pour défendre eux-mêmes leurs droits, et le Gouvernement Belge pourra en toute conscience, accorder l’autonomie interne.
Il n’y eut évidement jamais de réponse à cette lettre, mais on pouvait espérer que le ministre en tiendrait compte, car il y avait dans ce document matière à réflexion. Une chose me frappait particulièrement, c’était d’apprendre que les partis qui représentaient la masse de la population suppliaient l’autorité administrante de continuer à les protéger et de n’accepter d’accorder ni l’autonomie interne ni, a fortiori, l’indépendance avant un certain délai.
Même si ce n’était pas par amour du pouvoir blanc, mais bien plus par crainte des féodaux cruels, cela faisait plaisir d’entendre que nous étions tout de même, malgré notre politique d’appui aux Tutsi et nos faiblesses à leur égard, des défenseurs acceptables des faibles et des opprimés.
Mais ce qui m’avait le plus frappé, c’était le ton déchirant, presque désespéré de cette missive. Elle traduisait, avec franchise et une certaine candeur, l’angoisse de quelques leaders hutu qui voyaient leur peuple au bord de l’abîme et n’espéraient plus qu’en une assistance, peut-être vaine, des autorités administrantes.
La lecture de ces documents fut déterminante pour moi. Il fallait absolument faire quelque chose pour donner aux Hutu une raison d’espérer, même si cela signifiait un usage quelque peu forcé des pouvoirs qui m’avaient été conférés sous le régime de l’état d’exception. Je décidai de convoquer les administrateurs chefs de territoire.
La réunion eut lieu le 17 novembre 1959, au bureau de la Résidence à Kigali. Dans mon esprit tout au moins, je n’empiétais pas sur les attributions de M. Preudhomme, car l’objet de la réunion était la consolidation de l’ordre public, même s’il impliquait des conséquences de nature politique.
À ma demande, chacun des AT (agent territorial) décrivit succinctement la situation dans son territoire. Le calme régnait, mais presque partout ils sentaient qu’il était fragile et dû au seul fait de la présence vigilante des forces de l’ordre.
Ces échanges de vues réchauffèrent quelque peu l’atmosphère. Je ne pouvais vraiment pas leur reprocher leur réserve, nous ne nous connaissions pas et ils se demandaient sans doute ce qu’ils pouvaient attendre de moi, alors que j’étais complètement étranger à leur routine administrative.
Ma question suivante les surprit visiblement. Je leur demandai « off the record » s’ils étaient heureux et satisfaits dans leur métier. Ils se regardèrent en un silence que M. De Man, l’AT de Ruhengeri, fut le premier à rompre. Peut-être était-ce dû au fait qu’il était le frère d’un camarade de promotion, le colonel aviateur De Man qui commandait la base des Forces métropolitaines à Kamina. Avec la tranquille assurance qui le caractérisait, il déclara qu’il n’était pas « bien dans sa peau ». La raison en était son impuissance à imposer un minimum de justice sociale dans son territoire. La hiérarchie tutsi, chefs, sous-chefs, juges, greffiers et notables lui opposaient souvent une attitude passive et parfois sourdement hostile. Chacun savait comme les Tutsi s’y entendaient pour faire circuler des rumeurs tendancieuses et déformer les nouvelles à leur avantage. L’image me vint de lui qu’au-dessus du peuple ruandais, l’ensemble de la camarilla tutsi formait comme une couche, un nuage déformant ou même impénétrable aux instructions de la Tutelle.
Cette confession donna le courage à M. Joosten, l’AT de Byumba, de citer des cas d’exactions commises. En son temps, un rapport accusait un chef important d’avoir commis ou fait commettre un nombre considérable d’exactions et de faux. L’autorité supérieure de l’époque l’avait laissé sans suite avec la consigne « surtout pas d’histoires! ».
Après cela, les langues se délièrent et chacun selon son tempérament, les uns plus franchement que les autres, convinrent que l’administration devenait de plus en plus inopérante. Ils étaient las d’assister presque impuissants aux injustices des Tutsi, ces mêmes Tutsi auxquels ils devaient recourir pour administrer le pays.
L’atmosphère de la réunion devenant de plus en plus franche et détendue, je leur déclarai que je ne voyais pas comment des élections démocratiques et libres pourraient jamais être tenues avec quelque chance de succès. Tous en convinrent.
Le moment était mûr pour passer à la décision que je méditais depuis ma rencontre avec Kayibanda. En effet, beaucoup de postes de chefs et de sous-chefs étaient devenus vacants par suite de décès, d’abandon ou de fuite à l’étranger. C’était le moment ou jamais d’en profiter. Je demandai en conséquence aux AT de confier ces postes à des Hutu, si possible en consultant la population. M. De Man réagit le premier en s’exclamant: « Enfin, nous allons pouvoir respirer! ». Il s’en suivit un éclat de rire général. M. de Jamblinne, plus réservé, me fît remarquer qu’il s’agissait là d’un acte de nature politique qui, aux termes du décret de 1952, empiétait sur les attributions du mwami. Je répondis que je ne le voyais pas ainsi. Tout d’abord, le régime de l’état d’exception me donnait des pouvoirs extraordinaires. En outre, j’étais responsable en ma qualité de résident militaire de faire régner l’ordre public.
L’attitude des Hutu m’avait convaincu que ma tâche serait facilitée si j’avais à faire à eux plutôt qu’aux Tutsi. Enfin, On pouvait s’attendre que des élections aient lieu dans un proche avenir. Les nouveaux chefs et sous-chefs hutu ne seraient donc que des autorités intérimaires dont les fonctions seraient de courte durée. Que cette décision d’évincer les autorités tutsi aurait des conséquences politiques était évident, mais n’était-ce pas le seul moyen possible de s’assurer que des élections vraiment démocratiques puissent avoir lieu?
Ce fut pour moi un grand soulagement de voir que tous étaient d’accord. Certains me demandèrent quelle attitude il convenait d’adopter à l’égard des chefs et des sous-chefs qui étaient manifestement haïs par 1e peuple mais avaient su se maintenir à leurs postes. Je leur répondis que s’ils avaient une bonne raison de les mettre à pied et la possibilité de les remplacer par des Hutu valables, ils auraient d’avance mon accord.
L’acte décisif avait donc été posé. Mais il y avait plus. La conviction de pouvoir contribuer à une cause juste nous unissait. J’avais la nette impression qu’un esprit d’équipe était né ce jour-là et que dorénavant je pourrais compter sur l’entière coopération de mes collaborateurs.
Le lendemain de cette réunion mémorable, je me rendis à Usumbura. Sa Majesté 1e roi Baudouin, en visite au Congo, faisait un court crochet par l’Urundi. Notre jeune roi reçut beaucoup de monde et entendit des opinions très diverses sur la situation du moment et sur l’avenir des territoires sous tutelle. J’eus l’honneur de pouvoir lui exposer la situation au Ruanda ainsi que le sens dans lequel je comptais mener mon action. Le but étant de faire accéder le pays à l’indépendance dans l’égalité de tous ses habitants devant leurs droits et devant leurs devoirs. Sa Majesté m’écouta attentivement, sans poser de questions, mais me donna l’impression de ne pas désapprouver.
Le roi ne devait pas visiter le Ruanda, mais en prenant la route pour se rendre à Bukavu, il devait forcément passer par un bout de territoire ruandais. Averti de la chose, M. Kirsch, l’AT du territoire de Shangugu, voisin du Congo, organisa un accueil chaleureux et bon enfant au passage du souverain. Je me trouvais avec lui, au milieu d’une foule de plusieurs milliers de Ruandais enthousiastes, le long de l’itinéraire. Lorsque la voiture royale survint, elle fut bloquée par une masse humaine que les quelques soldats présents ne parvenaient pas à discipliner. Le roi sortit de la voiture et, dans un remous de foule, nous fûmes projetés l’un contre l’autre. C’était un peu brutal, mais cordial et sympathique. Plus tard, le roi me rappela cet incident en souriant.
Les jours suivants, j’eus plusieurs réunions avec les AT. Le remplacement des autorités tutsi se poursuivait activement et la population hutu commençait à s’apercevoir qu’un vent nouveau soufflait. Le moment était venu de songer à retourner à Stanleyville. J’avais mis fin aux meurtres et aux incendies. Les assassins et les incendiaires étaient en prison. La justice militaire suivait son cours. Une orientation révolutionnaire, mais juste, avait été donnée à l’action politique de la Tutelle. C’est à un autre, à un agent de l’administration qu’il incomberait de la poursuivre ou de la modifier.
Après tout, mon véritable rôle n’avait-il pas été semblable à celui d’un chirurgien qui coupe dans l’infection sans trop se préoccuper de la cause du mal. N’étais-je pas déjà sorti de ce rôle en prenant des initiatives pouvant mener à des bouleversements politiques inattendus et peut-être non désirés par la Tutelle? Aucune autorité supérieure ne m’avait jamais précisé ma mission, ni critiqué ou encouragé ouvertement la manière dont je l’avais remplie. À Usumbura, à part la sympathie dont faisait preuve Jean-Paul Harroy, l’atmosphère, dans le milieu des hauts fonctionnaires, était plutôt au scepticisme, sans pour cela qu’une opposition franche eût jamais été formulée en ma présence.
Il me semblait cependant élémentaire que je laisse à mon successeur un document faisant le point, ce que nous appelions à l’École de guerre une appréciation de la situation. Cela me paraissait d’autant plus nécessaire qu’on annonçait la visite de M. De Schryver, notre nouveau ministre du Congo belge et du Ruanda-Urundi.
Un élément d’appréciation, attendu avec impatience, était justement l’importante Déclaration gouvernementale du 10 novembre 1959, dont M. De Schryver avait été l’initiateur. Tombée en pleine révolution ruandaise, elle n’avait pas suscité immédiatement tout l’intérêt qu’elle méritait. Elle semblait cependant favorable aux Hutu, puisqu’elle prévoyait une évolution non équivoque vers une démocratisation des institutions: royauté constitutionnelle, maintien provisoire des chefferies mais seulement comme échelons administratifs; suppression des sous-chefferies traditionnelles et leur remplacement par des entités plus grandes, les communes; élections communales et législatives.
C’était un fameux coup de barre donné à la politique suivie jusque-là par la Belgique qui avait, avec tant de constance, soutenu l’autorité exclusive de la caste tutsi.
Un autre fait dont il fallait tenir compte était l’atmosphère politique nationale et internationale du moment. Nous étions à la fin de l’année 1959 et il faut se rappeler qu’il était déjà clair à cette époque que l’indépendance du Congo belge surviendrait beaucoup plus tôt qu’on ne l’avait pensé. N’était-il pas logique de croire que celle du Ruanda allait suivre à bref délai? Cela était d’autant plus probable que la Belgique devait tenir compte, de plus en plus, des interférences de l’ONU, où les pays communistes et afro-asiatiques réclamaient l’indépendance accélérée des colonies et des territoires sous mandat.
Jusqu’à ce moment, la tutelle belge avait pu mener une politique peu évolutive, dans le domaine politique tout au moins. Mais le « vent de l’Histoire» allait la bousculer et la forcer à accélérer le rythme de la marche vers l’indépendance de ses pupilles.
Dès le début de mon séjour au Ruanda, j’avais obtenu l’aide du major BEM Louis Manière, un ami venu, du quartier général de la Force publique, pour la mise sur pied d’un petit état-major opérationnel. Louis avait eu l’occasion d’étudier les problèmes suscités par les opérations de guérilla, dans les guerres révolutionnaires que nous observions à cette époque dans plusieurs régions du monde colonial. Il m’assista avec sa clairvoyance et sa compétence habituelles. À nous deux, nous rédigeâmes l’appréciation dont il est question plus haut et que je reproduis ci-dessous.
APPRÉCIATION DE LA SITUATION AU RUANDA, LE 20 NOVEMBRE 1959.
- La Situation générale.
Un calme apparent règne actuellement au Ruanda, grâce à l’intervention de la Force Publique sur le Plan opérationnel et à l’occupation militaire.
Il n’y a pratiquement plus d’incendies de huttes. Les groupes armés, quelles que soient leurs motivations, ont été dispersés. Les assassinats politiques ont, pour le moment, pris fin. L’œuvre de pacification du pays se poursuit dans des conditions difficiles. En réalité, les populations restent profondément inquiètes.
Les leaders politiques démocrates se sentent menacés. Ils n’osent pas circuler librement dans le pays. Certains d’entre eux ont quitté leur résidence pour se mettre à l’abri, sous la protection des autorités de la Tutelle.
De nombreux chefs et sous-chefs ont abandonné leur commandement sous la pression ou l’action menaçante de leurs administrés. Le cadre politique est affaibli. Des rancunes et des haines animent les chefs et les sous-chefs qui ont perdu leurs biens. C’est également le cas des sept mille réfugiés réunis à Nyamata dans le Bugesera.
L’entourage du Mwami est en grande partie dispersé. Certains ont pris la fuite. D’autres sont partis à l’étranger. D’autres encore sont arrêtés pour faits infractionnels ou mis en résidence surveillée.
Le Mwami, lui-même, se refuse jusqu’à présent à toute collaboration. Il ne veut pas venir s’installer à Kigali, alors qu’il avait marqué son accord à cette formule, la seule pratique. Il a refusé également de se constituer un entourage réellement représentatif des mouvements et tendances d’opinion prévalant actuellement dans le pays. Il veut circuler au Ruanda, sous prétexte de s’informer mais probablement afin de rétablir l’ordre ancien en exploitant la mystique dont sa personne est entourée.
Il a voulu se constituer une armée privée au début des troubles, afin de rétablir l’ordre ancien, lui-même, en quarante-huit heures, comme il s’en était porté garant. Ce prétendu rétablissement de l’ordre avait, sans l’accord des autorités, reçu un commencement d’exécution. Il consistait en fait dans la liquidation des leaders et des populations hutu.
Sans préjuger de l’attitude exacte du Mwami, il semble que les ordres de liquidation des leaders démocrates ont été donnés à l’ibwami (résidence du Mwami), par les principaux membres de son entourage.
Certains membres bahutu ont été conduits à l’ibwami. Ils y ont été détenus, frappés, interrogés. Ils ont signé des aveux qui leur ont été arrachés, sans que lecture de leurs déclarations leur soit donnée. Il est manifeste que le Mwami et les chefs de l’UNAR n’ont rien appris après les flambées de colère populaire qui ont parcouru le pays. Ils veulent le rétablissement pur et simple de l’ordre ancien, le retour au statu quo ante. Pour eux, les mouvements populaires doivent être écrasés, leurs leaders arrêtés et condamnés, les chefs et sous-chefs, chassés de leur commandement, rétablis dans ceux-ci par l’intervention de la Force Publique.
L’UNAR est le seul parti politique valable. Ceux qui n’en font pas partie sont des «Aprosoma», des ennemis du Mwami et du Ruanda.
La prise de conscience des masses Hutu est par contre en plein-développement. Celles-ci ne veulent plus des séquelles du régime féodal qu’elles abhorrent. Ce phénomène est perceptible surtout dans les régions où les Bahutu sont organisés. Il l’est beaucoup moins là où l’emprise des classes dirigeantes est très forte. Il est nul dans les régions de l’Est où les Batutsi sont très nombreux et ont bien noyauté et asservi les Hutu.
Là où la masse hutu a pris conscience de sa force, elle attend tout de l’Administration, de ses leaders là où il en existe, des élections, de la réforme politique…
Les classes dirigeantes sont divisées. Beaucoup de Tutsi se refusent à envisager une émancipation des masses. Les aristocrates progressistes par contre estiment qu’il faut sanctionner la révolution là où elle a réussi et procéder à une rapide démocratisation, pour éviter qu’elle ne se produise ailleurs d’une façon peut-être plus sanglante. Les Hutu et les Tutsi progressistes veulent collaborer avec la puissance administrante.
Le parti UNAR et ses membres activistes sont contre toute collaboration. Ils sont contre l’émancipation des masses, contre la coexistence de plusieurs partis, contre la réforme politique, contre les missions et l’action de celles-ci en faveur des masses, contre l’administration belge. Toutes les tentatives de négociation avec le Mwami et son entourage, qui est l’UNAR elle-même, ont échoué.
- But à atteindre
Notre but final doit être l’application loyale de la politique définie dans la Déclaration Gouvernementale du 10 novembre, c’est-à-dire la mise en place d’institutions réellement démocratiques. Pour y arriver, il faut permettre au peuple d’exprimer librement ses aspirations. Le but immédiat doit donc être de créer dans les mois à venir un climat politique sain permettant le déroulement normal:
- a) de la période préélectorale;
- b) des élections;
- c) de la mise en place des nouvelles institutions.
Le climat politique est actuellement détérioré par l’action d’un parti politique (UNAR) qui prétend s’ériger en parti unique et qui utilise pour éliminer ses adversaires des méthodes totalitaires de pression physique et morale sur les individus.
Ce parti dispose de trois armes efficaces:
1.le Mwami, dont il fait son symbole et au nom duquel il parle au peuple et accuse ses adversaires de trahison;
2.l’administration indigène (chefs et sous-chefs), qui lui permet de faire pression sur le peuple et de diffuser efficacement ses slogans et sa propagande;
3.les bandes armées, notamment les troupes batwa, capables d’intimider, voire de terroriser la population.
Il importe donc de neutraliser ces trois moyens d’action de l’UNAR, tout en reprenant nous-mêmes la population en main et en l’aidant à prendre conscience de ses droits et de sa force. Cette action amènera fatalement des réactions de la part de l’adversaire. Quelles pourraient être ces réactions? Quel peut être notre plan d’action compte tenu de ces réactions possibles? C’est ce qui est exposé ci-après.
- Réactions passibles de l’adversaire
a) Action politique possible du Mwami:
- le Mwami ne peut accepter de bon gré la démocratisation de son pays parce que:
— toute son éducation est basée sur des conceptions anti-démocratiques il a passé son enfance auprès de Mwami Musinga; il est membre, et maintenant chef, du clan Bahindiro. Il n’est ni très intelligent, ni suffisamment instruit pour comprendre le sens profond des principes démocratiques.
Il est chargé d’une lourde hérédité de féodal absolu.
— depuis son avènement, il a été conditionné par les extrémistes de l’UNAR et les féodaux les plus farouches qui l’ont empêché d’avoir des contacts avec les leaders de la masse Hutu.
— il craint la réussite de certains leaders hutu dont il connait les principes républicains. Il s’opposera par conséquent par tous les moyens à l’instauration de la démocratie dans le Ruanda et fera tout pour obtenir la victoire des féodaux lors des prochaines élections. Il ne pourra par conséquent se plier aux mesures que nous estimons indispensables, c’est-à-dire:
– installation d’autorités hutu qui peuvent faire augmenter les chances de succès des Hutu lors des élections;
– création d’un conseil supérieur représentatif de la population;
– organisation d’élections libres.
Tenant compte de cet état d’esprit du Mwami, les hypothèses suivantes sont à considérer si nous voulons instaurer la démocratie contre la volonté du Mwami.
2.Il se durcit contre la politique belge et reste au Ruanda.
Dans ce cas, il s’opposera par tous les moyens à notre action et même à notre présence au Ruanda. Sa résidence et son entourage resteront le nœud de toutes les intrigues contre le Gouvernement. Il suivra docilement les conseils des extrémistes de l’UNAR. Il fera donner ordre à ses bourreaux batwa d’exterminer successivement les leaders hutu, les Tutsi loyaux et les Belges influents. Il cherchera par tous les moyens à nous décourager de rester au Ruanda (menaces contre nos vies, sabotage de notre action économique, sociale, médicale et politique; cette action est déjà déclenchée).
Il usera de toute son influence pour dresser contre nous la masse hutu profondément royaliste Toutefois, il n’agira jamais publiquement mais opposera aux propositions et au programme de l’administration une résistance passive et des attitudes dilatoires (plaintes du Mwami auprès du Roi des Belges, du Parlement et demandes d’interventions de l’ONU).
3.Il prend la fuite.
Dans ce cas, il pourrait rejoindre les nombreux Ruandais vivant en Uganda et y serait l’instrument et le prisonnier psychologique des extrémistes de l’UNAR, qui viennent de prendre la fuite. Des commandos seraient envoyés avec son accord tacite pour exterminer les leaders hutu mais également les autorités belges ainsi que les tutsi loyaux (RADER).
Il se ferait passer aux yeux du peuple, comme un martyr et une victime du colonialisme belge et deviendrait le symbole de la résistance nationale à l’oppresseur étranger. De nombreux Hutu se rallieraient très facilement à sa cause. Un gouvernement en exil serait créé, dont le moyen d’action le plus puissant serait le mysticisme même qui anime le peuple du Ruanda à l’égard du Mwami. Bien entendu, il adresserait des demandes d’intervention et de protection à l’ONU.
4.Il est assassiné par des extrémistes de l’UNAR.
Ce serait une opération très payante pour l’UNAR qui en rejetterait la responsabilité sur les Belges, comme ce fut le cas pour le Mwami Mutara. Tout le pays se dresserait contre nous et les Blancs isolés seraient massacrés pour venger la mort du Mwami. L’UNAR, sous le slogan de l’union de tous les patriotes et sujets du Mwami, bénéficierait d’un gonflement brutal de ses effectifs et gagnerait facilement les élections. Les leaders hutu et du RADER seraient massacrés comme collaborateurs des Blancs assassins du Mwami.
5. Le Mwami collabore.
Hypothèse la moins plausible et seulement si le Mwami comprend que la Belgique est décidée à instaurer la démocratie et à employer tous les moyens nécessaires pour atteindre ce but. Dans ce cas, il faut qu’il soit vraiment le Mwami constitutionnel qu’il a déclaré vouloir être. Il devra donc accepter la nomination des autorités hutu et la création d’un Conseil du pays représentatif de la population. Il devra réaliser un effort pour chercher plus de contacts avec l’administration et celle-ci devra faire de même. 1l devrait résider à Kigali, siège du représentant de la Belgique et future capitale du Ruanda.
b) Actions possibles de l’UNAR
- Première hypothèse: l’UNAR abandonne réellement la lutte pour le pouvoir. Conséquences:
-fuite des membres et leaders du parti gravement compromis;
-certains membres, non compromis, prennent place dans d’autres partis, existants ou futurs.
- Deuxième hypothèse: le parti UNAR, en tant que tel, abandonne apparemment la lutte pour le pouvoir, mais ses membres se regroupent sous l’égide d’un nouveau parti en vue de:
-gagner les élections,
-reprendre ensuite le programme de l’UNAR.
Trois méthodes possibles:
– tentative de créer un parti dit « d’union nationale » dans lequel les leaders de l’UNAR joueraient un rôle prépondérant. Ce parti chercherait, pour les élections, l’appui des masses;
– création d’un parti ayant les mêmes tendances et les mêmes méthodes que l’U NAR, mais sous un nouveau nom;
– création d’un parti non extrémiste par les leaders unaristes modérés.
- Troisième hypothèse: l’UNAR continue ouvertement la lutte, mais sur le plan politique uniquement. Différentes méthodes sont possibles:
– reprise en main du parti par des éléments modérés, avec l’appui éventuel de quelques Européens;
– ne rien changer ni aux méthodes du parti existant tout en essayant de renouer avec l’administration et avec les autres partis;
– raidir l’attitude du parti et intensifier son action par une propagande virulente contre l’administration civile et militaire, notamment en répétant les slogans bien connus: « Nous formons un parti démocrate»; «Les autres partis sont ennemis du Mwami et du Ruanda»; «L’UNAR est aussi bien le parti des Hutu que celui des Tutsi»; «Notre programme est irréprochable, mais on ne nous comprend pas, ou on ne veut pas nous comprendre». Ou en critiquant l’attitude partisane de l’administration et sa politique du «divide ut imperes». Ou en mettant en relief les inévitables petites erreurs dans la répression de l’émeute, l’action de la troupe, l’action judiciaire, etc. Et en lançant contre l’administration et contre les forces armées des accusations non fondées et de mauvaise foi. De toute façon, faire appel à l’ONU et à l’opinion publique belge et chercher l’appui des partis politiques belges voire de nations étrangères. Installer dans un pays d’Afrique un gouvernement en exil, éventuellement avec l’aide du Mwami. Pays possibles: Soudan, Uganda et Ghana.
- Quatrième hypothèse: l’UNAR continue la lutte sur tous les plans, y compris le terrorisme et l’action politique clandestine.
Remarque: il est probable que, dans ce cas, l’action de l’UNAR embrayerait progressivement, commençant par le terrorisme local et individuel pour aboutir, d’ici un ou deux ans, aux actions de guérilla organisées.
Ses méthodes pourraient être les suivantes:
– neutraliser les autres partis par l’intimidation et l’assassinat des leaders et même des simples membres;
– installer à l’extérieur un gouvernement provisoire en exil;
– tenter de provoquer un soulèvement anti-belge en faisant assassiner le Mwami;
– organiser des meetings, lancer des publications, faire de la propagande radio au départ de l’étranger (NB un bureau existe déjà au Caire);
–pousser à la démission collective les cadres autochtones, aux grèves administratives, à la désobéissance passive des populations aux ordres de l’administration;
–provoquer le sabotage de la vie économique;
– tenter de faire bouger l’Urundi;
– coordonner les activités de l’UNAR avec celles des partis congolais;
–s’appuyer sur l’organisation de sectes hiérarchisées (NYABINGI, KASETE…) ou de groupements confessionnels: musulmans, certains milieux protestants, le clergé de Nyundo.
– s’assurer l’appui de certains Européens du Ruanda et surtout d’Usumbura;
–intimidation et terrorisme envers les Européens de l’administration;
– coups de main pour prendre le pouvoir, du moins à l’échelon chefferies ou sous-chefferies;
–coups de main pour libérer des détenus;
–recueillir l’armement;
– tentatives de provoquer des mouvements de masses qui déclencheraient des opérations militaires. En appeler ensuite à l’ONU;
– actionner de l’intérieur ou de l’extérieur des actes de terrorisme individuels ou de guérilla. Agir tant à Usumbura qu’au Ruanda, en s’appuyant sur les milieux émigrés, les Batwa, voire les condamnés « récupérés » ou les criminels en fuite;
–mener une action de propagande intensive dans les milieux émigrés;
– chercher l’appui du gouvernement du Kabaka du Buganda.
5: Cinquième hypothèse: c’est la plus probable.
L’UNAR mène au grand jour une activité politique légale, mais hostile à la ligne de conduite de notre administration de terrorisme et de sabotage.
Les méthodes à suivre seraient un mélange de celles signalées sous les rubriques « troisième et quatrième hypothèses ».
- c) Action militaire possible
Il faut entendre par action militaire de l’adversaire ses initiatives susceptibles d’entraîner de notre part une intervention des forces armées. Ces initiatives peuvent venir de l’intérieur même du pays ou de l’extérieur. L’action intérieure peut être coordonnée avec l’extérieur. C’est l’hypothèse la plus probable.
Les possibilités d’action à l’intérieur du territoire sont:
1.Action en masse par les bandes armées, soit contre les communautés hutu, soit contre l’administration. Cette action du genre de celle qui fut déclenchée au début novembre est possible mais peu probable, l’intervention immédiate de forces mobiles et bien équipées peut l’arrêter net en quelques heures.
2.Terrorisme.
Des actes de terrorisme systématiquement organisés sont beaucoup plus à craindre. Dirigés contre le petit peuple, autant sinon plus que contre les leaders ou les Européens, ils auraient pour premier objectif d’obtenir la complicité du silence et par la suite, la collaboration active des populations terrorisées. Cette action de terrorisme est nécessairement liée à une action politique, elle nécessite des cellules de commandement, des chaînes de renseignement et de liaison.
3.La guérilla.
Le terrorisme évolue tout naturellement vers la guérilla. Les terroristes, traqués par les forces de l’ordre, se voient, à un moment donné, obligés de disparaître dans la clandestinité. Dans leur retraite, ils doivent être ravitaillés, renseignés et protégés; d’où la création de petits maquis. À mesure que ces maquis se développent et augmentent leur emprise sur la population, l’action évolue vers la guérilla: embuscades, sabotages, etc…
Les possibilités d’action de l’extérieur du territoire sont:
4.Le terrorisme.
L’action terroriste dirigée de l’extérieur est peu rentable. Elle ne peut toucher que les régions proches de la frontière. Toute incursion profonde est impossible sans l’existence d’un réseau de renseignement et de Protection.
L’action la plus probable des éléments extérieurs consistera à:
– influencer l’opinion internationale et l’opinion du pays par la presse, la radio et la propagande;
– rechercher l’aide extérieure pour appuyer et ravitailler les maquis de l’intérieur;
–accorder refuge aux organes de commandement ou aux combattants dont la situation est devenue intenable à l’intérieur.
L’éventualité de la création d’une armée de libération nationale n’est pas à retenir dans un avenir immédiat. Son organisation exigerait de longs mois. Ce danger n’est donc pas immédiat et sort du cadre de cette étude.
4. Quelle est notre action à entreprendre?
a) Action politique à l’égard du Mwami.
–Seule une attitude ferme pourra nous assurer le succès et l’instauration de la démocratie. Le Mwami doit comprendre que l’époque des discussions stériles, dans lesquelles il menait le jeu, est close.
Il doit arriver à la conclusion qu’une opposition systématique de sa politique les conséquences les plus graves pour lui.
Le Mwami doit résider à Kigali, centre de son pays et future capitale, où il pourra avoir de fréquents contacts avec le représentant de la Belgique.
– Le Mwami doit être entouré de conseillers dignes et représentatifs de la population.
– Le Mwami doit être constitutionnel et laisser la direction effective de son pays à un Conseil représentatif de toute la population et nanti de pouvoirs réels. L’administration belge doit donc mettre en place ce conseil, car le Mwami ne le fera pas ni ne donnera son accord à sa constitution.
–Nous devons accorder au Mwami tous les honneurs dus à son rang. Lui accorder éventuellement un titre honorifique comme c’est le cas du Kabaka de l’Uganda.
– Renforcer le prestige et l’autorité du Résident, représentant de la Belgique, afin qu’il puisse exercer réellement sa mission de tutelle auprès du Mwami.
–Assurer la formation et l’éducation du Mwami par l’organisation de voyages d’études, des visites en Belgique et à l’étranger.
– Confier son éducation à un précepteur dans lequel il aurait confiance.
– Élever le Mwami au-dessus des problèmes d’ordre purement politique et l’intéresser aux questions sociales et économiques du pays.
– Retarder l’intronisation jusqu’après les élections.
b) Action politique à l’égard du cadre coutumier:
1.Nous devons poursuivre l’installation des sous-chefs et chefs intérimaires et soutenir ceux-ci. Nous n’avons pas le temps de les former à leur tâche. Le service territorial devra suivre de près et les guider dans leur travail.
2.Cette action doit aller de pair avec un contrôle strict des activités des anciens sous-chefs et chefs restés en fonction, pour éviter tout sabotage ou toute entrave de leur part dans l’activité des intérimaires inexpérimentés.
Dans le cas d’une nouvelle lutte politique menée par l’UNAR sous ce nom ou sous un autre nom:
3.Prendre des mesures pour contrer un sabotage éventuel de la part des notables restés en place, par exemple un texte légal créant une espèce de mobilisation de ces autorités.
4.Si le raidissement des Tutsi allait jusqu’à leur démission collective, le seul moyen est d’intervenir individuellement auprès de chacun pour récupérer les tièdes. La mise en place des sous-chefs hutu qui vient d’être faite atténuera d’ailleurs les effets d’une telle attitude.
5.Lutter contre la peur des représailles existant chez certains Hutu intérimaires en assurant une répression sévère dans le cas d’intimidation ou de menaces.
- Si l’UNAR passait à la phase terroriste: continuer l’épuration du cadre coutumier par élimination des sympathisants actifs de ce mouvement. Procéder à des mutations dans les cas où une mesure plus sévère ne peut être prise.
- c) Action politique à l’égard de la population.
1.De toute façon, quelle que soit l’attitude de nos « adversaires » et même si celle-ci devait être des plus rassurante, une série de mesures doivent être prises de toute urgence.
2.Retour à la vraie mission de la territoriale abandonnée depuis longtemps pour des tâches de plus en plus urgentes et absorbantes qui ont été accumulées sur ce service et qui le distrayaient de sa mission essentielle: le contact permanent avec les populations. Dans ce but, enlever aux territoires une série de travaux comme: enquêtes de terres, enquêtes judiciaires (sauf pour les « premier terme », vu le caractère éducatif de ce travail, et pour certaines enquêtes touchant au domaine politique), travaux d’huissier, législation sur le travail, pensions, invalidités, etc… Également la construction et l’entretien des routes et des bâtiments; si impossible, renforcer les effectifs territoriaux et les stabiliser.
3.Création d’un service d’information pour indigènes, très étoffé et disposant des crédits nécessaires à la réalisation d’un programme touchant tous les domaines de l’information: radio, journaux, cinéma, tracts, brochures, groupes mobiles, photos. Ce service doit avoir un staff spécialisé pour l’étude des réactions du public et de l’orientation à donner à la propagande.
4.Maintien d’une occupation militaire pendant la période préélectorale.
5.Dans le domaine judiciaire:
— revoir la formation des juges et des assesseurs indigènes et la composition des tribunaux. Les tribunaux indigènes et leur personnel sont critiqués unanimement par la population (plus que les autorités).
La déclaration gouvernementale ne prévoit rien dans ce domaine.
—Insister sur la nécessité d’une justice sévère et rapide pour les crimes commis au cours des troubles de novembre et surtout pour ceux qui furent ou seront commis après les troubles (vengeances notamment).
Être impitoyable pour les cas graves.
—Obtenir de la justice l’abandon des poursuites contre les « petits pillards » venant spontanément se présenter aux autorités. Avantages: récupération d’une grande partie des biens volés; de plus, ces petits délinquants deviennent des témoins pour les affaires importantes. Ce serait un atout psychologique en notre faveur, car il est quand même impossible de punir ceux qui ont participé aux troubles, des milliers de gens au total.
- d) Recensement et désarmement des Batwa.
- En cas de renaissance de l’UNAR sous cette étiquette ou sous une autre: en plus des mesures précédentes qui n’en seront que plus urgentes:
—Aider les partis politiques non-UNAR par un soutien réel mais discret tel que: aide financière, conseil d’organisation et plan d’action politique.
– user du mythe Mwami et des déclarations de celui-ci comme moyen de propagande;
— Réinstallation des réfugiés dans des régions qui sont de toute façon Tutsi et ne peuvent plus être gangrenées.
— Épuration de la police territoriale dont les gradés congolais pourraient être amenés du Kivu ou d’Usumbura pour remplacer, du moins en partie, les locaux.
— Mutations nombreuses du personnel autochtone des divers services administratifs pour « déraciner » et briser les liens pouvant exister entre eux et les populations ou certains agitateurs.
— Travailler les dirigeants unaristes de l’intérieur en abandonnant ceux de Kampala qui sont des agitateurs, mais qui n’ont pas la confiance du peuple. Ce travail doit pouvoir nous apporter un renouvellement du comité central et l’élimination, par des moyens démocratiques, des meneurs actuels.
— Intervention Personnelle du Ministre du Congo Belge et du Ruanda-Urundi, pour obtenir un revirement dans l’attitude trop tolérante des Britanniques.
- En cas d’action terroriste réelle de l’UNAR, les mesures ci-dessous devraient encore être renforcées, notamment par:
— La surveillance des activités des étudiants de Belgique et de leur courrier.
— La surveillance des déplacements et des relations des missionnaires étrangers et des chefs musulmans.
— Des mesures de surveillance (ou d’expulsion) contre tous les Européens jouant le jeu des terroristes ou connus pour leur sympathie agissante envers eux.
—Envoi des détenus importants, notamment les responsables des troubles de novembre, vers des camps de détention du Congo.
—La surveillance sérieuse et le noyautage des émigrés
— Le renforcement du staff en Est Africain, par l’envoi d’un attaché colonial à Nairobi en plus du Vice-Consul de Kampala. Cette question est déjà en discussion, depuis deux ans et une question budgétaire s’oppose à sa réalisation. Une telle considération ne devrait plus jouer, mais il faut exiger que l’attaché colonial soit un fonctionnaire du Ruanda -Urundi.
— Faire écarter les prêtres jouant un rôle funeste ou en tout cas un rôle politique trop actif
- e) Action politique à l’égard des organes politiques à mettre en place.
Dans tous les cas: quelle que soit l’attitude des opposants, nous devons jouer dès maintenant notre gros atout: la carte élections. Nous devons être fixés au plus tôt sur les intentions au sujet des futurs conseils: composition, compétence, etc. Nous devons être autorisés à en parler avant la parution des textes. Dès à présent, la date des élections ou tout au moins l’époque où elles auront lieu doit être fixée. Si elles se font sans tarder, on profitera de l’état d’esprit actuel assez favorable; on réduira probablement la durée de l’occupation militaire; on clarifiera la situation des autorités intérimaires, du Conseil supérieur actuel, du conseil provisoire qui serait mis en place, etc…
J’ai reproduit ce document pour montrer l’état d’esprit où nous nous trouvions, Louis Manière et moi-même, à la fin du mois de novembre 1959, à la veille de mon retour, que je croyais définitif, au Congo.
En somme, la seule chose que je croyais positive était la décision de mettre en place des autorités hutu intérimaires. Pour le reste, je doutais. Je doutais du mwami et des réactions qu’il aurait lorsqu’il connaîtrait les termes du décret que nous attendions avec impatience. Il avait déjà trop fait preuve de passivité, voire de mauvaise volonté. Son rôle au cours de la révolte avait été hautement suspect. Fallait-il encore essayer de le récupérer? Ou bien faudrait-il en arriver à le destituer, comme cela avait été fait avec Musinga? Il n’était pas encore question d’instaurer un autre régime, mais le mot « République » n’était pas loin de mon esprit.
Je doutais de l’attitude qu’adopterait l’UNAR, mais j’étais pessimiste, car je ne croyais pas ce parti capable de s’adapter aux nouvelles circonstances et d’accepter notamment la désignation de Hutu comme chefs et sous-chefs. Je me demandais à quelles extrémités ce parti allait avoir recours.
Tout dépendait des dispositions que prendrait le décret du gouvernement belge.
C’était là l’essentiel de nos réflexions, lorsque nous reçûmes la visite de M. De Schryver. J’eus avec lui un long entretien qui débuta d’une manière inattendue. Il me demanda d’où j’étais en Belgique. Tout naturellement je lui répondis que j’étais bruxellois, attendu que c’est à Bruxelles que j’avais grandi. Mais il insista et me demanda si je n’étais pas né à Gand. Et de fil en aiguille, nous en vînmes à parler de ma famille. Mon grand-père, entrepreneur, avait construit une maison pour la famille De Schryver et était devenu l’ami du grand-père du ministre. Et puis on parla de mon père, de ce qu’il avait fait et des circonstances de sa mort. Il me dit aussi son admiration pour ma mère, qui avait su garder le silence et taire les noms des collaborateurs de mon père. N’y avait-il pas parmi ceux-ci le nom d’un De Schryver!
Cette conversation m’émut profondément et j’eus quelque peine à revenir à l’objet du jour. J’exposai néanmoins au ministre la situation du Ruanda telle que je la voyais et arrivai à la double conclusion suivante.
Tout d’abord, il fallait décider de maintenir ou non l’orientation démocratique voulue par la déclaration gouvernementale du dix novembre. Bien entendu, il ne s’agissait pas ici de renoncer officiellement à cette déclaration. Mais on devait bien se rendre compte que démocratiser revenait à veiller à ce que la population soit correctement mise au courant de l’enjeu et qu’elle puisse exprimer ses choix politiques en toute liberté. Or, ces conditions n’étaient pas du tout remplies actuellement, attendu que la population était sous la coupe de chefs et de sous-chefs tutsi dont la grande majorité restait acquise aux conceptions féodales.
Les obstacles à une véritable démocratisation étaient donc très importants et il faudrait du temps pour en venir à bout. Dans le meilleur des cas, l’issue de la lutte demeurait incertaine et dépendrait du courage et de l’intelligence des leaders hutu
La Belgique, puissance administrante, avait un rôle déterminant à jouer dans cette partie qui devait décider de l’avenir du pays. Elle devait veiller à maintenir l’ordre public, elle devait aussi favoriser l’éducation politique des masses et s’assurer finalement que les élections aient lieu en dehors de toute contrainte. Ce ne serait pas une tâche aisée et cela demanderait un certain temps.
Une autre solution, assez hypocrite celle-là, consisterait à autoriser que les élections se déroulent sans trop se soucier de savoir si elles permettraient à la population d’exprimer ses choix librement. La Belgique, dans ce cas, peu soucieuse de justice sociale, s’en laverait les mains, avec l’intention de se débarrasser au plus vite du cadeau encombrant que lui avait légué la Société des Nations. Dans ce cas, il était probable, sinon certain que l’UNAR sortirait victorieuse de l’épreuve et on pourrait s’attendre que, après le départ de la force administrante, des représailles cruelles soient exercées contre les dirigeants et la masse hutu. Paradoxalement, il faudrait s’attendre que cette attitude d’abandon soit celle que l’ONU favoriserait dans son aveuglement anticolonialiste.
Ma deuxième conclusion fut qu’il était, à mon sens, urgent de désigner un homme pour prendre en main la conduite du pays et le mener à son indépendance, attendu que je devais songer à retourner au Congo et à reprendre le commandement que j’avais déjà délaissé depuis trop longtemps.
Sur ce, le ministre me demanda dans quel sens, selon moi, cet homme devait agir. Je lui répondis qu’il était impensable de laisser la population hutu à la merci des extrémistes de l’UNAR et que notre politique devait être de poursuivre franchement notre action dans la voie tracée par la déclaration gouvernementale.
Quelques jours après cette visite, j’allai saluer Jean-Paul Harroy. J’avais remis le commandement des troupes d’occupation au commandant du 11ème Bataillon, le lieutenant-colonel Lierman. J’estimais que ma tâche était achevée, puisqu’une paix relative régnait dans le pays. Stanleyville, par ailleurs, me réclamait.
Jean-Paul Harroy prit sa plume de vice-gouverneur général pour me remercier avec chaleur des services rendus et m’adressa la lettre suivante:
Monsieur le Colonel,
Au moment où vous venez de regagner Stanleyville, votre mission de pacification du Ruanda brillamment terminée, je désire vous exprimer les sincères remerciements du gouvernement belge, du gouvernement du Ruanda-Urundi, des populations du Ruanda pour le service exceptionnel que vous avez rendu. Déjà un peu avant les troubles du début du mois dernier, vous aviez consenti à venir à Usumbura mettre au point, avec autant d’autorité que de soin, un dispositif de sécurité qui devait nous être combien précieux quelques jours plus tard,
Venu parmi nous au plus fort de l’orage, vous avez été l’un des mieux placés à en mesurer la gravité et les possibilités de développement catastrophiques. Grâce à votre lucidité, votre esprit de décision, votre courage, votre exceptionnelle endurance, vos qualités de chef qui ont autant galvanisé vos collaborateurs civils que vos troupes, la situation a été retournée en quelques heures, avec un minimum de victimes.
Ce faisant, vous vous êtes acquis un titre durable à la reconnaissance des habitants de ce pays qui, sans vous, pouvaient connaître une période d’atrocités véritablement dramatique.
Depuis lors, comme Résident Militaire, vous avez, avec adresse et fermeté, exploité le succès militaire en d’exceptionnellement précieuses réalisations à caractère politique. Ici encore, vous avez fait montre de qualités remarquables dont il faut vous féliciter autant que vous remercier. Et à côté de votre esprit d’initiative, votre sens des responsabilités, votre art de déclencher les enthousiasmes parmi ceux qui collaborent avec vous, j’ai surtout à souligner une rare vertu: votre aptitude à faire l’unanimité autour de votre action, forçant autant l’estime de ceux qui craignent votre sévérité que l’administration des faibles qui se confient à la protection de votre force.
Cette lettre déjà longue devrait encore être allongée pour comporter toutes les marques d’appréciation flatteuses, d’estime, de gratitude que je devrais vous exprimer. Je la terminerai néanmoins ici, en la résumant: au nom des autorités et des populations de Belgique et du Ruanda, merci et bravo.
Veuillez agréer, Monsieur le Colonel, l’expression de mes sentiments de haute considération et d’entier dévouement.
Le Vice-Gouverneur Général
Gouverneur du Ruanda-Urundi
(signé) Jean-Paul HARROY
De cette lettre élogieuse, je retenais surtout que Jean-Paul, avait approuvé la politique que j’avais menée. C’était un appui et un encouragement précieux pour mon successeur et une promesse providentielle pour le peuple hutu.
Une autre approbation vient me conforter dans cette conviction. En effet, le ministre De Schryver m’adressa le télégramme suivant: « Au colonel Logiest stop tiens à vous redire satisfaction admiration et gratitude pour service exceptionnel que vous venez de rendre au Ruanda et à la Belgique ».
C’est donc la conscience en paix que je repris mes fonctions à Stanleyville. Mon rôle de résident militaire du Ruanda avait pris fin et je croyais que j’en avais terminé avec ce petit pays, bien sympathique certes, mais où l’on sentait que les violences
Pouvaient reprendre à tout moment. La Force publique, sous le commandement avisé du lieutenant-colonel Lierman était parfaitement capable d’y imposer le calme en attendant les réformes indispensables.
Je me trompais, car Jean-Paul Harroy m’avertit qu’une décision imminente allait être prise à mon sujet, dans la lettre reprise ci-après.
Bien cher Guy,
Excusez la dactylographie imparfaite. Elle est nocturne. Mais je ne veux pas que l’avion de demain matin pour Stan parte sans un billet pour vous.
Une raison suffisante serait que je veux encore vous remercier du fond du cœur pour votre merveilleuse intervention de ces dernières semaines. Mais ceci fera l’objet d’autres correspondances encore.
Le motif de ces lignes, c’est que quelque chose de très important se prépare, vous concernant, dont il faut absolument que vous soyez informé.
Emerveillé de vos résultats, le Ministre — c’est de lui que part l’initiative, je vous le jure — a déclaré dans le Héron qui venait de vous quitter: « La solution, c’est que pendant quelques mois encore, jusqu’aux élections, ce soit le Colonel Logiest, qui, temporairement démilitarisé, exerce les fonctions de Résident Spécial du Ruanda.» Je passe sur les commentaires élogieux et sur les arguments — tous excellents — à l’appui de cette formule (votre prestige, la possibilité qui n’existe qu’avec vous — de «coiffer» Preu-dhomme avant son départ en congé, la liaison parfaite que vous établiriez avec la Force Publique, l’art avec lequel vous pourriez flairer qu’il est temps d’appeler des renforts, etc.).
Devant le caractère inespéré pour moi de cette formule, j’avoue n’en avoir vu que les avantages et avoir abondé dans le même sens.
Pour mettre ma conscience en repos, je me suis rappelé une confidence qui me fut faite qu’un soir vous auriez, à Kigali, déclaré que le problème était passionnant et que si vous aviez en main les pouvoirs nécessaires, cela ne vous déplairait pas d’essayer «d’en sortir». Me trompais-je?
Bref, j’ai accepté de jouer la carte. Alias, de contribuer à tenter de déterminer le Général à vous prêter pour six mois aux pékins en difficulté. Le Ministre s’en charge lui-même ce soir à Léo- Je me suis permis d’écrire un petit mot personnel au Général pour insister dans le même sens.
Excusez aussi le laconisme de cette lettre nocturne. J’ai les yeux qui se ferment… Mais je vous conjure d’accueillir amicalement ce petit complot et d’accepter qu’il se réalise jusqu’au bout. Vous auriez bien mérité du Ruanda-Urundi et de son Gouverneur.
(signé) Jean-Paul reconnaissant et dévoué
Effectivement les 4 et 5 décembre 1959, je recevais des télégrammes du gouverneur général me mutant pour Ruanda, dans les cadres de l’administration territoriale, avec le titre de « Résident civil spécial » et le grade de commissaire provincial. Cela me rappelait une boutade d’un ancien qui me disait: « L’armée mène à tout, à condition d’en sortir ! ». J’étais donc l’homme que le ministre avait choisi pour mener le Ruanda à son indépendance. J’en étais certes flatté, mais inquiet aussi devant l’ampleur des problèmes qui m’attendaient. J’ignorais ce qui avait amené M. De Schryver à me désigner. Était-ce le souvenir de ma famille gantoise? Dernièrement, j’ai pu évoquer cette époque avec lui, à l’occasion d’une petite réception tenue chez l’un de ses fils. J’en ai profité pour lui poser la question. Il réfléchit un moment, le regard perdu dans le passé. Puis il me dit: « Oui, sans doute votre histoire familiale m’a influencé. Mais je vous avais écouté et jugé. Vous étiez le seul choix logique ».
Par ailleurs, j’avais tenu le général Janssens régulièrement au courant des événements du Ruanda. Il accepta ma mutation de bonne grâce et me fit part de son approbation de mon action dans les termes suivants:
Mon cher Guy,
Merci de ta dernière lettre et des nouvelles que tu m’y donnes. Mes félicitations pour le calme du Ruanda. C’est un premier et indispensable résultat.
D’accord pour tes idées au sujet de l’information: il y aura au moins dans nos territoires d’outre-mer un coin où l’information sera efficace. Car il est bien certain que l’information payée par l’État n’a « pas le droit de rester neutre ». Elle doit conduire l’opinion, ainsi que tu le dis très justement.
Hélas! ici au Congo, on ne comprend pas cela et la pire confusion règne dans les esprits tandis qu’une inquiétude s’installe dans les cœurs.
Au Ruanda, au contraire, tes méthodes — celles relatives non seulement à l’information, mais aussi à ta politique et à ta méthode de commandement —doivent conduire au succès. Ton cadre territorial est 100% avec toi, tandis qu’ici la territoriale est découragée et neutralisée. On a beaucoup écrit sur les bâtisseurs d’Empire; plaise à Dieu que je puisse un jour écrire sur les « Destructeurs d’Empire ». Rien que pour le Congo, la galerie des destructeurs sera comble.
Ma femme s’unit à moi pour t’adresser ainsi qu’à Madame Logiest nos meilleures amitiés.
(Signé) Tanssens
Cette fois, je partis en voiture avec ma femme et ma fille. La phase politique et administrative de ma carrière ruandaise allait vraiment commencer.