Ce n’est pas en 1960 qu’eurent lieu les premières tentatives d’introduction de règles démocratiques. Déjà en 1953, des élections eurent lieu. Encore faut – il voir dans quelle mesure elles furent réellement démocratiques.

Avant elles, il existait deux conseils qui assistaient, l’un le chef de chefferie, l’autre le mwami. Le choix des membres de ces conseils était laissé aux autorités autochtones.

Le décret du 14 juillet 1952 allait apporter de notables modifications à cet édifice administratif et politique. Tout d’abord, le nombre de conseils était augmenté par la création à la base, des conseils de sous-chefferie (environ 550 au total) et, à l’échelon du territoire, par l’adjonction d’un conseil de territoire.

On peut se demander quelle était la motivation profonde de ces élections à quatre degrés, dans lesquelles si peu d’électeurs intervenaient. Elle ne fut certainement pas d’amener un vent radical de démocratisation. Au contraire, le fait que le Conseil du pays était présidé par le mwami et que les conseils de chefferie et de sous- chefferie étaient soumis à l’autorité des chefs et des sous-chefs ne faisait que renforcer leurs pouvoirs.

Non, en renforçant le pouvoir autochtone, tout en introduisant l’usage d’élections, le législateur semblait faire un retour vers une administration indirecte plus nette. Il préparait ainsi le pays à une autonomie interne qui devait venir plus tard. Il y avait là aussi certainement un geste à l’égard de l’ONU qui poussait à accélérer l’évolution politique du territoire. Ces élections furent également un test, peut-être pas dans l’esprit de leur promoteur, mais bien réel cependant, des capacités des Hutu à s’organiser politiquement.

Il ,y avait tout de même le fait nouveau que les conseils étaient élus. Encore fallait-il voir comment. Ainsi, le conseil de sous-chefferie comprenait le sous-chef qui présidait et cinq à neuf membres, d’après l’importance de la population. Ces membres étaient élus par un collège électoral choisi par le sous-chef et approuvé par le chef et par l’administrateur du territoire.

On voit tout de suite l’importance du rôle des sous-chefs dont on a pu dire qu’ils étaient les seuls vrais électeurs.

Cette politique d’appui des autorités autochtones apparaît également dans les autres conseils. À l’échelon chefferie, par exemple, le chef présidait le conseil. Il était assisté de cinq à neuf sous-chefs élus parmi leurs pairs et d’un nombre égal de notables, élus parmi les notables des conseils de sous-chefferie.

Au total, la philosophie du décret pouvait se résumer en une très timide introduction d’un système électoral, avec le souci non seulement de ne nuire en rien à l’intégrité du pouvoir des autorités autochtones, donc des Tutsi, mais au contraire de la renforcer. Fait remarquable, il y eut, dans l’ensemble du pays, tout de même une majorité de Hutu dans les collèges électoraux des sous-chefferies: 58,38% contre 41,40% de Tutsi. Mais progressivement les Hutu disparurent des conseils, comme le montre le tableau ci-dessous.

 

CONSEILS POURCENTAGE D’ELUS TUTSI POURCENTAGE D’ELUS HUTU
Sous-chefferies  52.30 47.65
Chefferies  88.60 11.40
Territoires  90.70  9.30
Pays  90.91  9.09

 

Ce fait fut cependant d’une importance capitale pour l’avenir politique du pays car, pour la première fois, des Hutu siégèrent en compagnie de Tutsi dans les conseils et la hiérarchie tutsi dut tout de même en tenir compte, même si elle put à ce stade, continuer à diriger le pays sans rencontrer d’obstacles sérieux.

Comme je l’ai dit déjà, le temps n’était pas si loin où, si un Hutu se distinguait par son intelligence et son courage, le mwami réglait son cas de l’une des manières suivantes. Ou bien il lui donnait une fille tutsi comme épouse. De ce fait, il l’anoblissait et en faisait un traître à sa race et un défenseur zélé de l’ordre tutsi. Mais si cette solution s’avérait impraticable, parce que le Hutu se montrait récalcitrant, il restait la solution de l’assassinat. Les marais étaient suffisamment nombreux et profonds pour cacher les cadavres encombrants. Le meurtre restait non seulement impuni, mais il était publiquement ignoré, car le peuple hutu avait, au cours des siècles, appris que le silence était une condition, sine qua non, de rester en vie!

Mais à présent, une aurore d’audace et de liberté pointait timidement à l’horizon politique. Le décret avait ouvert une petite porte à la liberté d’opinion, à l’espoir.

Une autre innovation du décret de 1952 fut de créer une députation permanente du Conseil du pays auprès de la personne du mwami. Elle se composait de cinq membres, trois élus par le conseil et deux choisis par le mwami. En novembre 1959, lors de mon arrivée à Nyanza, cette députation exclusivement composée de grands Tutsi entourait jalousement le jeune mwami. C’est elle qui le conseilla si mal. Peu après, ses membres l’abandonnèrent et se réfugièrent à Kampala et à Nairobi où ils constituèrent l’UNAR extérieure.

Par une habile propagande, ils surent obtenir l’appui de certains membres de l’ONU et peser ainsi sur les décisions qui devaient venir au sujet de l’avenir du Ruanda.

Comme ces élections devaient se faire tous les trois ans, il y en eut de nouvelles en 1956. Elles furent organisées sur des bases nettement plus démocratiques, puisque le vice-gouverneur général Jean-Paul Harroy osa faire appel au vote de tous les hommes adultes pour la constitution des collèges électoraux des sous-chefferies. Du coup, les Hutu y furent nettement plus nombreux qu’en 1953. Mais on assista cependant au même phénomène. Au fur et à mesure du déroulement des votes portant sur la composition des conseils de sous-cheffe-ries, de chefferies, de territoires et finalement du pays, la représentation hutu diminua spectaculairement, au point qu’il ne resta qu’un seul Hutu dans le Conseil du Pays.

Comment expliquer cette reculade des Hutu? Certains y virent la preuve qu’ils étaient incapables de tenir tête aux Tutsi, qu’ils étaient encore trop inféodés et craintifs pour oser s’affirmer. C’est ce que beaucoup pensaient encore en 1960 à Usumbura, et même dans certaines régions du Ruanda. Ma profession de foi en la cause hutu de l’autre jour ne les avait sans doute pas fait changer d’avis.

J’avoue qu’il m’est aussi arrivé de douter, mais l’optimisme reprenait rapidement le dessus, car depuis 1956 bien des choses avaient changé. Il y avait d’excellentes raisons d’espérer un succès spectaculaire des Hutu. La création des partis politiques avait donné des cadres au peuple, une armature qui lui donnerait le courage d’affronter l’adversaire. La suppression des sous-chefferies et leur remplacement par des communes changeraient complètement le paysage politique. On avait l’impression que, de ce fait, tout un plan de l’édifice traditionnel s’écroulerait. L’information aussi était bien orchestrée par la Résidence et, s’il est vrai que les Tutsi s’y entendaient à merveille pour faire circuler les rumeurs et les faux bruits, mes publications distribuées par avion avaient au moins autant de force de persuasion. Et puis, il y avait encore et peut-être surtout l’action discrète mais efficace des propagandistes de Grégoire Kayibanda qui s’adressaient directement au peuple, sur toutes les collines.

Survint alors la nouvelle ahurissante que l’UNAR refusait de participer aux élections! Après le mwami, c’est son parti qui commettait un véritable suicide politique. Car j’étais persuadé qu’il aurait pu encore emporter une bonne part des votes, surtout dans les régions où les Tutsi avaient dominé depuis très longtemps. Cet abandon me faisait penser à la question que l’empereur Napoléon posait lorsqu’on lui suggérait de promouvoir un général: « A-t-il de la chance?». Ici aussi, Kayibanda, Gitera et les autres leaders des Hutu montraient qu’ils en avaient.

C’était en fait une aubaine inespérée. Comment des gens réputés si intelligents avaient-ils manqué à ce point de perspicacité? Il est vrai que l’ONU n’avait pas donné son approbation à ce que des élections aient lieu si peu de temps après qu’elle eut proposé de les retarder. Mais de là à croire que l’ONU pourrait ainsi carrément contrer la tutelle belge et exiger l’annulation pure et simple des élections! C’était vraiment trop naïf!

Ce qui était moins naïf était l’action sur le terrain. Tous les moyens étaient bons pour décourager les Hutu de se rendre aux urnes.

Suivant leur tactique coutumière, les Tutsi s’attaquaient aux huttes des Hutu et à leurs plantations. Mais cette fois ils durent subir les réactions de colère du peuple. Souvent, ce furent même les Hutu qui prirent l’initiative d’affirmer leur indépendance. Ce fut surtout le cas dans les régions où l’intervention des forces de l’ordre avait empêché la révolution de s’étendre en 1959.

Les violences les plus graves eurent lieu dans la chefferie du Bufundu, dans le territoire d’Astrida. Ici je laisse la parole à mon camarade, le lieutenant-colonel Victor Bruneau, en citant un texte repris dans un ouvrage intitulé: Quinzième Détachement du 4ème Bataillon Commando-Afrique 1959-1960:

« Au début du mois de juin 1960, une des chefferies du territoire d’Astrida, le Bufundu est le théâtre d’une véritable rage incendiaire. La chefferie du Bufundu était bien celle où de tels incidents n’étaient pas prévus; c’était la seule où de tesl incidents n’avaient jamais été signalés. Son chef, un certain Rwasibo qui deviendra ministre de l’Intérieur) petit homme énergique et aimé de ses concitoyens, était très influent au sein du parti politique Parmehutu et jouissait d’un grand ascendant sur la population.

Le 6 juin dans l’après-midi, une hutte hutu s’était mise à flamber. On ne put trouver les auteurs de cet incendie, et il n’était pas certain qu’il s’agissait de Tutsi. Il n’est pas exclu que ce soient les Hutu eux-mêmes qui aient mis le feu à cette hutte. Mais la réaction ne se fit pas attendre; le lendemain, les Hutu incendiaient dix huttes tutsi. Le feu de l’une d’elle se communiqua accidentellement à une hutte voisine où trois jeunes gens étaient endormis; surpris par la rapidité du sinistre, ceux-ci ne purent trouver la clef du cadenas qui verrouillait la porte et ils périrent carbonisés. Ceci est un des rares cas où les incendies provoquaient des morts d’hommes; en effet, les Hutu prenaient toujours soin de faire évacuer leurs victimes; il n’était pas rare que les Hutu aident même les Tutsi à évacuer leurs bibelots.

Dans la soirée du 8 juin, de nouvelles huttes tutsi prennent feu. Alertés, nous nous rendons sur les lieux et nous surprenons plusieurs incendiaires armés de lances. Nous les dispersons; quelques-uns sont blessés et conduits à l’hôpital. Lorsque nous nous retirons, vers minuit, le calme semble revenu. Bilan de la nuit: soixante huttes carbonisées.

Le lendemain les incendies reprennent de plus belle. Cette fois c’est l’incendie général dans tout le Bufundu. On a l’impression qu’aucune hutte tutsi ne sera épargnée; une véritable hystérie s’empare des Hutu; c’est le règlement des comptes et l’assouvissement des vengeances contenues depuis des années, Devant un tel désordre nos soldats se voient dans l’obligation d’ouvrir le feu sur les incendiaires qui sont surpris en flagrant délit et qui ne veulent pas entendre raison. II y a des blessés, et même quelques tués parmi les indigènes. À plusieurs reprises, nous rencontrons des troupes de Hutu en armes coutumières, et escortant des Tutsi qu’ils ont fait prisonniers; nous devons nous contenter de les désarmer et de les renvoyer chez eux.

Notre stock de lances, d’arcs, de machettes prend des proportions inquiétantes; malheureusement le bilan des huttes brûlées également: de l’ordre de de cinq cents.

Le lendemain, le Résident vient su p ace pour se rendre compte de la situation. Il est à peine arrivé, que les huttes se remettent à flamber, à cinquante mètres de l’endroit où il se trouve. Nous voyons progresser les foyers d’incendie, mais il ‘ est extrêmement difficile de les enrayer, car le terrain est fort accidenté et les champs de sorgho qui entourent les huttes offrent une protection idéale aux incendiaires. Au cours de la nuit, le Bufundu recommence à flamber et, à l’aube cinq cents nouvelles huttes sont réduites en cendres. Nous capturons un grand nombre d’incendiaires qui sont conduits à la prison d’Astrida par les soldats de la compagnie État-major.

Les pourparlers que j’ai entrepris avec le chef Rwasibo me prouvent qu’il n’est plus maître de la situation. A la suite de nos entretiens, il se met à circuler de colline en colline et de sous-chefferie en sous-chefferie, pour tenter de ramener ses administrés à la raison.

 Devant l’ampleur du désastre, je recherche les meilleurs moyens de produire un effet psychologique sur la population. J’arrive à la conclusion que la population a besoin d’information sur la réalité des événements, mais également d’ordres sévères dans un langage énergique.

C’est pourquoi, sans perdre une minute, je propose au Résident le texte suivant d’une proclamation:

 

PROCLAMATION

« J’attire votre attention sur les points suivants:

  1. Les chefs et sous-chefs sont responsables du maintien de l’ordre public dans leurs chefferies et sous-chefferies.
  2. Les forces militaires ont pour mission d’aider les autorités civiles à conduire leurs populations vers l’autonomie, dans l’ordre et le calme.
  3. Pour que les ordres soient respectés, l’autorité militaire demande que les autorités civiles diffusent largement les ordres suivants à toute la population:
  4. Les militaires agiront par les armes contre quiconque trouble l’ordre public et refuse d’obtempérer aux sommations d’usage.
  5. Les militaires ouvriront le feu sur toute personne, quelques soient son parti et sa race, surprise en flagrant délit d’incendie.
  6. Les militaires ne feront aucun mal à la population qui ne se rend pas coupable d’actes hostiles.
  7. Les militaires désarmeront et arrêteront les groupes circulant en armes.
  8. Les militaires ouvriront le feu sur tout habitant qui ne répondra pas aux sommations.
  9. Aucun civil n’est habilité à procéder à l’arrestation d’un autre civil.
  10. Les chefs et sous-chefs insisteront bien sur le fait que les militaires ne sont pas des ennemis de la population mais qu’ils sont ici pour faire respecter la loi.
  11. Il est rappelé aux populations du Bufundu et du Busanza:
  12. Que toute circulation entre le coucher et le lever du soleil est interdite.
  13. Que les rassemblements de plus de 5 personnes sont interdits.
  14. Que les marchés resteront fermés jusqu’à nouvel ordre.
  15. Une fraction de la population du Bufundu vient de se rendre coupable d’incendies criminels. Il entre dans nos intentions de proposer aux autorités supérieures l’indemnisation des dégâts causés aux personnes et à leurs biens. Celle-ci sera perçue au moyen d’une taxe à fixer. Laquelle sera payée par chaque contribuable.
  16. Les réfugiés sont invités à se rendre à la mission de Cyanika.

L’Administrateur de Territoire, ff, J. Naegels

Astrida, le 10 juin 1960.

Vu pour accord, par le Résident spécial du Ruanda en route. Le Résident Adjoint, REGNIER ».

 Est-ce l’effet de ces tracts, sont-ce les harangues du chef Rwasibo, ou encore les coups de feu de nos troupes, ou tout simplement la lassitude des incendiaires: en tout état de cause dans l’après-midi du même samedi la rage incendiaire s’évanouit et la situation redevient normale. Au total, 1.165 huttes avaient été la proie des flammes ».

Et plus loin, le lieutenant-colonel Bruneau poursuit son récit.

« La folie incendiaire du Bufundu avait pris fin après le lancement des tracts. Les problèmes de cette région n’en étaient pas pour autant résolus. Plus de mille huttes avaient été défruites; ce qui représentait quelque cinq mille personnes sans abri. Les Hutu exigeaient que ces cinq mille Tutsi quittent la région. Les autorités n’étaient pas du même avis, puisqu’elles restaient avec sur le bars le problème de trouver un endroit pour réinstaller ces Tutsi, un camp avait déjà été construit dans la région de Nyamata, mais il était déjà surpeuplé, et les Tutsi y mouraient comme des mouches ; en supposant qu’une région propice à leur réinstallation existe, il fallait pourvoir provisoirement à leur subsistance.

 En conclusion, les autorités décident de convaincre les chefs Hutu de prêcher la coexistence pacifique des deux races et d’inciter la population à réadmettre sur les collines les Tutsi sinistrés. Les collines, sous-chefferies et chefferies organisent leurs tribunaux révolutionnaires qui décident du sort desTutsi. La grande majorité est acceptée; une minorité ne trouve pas grâce aux yeux des juges improvisés. Aux Tutsi ne s’offrent plus que deux solutions: ou bien s’expatrier et aller grossir le nombre de réfugiés politiques vivant dans les pays limitrophes en bordure du Ruanda; ou bien aller croupir dans le sinistre camp de Nyamata.

 Le 20 juin, soit neuf jours après la fin des incendies, nous apprenons qu’un groupe de 250 Tutsi irréductibles refusent de quitter le Bufundu et se sont rassemblés en «all round defense », sur la colline de Gikongoro. Malgré les avertissements qui leur sont donnés, les irréductibles refusent de se disperser. Le 21 juin on retrouve ce même groupe sur une autre colline à trois kilomètres de la précédente. Ils s’y sont retranchés en vue de livrer bataille à ceux qui voudraient les en déloger. Tracts, messages, haut-parleurs, rien ne parvient à faire fléchir la volonté de cette noblesse hautaine. Le peloton de gendarmerie de l’Adjudant Vijt est envoyé sur place pour une mission de reconnaissance. Au cours de celle-ci l’adjudant est frappé d’un coup de machette par une femme. La femme est abattue sur le champ par les gendarmes en fureur et il fallut toute l’autorité de leur chef blessé pour empêcher ceux-ci d’user de représailles sur l’ensemble de la colline.

 Le lendemain, pour impressionner les rebelles dans le but de les obliger à changer d’attitude, le commandant de la compagnie de gendarmerie, qui s’est rendu sur place, décide de les faire encercler par un peloton de la gendarmerie, tandis qu’un peloton du quatrième bataillon commando se tiendra à proximité, prêt à intervenir en cas de besoin.

Les événements se déroulent suivant les prévisions: pressés par les appels de l’autorité et voyant que leur position devient intenable, la plupart des rebelles décident de capituler. Mais une poignée d’irréductibles, une quinzaine environ, refusent de se rendre. Le peloton de gendarmerie se dirige vers eux et tente de les encercler, lorsqu’une centaine de ceux qui étaient désarmés et se trouvent à ce moment derrière les gendarmes se précipitent sur le tas de lances qu’ils venaient d’abandonner et foncent dans le dos des gendarmes. Ceux-ci n’ont que le temps de faire volte-face et d’ouvrir le feu sur les assaillants qui s’apprêtent à les embrocher. Le groupe des quinze irréductibles en profite pour se ruer à son tour dans le dos des gendarmes venant de la droite. La fusillade est brève mais meurtrière; force reste à la loi! L’engagement avait duré deux minutes. Il se soldait par 27 tués et 44 blessés ».

Comme l’écrit le lieutenant-colonel Bruneau, j’avais insisté auprès des leaders hutu pour qu’ils imposent la coexistence pacifique des deux races. Mais ce n’était pas le principal de mes soucis. J’étais persuadé que les Hutu ne molesteraient plus les Tutsi dès qu’ils auraient pris légalement le pouvoir et à condition, bien entendu, que les Tutsi acceptent le verdict des élections. Les Hutu n’étaient pas naturellement vindicatifs; cela explique en partie leur dépendance séculaire des Tutsi.

Non, mon souci le plus immédiat était de voir les élections se dérouler dans le calme. L’objectif des Tutsi était visiblement d’empêcher qu’il en soit ainsi et de pouvoir convaincre la Belgique et l’ONU que des élections tenues dans de telles conditions n’étaient pas valables et devaient être annulées.

En divers endroits, comme au Bufundu, ils furent près de réussir. Malgré cela, le doute n’était pas possible. Sans adversaires valables, les Hutu allaient évidemment gagner les élections. Mais, à cause des manœuvres d’intimidation des Tutsi, je me demandais avec quelque inquiétude quel pourcentage  de votes ils allaient réaliser et quel serait l’impact des menaces tutsi sur le pourcentage des abstentions, attendu que le vote n’était pas obligatoire.

Les élections eurent effectivement lieu en plusieurs phases, à cause de notre pauvreté en personnel de contrôle, du 25 juin à la fin du mois de juillet. On commença par les territoires du Nord, ceux qui étaient le plus sûrement acquis à la cause Hutu. Il y eut encore des incidents, mais au total les élections purent se dérouler normalement.

Un contretemps fâcheux fut le départ des unités de la Force publique au beau milieu des élections, elles qui avaient été si utiles jusqu’alors. Elles durent évidemment retourner dans leur patrie devenue indépendante le 30 juin 1960. Mais nous disposions heureusement du 4e Bataillon commando du major Bruneau. Cette unité d’élite reprit le rôle de la Force publique avec compétence et succès. Mon fils y accomplissait justement son service militaire et j’ai eu le plaisir d’assister à son parachutage, avec sa compagnie aux portes de Kisenyi.

Les résultats des élections confirmèrent nos espoirs en tous points et firent certainement réfléchir les sceptiques d’Usumbura et d’ailleurs. Le PARMEHUTU emportait plus de 70% des voix. Avec l’APROSOMA, les partis hutu s’adjugeaient 84% des votes.

Ce résultat, déterminant pour l’avenir du pays, se traduisit par la nomination de 211 Hutu aux fonctions de bourgmestres. C’était un véritable raz de marée qui changeait la face politique et administrative du pays.

Le mwami n’avait pas attendu la fin des élections. Il avait quitté le pays pour ne plus y revenir. Les leaders hutu avaient triomphé et voyaient l’avenir avec optimisme jusqu’au moment où l’ONU, aveuglée par son anticolonialisme, montra une fois de plus combien était grande son ignorance des réalités ou sa partialité.

Bien entendu, l’UNAR extérieure s’agita beaucoup et protesta contre des élections qui, à son sens, avaient été imposées et orientées à la pointe des baïonnettes colonisalistes. L’ONU avait pourtant fait un geste en sa faveur. Elle avait suggéré à la Belgique de faire vérifier dans quelles circonstances les élections avaient lieu. En réponse, une commission de trois membres avait suivi sur place les opérations de vote. Dans son rapport, elle conclut que s’il y avait eu des incidents provoqués par tous les partis concernés, il fallait admettre que pour l’ensemble du pays et compte tenu des circonstances les élections s’étaient déroulées régulièrement.

Le résultat restait donc acquis, même pour l’ONU, au grand dam de l’UNAR.