Le Colonel Guy Logiest Nous Parle De Sa Mission Au Rwanda II
En 1961, Monsieur Paul-Henri Spaak, alors vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, m’avait invité à son domicile privé, rue Saint-Bernard. La goutte le clouait sur son fauteuil mais ne lui avait rien enlevé de sa bonne humeur ni de son esprit de répartie.
Nous parlions évidemment du Ruanda dont l’indépendance se profilait à l’horizon politique du moment.
« Colonel », me dit-il, « comment avez-vous fait pour organiser la révolution au Ruanda? J’ai toujours été curieux de savoir pourquoi les révolutions éclatent et surtout pourquoi elles réussissent ou échouent ».
Cette question m’étonna et me montra combien en Belgique, même les hommes les plus au courant de l’actualité, pouvaient être ignorants de la réalité africaine. M. Spaak s’imaginait-il vraiment que j’avais pu, seul, mener le peuple hutu à ma guise et l’amener à se révolter contre ses maîtres tutsi?
Le terme « révolution » peut se définir comme le renversement brusque et violent d’un régime politique, qui amène de profondes transformations dans une société. Ce renversement ne peut évidemment pas être le fait d’un seul homme. Pour qu’il puisse se produire, une convergence de facteurs est indispensable.
Au Ruanda, c’est sans doute le poids massif d’une population opprimée, poussée à bout de patience et de silence, qui l’engendra. Mais comme l’éruption d’un volcan est conditionnée par une série de paramètres, la révolution ruandaise, comme les autres, fut provoquée par des facteurs, que je compte analyser tout au long de cet ouvrage. Bien entendu, les hommes en présence y ont joué un rôle non négligeable. J’ai été l’un de ces hommes, c’est tout.
J’ai hésité longtemps à écrire ce livre, ou devrais-je dire ces Mémoires. Il y a quelque chose de gênant à écrire à la première personne. Mais comme un ami me le disait, avec insistance, seul l’auteur des gestes est à même de les raconter, Je crois que mon père, ce héros obscur et oublié, comme tant d’autres, m’aurait encouragé à écrire. Il est mort depuis si longtemps et cependant il me semble qu’il a influencé tout le cours de ma vie.
Fils d’un entrepreneur en bâtiments, il était en 1914 le bras droit de son père. Les affaires marchaient bien. C’était une époque où l’afflux d’ouvriers, venus des campagnes, forçait les maîtres d’usines à construire hâtivement des milliers de logements. Marié à une jolie Bruxelloise, père d’une fille et d’un fils, exempté du service militaire, mon père perdit avec la guerre le goût de vivre dans l’abondance et la sécurité. Malgré les objections de sa femme et de ses parents, il prit ses dispositions pour passer en Hollande et rejoindre l’armée belge sur l’Yser.
C’est à cette occasion qu’il rencontra un Hollandais qui lui proposa de rester en Belgique et de s’engager dans les services anglais de renseignements, l’intelligence Service. Mon père accepta, réunit un petit groupe d’amis et organisa le service. Il s’agissait de signaler les faits et gestes de l’ennemi dans la région gantoise. Ma mère tenait le secrétariat et les messages étaient acheminés vers Londres via la Hollande.
Après quelques tâtonnements, le service se mit à fonctionner efficacement. Mais en juillet 1916, les services allemands de contre-espionnage eurent vent de l’affaire. Était-ce dû à une imprudence ou à une trahison, personne ne le saura jamais. Toujours est-il qu’un matin deux hommes vinrent sonner à la porte de notre maison. Ma mère, tôt levée, vint la leur ouvrir. C’étaient des Allemands en vêtements civils. Pour ma mère, c’était la visite qu’elle avait crainte depuis de longs mois et qui avait causé plus d’un cauchemar. Elle ne perdit cependant pas son sang-froid. Comme ils demandaient à voir son mari, elle leur répondit en haussant la voix qu’il était absent et parti chez son père, à peu de distance de là. L’un des agents partit aussitôt, tandis que l’autre s’installa dans la cuisine.
A l’étage, mon père avait tout entendu. Il s’habilla en hâte et comme de la cuisine on pouvait surveiller le couloir et la porte de rue, il se risqua à sauter de la fenêtre de la chambre à coucher sur le toit plat de la cuisine. Le bruit de sa chute effraya tellement l’Allemand que celui-ci ne réagit pas et donna ainsi à mon père l’occasion de s’échapper par les jardins des maisons voisines. Caché dans la cale d’un chaland, il passa en Hollande et de là en Angleterre.
Mon père aurait voulu rejoindre l’armée belge, mais sa bonne connaissance de l’anglais et de l’allemand le rendait très utile sur Place et à l’ambassade de Belgique on lui demanda de rester au service anglais.
Cela dura jusqu’en février 1918. À ce moment, les Allemands préparaient leurs dernières grandes offensives et il était impérieux de recueillir le plus de renseignements sur leurs arrières. Mon père se proposa pour retourner à Gand afin d’y réorganiser un service. On comprend évidemment sa hâte de revoir sa femme et ses enfants, mais ce fut certainement fort imprudent de sa part de revenir chez lui. Il eut le temps de remettre sur pied une petite équipe mais dut, pour ce faire, sortir souvent la nuit. Et le même drame se reproduisit. Cette fois, les Allemands vinrent en force et mon père fut abattu dans le jardin, sous les yeux de ma mère contre laquelle je me blottissais. J’avais six ans.
Plus tard, un Allemand expliqua qu’ils avaient reçu l’ordre de prendre mon père vivant mais que c’était lui qui avait tiré le premier et avait même blessé l’un d’eux. Ils l’avaient transporté d’urgence à l’hôpital, avec l’espoir de pouvoir l’interroger, mais il était mort en cours de route.
Ma mère fut emmenée dans la prison qu’on appelle encore aujourd’hui «de nieuwe wandeling» (la nouvelle promenade). Elle fut interrogée durant trois mois, mais on ne la brutalisa jamais. Un jour, c’était un interrogateur arrogant qui voulait lui arracher par la peur les noms de ses complices. Un autre jour, au contraire, c’était un homme poli qui essayait de l’attendrir et réussissait souvent à la faire pleurer. C’est ce même homme qui, la veille du jugement, lui tint à peu près ce discours: « Madame, nous sommes persuadés que vous connaissez bien, et même très bien, les noms des agents de votre mari. Nous avons retrouvé des bouts de papiers portant votre écriture mais ne mentionnant que des prénoms. Demain, vous serez condamnée. Vous ne vous faites sans doute pas d’illusions. Ce sera la mort et vous emporterez votre secret dans la tombe. À moins que vous ne changiez d’avis en cet ultime moment. Je vous jure que personne ne saura jamais que vous aurez parlé et, peut-être, cela vous sauvera-t-il la vie. Si vous ne profitez pas de cette dernière chance, demain vous ne verrez pas la fin du jour. Plus tard, sans doute, votre pays honorera votre mémoire. Mais vous serez morte et vos enfants seront seuls ».
Ma mère trouva la force de se taire. Elle échappa à la mort et fut finalement condamnée à une peine de dix ans de travaux forcés. Plus tard, elle me raconta son voyage en compagnie d’un gardien allemand. C’était une brute qui ne cessait de l’insulter en cet interminable voyage qui dura deux jours et une nuit pour les amener finalement dans la petite gare de Holzminden, dans la Saxe. Les Allemands n’étaient pas tous méchants, me dit-elle. Quand nous sommes arrivés à Holzminden, nous devions encore faire trois kilomètres avant d’atteindre le camp. J’avais deux grosses valises et j’étais épuisée, au bout de mon rouleau. Mon gardien ne voulait évidemment pas m’aider. Aussi devais-je m’arrêter tous les cinquante mètres. C’est alors que deux soldats allemands vinrent à notre rencontre. Ils demandèrent à mon gardien qui j’étais. Ce n’est qu’une misérable espionne, dit-il. Sur ce, l’un des soldats lui dit: C’est sans doute une ennemie, mais c’est aussi une femme. Et ils prirent les bagages de ma mère et les portèrent jusqu’au camp.
La captivité de ma mère ne dura heureusement pas longtemps car la fin de la guerre était proche. Elle supporta courageusement les épreuves du camp et aida plusieurs de ses compagnes d’infortune à mourir décemment, victimes de la grippe espagnole qui sévissait dans les baraquements. Elle nous revint en 1919, en bonne santé. Aujourd’hui, elle vit toujours et est âgée de nonante-huit ans.
Si mon père avait vécu le cours normal de sa vie, au lieu de mourir à l’âge de trente-trois ans, je serais probablement devenu entrepreneur comme lui, ou architecte comme l’un de mes cousins. Sa mort a complètement bouleversé l’existence de sa femme et de ses enfants. Nous étions fiers de lui, tout en regrettant que sa mort nous ait laissés sans défense devant les difficultés matérielles de la vie. Sans nul doute, c’est son exemple qui m’a poussé à choisir la carrière des armes. C’est aussi son esprit d’aventure qui m’a déterminé à partir pour l’Afrique et finalement à me trouver au rendez-vous de l’Histoire du Ruanda.
Plus utile ici qu’en Belgique
Chacun en aura fait l’expérience personnelle: la vie ou la destinée, si l’on veut, est faite de l’enchainement d’actes et de faits, dont les uns sont voulus, tandis que les autres sont dus à des circonstances étrangères à la volonté.
Le hasard pour les uns, une volonté supérieure pour les autres, donnent un coup de pouce déterminant et la vie prend une signification inattendue et souvent surprenante. Après coup, on discerne une suite qui paraît logique, mais au moment où les événements se produisent, on ignore où l’on va. On ne voit pas plus loin que le prochain coude de sa route.
On pourrait cependant remonter loin pour noter les événements qui m’ont finalement conduit à me trouver au Ruanda en 1959. Mais puisqu’il faut bien commencer quelque part, je dirai que cela a débuté à Léopoldville en 1957. J’étais à l’époque sous-chef d’état-major au quartier général de la Force publique du Congo Belge, notre armée coloniale. J’aimais servir avec le général Émile Janssens, mais il y avait déjà dix ans que j’avais quitté la troupe. Je rêvais de prendre le commandement d’un bataillon métropolitain et il semblait bien que j’aurais pu obtenir celui d’un bataillon de paras ou de commandos: Je m’en ouvris au général qui, au premier abord, ne s’y opposa pas. Mais quand le moment de partir en congé en fin de terme approcha, il me dit un jour: « Je comprends parfaitement que tu désires reprendre un commandement, mais pourquoi le faire en Belgique? Je t’offre de commander l’un de nos bataillons ici. À ton retour de congé, le 5e bataillon campé sera libre. Il sera à toi si tu le veux. Tu n’ignores pas que nous allons au-devant de temps difficiles. Tu seras bien plus utile ici qu’en Belgique ». J’aurais pu maintenir ma décision de solliciter le commandement d’un bataillon en Belgique. Je ne crois pas que le général m’en aurait voulu. Ma carrière aurait pris une nouvelle tournure. Je ne l’ai pas fait, car j’envisageais avec plaisir la possibilité de retourner à Stanleyville, ce poste qu’on appelait déjà Kisangani et où j’avais débuté vingt ans auparavant. J’acceptai et du coup je décidai de passer mon congé de fin de terme de quatre mois en Afrique du Sud plutôt qu’en Belgique. Cette décision, qui me fut plus du moins imposée, imprima au cours de ma vie l’un de ces coups de pouce dont il est question plus haut.
Le lecteur peut se demander pourquoi j’allais passer quatre mois de congé en Afrique du Sud au lieu de revenir en Belgique. On se souviendra que la guerre nous avait, nous les coloniaux, isolés de la mère patrie et tournés vers l’Afrique. Lorsque nous étions « fin de terme», c’est-à-dire que nous avions accompli deux ans et demi de service, nous avions non seulement le droit statutaire mais également le devoir de nous refaire une santé dans une région dite salubre. Le choix n’était pas grand. C’était ou bien le Kivu, connu pour son climat favorable, ou bien l’Afrique du Sud. À l’époque, nous admirions ce pays qui était magnifique de beauté et de prospérité.
Pour nous y rendre, nous passions par Élisabethville (l’actuel Lubumbashi) où nous prenions le train. Nous traversions la Rhodésie du Nord et la Rhodésie du Sud avant de découvrir le désert du Kalahari. Ensuite c’était le Transvaal, avec ses immenses fermes. Finalement, après deux jours de voyage, nous voyions avec étonnement surgir les gratte-ciel de Johannesburg, entourés des blancs terrils des mines d’or.
De plus, en 1943 j’y avais fait la connaissance d’une jeune Sud-africaine, descendante lointaine des huguenots français et des Boers hollandais qui avaient, les premiers, colonisé la province du Cap de Bonne-Espérance, et je l’avais épousée. L’Afrique du Sud était ainsi devenue ma seconde patrie.
Ce n’est ni l’endroit ni le moment de s’étendre longuement sur la politique sud-africaine de développement séparé des races. L’essor spectaculaire de ce pays était évidemment l’œuvre de sa population européenne, laquelle était en partie anglophone et en partie «afrikaans». Influencés par notre propre expérience coloniale, nous pensions que la politique sud-africaine était la seule réaliste et susceptible d’assurer, le progrès dans l’ordre. En ce temps-là, nous n’avions même pas le sentiment qu’une crise pouvait en résulter qui allait agiter le monde entier.
Nous étions évidemment conscients que la présence de plusieurs races humaines sur un même territoire crée des problèmes sociaux et politiques délicats dont la solution est loin d’être aisée. On ne mélange pas les races comme on dilue le vin dans l’eau. Une minorité raciale, si forte soit-elle, ne peut absorber une majorité appartenant à une autre race. Et une majorité raciale ne peut intégrer la minorité d’une autre, fût-elle faible, que si celle-ci accepte de perdre son identité et que le temps, compté en générations, permette une lente évolution des mœurs. L’armée américaine en a fait l’expérience dans le microcosme de ses unités combattantes. Il apparut très vite que celles-ci, à majorité blanche, ne conservaient leur cohésion morale et donc leurs qualités guerrières que si elles ne comptaient pas plus de quinze pour cent de soldats de couleur. Au Ruanda nous allions rencontrer un autre cas d’espèce.
Pour en revenir à l’Afrique du Sud, j’aimais tellement ce pays que j’avais résolu de nous y établir, lors de ma mise à la retraite. Il nous était alloué quatre mois de congé après deux ans et demi de service. Je me demandais comment mettre ce temps à profit pour préparer notre avenir dans ce magnifique pays. Les villes, avec leurs populations multiraciales, ne m’attiraient pas. La campagne, par contre, me séduisait, surtout dans la province du Natal. Mais la côte de l’océan indien était envahie par les plantations de canne à sucre. Je souhaitais acquérir une terre sur laquelle je pourrais, plus tard, construire une maison.
Mais n’était-il pas possible d’y préparer déjà notre installation par l’une ou l’autre culture? Je consultai le service provincial de l’agriculture à Durban. Le directeur me reçut avec cette simplicité un peu familière qui caractérise les Sud-Africains. Il m’écouta aimablement et me conseilla de planter des arbres! Toujours sur ses conseils, nous retournâmes via la ville de Pietermaritzburg vers la petite agglomération de Richmond, sur la vieille route qu’empruntaient les caravanes reliant le cap de Bonne-Espérance à la province du Natal.
La contrée était accueillante. Elle ne souffrait pas trop des effets de la saison sèche. On y trouvait des boisements d’acacias et d’eucalyptus, des élevages de gros bétail et des plantations d’orangers. Je fis connaissance du notaire local qui devint un ami. Lui aussi me conseilla de planter des arbres qui grandiraient pendant mon absence. Il me proposa une terre bien orientée qui était à vendre. Il s’agissait de cent cinquante hectares d’herbage, bordés d’un côté par une route empierrée et d’un autre par une rivière sinueuse qui descendait du lointain Drakensberg et dont les eaux limpides hébergeaient des truites arc-en-ciel. Je fus immédiatement conquis par ce coin de terre enserré entre des domaines beaucoup plus vastes. Mon plus proche voisin habitait à plus de deux kilomètres.
Je décidai donc de planter des eucalyptus. Ces arbres sont originaires d’Australie. Ils se prêtent à de multiples usages, notamment comme bois de mine (ils sont imputrescibles) ou comme fibres pour la fabrication de rayonne.
J’eus aussi la chance de trouver six familles zoulou qui occupaient deux à trois hectares de ma terre. Chacun des hommes avait deux ou trois femmes et des enfants de tous âges. Je les tranquillisai quant à leur sort et leur proposai de travailler pour moi contre rétribution. Leur chef, qu’en zoulou on appelle «indoona», accepta au nom de tous et, malgré quelque difficulté à nous comprendre (il parlait très peu l’anglais et j’apprenais assez péniblement le zoulou), nous eûmes vite d’excellents rapports.
Nous n’avions pas beaucoup de temps, mais tous mes Zoulous, hommes, femmes et enfants se mirent au travail avec ardeur. Pour la fin de l’année 1957 nous avions planté cinquante hectares de petites pousses fragiles, pas plus hautes que de trois à cinq centimètres. Je me demandais avec quelque anxiété ce qu’elles allaient devenir en mon absence. Mes voisins m’assurèrent que je ne devais pas m’inquiéter car la région recevait régulièrement des pluies. Elles lui venaient soit du nord, c’est-à-dire de l’équateur, généralement sous la forme d’orages, soit du sud, c’est-à-dire du pôle sud, sous la forme de brouillards humides ou de fines pluies persistantes.
Effectivement, trente mois plus tard, j’allais être ébahi devant le bois que j’avais créé ! Les arbres seraient hauts de trois à cinq mètres et je pourrais me promener à l’ombre des frondaisons. J’y verrais même un couple d’antilopes… Mais à présent il était temps de repartir. Ce merveilleux congé, passé dans la nature, avait pris fin.
En janvier 1958, je revenais donc avec ma femme et ma fille, par la route, via Johannesburg, Bulawayo, Élisabethville, Albertville et Usumbura, à destination de Stanleyville, content de rejoindre la garnison où j’avais commencé ma carrière coloniale en 1937.
À Usumbura nous retrouvâmes le vice-gouverneur général Jean-Paul Harroy, gouverneur des territoires soumis à la tutelle de l’Organisation des Nations Unies (ONU), le Ruanda-Urundi. Nous étions déjà de vieux amis, puisque nous avions fait connaissance en 1947. Je commandais alors la 3ème compagnie du génie à Dungu, dans l’Uele, où nous construisions un pont, tandis que Harroy était conservateur du parc naturel de la Garamba tout proche. Chaque fois que les Harroy venaient se ravitailler chez le Portugais de Dungu, ils passaient la soirée chez nous. En réalité, s’il faut chercher un autre chaînon de la suite des faits et gestes dont il est question plus haut, c’est peut-être en 1947 qu’il faut le trouver à Dungu. Quoi qu’il en soit, ce fut un plaisir de retrouver nos amis et il ne fut pas encore question des problèmes sociaux et politiques du Ruanda.
À Stanleyville, l’année 1958 fut pour moi une époque heureuse. J’étais à la troupe et content d’y être. À son retour de la campagne victorieuse d’Abyssinie, au cours de laquelle il s’était conduit valeureusement, le 5ème bataillon campé avait repris ses quartiers du temps de paix, sur la rive gauche du fleuve Congo. Il formait un monde à part, dans le cadre d’une ville de cinq mille Européens et de cent mille Africains. Des activités multiples occupaient ces sept à huit cents hommes, dont beaucoup étaient mariés et pères de famille.
Chaque jour après la visite médicale, à sept heures trente, le rassemblement, l’appel et le salut au drapeau donnaient le signal de la journée.
On mettait à profit les heures relativement fraîches, ou moins chaudes de la journée, pour exécuter le programme des exercices: gymnastique, combat défensif ou Offensif, tir ou épreuves sportives. À onze heures trente avait lieu le rapport des commandants de compagnie, en présence du gradé d’élite congolais de l’unité. Les hommes mis au rapport pour une incartade quelconque y étaient entendus et éventuellement punis. Les plus jeunes étaient souvent punis de quelques coups de fouet que le gradé d’élite leur appliquait sur les fesses nues. Cela se faisait lors de l’appel de quatorze heures, à l’occasion du deuxième rassemblement de la journée. Tout le monde trouvait normal qu’un jeune soldat de deuxième classe soit corrigé de quelques coups de fouet, y compris la victime elle- même. Mais le rapport servait également à régler une foule de questions qui concernaient la vie des hommes, des femmes et des enfants. Les problèmes les plus graves étaient soumis au jugement du commandant de bataillon.
Régulièrement le bataillon, lourdement chargé, partait pour la journée en une marche épuisante à travers la forêt et revenait fourbu mais en chantant. Pendant ce temps, les femmes travaillaient dans les champs du camp et les enfants allaient à l’école. L’après-midi était consacré à des cours aux illettrés, à des leçons aux gradés et à des travaux d’entretien du camp. À tour de rôle, les femmes des cadres européens conseillaient leurs consœurs noires dans l’art de coudre et de réparer des vêtements.
Chaque mercredi et chaque samedi se tenait le « posho » ou distribution des vivres, calculé suivant la composition des ménages et agrémenté de poisson séché ou de viande d’éléphant. Nous nous assurions ainsi que cette partie de la solde ne serait pas dépensée inconsidérément par un mari irresponsable.
Le bataillon avait ses spécialistes: maçons, scieurs de long, charpentiers, menuisiers, mécaniciens, chasseurs d’éléphants, moniteurs d’école, opérateurs radio, infirmiers, etc…
On se souciait peu de ce qui se passait en dehors de ce petit monde et s’il existait un «plan troubles», il était resté lettre morte, aucun appel n’ayant jamais été fait à l’intervention du bataillon pour le maintien ou la restauration de l’ordre public.
Mais en octobre 1958 c’en était fini de ma vie à la troupe. Le colonel Janne prenait sa retraite pour s’installer comme colon à Goma, à la pointe nord du lac Kivu, ce lac idyllique situé aux pieds des volcans, où l’on pouvait se baigner sans craindre les crocodiles et qui sépare, sur une longueur de cent vingt kilomètres, le Congo du Ruanda.
Le général Janssens me désigna pour le remplacer au commandement du 3ème Groupement, avec comme ressort territorial la Province orientale, la province du Kivu et les territoires sous tutelle, le Ruanda-Urundi. Au total une région grande comme trente fois la Belgique.
Ma tâche consistait essentiellement à assister le service territorial, responsable de l’administration générale de la colonie, dans le maintien de l’ordre et de la tranquillité dans ce vaste territoire. Suivant la devise de Lyautey: « Montrer la force pour ne pas devoir s’en servir » les unités dont je disposais étaient réparties en compagnies ou en pelotons de gendarmerie qui, selon l’expression de l’époque, effectuaient le quadrillage du territoire. Un quadrillage fort mince si l’on songe que cela représentait une occupation moyenne d’un peloton de trente hommes pour un territoire deux fois plus grand que la Belgique.
D’autres unités, appelées unités campées, devaient servir à la défense de la colonie contre une menace extérieure. Elles avaient comme missions secondaires de renforcer éventuellement l’action pacificatrice des unités de gendarmerie.
Celles-ci étaient groupées en trois bataillons dont les états-majors se trouvaient respectivement à Stanleyville, pour la Province orientale, à Bukavu, pour la province du Kivu et à Usumbura, pour les territoires sous tutelle de l’ONU.
Les unités campées comprenaient, outre les unités de brigade dont l’escadron de reconnaissance blindé campé à Gombari, une compagnie de mortiers de 81 mm, une compagnie de génie, une compagnie de transport et une base logistique à Stanleyville, trois bataillons campés, à savoir, le 5ème Stanleyville, le 6ème à Watsa, près de la frontière soudanaise et le 11ème Rumangabo, près du parc national Albert, à la frontière de l’Uganda.
Il y a longtemps que les faits, relatés ici, se sont passés et les idées ont fort évolué depuis lors. Le lecteur d’aujourd’hui peut se demander ce que les termes « maintien de l’ordre » et « pacification » pouvaient bien signifier dans notre colonie. Ils méritent une explication, car on pourrait croire qu’il s’agissait de mesures draconiennes visant à imposer par la force l’autorité de la puissance coloniale à des populations toujours prêtes à se révolter. Il n’en est rien. Le Congo des années d’après-guerre était parfaitement sûr pour les Européens. On pouvait, sans autre risque qu’une rencontre avec l’une ou l’autre bête fauve, se promener en brousse et tailler une bavette avec les chefs des villages qui étaient d’ailleurs souvent d’anciens soldats.
Les hommes étant ce qu’ils sont, des méfaits et des crimes étaient évidemment commis au Congo comme ailleurs. Parfois un scandale plus grave éclatait qui avait rapport avec l’une ou l’autre superstition et il n’était pas rare de découvrir des cas d’anthropophagie. Le cannibalisme, grâce auquel on pouvait acquérir les qualités d’un être humain en le dévorant, faisait partie de ces croyances. C’étaient là des cas isolés et la pacification concernait surtout les rivalités et les haines ataviques qui divisaient les tribus bantoues. Il faut savoir qu’à la fin du siècle dernier, lorsque la Belgique prit possession de sa colonie, ce territoire était, depuis des siècles, lentement envahi par des tribus venant principalement du nord et du nord-est.
Fuyant la désertification, elles eurent souvent à combattre les premiers habitants de ces régions. Les frontières du Congo belge, telles qu’elles furent dessinées par les puissances coloniales, ont figé ces invasions et plus d’une tribu se trouve actuellement à cheval sur l’une de ces limites artificielles.
Au Ruanda nous verrons qu’il y eut une double invasion. La première-fut celle des Hutu (Dans le langage parlé on dit un Muhutu, des Bahutu, un Matutsl, des Batutsi, un Mutwa, des Batwa ou dans le contexte bantou, Umuhutu, Abahutu, Umututsi, Aba-tutsi, Umutwa, Abatwa. Tutsi, Hutu, Twa sont des graphies relevant de l’ethnologie, et simplificatrices ) . Elle repoussa dans les forêts les premiers occupants, les pygmoïdes twa. Puis vint la seconde, celle des pasteurs tutsi.
Ceci explique que notre première action fut non seulement de combattre les esclavagistes arabes, mais également d’empêcher des races ennemies de s’entretuer.
Encore en 1939, alors que j’étais en poste à Kasongo, dans le Maniema, j’avais amené mon vieux boy, lequel était originaire de Stanleyville. Lorsque je voulus l’envoyer porter un message à un agent territorial à quelques kilomètres de-là, lui qui était toujours prêt à rendre service refusa net en m’affirmant que s’il y allait seul il serait sûrement tué et mangé. Sa frayeur était peut-être excessive, mais ceci montre combien l’appartenance raciale était une composante capitale des relations sociales. Elle l’est encore de nos jours.
Nous, officiers et sous-officiers coloniaux étions-nous racistes? J’avoue qu’à l’époque je n’y ai que très peu songé. Nous étions, bien entendu, conscients d’une différence raciale. Nous avions cependant, il faut bien le dire, des tabous sociaux qui dénotaient des opinions qu’aujourd’hui on qualifierait de racistes. I1 y avait des magasins, des hôtels, des restaurants et des salles de spectacles qui étaient réservés aux seuls Européens. Il existait depuis longtemps la coutume qu’un Européen prenne une concubine noire qu’on appelait une ménagère. Cette union, le plus souvent passagère, était parfois consacrée par un mariage coutumier, surtout lorsqu’il s’agissait de la fille d’un chef. Par contre, l’union d’une Européenne avec un Africain nous choquait.
Si, d’autre part, on comprend le terme racisme dans le sens d’une opposition haineuse entre différentes races, alors j’affirme que nous n’étions pas racistes. Si nous n’avions, en dehors de la vie professionnelle, que peu ou pas de rapports avec les Africains, il me semble que c’était dû plus à une différence sociale que raciale. Nous ne pensions, vivions, mangions, ni ne dormions de la même manière. Si je peux aventurer une comparaison, mon père appréciait ses bons ouvriers et il le leur montrait, mais il ne songeait pas pour autant à les inviter à sa table.
C’est peut-être la conscience de notre supériorité intellectuelle et technique qui nous séparait, le plus souvent de Noirs Ils n’avaient rien inventé, ni l’écriture, ni la roue, ni la brique. Comme instrument aratoire, ils n’avaient que la houe. Nous ne cherchions pas bien loin les raisons profondes de ce retard culturel. Nous estimions que, mise à part une petite minorité d’exceptions, il faudrait encore de longues années d’écolage et d’éducation avant que nous les considérions comme nos égaux.
Plus tard, après avoir appris à connaître et à apprécier les leaders ruandais de l’époque de la révolution, je serai amené à revoir certaines de mes idées préconçues concernant notre prétendue supériorité raciale.
Quoi qu’il en soit, je peux affirmer que notre attitude à l’égard de nos gradés et soldats n’avait rien de méprisant. Au contraire, ils gagnaient souvent notre estime. Résistants à la fatigue, adroits, naturellement fiers et désireux de bien faire, influençables peut-être pour des raisons qui parfois nous échappaient, ils savaient être disciplinés et patients. Ils aimaient aussi chanter et plaisanter, non sans un certain esprit critique à l’égard des cadres blancs.
Il faut cependant reconnaître qu’il y eut aussi des mutineries dans certaines unités de la Force publique. C’était souvent dû au fait qu’une race y était majoritaire. C’est la raison pour laquelle l’une des premières leçons dans l’histoire de la Force publique conduisit à imposer le mélange des races au sein des unités, de manière qu’une race quelconque ne pût être la plus forte. Cela et le fait que toute recrue, quelle que fût son origine, devait apprendre le lingala, l’une des nombreuses langues congolaises, devait donner un sens supertribal, sinon national, à sa formation. Malgré ces précautions, il s’est quand même produit des incidents raciaux. On ignore souvent dans nos pays occidentaux que le racisme entre Noirs est loin d’être éteint. Nous ne sommes, tous, que des hommes.
La preuve m’en fut donnée lorsque, en octobre 1959.jè fus alerté pour la première fois au sujet de l’importance et de l’urgence du problème racial Hutu-Tutsi, dans ce que nous appelions alors le Ruanda et qui est à présent le Rwanda (L’orthographe Rwanda fut adoptée officieusement par le premier gouvernement rwandais, le 26 octobre 1960, et officiellement le 1er juillet 1962).
Je connaissais très peu le Ruanda à l’époque. Je n’avais lu que le livre écrit par le R.P. Pagès : «Un royaume hamite au centre de l’Afrique». Il datait de près de trente ans. Il y était surtout question des bami (rois) tutsi et de leurs hautes et basses oeuvres. Une histoire de meurtres et de tortures, perpétrés entre grands Tutsi, où les Hutu, ce peuple de manants, taillables et corvéables à merci, n’étaient que très peu mentionnés.
Je me souvenais que Musinga, Yuhi IV de son nom dynastique, n’avait dû sa couronne qu’au meurtre de son demi-frère Rutalindwa-Mibambwe en 1896. Il semblait avoir ardé la nostalgie de l’époque des premiers colonisateurs, allemands. Il se montra de plus en plus hostile à l’égard des nouvelles autorités belges et surtout des missions catholiques. Il fut finalement déposé par la Tutelle et envoyé en exil au Congo belge en 1931.
Son fils Mutara II Rudahigwa lui succéda. Il sut se montrer beaucoup plus souple que son père en adoptant notamment la religion chrétienne. Mais il buvait énormément et souffrait d’une maladie vénérienne. Il se faisait régulièrement soigner à l’hôpital d’Usumbura – Bujumbura selon l’écriture bantoue, — lorsque, au mois de juillet 1959, après avoir reçu une piqûre, il y mourut dramatiquement.L’inhumation du mwami défunt devait avoir lieu à Mwima, à proximité de Nyanza, où les bami avaient leur résidence habituelle. À la surprise des autorités belges présentes, le collège des Abiru, lequel était le gardien des traditions ésotériques, désigna comme successeur Jean-Baptiste Ndahindurwa, un des demi-frères de Mutara, avant même que celui-ci fût enterré. Le nouveau mwami prit le nom de Kigeri V.
Le vice-gouverneur général Jean-Paul Harroy, qui était présent à Mwima, fut pris de court et s’inclina devant ce choix, par ailleurs acceptable, entouré qu’il était d’une foule armée laquelle mêlait la menace à l’enthousiasme. Il exigea cependant qu’au préalable le candidat à la succession promette de régner en souverain constitutionnel. Cette condition fut immédiatement acceptée par Ndahindurwa.
Harroy, de bonne foi, n’exigea pas d’autre garantie. Fut-ce une erreur de sa part? Aujourd’hui, vingt-sept ans plus tard, je ne le pense toujours pas. Il a pu espérer, en effet, compte tenu de ce qu’il connaissait de la personnalité de Kigeri, que ce dernier pourrait être amené effectivement à régner dans le respect d’une constitution démocratique. En ce temps-là, nous les Européens, nous nous faisions des illusions quant à nos aptitudes à faire penser les Africains comme nous et notamment à inculquer à nos pupilles l’attachement à une démocratie telle nous la concevions.
De toute manière, le choix du successeur de Mutara restait évidemment entre les mains des Abiru, c’est-à-dire des Tutsi. Peut-être aurait-il mieux valu tenter de faire élire un candidat qui eût pu faire preuve de plus de caractère. Il aurait été moins sujet à se laisser dominer par son entourage. Il est cependant douteux que cela aurait changé quoi que ce soit à la suite des événements. En réalité, l’entourage du mwami savait ce qu’il faisait en choisissant Kigeri. Mais qui aurait pu le deviner à ce moment?
La mort accidentelle de Mutara et l’élection forcée de Kigeri furent largement exploitées par les Tutsi. Ils propagèrent la rumeur que Mutara avait été assassiné par les Belges. Or, pour beaucoup de Ruandais, le mwami restait le garant du bonheur et de la prospérité du pays. Celui qui osait s’attaquer à sa personne était donc un être odieux qu’il fallait punir.
Quant à l’élection de Kigeri, elle fut interprétée comme une victoire des Tutsi à la fois sur les Hutu, sur l’Évêché et sur la Résidence, lesquels étaient soupçonnés d’avoir caressé d’autres desseins.
Sortis vainqueurs de l’épreuve, les Tutsi étaient, moins que jamais, enclins à faire des concession à la masse hutu. Ils ne cachaient pas non plus leur désir de voir la tutelle vider les lieux, car ce départ les laisserait seuls maîtres du pays et certains de pouvoir préserver leurs privilèges politiques et sociaux.
Quant aux Hutu, ils étaient profondément déçus. Ils avaient espéré que la mort de Mutara apporterait un changement plus favorable à leur sort, lequel, il est vrai, confinait à l’esclavage. Il semble qu’ils avaient entrevu la possibilité d’un geste d’autorité de la part de la Tutelle comme, par exemple, qu’elle oblige le mwami, avant de le reconnaître, à s’entourer d’un conseil permanent dans lequel ils auraient été représentés à parité avec les membres tutsi. L’attitude de la Résidence et aussi celle de l’Évêché leur avaient donné quelques raisons d’espérer. Il n’en fut rien et ils s’estimèrent, comme toujours, abandonnés par la Tutelle, à la merci des Tutsi. Allaient-ils, eux aussi, réagir et comment?
C’est dans ce climat d’incertitude et d’appréhension que je me trouvai pour la deuxième fois en visite à Usumbura.
J’avais évidemment été tenu au courant des derniers événements. Toutes les garnisons importantes comptaient un officier spécialement chargé de recueillir les renseignements sur sa région et d’en informer le commandement supérieur. En réalité, je connaissais très peu le Ruanda. C’est à l’occasion de cette deuxième visite que j’acquis mes premières notions sur ce pays un peu plus petit que la Belgique, mais peuplé de près de trois millions d’habitants, ce qui en faisait l’un des plus densément peuplés d’Afrique.
Sa population était composée de trois races: les Tutsi, les Hutu et les Twa. Les Tutsi représentaient quatorze pour cent de la population. Ils dominaient depuis des siècles, dans un cadre politique et social de construction pyramidale, dont la base était constituée de quelque 559 sous-chefferies, toutes entre leurs mains sauf l’une ou l’autre très rare exception., Elles étaient groupées en 45 chefferies, toutes aux ordres de chefs tutsi. À l’échelon suprême siégeait le Conseil du Pays, présidé par le mwami et composé de trente-deux membres, tous tutsi à l’exception d’un seul Hutu. Les tribunaux indigènes étaient également entre les mains des Tutsi, ce qui ne laissait que très peu d’espoir à un Hutu d’avoir raison contre un adversaire hamitique.
Les Hutu, de race bantoue, représentaient 85 pour cent de la population. Ils cultivaient les «mille collines» et étaient étroitement inféodés dans le système politique et social dominé par les seigneurs tutsi. Bon nombre d’Européens, et non des moindres, estimaient que leurs caractéristiques raciales les ndestinaiaent tout naturellement à des tâches serviles, au service de la race supérieure des Tutsi. Le fait historique de leur asservissement semblait bien le prouver.
Quant aux Twa, ils ne représentaient qu’un pour cent de la population. Se nourrissant principalement de cueillette et de chasse, ils vivaient surtout dans les forêts que les Hutu n’avaient pas encore déboisées. Ils étaient de cette race pygmoïde qui semble bien avoir été la première occupante de l’Afrique centrale et australe. Habiles artisans du fer et de la poterie, ils étaient aveuglément dévoués à leur protecteur, le mwami, dont ils furent traditionnellement les exécuteurs des basses oeuvres. Peu respectueux de la vie humaine, y compris de la leur, ils étaient connus pour leur cruauté.
En octobre 1959, ce milieu hétérogène était soumis à des tensions internes divergentes qui laissaient l’administration belge perplexe et indécise. Tout le monde sentait que le temps des changements allait venir, ici comme ailleurs. L’ONU insistait de plus en plus pour que la Belgique accélère l’évolution politique du pays. En réponse, la Tutelle avait organisé de timides élections, par échelons, en montant de la base constituée par les sous-chefferies, à travers les chefferies, jusqu’au Conseil du pays. Elles n’avaient pratiquement en rien modifié la structure sociale et politique du Ruanda. Mais était encore venue l’ère de la création des partis politiques. On parlait surtout du parti UNAR, l’Union nationale ruandaise, le parti des Tutsi. Celui-ci avait déjà tenu des meetings au cours desquels il se présentait comme le seul parti national digne de considération. Il s’y était montré hostile, non seulement à l’égard des autres partis, mais également à la Tutelle laquelle hésitait à réagir avec autorité.
Mais que pensaient les Hutu? Contrairement à l’Urundi, le Ruanda comptait une élite intellectuelle hutu assez remuante. Elle avait été formée à Kabgayi, à l’ombre de l’évêché, au petit et au grand séminaire. Elle diffusait dans l’un ou l’autre hebdomadaire ses modestes prétentions à plus de justice sociale pour son peuple. À ce moment les Hutu admettaient encore le régime de la royauté, à la condition que ce soit une royauté constitutionnelle, que le mwami cesse de n’être qu’un Tutsi et qu’il accepte que les Hutu participent au pouvoir.
Ces prétentions, somme toute assez modérées, qui aujourd’hui nous paraîtraient normales et légitimes, venant d’une très large majorité de la population, étaient en fait révolutionnaires à la fois contre la minorité tutsi et contre le pouvoir de la tutelle. Qu’elles étaient révolutionnaires contre le pouvoir traditionnel tutsi était évident. Les Tutsi, seigneurs et maîtres du pays, ne pouvaient tolérer la moindre velléité de résistance des Hutu A une époque où il était ouvertement question de l’indépendance des colonies africaines, les Tutsi se préparaient déjà à se débarrasser des Belges, dont ils se méfiaient, de manière à sauvegarder leurs privilèges dans un pays devenu indépendant. Ils comptaient bien, grâce à leur prestige et à leur meilleure organisation, régler rapidement le sort des Hutu qui, en l’absence des Belges, oseraient encore lever la tête. Autonomie interne en 1960 et indépendance en 1962, tels étaient les objectifs ouvertement proclamés.
Mais en exigeant la participation à la gestion du pays, les Hutu se dressaient également contre le pouvoir de la Tutelle. Il faut savoir, en effet, que durant plus de quarante ans la Belgique a administré le Ruanda par l’intermédiaire des sous-chefs, des chefs et du mwami, tous Tutsi à de très rares exceptions près, appliquant ainsi ce que les Anglais appelaient «the indirect rule». Ce type de gouvernement indirect a fortement contribué à maintenir et même à imposer la suprématie tutsi dans les régions où elle n’était pas encore entièrement, ni parfois pas du tout admise par le peuple hutu. Malgré la supervision plus ou moins attentive de la Tutelle, ce gouvernement indirect a été la source d’injustices sociales douloureusement ressenties par les Hutu.
Cependant, ceux-ci étaient conscients qu’un départ prématuré de la tutelle belge serait encore plus désastreux, car il les livrerait sans défense à la vindicte des Tutsi. Leurs espoirs résidaient dans le fait que la Tutelle avait donné l’impression de vouloir quelque peu modifier sa politique en faveur d’un régime plus démocratique. Nous avons vu que des élections avaient déjà eu lieu. Quoique l’on aurait pu se demander, au sujet de leur organisation, s’il s’agissait bien d’une volonté de démocratisation ou s’il ne s’agissait pas en réalité d’un geste destiné à apaiser l’ONU, laquelle estimait que l’évolution politique du pays était trop lente.
Mais il y avait plus. Le vice-gouverneur général Harroy avait eu le courage moral et ce malgré les dénégations du mwami Mutara, de dire publiquement qu’il existait effectivement un problème Hutu-Tutsi qui demandait à être résolu. Mais s’il avait fait en termes mesurés, le fait était là; il y avait eu désaccord entre la Tutelle et la plus haute autorité traditionnelle du pays. Cela laissait entrevoir aux Hutu la possibilité d’un changement d’attitude de la Tutelle à l’égard de la caste tutsi. L’Église catholique elle-même, par la voix de Mgr Perraudin, l’évêque de Kabgayi, avait amorcé un virage et modifié son attitude, elle qui avait depuis le début recherché l’appui, l’amitié et l’adhésion des Tutsi. Le temps était loin où un évêque catholique avait ouvertement prôné la supériorité raciale des Tutsi. Cette nouvelle attitude de l’Église qui prônait l’égalité des races devant Dieu et leur unité dans la charité chrétienne n’était pas pour plaire aux seigneurs tutsi.
Pour les Hutu, la plus grande raison d’espérer devait venir de Bruxelles. La visite, en avril 1959, d’un groupe de travail envoyé par le gouvernement belge pouvait, en effet, laisser espérer un certain changement dans la gestion de la Tutelle. Mais dans quelle mesure? Présidé par M. Deschryver, lequel devait devenir ministre du Congo Belge et du Ruanda-Urundi peu après, le groupe avait reçu la mission de « s’enquérir des aspirations des habitants du Ruanda-Urundi et des vues qu’ils ont sur la manière de conduire l’évolution administrative et politique de ce territoire ». Le pays attendait, avec un espoir mêlé d’inquiétude, les décisions que le gouvernement belge devait prendre à la suite de cette visite.
En conclusion, je percevais la situation sociale et politique du Ruanda, en ce mois d’octobre 1959, de la manière suivante. La Tutelle, tout en continuant à soutenir la hiérarchie tutsi, souhaitait réaliser une transition graduelle d’un régime féodal et despotique vers une société plus démocratique et plus respectueuse de la dignité humaine. Mais jusqu’où irait-elle sans susciter la colère des Tutsi, bien décidés à rester les maitres? Et si elle n’allait pas suffisamment loin, comment les Hutu réagiraient-ils à cette nouvelle faiblesse de la puissance administrante dont ils attendaient justice et protection? Dans les deux cas, des troubles étaient à craindre.
Ce fut donc à la fois contre les Tutsi et contre les Hutu que nous élaborâmes un plan d’alerte en plusieurs phases et visant à réaliser une occupation plus serrée du pays. Le vice-gouverneur général pouvait ainsi d’initiative faire appel d’abord au bataillon de gendarmerie d’Usumbura, ensuite à une compagnie du bataillon de Bukavu et finalement au 11ème bataillon campé de Rumangabo. Ces mesures nous parurent largement suffisantes et je n’ai plus guère pensé au Ruanda car, en rentrant à Stanleyville, d’autres soucis m’attendaient.
Les émeutes de Stanleyville
Stanleyville, que nous appelions déjà Kisangani, chef-lieu de la Province orientale, était un poste important. J’ai déjà dit qu’il comptait plus de cinq mille Européens et quelque cent mille Africains. À cheval sur le fleuve Congo, l’agglomération urbaine était surtout établie sur la rive droite, là où étaient construites les installations portuaires. C’était le point extrême de pénétration du trafic fluvial provenant de Léopoldville.
Plus loin vers le sud, des rapides infranchissables étaient doublés d’une ligne de chemin de fer, (les chemins de fer du Congo supérieur aux grands lacs africains, CFL) dont la gare se trouvait sur la rive gauche. Vers le nord et vers l’est, des routes bien entretenues reliaient le chef-lieu aux postes de brousse, aux nombreuses plantations de café et de coton; et aux exploitations minières. La traversée de certaines grosses rivières était cependant encore ralentie du fait que des ponts n’avaient pas encore été construits partout. Cela obligeait les voyageurs et les transporteurs à utiliser les services, quelque peu désuets, de passeurs manœuvrant de lourds pontons bâtis sur des pirogues que nous appelions bacs. Il en résultait des ralentissements considérables dans les mouvements militaires.
Depuis 1958, Stanleyville avait reçu le statut de ville. Elle se composait ainsi de la cité européenne et de trois communes indigènes dont la plus petite était située sur la rive gauche. Ces communes étaient dirigées par des bourgmestres africains, tandis que l’ensemble de la ville était soumis à l’autorité d’un bourgmestre blanc. Les Noirs évolués, agents de l’administration, commis ou ouvriers spécialisés, habitaient plus près de la ville européenne. Leurs habitations constituaient une sorte de transition du centre vers les villages indigènes.
La ville, comme d’ailleurs le reste de la colonie, semblait vivre paisiblement sous le régime de la «pax belgica». Mais le feu couvait déjà sous la cendre. Nous en eûmes la démonstration lorsque, survenant comme un coup de tonnerre dans un ciel que nous croyions serein, les émeutes du début de l’année 1959, qui avaient fait trembler Léopoldville, nous avaient ouvert les yeux sur la réalité. Les destructions insensées, perpétrées par une populace en folie, spectacle qui aujourd’hui nous apparaît comme assez banal dans le monde, la répression aussi, brutale mais nécessaire, nous étonnaient et nous inquiétaient.
Et cependant, la politique que nous poursuivions au Congo nous semblait être une forme de colonisation qui, à juste titre ou non, était favorable à la fois à la population indigène et à la Belgique. Nous avions ouvert la colonie d’un réseau routier et ferré de plus en plus dense. Les postes primitifs de nos pionniers devenaient des villes où le commerce et l’industrie s’épanouissaient. Le sous-sol révélait des trésors fabuleux à la prospection de nos ingénieurs. Le diamant du Kasai, le cuivre du Katanga, l’étain du Maniema et du Kivu, l’or du Kibali-Ituri et les métaux rares de toutes ces régions avaient été largement exploités pour répondre aux besoins des nations alliées durant la guerre d’abord, pour aider à reconstruire un monde détruit ensuite. Ne disait-on pas que pendant la guerre le Congo belge avait été le seul fournisseur de cobalt, ce métal indispensable à la fabrication d’alliages hautement résistants à la corrosion et à l’usure? Ne disait-on pas aussi que l’uranium congolais avait servi à la fabrication des bombes qui avaient dévasté Hiroshima et Nagasaki? L’agriculture industrielle s’organisait sur toute l’étendue du territoire. Nous exportions en quantités croissantes le café, le coton, l’huile de palme, le thé, les bois tropicaux, etc.
Était-ce de l’exploitation colonialiste? Je me souviens que dans un cours d’éthique donné à l’école coloniale, cours que nous suivions avant de partir pour l’Afrique, l’exploitation des matières premières des colonies avait été justifiée par le fait de leur utilité pour tous, alors que sans la technique des colonisateurs elles restaient ignorées et donc inutiles. Bien entendu, ces richesses devaient également servir à améliorer les conditions de vie des autochtones et à favoriser leur évolution culturelle.
Il est vrai que la Belgique a tiré profit de sa colonie. Dans un autre cours, donné cette fois aux États-Unis, au «Command and General Staff College» à Fort Leavenworth, dans l’état du Missouri, à l’occasion d’une conférence sur l’économie mondiale, je ne fus pas autrement surpris d’apprendre qu’à l’issue de la guerre, de toutes les nations alliées, seule la Belgique était créditrice à l’égard de l’Amérique.
Mais la population congolaise avait elle-même tiré largement profit de la prospérité générale. Dans le cadre de divers plans de développement on construisait partout des habitations salubres, des hôpitaux, des dispensaires et des écoles. La lutte contre les maladies tropicales telles que la maladie du sommeil, la malaria, la bilharziose, la dysenterie et la fièvre jaune était menée avec vigueur par des centaines de médecins et d’agents sanitaires dans toute l’étendue du pays.
Nous étions fiers de ce que nous avions réalisé. D’autres nations coloniales reconnaissaient d’ailleurs notre savoir-faire. Et voilà que ce Congo tranquille dont l’évolution lente devait, à notre sens, mener le pays vers une autonomie graduée et, dans un avenir non défini mais lointain à l’indépendance, ce Congo était déjà, en ces derniers mois de l’année 1959, entré dans la phase de pré-indépendance!
Nous qui étions sur le terrain, en contact étroit avec les problèmes du jour, nous étions trop éloignés des jeux politiques qui se jouaient à Bruxelles et à New York pour en saisir pleinement la portée.
On a beaucoup épilogué sur les raisons qui donnèrent lieu à l’octroi d’une indépendance que nous, coloniaux, avons jugée prématurée et sans doute néfaste pour un pays qui ne disposait pas encore de cadres indispensables à sa direction. La colonie coûtait-elle finalement trop cher à la Belgique? Notre pays craignait-il d’affronter une guerre coloniale, comme le Portugal ou la France, guerre forcément cruelle et qui serait certainement désapprouvée par l’opinion nationale et internationale? Sans doute, mais d’autres pressions s’exerçaient dans le sens de l’émancipation accélérée des colonies: à l’ONU tout d’abord où les pays afro-asiatiques rompaient le fragile équilibre des membres fondateurs ; les suites d’une guerre atroce qui avait mis à mal les puissances coloniales en Afrique, en Asie et ailleurs; aussi la politique d’affaiblissement du monde occidental menée par l’URSS et
même la politique de libération prônée par les Éts4is1 doctrine qui n’était pas entièrement désintéressée, puisqu’ainsi de nou-veaux marchés devenaient plus accessibles. J’en ai eu la nette impression, plus tard à Kinshasa, en voyant combien les Amé-ricains s’évertuaient à introduire l’anglais en installant de coûteux laboratoires de langues, dont l’accès était gratuit.
Pour toutes ces raisons, le « vent de l’Histoire » avait soufflé et tourne la page coloniale, sans que l’on se soucie du véritable intérêt des peuples concernés, aujourd’hui ils paient le brusque indépendance, de luttes raciales, de disette, de prévarication et de dettes énormes. Chaque jour, ils s’enfoncent davantage dans le sous-développement. Oh liberté chérie! Que de morts et de misère pour toi et par toi !
Je me souviens que, plus tard, en 1964, je donnais une conférence aux élèves congolais de l’École royale militaire à Bruxelles. Au moment de poser des questions, un élève me demande pourquoi la Belgique avait accordé l’indépendance au Congo, alors qu’elle savait que ce pays n’avait ni universitaires ni même un seul officier indigène.
J’ai répondu que, selon la politique poursuivie par l’administration coloniale, la construction de la nation congolaise devait se faire progressivement de la base vers le haut. Il ne servait pas à grand-chose de créer une petite élite qu’un gouffre séparerait d’une population trop évoluée.
Ce procédé deviendrait sans doute même dangereux dans la mesure où il créerait un vide entre une caste de profiteurs et une masse d’exploités. Nous considérions au contraire comme sage et raisonnable de former d’abord les classes artisanes et moyennes, dont l’importance devait normalement croître avec la multiplication des activités agricoles, commerciales et industrielles. Nous estimions dès lors qu’il était plus important de développer d’abord l’enseignement primaire et l’enseignement moyen.
On ne bouscule pas impunément l’évolution d’un peuple, il faut du temps et de la patience. Cette évolution devait, à notre sens, mûrir lentement, en fonction de l’épanouissement de la masse du peuple et du développement des infrastructures du pays. Mais les forces idéologiques et politiques de l’époque nous ont imposé une solution radicale que nous étions incapables de rejeter. Au lieu de faire du Congo une pyramide apte à supporter les tempêtes à venir, nous avons été forcé, d’en faire une pyramide dont la base était encore pliable et le sommet encore tronqué.
Mais revenons à Stanleyville. Quelles étaient nos pensées au cours des derniers mois de l’année 1959, alors que nous nous attendions à un bouleversement politique beaucoup plus proche que prévu? Nous, les cadres européens de la Force publique, nous nous imaginions assez naïvement que, la mission de maintien de l’ordre public et la mission de défense du territoire restant les mêmes, nous serions maintenus à nos postes quelle que fût la forme politique du futur gouvernement.
Aujourd’hui, de telles opinions paraissent utopiques. Il est impensable actuellement que des officiers et des sous-officiers servent dans les rangs d’une armée étrangère. Et cependant, en 1959, ces pensées nous semblaient normales et même logiques. Nous ne nous attendions évidemment pas que l’indépendance soit complète dès le début. On parlait plutôt d’autonomie avec certaines matières réservées, dont sans doute l’ordre public et la défense. Mais il faut dire aussi que, quelle que fût la décision politique, nous pensions rester à nos postes parce que nous nous sentions chez nous au Congo.
Personnellement, j’avais passé au Congo, à cause de la guerre, un premier terme de plus de dix ans, de juin 1937 à novembre 1947. Plus tard, du fait de mes fonctions au quartier général, je l’ai parcouru de long en large.
S’étendant de l’Atlantique aux sources du Nil et au « scandale géologique » des mines du Katanga, cet immense univers, grand comme quatre-vingts fois la Belgique, nous laissait une impression de puissance inconnue dans notre petit pays. La richesse et l’exubérance de la nature nous étonnaient. L’hospitalité des Blancs et des Noirs nous séduisait. La multiplicité de nos occupations nous faisait penser avec pitié à la vie monotone de caserne de nos camarades restés en Belgique. Car, comme je l’ai déjà dit, il ne s’agissait pas seulement d’instruire la troupe, il fallait aussi s’occuper des constructions dans les camps, des plantations, de l’école des adultes et de celle des enfants, des soins de santé, de la distribution des vivres et des vêtements, de tous les aspects de la vie communautaire d’hommes, de femmes et d’enfants.
J’ai gardé la mémoire nostalgique des promenades, dites militaires, dans ce Maniema encore plein de souvenir de luttes de nos anciens contre les esclavagistes arabes, des chants cadencés des hommes qui s’y entendaient à se moquer avec esprit mais sans malice des jeunes Européens qui ne les comprenaient pas encore; de l’accueil un peu inquiet mais vite apaisé des villages enfouis dans la forêt, que notre arrivée bouleversait toujours un peu, des salutations des anciens soldats; de la brusque tombée de la nuit sous la tente et des bruits feutrés de la toujours étrange nuit tropicale. Nous étions relativement bien rémunérés et au début cela paraissait important. Mais par la suite, nous attachions plus de prix à vivre au sein d’un peuple bon enfant que nous avions appris à apprécier dans ses défauts comme dans ses qualités. Nous payions bien entendu notre tribut aux maladies tropicales, la dysenterie et la malaria surtout, mais peu d’entre nous en mouraient.
Dans nos esprits donc et conformément aux instructions du général Émile Janssens, commandant en chef de la Force publique, celle-ci devait passer en bloc de l’ancien à son nouveau statut, dans le cadre d’une nation devenue plus ou moins indépendante. C’est sur la base de ces idées que j’entrepris de faire le tour de toutes les garnisons, petites et grandes, du 3ème Groupement. Dans chacune d’elles, debout sur une chaise ou une table dans la cantine, j’expliquais aux grades et aux soldats comment je voyais l’avenir. En un lingala quelque peu rustique, je leur parlais avec foi et conviction. Car je croyais sincèrement en la possibilité d’une indépendance où les cadres européens continueraient à servir jusqu’à ce qu’ils fussent remplacés par des cadres autochtones convenablement formés au préalable. Je dois dire que partout je rencontrai l’approbation parfois bruyante et même enthousiaste des hommes.
Revenu à Stanleyville, j’y trouvai une atmosphère de sourde inquiétude et d’un découragement fataliste dans la population européenne et surtout parmi les membres de l’administration. Visiblement, on craignait que les troubles qui avaient dévasté certains quartiers de Léopoldville ne se reproduisent ici.
Dans cette ambiance de peur, beaucoup se demandaient quelle serait l’attitude des soldats noirs, s’ils étaient amenés à faire usage de leurs armes contre leurs frères de race. Dans quelle mesure avaient-ils été gagnés à la cause de l’un ou l’autre des partis politiques? Les Européens mariés parlaient de plus en plus ouvertement de faire partir les femmes et les enfants. Le bruit circulait que les leaders politiques noirs s’étaient déjà partagé les maisons des hauts fonctionnaires et attribué certaines des femmes blanches à titre de « ménagères »! Ce n’était pas encore la panique, mais on songeait déjà à sauver les meubles.
Cet état d’anxiété était renforcé par l’arrivée de Patrice Lumumba, le président du Mouvement national congolais
(MNC), parti le plus violemment opposé à l’autorité coloniale. Il venait de la Guinée où il était allé prendre conseil et leçon auprès du président Sekou Touré quant aux méthodes révolutionnaires à mettre en pratique pour chasser rapidement les Belges de son pays. Lorsqu’il fut arrêté, quelques jours plus tard, j’ai pu consulter son carnet de notes. On pouvait y lire les slogans qu’il avait retenus et qui, sans doute, lui semblaient le plus susceptibles d’enflammer une foule qui ne demandait qu’à y croire. Je Me souviens d’une réflexion qui y était consignée à peu près dans les termes suivants: « Pour réussir, une révolution doit avoir ses martyrs. Cela met l’autorité en mauvaise posture morale ».
Il revenait à Stanleyville, où naguère il avait comme clerc à la Poste avait été condamné pour vol, afin d’organiser des meetings prônant l’action par la menace et la violence. On pouvait se demander d’où il tenait l’argent qui lui permettait de se payer de longs voyages.
Je l’aurais volontiers cueilli à l’arrivée de l’avion et prié de vider les lieux immédiatement, car il constituait une menace pour la tranquillité publique. Mais nos autorités administratives avaient adopté une attitude de laisser-faire qui présageait déjà l’abandon. Le mot d’ordre était de garder une attitude strictement neutre à l’égard des partis politiques. Se rendait-on compte en haut lieu que c’était la meilleure manière de donner le champ libre aux plus violents pour hausser le ton de leurs exigences? Mais les partis les plus modérés ne pouvaient résister ce courant de surenchères, que personne ne contrôlait. Cette attitude allait nous forcer, nous les militaires, à commettre des actes irréparables.
Entre-temps, à partir du 23 octobre, les meetings se succédaient dans la commune de Mangobo et le ton montait. De plus en plus de manifestants se montraient armés de lances et de machettes. Quelques incidents mineurs avaient déjà eu lieu où la police avait dû intervenir. Il était temps de prendre ses dispositions et de se préparer au pire.
Depuis l’arrivée de Lumumba, j’avais, avec l’accord du gouverneur de la province, M. Leroy, constitué un centre opérationnel avec le premier bourgmestre, le commissaire de district et le chef de la police. Quoique la Force publique n’intervenait pas encore et que nous espérions qu’elle ne devrait pas le faire, nous avions pris l’habitude de nous consulter chaque matin. Des dispositions furent prises pour assurer une intervention rapide de la troupe.
Puis, le mercredi 28, au cours d’un rassemblement tumultueux, toujours dans la commune de Mangobo, un commissaire de police, se sentant menacé, tira et blessa un manifestant. C’était sans doute l’incident que Lumumba souhaitait pour exciter davantage la rage de la foule. Le parquet réagit enfin et ordonna son arrestation.
Des bruits circulaient prêtant aux manifestants l’intention d’envahir la cité européenne pour la mettre à feu et à sang. À mesure que la peur s’installait dans le camp européen, l’audace montait dans celui des indigènes. Cet état d’esprit se manifestait par l’attitude arrogante des Noirs dans les rues. Personnellement j’ai, plus d’une fois, croisé un Congolais qui me soufflait en passant le mot «dépadas» — l’indépendance — par lequel il me signifiait qu’il en avait assez de me voir tenir le haut du pavé!
Pour le maintien de l’ordre je disposais d’un nombre assez important d’unités, puisque rien qu’à Stanleyville se trouvaient le 5e bataillon, campé sur la rive gauche du fleuve avec la compagnie de gendarmerie de district, la compagnie de gendarmerie de ville du camp Prince Léopold, à proximité de la commune de Mangobo, sur la route de Buta et la compagnie de police militaire du camp Sergent Ketele, sur la route du Nord-Est.
Une chose nous avait frappés à l’état-major du Groupement, après les émeutes de janvier à Léopoldville. C’était l’attitude statique adoptée par nos unités, chargées uniquement de défendre les quartiers européens et les centres nerveux de la ville. Elles laissaient ainsi le champ libre aux émeutiers dans les quartiers indigènes. C’était peut-être dû à un manque d’effectifs dans une ville beaucoup plus étendue que Stanleyville et sans doute aussi à l’effet de surprise causé par la soudaineté de l’émeute. Il en résulta quelque chose qui nous surprit et même nous indigna profondément. Est-ce à cause de leur impuissance à atteindre les objectifs protégés par la troupe, est-ce par sentiment de frustration chez les plus jeunes qui ne trouvaient place ni sur les bancs d’une école, ni dans un atelier, eux qui côtoyaient chaque jour, le ventre creux et les poches vides, les riches Européens; ou fut-ce une réaction primitive contre tout ce qui était étranger? Toujours est-il que la populace furieuse s’attaqua à ce qui avait pour objet de la servir: les écoles, les missions, les dispensaires et même les transports et l’éclairage publics. Bien entendu, elle en profita pour piller tout ce qui pouvait l’être.
La leçon principale que nous tirâmes de ces événements malheureux fut qu’une répression initiale trop timide entraînerait une réaction de la foule, entamant ainsi une escalade de violences, chose qu’il fallait éviter avant tout.
Pour empêcher de pareilles destructions, mon état-major établit un plan d’action basé sur une attitude plus offensive.
Au lieu d’assurer la protection statique de la ville européenne, la troupe pénétrerait dans les quartiers indigènes pour y disperser les attroupements éventuels Par cette action déterminée, nous comptions donner aux émeutiers l’impression qu’au lieu d’être attaquants ils étaient les attaqués. Outre cet avantage psychologique capital, nous espérions ainsi les empêcher de se fondre en une trop grande masse que nous n’aurions plus pu réduire que par la violence. De cette manière aussi nous espérions éviter de devoir faire usage d’armes autres que des grenades relativement inoffensives et aussi de voir se reproduire les destructions insensées que nous avions connues à Léopoldville.
La présence de Lumumba avait eu un effet foudroyant dans la ville. Il avait une éloquence de tribun. Ses harangues galvanisaient la foule. Il émanait de ses traits torturés, de ses gestes saccadés et de toute sa personne une puissance de conviction extraordinaire. À nous, Européens, il paraissait absurde qu’il réclamât l’indépendance de son pays avec tant de véhémence et tant d’insultes à notre adresse, alors que nous sentions nettement sue la Belgique n’aval nul besoin d’être harcelée pour l’accorder. Il nous donnait l’impression de vouloir devenir le héros national de la révolte des opprimés, le sauveur d’un peuple réduit à l’esclavage par des étrangers pillards et cruels. Cela nous changeait de l’image que nous nous faisions de nous-mêmes!
L’incident qui mit le feu aux poudres se produisit à la prison, le vendredi 30 octobre. Les prisonniers se mutinèrent et une foule nombreuse s’acharna à les libérer. La police intervint en force et plusieurs policiers furent blessés.
Très rapidement et comme convenu, M. Dethier, le Premier bourgmestre, décida de passer au régime de l’opération militaire, remettant ainsi pratiquement tous les pouvoirs entre mes mains. Les deux jours suivants, ameute gronda. C’était Surtout à la tombée de la nuit que les violences se déchaînaient. En général, les unités parvenaient à disperser les foules à l’aide de grenades lacrymogènes. Ces dernières, de fabrication allemande, devenaient brûlantes, après avoir été lancées, de manière qu’on ne pût pas les ramasser à main nue pour les renvoyer vers la troupe. Cependant, nous avons pu constater que des Noirs, drogués au chanvre, n’avaient aucun mal apparent à saisir ces grenades et à les relancer. C’est en voulant éloigner d’un coup de pied une telle grenade que le lieutenant Poncelet, sortant du carré protecteur de ses hommes, reçut un coup de lance qui, heureusement, ne fut pas mortel.
Il fut malheureusement impossible d’empêcher certaines destructions et pas mal de pillages de commerces tenus pour la plupart par des Noirs. La troupe ne pouvait pas être partout à la fois. Aussi fallut-il, malgré les avertissements répétés, faire usage des armes. Il y eut des morts et des blessés. Une vingtaine de nos hommes furent également atteints plus ou moins gravement, surtout par des jets de pierres. Nous n’avions pas encore songé à les doter de boucliers, comme se pratique actuellement.
Les troubles s’étendirent même en dehors de la ville et l’escadron de reconnaissance blindé qui était finalement arrivé de Gombari dans les Uele, effectua des patrouilles d’apaisement jusqu’à cinquante kilomètres à 1a ronde.
Il est à remarquer que les pelotons, chargés de disperser les rassemblements, se trouvaient plongés dans un bain de foule et exposés à la fois aux insultes et aux exhortations à la désertion dans une atmosphère survoltée. Malgré cela, aucun gradé ou soldat ne fit défection et l’arrestation de Lumumba par la police militaire ramena progressivement le calme. J’étais fier de la conduite du cadre et de la troupe.
Après avoir tremblé, la ville respirait. L’armée avait sauvé la situation et les manifestations de reconnaissance affluèrent de toute part. Les évolués et les commerçants congolais, les mieux nantis de la prospérité naissante, ne furent pas les derniers à applaudir le retour à la tranquillité. Souvent propriétaires de leur maison ou de leur commerce, ils s’étaient sentis menacés tout autant que les Européens. En effet, la masse des manifestants était surtout faite de désœuvrés, de ratés des écoles et des ateliers envieux tant de leurs congénères qui avaient réussi que les Européens.
Le gouverneur de la province, M. Leroy, nous adressa une lettre de félicitations disant notamment: « Je tiens à vous exprimer ma reconnaissance et mon admiration pour la façon méthodique, précise et efficace dont les unités sous vos ordres ont assuré avec le concours de la police territoriale, le rétablissement de l’ordre au cours des journées du 29 octobre au 1er novembre. Il est certain que c’est à la sagesse de vos prévisions et à la netteté de vos décisions ainsi qu’à la rapidité d’exécution qu’est due pour une grande partie la prompte restauration de l’ordre, dans un souci constant de limiter les dégâts au strict indispensable. Je vous demande de transmettre à tous vos officiers, sous-officiers, gradés et soldats mes félicitations et ma gratitude et de transmettre à vos blessés mes vœux de guérison complète et rapide ».
Ces événements m’avaient fait oublier le Ruanda lorsque, le 4 novembre, la radio d’Usumbura, habituellement assez brouillée et peu compréhensible, nous fit savoir que le plan automatique de rétablissement de l’ordre avait été intégralement appliqué et que malgré cela la situation restait inquiétante.
Comme à Stanleyville le calme revenait lentement, j’avisai le vice-gouverneur général Jean-Paul Harroy que je le rencontrerais le lendemain à Usumbura. Nous y débarquâmes l’après-midi du 5 de l’avion bimoteur Dove que le commandant en chef avait mis à ma disposition. J’étais accompagné du commandant Liégeois qui devait se distinguer plus tard, en 1964, dans la délivrance des otages détenus par les rebelles Simba à Stanleyville.
C’est ainsi que débuta mon séjour au Ruanda. Venu pour rétablir l’ordre le plus rapidement possible afin de pouvoir au plus vite rentrer à Stanleyville, je ne me doutais pas que j’allais vivre plus de trois ans dans ce pays. J’étais loin aussi de penser que j’y connaîtrais la période la plus exaltante de ma carrière, pendant laquelle je verrais naître un pays à l’indépendance, dans la joie de la masse de son peuple et, une fois n’est pas coutume, dans les liens de paix, d’amitié et confiance avec son ancien colonisateur.