Les acteurs en présence

Je m’installai donc à Kigali avec ma famille. Je me demandais comment M. Preudhomme avait pris la nouvelle de ma nomination. Se voir remplacé au beau milieu du gué par un autre conducteur d’attelage lui a certainement été pénible. Et cependant, il me reçut avec son amabilité coutumière et ne montra aucune amertume. C’était un homme d’une éducation parfaite et un fonctionnaire discipliné. Il connaissait bien le pays et l’aimait profondément. Il conserva ses fonctions administratives jusqu’au mois de mars, lorsqu’il partit en congé de fin de terme. J’ai eu l’occasion de le voir souvent et de lui demander conseils et avis. Je n’ai eu qu’à m’en louer et lui en suis resté reconnaissant.

La situation politique et sociale était évidemment ma préoccupation principale. C’était le moment d’acquérir une connaissance plus approfondie du milieu dans lequel les circonstances m’avaient plongé. Au bureau de la Résidence, je consultai les archives et eus de longues conversations avec M. Regnier qui devenait mon adjoint, ainsi qu’avec les agents territoriaux ruandais Makuza (Hutu) et Ndazaro (Tutsi). Je visitai chacun des territoires et eus des entretiens avec les administrateurs et des agents territoriaux. Je rencontrai des Ruandais tels que Gitera et Munyangaju à Astrida, Bicamumpaka et Rusingizandekwe à Ruhengeri, Rwigemera, un frère du Mwami à Byumba et Rutsindintwarane, le jeune dirigeant de ‘UNAR intérieur, dont il sera question plus loin, à Kibungu. Bien entendu, je vis plusieurs fois Kayibanda qui était souvent accompagné de Mulindahabi, le secrétaire général du Parmehutu. J’eus ainsi une connaissance plus précise des acteurs principaux et du rôle qu’ils jouaient dans l’évolution politique et sociale du pays. Ces acteurs étaient le mwami et le milieu traditionnel, la puissance administrative belge, les missions religieuses, les partis politiques, l’Organisation des Nations Unies (ONU) et, bien entendu, le peuple hutu lui-même.Je les examine successivement, tels que je les voyais à l’époque.

Le mwami et le milieu traditionnel

D’autres ouvrages ont longuement exposé les raisons pour lesquelles les Hutu ont été dominés si longtemps (cinq siècles ou plus?) par les Tutsi. Ce n’est pas mon intention de rappeler ici, dans le détail, les liens de servage basés sur la possession de la vache, dans le cadre d’un contrat social appelé «ubuhake».

Le fait historique est que les Tutsi ont réussi, souvent pacifiquement, parfois par la violence, à assujettir la population hutu, installée avant eux dans le pays et à en faire des esclaves, astreints aux tâches serviles de les nourrir et de les servir dans tous les travaux manuels.

On peut rêver à ce qui a fait les Tutsi, à ce qu’ils étaient quand les Belges les ont découverts durant la Première Guerre mondiale. Leur haute stature et leurs traits hamitiques permettaient de penser que leurs origines se situaient dans le nord-est de l’Afrique, peut-être en Somalie.

On peut supposer que, soucieux de trouver de nouveaux pâturages pour leurs vaches à longues cornes et fuyant une sécheresse envahissante, ils sont lentement descendus vers les régions plus clémentes du sud. On les voit arrivant dans une contrée plus fertile et s’installant pour reposer le bétail et lui refaire une santé. Pendant cette éternelle errance, entrecoupée de longues haltes, ils ont certainement eu à faire à d’autres groupes humains. Ils ont sans doute dû leur survie à un commandement efficace, à une organisation guerrière vigilante et à des dons peu communs d’adaptation aux climats politiques et sociaux de l’endroit.

C’est probablement ainsi que, rodés aux conditions changeantes de cette perpétuelle transhumance; ils ont atteint le Ruanda et l’ont lentement soumis. Ce pays « aux mille collines » était couvert de forêts et d’herbages, son climat était adouci par l’altitude. C’était pour eux un pays de rêve, où il faisait bon vivre. D’ailleurs, les Hutu ne disaient-ils pas que l’Imana, leur Dieu parcourait le monde pendant le jour, mais qu’il préférait passer la nuit au Ruanda!

En 1916, lorsque le pays fut occupé par la Force publique congolaise, cette conquête était complète au centre et dans quelques régions de l’est par où ils avaient lentement pénétré. Elle n’était que partielle ou en voie d’établissement ailleurs. Elle n’était pas encore vraiment tolérée dans les régions du nord, Kisenyi et Ruhengeri.

Ce qui est étonnant, c’est le fait que de la langue et des coutumes proprement tutsi il ne subsiste pratiquement rien. Les Tutsi ont, en effet, adopté le kinyarwanda, la langue du peuple asservi ainsi que ses croyances et même ses danses bien connues. Contrairement aux Anglo-saxons qui, en souvenir des envahisseurs normands, mangent encore aujourd’hui du « pork » au lieu du « pig », les Tutsi n’ont semble-t-il rien gardé de leur lointain passé.

Ceci montre qu’ils ne se sont pas imposés en maîtres dès le début de leur présence au Ruanda. Ils étaient peu nombreux et leur bétail, qui faisait sans doute l’admiration des hutu, n’empiétait pas sur les terres labourées. Ils se sont lentement insinués dans le milieu hutu et s’y sont adaptés. Progressivement, ils se sont fait des alliés parmi les clans hutu et ont réussi à les dresser les uns contre les autres à leur propre avantage. Ils ont ainsi imposé leur protection au point que les Hutu y furent complètement soumis. Ce lien de clientèle devint pour ceux-ci un mal nécessaire, une garantie de sécurité. L’organisation sociale des Hutu favorisait cette tactique puisqu’ils vivaient en clans isolés et disséminés.

Il en résultait que le pays était dirigé par un souverain autocrate, possesseur unique du bétail et de la terre, roi d’essence divine, ayant pouvoir de vie et de mort, dont l’emblème et source de pouvoir était le tambour royal Kalinga, lequel était décoré des attributs mâles des roitelets hutu vaincus dans les guerres de conquête. Le mwami, demi dieu, assurait la prospérité de tous. C’est de lui que dépendait la venue des pluies génératrices de fécondité pour la terre, les bêtes et les hommes. Entouré de sa cour et des Abiru, conservateurs et interprètes des traditions ésotériques, il tenait le pays sous sa coupe par l’entremise de chefs et de sous-chefs, tous, à de très rares exceptions près, tutsi.

Cette construction politique et sociale qui rappelle quelque peu notre moyen âge, avec notamment la différence que les seigneurs étaient d’une autre race que les manants qui les servaient, a su perdurer pendant plusieurs siècles. Il est évident que pendant une très longue période, elle fut supportable pour les Hutu. Leurs rapports avec leurs maîtres ne furent pas toujours tendus au point de devenir insupportables. D’ailleurs s’ils devaient les servir, ils en recevaient aussi la protection et la sécurité.

Le misérable idéal de tout jeune Hutu était de rentre dans les bonnes grâces d’un possible shebuja (Tutsi propriétaire de bétail) et d’en devenir l’umugaragu (le dépositaire à titre précaire d’une ou plusieurs vaches). Il devait, par sa servilité attentive et patiente, obtenir cette faveur qui lui permettait d’espérer non seulement la disposition d’une vache, signe évident d’ascension sociale, mais également l’usage d’un lopin de terre sur lequel il pourrait s’établir et fonder une famille. Cette relation de maître à serviteur était tellement ancrée dans les mœurs qu’elle ne fut en rien altérée lorsqu’en 1954, sous la pression de la Tutelle, l’ubuhake, ce contrat de louage de bétel, fut supprimé. Presque partout dans le pays le bétail fut partagé entre le shebuja et l’umugaragu, mais malgré cela il subsistait deux bonnes raisons de maintenir l’assujettissement du Hutu par le Tutsi. D’une part, s’il était avantageux de posséder du bétail, il fallait disposer d’un pâturage qui était évidemment resté entre les mains du Tutsi. D’autre part, il fallait encore les bonnes grâces du Tutsi pour obtenir une parcelle de labour, car il était toujours le maître de la terre.

Du fait de cette domination d’une race par l’autre, domination souvent cruelle, le Ruanda a été le pays de la peur et du silence. Il a toujours été dangereux pour un Hutu de lever la tête au-dessus du troupeau. Il risquait fort de se la faire trancher. Comment dès lors ce climat social, sans doute foncièrement injuste, mais garant d’ordre et de paix, fut-il perturbé au point que soient créées les conditions d’un bouleversement brutal, d’une révolution? Où les Hutu, ces instruments dociles entre les mains des Tutsi qui les considéraient comme leur chose, ont-ils trouvé le courage de se dresser contre leurs maîtres? Quel a été le ressort de leur geste désespéré et peut-être sans lendemain? Dans mes réflexions de l’époque, j’ai tenté d’en trouver l’explication par l’examen du rôle joué par chacun des acteurs qui, avec ou contre le mwami, ont exercé une influence dans l’un ou l’autre sens.

L’administration belge

Ma position d’étranger, d’« outsider » à l’administration me procurait au moins un avantage, celui d’avoir en principe une vue plus objective de l’action belge au Ruanda que celle qu’avaient des agents ayant fait carrière dans le service. Ils étaient, en effet, tenus par les décisions prises dans le passé et souvent influencés par leurs relations personnelles avec les autorités indigènes.

Dans mon esprit, le raccourci historique de l’action belge, durant les quelque quarante ans de mandat exercé pour le compte de la Société des Nations d’abord, pour celui de l’Organisation des Nations Unies ensuite, se présentait comme suit.

Reprenant au pied levé le rôle de l’Allemagne, la tutelle belge en adopta aussi la Politique, qui était celle de l’administration par autorités interposées, le «indirect rule» des Britanniques. Elle consistait à laisser le pouvoir aux autorités autochtones, tout en les supervisant et en assurant le maintien de l’ordre public, au besoin par la force. Elle convenait particulièrement aux régions où la puissance tutélaire trouvait, en arrivant, des autorités hiérarchisées, capables d’assumer des tâches de direction. Cela avait visiblement été le cas au Ruanda. Cette attitude convenait bien à la poursuite d’une politique de non-ingérence de la puissance administrative dans les régions où elle n’avait nullement l’intention de se créer des problèmes de maintien de l’ordre en se lançant dans des réformes trop contraignantes du statut social existant. C’était la politique du moindre effort, donc peu coûteuse, bonne pour une puissance coloniale qui gardait ses distances et savait fermer les yeux. C’est ce que les quelques fonctionnaires allemands firent avec succès pendant leur court Séjour dans le pays.

Pour les Belges, au fil des années, les choses allèrent autrement. L’intention initiale était bien de respecter et même de renforcer le pouvoir autochtone. Mais au Congo voisin, les agents de l’administration étaient habitués à prendre la direction du pays en main. Ils eurent tout naturellement la tendance d’en faire de même au Ruanda.

De plus, ils étaient conscients de leur rôle de tuteurs et de la nécessité de procéder à des réformes et à des modernisations grâce auxquelles le pays devait pouvoir sortir de son moyen âge et accéder graduellement à l’état d’une nation moderne. Il en résulta une politique qui devint vite ambiguë, puisqu’elle consista à « laisser faire », tout en « forçant à faire ».

Dès le début, les relations de l’administration avec le mwami Musinga furent difficiles. Des dispositions judiciaires lui enlevèrent le droit de vie et de mort qu’il possédait traditionnellement sur ses sujets. Cela lui fit dire, en un mouvement d’humeur, qu’il ne saurait plus vraiment régner s’il ne pouvait même pas tuer qui il voulait! De plus, une réglementation subordonna son droit de nommer ou de démettre les chefs et les sous-chefs à l’accord du résident. Ces relations devinrent tellement tendues qu’en 1931 convaincue de la mauvaise volonté et de la duplicité du mwami, la Tutelle le déposa, l’exila au Congo et le remplaça par son fils Mutara Rudahigwa. Cette ingérence dans les traditions les plus sacrées du pays porta un premier coup au prestige de la royauté.

Avec les cadres tutsi, ce fut pour une raison d’organisation rationnelle du territoire que des réformes, lourdes de conséquences, furent entreprises. Le pays était, en effet, soumis à la fois à l’autorité du chef du bétail, du chef de la terre et du chef de l’armée, dont les compétences se chevauchaient dans de multiples sous-chefferies. Cette division des compétences créait un véritable puzzle social, mais assurait également le mwami d’être toujours renseigné par les uns, jaloux des faveurs des autres. L’histoire du Ruanda était remplie de rivalités et de crimes entre Tutsi. Pour compliquer encore davantage les choses, un nombre considérable de domaines dépendaient directement du Mwami. Pour les administrateurs du moment il y avait de quoi perdre leur latin!

Il en résulte une réforme progressive des entités territoriales et la nomination à leur tête de chefs et de sous-chefs uniques, les chefs militaires étant évidemment supprimés. L’élite tutsi sentit très bien d’où venait le vent. D’abord hostile à l’administration, à l’exemple du Mwami, elle fit volte-face vers les années 1927-1930 et accepta de collaborer. La Tutelle, qui avait déjà songé à recourir aux services de chefs hutu, fut agréablement surprise. Elle continua dès lors à soutenir la caste tutsi, devenue soudainement docile, qu’elle estimait par ailleurs plus apte, par tradition, à exercer des commandements.

Cette réforme eut une autre conséquence défavorable aux Hutu. Dans l’ordre ancien, ils avaient plusieurs chefs. Ils pouvaient donc chercher la protection de l’un contre les exactions de l’autre et tirer quelque profit des rivalités entre Tutsi. Dans l’ordre nouveau, cette possibilité leur était enlevée et ils étaient livrés sans contrepoids à l’arbitraire d’un chef ou sous-chef, dont l’autorité était plus que jamais appuyée par l’administration belge. Les Hutu se sentirent d’autant plus défavorablement discriminés que la Tutelle créa des écoles spéciales pour fils de notables, tous évidemment tutsi, dans l’intention d’en faire des agents plus efficients.

La Tutelle poursuivit ainsi une politique qui, bien que logique en fonction des nécessités du moment, n’en était pas moins ambigüe. En effet, si les chefs et les sous-chefs étaient les représentants traditionnels du mwami, ils devenaient aussi les collaborateurs directs des administrateurs territoriaux. En général, ils surent tirer habilement parti de cette double allégeance. Lorsque les violences éclatèrent finalement, ils eurent à faire le choix entre deux maîtres. On sait que la grosse majorité d’entre eux opta pour la fidélité au mwami, c’est-à-dire pour le maintien des privilèges de leur caste.

Par la suite, la tendance de la Tutelle à diriger directement le pays ne fit que s’affirmer. L’administration indirecte n’existait plus que de nom. Le mwami les chefs et les sous-chefs, alors qu’ils devenaient pratiquement des agents de la Tutelle, furent particulièrement bien traités par elle. Leur autorité sur la population hutu fut renforcée, puisqu’ils jouissaient de l’appui des cadres européens. Il en résulta un sentiment de discrimination raciale qui, à la longue, devint intolérable pour les Hutu. En choisissant de favoriser une race minoritaire qu’elle intégrait ainsi dans l’appareil du pouvoir, la Tutelle malgré ses bonnes intentions, contribua à créer les conditions d’un conflit racial qu’elle fut incapable de prévenir. Ce n’est pas seulement sur le plan politique que la Tutelle contribua à créer un climat de conflit. Les services médicaux, vétérinaires et agronomiques, pour ne citer que ceux-là, n’y furent, sans doute inconsciemment, pas étrangers.

Le service médical, en imposant des méthodes d’hygiène et de soins préventifs, sauva la vie d’un nombre considérable d’enfants qui n’auraient sans cela jamais atteint l’âge de procréer. L’accroissement rapide de la population hutu posa des problèmes d’installation des jeunes couples sur des lopins de terre dont les propriétaires tutsi ne désiraient nullement se défaire. Il était passé le temps où les Tutsi, disposant de terres, non utilisées pour leur bétail, concédaient volontiers des parcelles, parce qu’ils s’assuraient ainsi des compensations en prestations. À. présent, ces corvées compensatoires faisaient l’objet de disputes de plus en plus âpres ou étaient purement et simplement supprimées par la Tutelle. De plus, les Hutu, poussés par leurs leaders, ne se mettaient-ils pas à caresser l’espoir de voir la simple tenue de leurs terres transformée en propriété pleine et entière?

Le service de l’agriculture introduisit deux sortes de cultures qui firent mordre davantage les terres cultivées sur les pâturages. La culture de plantes pérennes, telles le manioc ou la patate douce, contribua à réduire le danger de famines qui, dans le passé, revenaient périodiquement décimer la population. D’autre part, des cultures de produits d’exportation visant à faire rentrer des devises dans le pays, tels que le café arabica ou le thé, apportèrent des revenus modestes mais inconnus auparavant. Cette richesse toute relative ne pouvait qu’inciter les bénéficiaires à aspirer à plus de liberté et d’indépendance vis-à-vis des cadres tutsi. Payer au lieu de travailler devenait possible.

Même le service vétérinaire, en améliorant les méthodes d’élevage et de sélection du bétail, a contribué à rendre plus aigu le problème de la destination à donner aux terres encore disponibles.

Vinrent s’ajouter à ces multiples raisons de mécontentement les corvées imposées par la Tutelle pour divers travaux d’utilité publique: constructions de routes et de ponts, lutte contre l’érosion des terres et reboisements notamment. Les Tutsi en étaient évidemment exemptés et seuls les Hutus devaient en supporter la charge.

En conclusion, on pouvait affirmer en 1960 que l’action de la Tutelle, consciente ou non, a contribué d’une manière importante accentuer l’antagonisme racial dans tous les domaines. Mais, en 1930 ou même vingt ans plus tard, aurait pu prévoir que ces Hutu, dociles, humbles et silencieux, allaient avoir le courage de se révolter contre leurs maîtres?

Et cependant, des signes précurseurs auraient dû attirer l’attention la Tutelle. Ainsi, dans le rapport annuel pour l’armé 1957 du territoire de Nyanza, c’est-à-dire le lieu de résidence du mwami, et sans doute le milieu où les Hutu étaient le plus inféodés, je trouvais un avertissement qui devait éveiller l’inquiétude de la Tutelle. Il y était écrit notamment:

Le prestige traditionnel tutsi est atteint et la population n’accepte plus sans réclamer les ordres parfois abusifs des sous-chefs. Elle fait encore confiance à l’Administration européenne mais rejette en partie sur celle-ci la responsabilité des nombreuses exactions dont elle souffre.

Les plaintes contre les sous-chefs, juges et greffiers se font de plus en plus nombreuses. Elles sont souvent justifiées mais aussi inspirées par un esprit tracassier ou une mauvaise compréhension des droits nouveaux. Le prestige du Blanc s’effrite rapidement. Jusqu’à il y a peu de temps, la seule explication « C’est un ordre du Blanc » était une explication suffisante, aux yeux de la masse tout au moins, pour les ordres et instructions quelquefois les plus contradictoires ou tracassiers. Il n’en est plus ainsi… La population nous suit encore maintenant, mais ne le fera plus longtemps si nous ne nous tournons pas vers elle.

 Les chefs et sous-chefs rencontrent de plus en plus de difficultés dans l’exécution de leurs devoirs. En effet, évolution extrêmement rapide actuelle diminue leur autorité, sape leur pouvoir, mais augmente leurs responsabilités. La masse muhutu, par la voix de ses quelques représentants évolués, se dresse contre la suprématie du Mututsi. Ce mouvement fermentait sans doute depuis un an ou deux, mais il semble venu à maturité et éclate maintenant en plein jour. Les chefs et sous-chefs, presque tous batutsi, se sentent désemparés devant ce mouvement nouveau et grandissant, et ce qui ne se retranchent pas dans une opposition stérile perdent leur assurance et sollicitent l’appui et l’encouragement de l’autorité territoriale.

 Ce cri d’alarme n’avait pas provoqué de réaction de la part des autorités supérieures. En 1957, la situation n’était pas mûre pour des changements sociaux et politiques radicaux. La Tutelle n’était ni disposée, ni contrainte à abandonner sa politique d’administration indirecte basée sur le prestige de la race minoritaire tutsi.

Et cependant la Commission de l’ONU, dans son rapport de visite pour l’année 1957, attirait l’attention de la Tutelle sur la réalité du problème Hutu-Tutsi. Et cette même année, le « Manifeste des Bahutu », s’élevant contre les injustices dont souffraient les Hutu, demandait que des mesures soient prises pour établir l’égalité des races dans tous les domaines de la gestion publique.

Le mwami Mutara sentit bien venir le danger d’un soulèvement hutu lorsqu’en 1958 il décida de soumettre la question à l’examen d’un groupe d’étude comprenant une dizaine de Hutu et autant de Tutsi choisis par le mwami parmi les membres du Conseil supérieur du Pays. La délégation hutu, conduite par Joseph Gitera, qui devait devenir mon ami plus tard, y exposa ses griefs dans une ambiance de contestations de la part des Tutsi. C’était décourageant pour les Hutu. Car même le délégué européen d’Usumbura, qui représentait donc le vice-gouverneur général Harroy et assistait à ce titre aux discussions du Conseil supérieur du Pays, prit la parole pour minimiser le différend et déclarer que la situation n’avait rien d’explosif. Il n’est donc pas tellement étonnant que le mwami conclut péremptoirement qu’il n’y avait pas de problème Hutu-Tutsi et que les quelques Hutu récalcitrants étaient en fait des « diviseurs » du peuple et méritaient d’être punis.

Finalement, sans doute sous l’impulsion de la mission de visite de l’ONU, M. Harroy reconnut, contrairement à l’avis du mwami et du Conseil supérieur du pays qu’il existait bien un problème Hutu-Tutsi. On aura donc dû attendre plus de quarante ans pour que la Tutelle reconnaisse ce fait. Encore n’osa-t-elle pas en faire carrément une question raciale, mais plutôt un problème d’opposition entre riches et pauvres. C’était vrai, mais ce n’était vrai qu’en partie. Si, pour la première fois, cette question opposa la Tutelle au pouvoir traditionnel, il faut bien reconnaître qu’elle ne fut suivie d’aucune action de redressement tant soit peu énergique. En fait, la Tutelle poursuivit sa politique de soutien à la hiérarchie tutsi comme par le passé.

En 1958, M. Harroy émettait l’espoir qu’avec le temps l’évolution des mentalités conduirait forcément la société ruandaise à plus de justice et d’égalité. Mais, en 1959, je pressentais que ce qui allait manquer le plus c’était précisément le temps. Il fallait, au contraire, faire vite et ne pas hésiter à bouleverser, même brutalement si nécessaire, l’ordre existant. Le temps manquait pour agir autrement car l’ère coloniale serait bientôt révolue. C’était, à mon sens, la seule manière efficace d’exécuter correctement les intentions exprimées par le gouvernement belge.

L’Organisation des Nations Unies (ONU)

J’avoue qu’en 1959 je ne connaissais pas grand-chose de ce que le général de Gaulle a appelé le « machin ». J’allais bientôt apprendre de quel poids l’ONU pouvait peser sur la politique belge, au point de nous faire commettre des actes n’ayant rien de commun avec le simple bon sens.

Deux organismes des Nations Unies exerçaient des attributions concernant les territoires sous mandat. Le premier était le Conseil de Tutelle. Il se composait d’un nombre égal de représentants des puissances administrantes et de représentants des puissances qui ne l’étaient pas. Cet équilibre entre acteurs et observateurs devait, dans l’optique de l’ONU, se traduire par des opinions balancées dans les rapports que le Conseil était tenu de fournir à la Quatrième Commission. En réalité, il donna souvent lieu à l’expression de points de vue peu conciliables et à des disputes internes dans lesquelles les pouvoirs administrants furent souvent mis au banc d’accusation. Le Conseil suivait d’assez près la gestion de la puissance administrante. Ses délégués effectuaient des visites périodiques dans les territoires concernés, recevaient les pétitions des autochtones et posaient des questions. Il procédait à l’examen des rapports annuels que la puissance administrante était tenue de lui fournir.

Le second organisme était la Quatrième Commission de l’Assemblée générale, la commission de tutelle des territoires non-autonomes et des colonies. Tous les membres de l’ONU y siégeaient. Elle s’occupait spécialement du processus de décolonisation en général. Elle exerçait une influence certaine sur la politique menée par les puissances administrantes du fait qu’elle permettait à l’ensemble des membres de l’organisation d’exprimer leurs opinions. Au fil des sessions et sous l’impulsion du nombre croissant de nouveaux membres, devenus récemment indépendants, le ton s’y fit de plus en plus dur en faveur de l’indépendance accélérée de ce qui restait encore comme colonies ou pays sous mandat. La Belgique dut évidemment en tenir compte.

Elle le fit en concédant quelques réformes prudentes, qui toutes répondaient à des recommandations tendant à accroître les compétences administratives et politiques des autorités autochtones et visaient à préparer le pays, dans un avenir plus ou moins lointain, à l’accession à l’autonomie interne d’abord et à l’indépendance ensuite.

De ce fait, les visites triennales, faites de 1948 à 1957, se déroulèrent dans une atmosphère assez cordiale. Quoique l’ONU reprochât à la Belgique d’agir trop lentement dans le domaine politique, elle approuvait sa gestion dans l’ensemble.

La réflexion principale qui me venait à l’esprit, en ce mois de décembre 1959, était l’antinomie qui avait existé dans le passé entre les objectifs poursuivis par la Belgique, d’une part, et par l’ONU de l’autre. En effet, tant que la Belgique continuait à diriger le pays par l’intermédiaire de la caste tutsi, elle rendait impossible, par le fait même, l’organisation d’élections libres et donc l’accession à l’indépendance dans un régime démocratique. L’ONU, par contre, jugeant les choses de loin et dans la méconnaissance voulue des réalités locales, estimait qu’il suffirait d’organiser des élections pour que l’indépendance puisse être acquise dans la démocratie. Elle semblait persuadée que tous les partis intéressés joueraient loyalement le jeu électoral et qu’ils s’inclineraient devant le verdict, attendu que le but primordial était d’acquérir enfin la liberté et l’indépendance et d’obtenir ainsi le départ tant souhaité des colonialistes belges.

Je me demandais quelle serait la réaction des délégués du Conseil de Tutelle, lors de leur prochaine visite qui devait avoir lieu au mois de mars 1960, compte tenu des événements de novembre et des nouvelles directives du gouvernement belge.

Les missions religieuses

On ne peut assez souligner l’importance du rôle social et politique que les missions religieuses ont joué au Ruanda dès le début de l’occupation du pays, par l’Allemagne d’abord, par la Belgique ensuite. Si les missions protestantes furent favorisées du temps des Allemands, la situation se renversa complètement lorsque ce fut le tour des Belges. Les missions catholiques prirent alors définitivement le dessus comme le montre la carte jointe.

Pour les unes comme pour les autres, la tâche d’évangélisation débuta dans des conditions difficiles. C’était normal dans un pays hiérarchisé dont le souverain disposait, aux yeux de son peuple, de pouvoirs surnaturels, à l’égal d’un dieu. Aussi les missions s’intéressèrent-elles aux corps avant de tenter de gagner les âmes. Elles organisèrent des dispensaires, des maternités et des hôpitaux partout dans le pays. Elles s’attachèrent à cultiver leurs terres, ce qui les rendaient autonomes et leur attirait leurs premiers convertis, c’est-à-dire les plus pauvres, désireux de travailler sous leur protection et de trouver le gîte et la nourriture.

En accord avec la Tutelle, tout heureuse de se décharger de cette tâche, elles entreprirent alors la conquête des esprits en ouvrant partout des écoles lesquelles, au fil des années, développèrent un enseignement de plus en plus approfondi et diversifié: primaire, secondaire, pédagogique, ménager, agricole, vétérinaire, médical et administratif. Elles ouvrirent des écoles des arts et métiers et s’attachèrent à préparer les meilleurs éléments à l’enseignement supérieur.

Une seule ombre au tableau: l’antagonisme des missions catholiques et protestantes qui les conduisit à se concurrencer dans la recherche de l’appui et des faveurs des autorités tutsi. Ces dernières n’hésitèrent pas à se convertir dans l’Église qui offrait le plus d’avantages. Plus tard, lorsque l’Église catholique modifia sa politique de soutien à la hiérarchie tutsi, les Eglises protestantes eurent tout naturellement la tendance de mener une politique contraire. Cela me valut quelques difficultés avec des missionnaires protestants.

Dès le début du mandat de la Belgique, l’administration et les missions ont mené des politiques concordantes dans le domaine de l’enseignement. Elles le firent cependant pour des motifs différents.

D’un côté, la Tutelle favorisait la formation intellectuelle de la jeunesse tutsi, dans la perspective d’en faire des auxiliaires plus efficients, non seulement pour les charges publiques, mais également pour procurer des aides compétentes au commerce et à l’industrie.

Pour les missions, l’objectif primordial était évidemment la conversion massive du peuple ruandais à la foi chrétienne. Aussi furent-elles très vite convaincues qu’un tel objectif ne pourrait jamais être atteint qu’avec la collaboration des autorités tutsi.

Pendant de longues années, la Tutelle et les missions ont ainsi œuvré, la main dans la main, au point que pour le peuple l’une et les autres se confondaient en un même pouvoir. Un pouvoir qui soutenait et développait l’ascendant de la caste tutsi. Celle-ci ne mit pas longtemps à s’apercevoir de l’intérêt qu’il y avait à acquérir l’instruction qui lui était offerte. Après une période d’hostilité plus ou moins ouverte, alors que les Tutsi, à l’exemple du mwami Musinga, avaient mal supporté la présence de prêtres étrangers, lesquels constituaient une menace pour les croyances traditionnelles, ils affluèrent de plus en plus nombreux dans les écoles d’où les Hutu furent souvent éliminés. Des écoles spéciales furent même créées au bénéfice exclusif des Tutsi, sous le patronage tant de l’Église catholique que de la Tutelle. C’est ainsi que, alors que l’enseignement de la foi chrétienne mettait tous les hommes sur un pied d’égalité, l’instruction publique poursuivait en réalité une politique d’inégalité raciale prônant la soumission résignée du faible au fort, du pauvre au riche. Mais du point de vue de chacun des pouvoirs, le temporel et le spirituel, c’était pour le bon motif. Un Père Blanc m’a confié un jour qu’il lui arrivait souvent de renvoyer un élève hutu, jugé incapable. L’enfant, vite résigné, se contentait de pleurer et s’en allait. Mais il n’aurait jamais osé faire de même avec un élève tutsi, compte tenu des réactions immédiates des parents, grands-parents, oncles, chefs ou sous-chefs et notables. Sur ma question, il me confia ses idées sur les mérites respectifs des élèves tutsi et hutu. Les premiers n’étaient pas foncièrement plus intelligents que les seconds. Ils avaient cependant plus d’aisance dans leurs rapports avec les enseignants. Les Hutu étaient moins communicatifs et plus timides lorsqu’il s’agissait d’exprimer une opinion personnelle. Par contre, ils étaient en général plus appliqués, plus sérieux et réussissaient souvent mieux dans les études supérieures.

Aussi, malgré les obstacles, certains élèves hutu, particulièrement brillants, réussirent-ils à s’imposer à une sélection supérieure. C’était singulièrement vrai dans les seules études supérieures qui existaient au Ruanda, celles qui préparaient à la prêtrise. C’est par le biais de ces études que des hommes comme Kayibanda, Gitera et Munyangaju ont acquis la formation intellectuelle qui leur a permis de penser aux problèmes de leur peuple et de se décider à vouer leur vie à la défense des leurs.

D’autres Hutu ont pu, grâce à des études plus modestes, trouver des emplois qui les ont libérés de la glèbe et rendus disponibles pour seconder leurs leaders dans la lutte contre la domination tutsi.

Vinrent alors les années cinquante et l’éveil des nationalismes dans les territoires coloniaux. Au début de l’année 1956, M. Van Bilsen, dans une étude qui fit beaucoup de bruit dans les milieux coloniaux, écrivit: « L’Afrique, elle aussi, s’éveille irrésistiblement. L’Éthiopie a recouvré sa liberté. La Libye est devenue un état souverain. Les vagues de la marée montante de l’émancipation pénètrent profondément dans l’Afrique noire et lèchent les frontières du Congo». Et d’y aller avec son fameux plan de trente ans pour l’accession du Congo belge à l’indépendance. Trente ans! C’était, à la fois, peu pour certains et beaucoup trop pour d’autres. Peu de coloniaux le prirent au sérieux.

Les autorités religieuses catholiques furent nettement plus réalistes. En effet, à la même époque, le R.P. Mosmans publia un article qui fit au moins autant de bruit que l’étude de M. Van Bilsen. Il écrivit notamment au sujet de la formation des partis politiques autochtones: « Face à ces débuts de mouvements politiques, l’Église doit se manifester totalement indépendante de toute appartenance terrestre, car elle ne peut lier son sort à celui d’une puissance quelle qu’elle soit. Les aspirations des Noirs provoqueront tôt ou tard des frictions avec les autorités établies. L’Église se doit de rester au-dessus de ces oppositions et des conflits possibles. Or la formule de collaboration qui a été suivie fidèlement jusqu’ici risque de faire apparaître l’Église comme ayant partie liée avec le gouvernement. S’il devait en être ainsi, l’Église serait rendue solidaire des inévitables erreurs de tactique, des lenteurs, des faux pas, bref de tous ces éléments souvent impondérables qui blessent les autochtones au plus intime d’eux-mêmes. On en arriverait à ce que l’Église soit considérée comme étrangère. L’indépendance de l’Église doit donc nettement être affirmée ».

C’est dans cette optique que les évêques du Congo belge et du Ruanda-Urundi se réunirent en juin 1956 à Léopoldville. Pourquoi? Parce qu’ils se préoccupaient déjà de l’après-colonialisme. Il s’agissait du maintien de l’Église catholique en Afrique. Pour la première fois, dans une déclaration aux fidèles, ils prirent une position indépendante de la politique de l’Administration. Ils y exprimèrent des opinions qui, en plus d’un point, bousculaient les convictions officielles. Cette déclaration fut confirmée et adaptée en 1957, dans une lettre pastorale sur la justice, des vicaires apostoliques du Ruanda-Urundi. Elle le fut encore davantage dans la lettre pastorale pour le carême de 1959 de Mgr Perraudin, laquelle rappela les devoirs des croyants et notamment celui d’admettre l’égalité des races devant Dieu.

Il était évident que l’Église missionnaire catholique se préparait ainsi à un avenir postcolonial, en prenant ses distances, non seulement vis-à-vis de la Tutelle, mais également à l’égard de la hiérarchie autochtone. Cette volte-face ne pouvait qu’être favorable aux partis hutu qui prônaient l’égalité sociale et politique de tous les Ruandais.

Les Tutsi prirent très mal ce qu’ils estimèrent être une trahison et je ne m’étonnais guère que le nom de Mgr Perraudin figurât en tête d’une liste des hommes à abattre que l’UNAR avait faite afficher à Nyanza.

Il est un autre domaine où les missions catholiques ont joué un rôle capital: celui de la presse. Après avoir rempli les fonctions de rédacteur en chef de la revue l’AMI, Grégoire Kayibanda remplaça en 1955 l’abbé Kagame, l’historien des rois tutsi, à la tête de la rédaction du journal Kinyamateka, édité à l’évêché de Kabgayi. Dès lors, le ton des articles changea progressivement et devint de plus en plus agressif au sujet des exactions dont les Hutu étaient les victimes. Certains ont pu croire que ce journal n’exerçait que peu d’influence, attendu qu’il était adressé à des lecteurs évolués, donc lieu nombreux. La réalité fut tout autre, car partout sur les collines les articles parus furent commentés et discutés. Kinyamateka devint ainsi un ferment puissant dans la naissance d’un mouvement d’opposition des Hutu à la domination tutsi.

Les partis politiques

Pourquoi les divers partis politiques, qui devaient jouer un rôle important dans la suite des événements, sont-ils nés presque simultanément en 1959? C’est une question que je me posais à l’époque. Était-ce dû au fait que des élections devaient avoir lieu à la fin de l’année, en application du décret de 1952, dont il sera question dans la suite de cet ouvrage? Mais des élections avaient déjà eu lieu en 1953 et en 1956, sans pour cela que des partis politiques soient apparus.

La réponse à cette question se trouvait ailleurs et il ne faisait, semblait-il, pas de doute que l’exemple donné au Congo avait servi de détonateur, tant pour les Ruandais que pour les autorités de la Tutelle. L’exemple venait également d’autres pays, en Afrique et ailleurs, où les partis politiques avaient déjà gagné la partie menant à l’indépendance. Tout le monde sentait souffler le vent des changements et l’époque était mûre pour que les prétentions des uns et des autres s’exprimassent par les organes des pastis politiques. Au Ruanda, leur apparition avait d’ailleurs été préfigurée et préparée par diverses associations qui faisaient déjà deviner les clivages politiques en gestation.

L’APROSOMA (Association pour la promotion de la masse) joua le rôle de précurseur et fut créée dès le 15 février 1959. Son président, Joseph Habyarimana, dit Gitera, se distinguait par son franc-parler. En des discours messianiques, il défendait avec poésie et chaleur ses frères de race. Comme il parlait haut et fort, il était devenu l’ennemi numéro un des traditionalistes tutsi, leur homme à abattre. On racontait d’ailleurs que le mwami Mutara avait déjà fait comprendre à Gitera qu’il jouait sa tête, lorsqu’il se passa la main sur le cou en le fixant!

Dès le début, j’ai éprouvé de la sympathie et même de l’affection pour cet homme, un peu illuminé, mais sincère et honnête. En privé, Gitera savait être un interlocuteur agréable et souriant. Il était secondé par un homme calme et réfléchi, Aloys Munyangaju, dont j’ai pu apprécier la fine intelligence et le sens de l’humour et qui est malheureusement mort trop tôt.

En tant que parti politique l’APROSOMA me laissait quelque peu sceptique. Sans doute ses adeptes paraissaient-ils nombreux dans le difficile territoire d’Astrida. Il me semblait cependant que les éclats verbaux de Gitera n’étaient pas suffisamment étayés par un travail d’organisation en profondeur et que son action ne s’étendait pas ou peu en dehors du territoire où, par ailleurs, il était très populaire et considéré comme un héros par les Hutu.

J’ai déjà dit dans les pages qui précèdent ce que je pensais de l’UNAR (Union nationale ruandaise). Presque tous les chefs, les sous-chefs et les notables tutsi en étaient membres. Son président, François Rukeba, qui avait déjà joué un rôle assez spectaculaire lors de l’élection mouvementée du mwami Kigeri, se montrait ouvertement antibelge. Il était, à mon sens, le plus sectaire des unaristes. D’autres leaders tutsi me donnèrent une impression de plus d’équilibre et d’intelligence. C’était le cas, malgré leur attitude et leur hostilité évidente, de Michel Kayibura, chef du Bugoyi, de Pierre Mungalurire, chef du Bwanacyambwe et de Chrysostome Rwangombwa, chef du Ndorwa.

Ces trois chefs avaient été à l’origine d’une controverse dont l’administration tutélaire était sortie assez diminuée aux yeux des Ruandais. Lors du premier meeting politique tenu par l’UNAR à Kigali, le 13 septembre, ils avaient avec d’autres orateurs tenu des propos carrément hostiles à la Tutelle et aux Belges en général. Ce langage haineux ne pouvait évidemment pas être toléré, spécialement dans le chef de Kayihura, vice-président du Conseil supérieur de Pays et conseiller intime du mwami.

 

L’administration se devait de prendre une sanction et M. Preudhomme était de l’avis qu’il fallait les révoquer de leurs postes de chefs. Mais après un mois de tergiversations et de multiples interventions du mwami en leur faveur, le gouverneur décida simplement de les muter pour des chefferies moins importantes. Les trois chefs réagirent en offrant leur démission. Celle-ci fut refusée par le gouverneur mais la mesure de mutation fut suspendue. De tout cela il résulta que l’UNAR eut la conviction que la Tutelle était pusillanime et donc faible.

Quand M. Preudhomme me raconta les péripéties de ses relations avec les trois chefs, j’ai bien senti qu’il estimait y avoir perdu la face et qu’il en gardait quelque amertume. C’était grave pour un résident dont l’autorité devait, par définition, être reconnue et respectée de tous.

Quant au mwami, en prenant résolument la défense de trois chefs, il avait clairement montré de quel bord il était.

Je me demandais si cet incident, somme toute assez mineur, n’avait pas été à l’origine des violences novembre ou tout au moins une incitation importante. L’UNA, constatant la faiblesse de la Tutelle, se mit en effet à provoquer les Hutu en de multiples occasions. Il semble bien qu’elle ait cherché, de cette manière, à susciter un conflit racial généralisé qui lui aurait donné l’occasion de mobiliser les ingabo traditionnels, de supprimer les dirigeants hutu et de massacrer quelques  milieu  de Hutu, en comptant bien que la Tutelle ne serait pas capable d’intervenir efficacement. L’attitude du mwami, lorsqu’il réinstaura le commandement de son armée et qu’il prétendit rétablir l’ordre par ses seuls moyens, ne faisait que rendre cette hypothèse plus vraisemblable. Que serait-il arrivé si, lors de l’affaire des trois chefs, la Tutelle avait fait preuve de plus de fermeté? Elle aurait pu, par exemple, inculper les trois chefs d’incitation à l’émeute et les traduire en justice comme cela avait été fait au Congo, notamment avec peut-être l’UNA se serait-elle montrée plus prudente. Quant au mwami, il aurait été mieux conscient de la force réelle de la Tutelle. Mais avec des si…

Quoi qu’il en soit, l’UNAR, même après que la Tutelle eut rétabli un ordre apparent, demeurait une force avec laquelle il fallait compter. J’ai exposé ailleurs les puissants moyens dont disposait ce parti qui se proclamait ouvertement le parti unique du mwami et du pays.

Le RADER (Rassemblement démocratique ruandais) se voulait modéré, royaliste et ouvert à tous les hommes de bonne volonté désireux de voir accéder le pays à l’indépendance sous le régime d’une royauté constitutionnelle, démocratique et impartiale pour les trois races.

Sa création avait été inspirée par la Résidence, avec l’espoir qu’il attirerait aussi bien les Tutsi que les Hutu, désireux de rester en bons termes avec la Tutelle. Les dirigeants de ce parti que j’ai rencontrés étaient Prosper Bwanakweri, chef en territoire de Nyanza et Étienne Rwigemera, frère du Mwami Kigeri et chef au Rukiga, dans le territoire de Byumba.

Tous deux, bien que des personnalités fort différentes, me semblaient s’être rangés dans un parti autre que l’UNAR pour des raisons personnelles plutôt que par convictions démocratiques. Deux autres personnalités me parurent nettement plus sincères. L’une étant Anastase Makuza le seul Hutu qui avait fait des études supérieures à 1′ Ecole d’administration de Kisantu (Congo). Ses fonctions de secrétaire dans les bureaux de la Résidence ont probablement influencé son option politique. Cet homme, d’une intelligence remarquable, abandonna très vite le parti pour passer au PARMEHUTU. L’autre était Lazare Ndazaro. Il occupa les mêmes fonctions que Makuza. Tutsi modéré, il épousait les vues de la Résidence.

Visiblement ce parti n’avait pas ses racines dans le peuple. L’action discrète mais évidente de l’administration n’était pas faite pour attirer les masses et j’étais sceptique quant au poids réel qu’aurait ce parti dans les luttes politiques à venir.

Restait le PARMEHUTU dont il a déjà été question dans les pages précédentes. Outre Grégoire Kayibanda, j’avais rencontré et appris à connaître Dominique Mbonyumutwa, l’homme par qui la révolte avait éclaté, Calliope Mulindahabi, le secrétaire général du PARMEHUTU, de Gitarama également, Balthazar Bicamumpaka, autre sous-chef du territoire de Ruhengeri et Otto Rusingizandekwe, agent des douanes, également de Ruhengeri. Tous ces hommes qui avaient osé montrer l’exemple à leur peuple et risqué de se faire assassiner, me laissaient une impression de tranquille assurance et de détermination. Ce parti avait su, de toute évidence, se créer des bases solides, surtout dans le nord du pays.

C’étaient là les quatre partis principaux. Chacun visait évidemment à l’accession à l’indépendance nationale à plus ou moins brève échéance. Le PARMEHUTU y mettait une condition préalable, à savoir la suppression des discriminations raciales dont souffraient les Hutu. Le plus pressé était l’UNAR, qui préconisait l’autonomie interne en 1960 et l’indépendance en 1962. Il avait hâte de se débarrasser de la Tutelle, afin d’être libre de régler le problème racial à la manière que nous connaissons à présent. Il est assez curieux de constater, a posteriori, que ce sont les prévisions de l’UNAR qui se réalisèrent, mais pas du tout comme elle l’avait voulu.

Le peuple hutu

C’était évidemment l’acteur principal du drame politique et social qui se jouait. Dès le début de mes fonctions, je l’ai appelé le « peuple » hutu, parce que ce sont ses ancêtres qui ont défriché le Ruanda et l’ont fertilisé de leur sueur. Favorisés par un climat propice, ses clans familiaux ont progressivement fait reculer la forêt. De génération en génération, il a fait tache d’huile et occupé l’ensemble du pays. Ce faisant, il s’est créé de petits royaumes qui; parfois luttaient entre eux pour acquérir de nouvelles terres. Mais les liens culturels entre ces petites entités territoriales ont pu se maintenir et la langue, la religion et les coutumes restèrent un bien commun à tous.

On peut se demander ce qui serait advenu si le peuple hutu était resté le seul avec les Twa, occupant du pays. Il est oiseux de se l’imaginer car les Tutsi se chargèrent de changer le cours de l’histoire du peuple hutu. Ils surent si bien le parasiter qu’ils en firent leur esclave nourricier.

Je me demandais comment un assujettissement aussi complet avait pu se produire. Je me demandais surtout si, après la flambée révolutionnaire, le peuple hutu maintiendrait sa volonté de se libérer, après des siècles de soumission silencieuse. La fureur populaire de novembre aurait-elle un lendemain? Car, sans la foi, le courage et l’enthousiasme de la masse du peuple, rien ne pourrait être fait, aucune politique de démocratisation ne deviendrait possible.

Le fait historique était indéniable. Les Tutsi s’étaient approprié les fonctions politiques, juridiques et économiques, et les Hutu s’y étaient soumis. Ils s’y étaient soumis à un point tel qu’ils n’étaient même plus maîtres, ni collectifs ni individuels, des lopins de terre qu’ils cultivaient! Nombreux étaient ceux, Blancs et Noirs, qui imputaient cette soumission passive à une inégalité innée, à une supériorité raciale incontestée des Tutsi. Les Hutu, semblait-il, étaient nés pour l’esclavage et même si la possibilité leur était offerte de se libérer, ils ne sauraient que faire de leur indépendance. Les élections de 1953 et de 1956 semblaient l’avoir clairement démontré, comme nous le verrons plus loin. Cet assujettissement semblait d’ailleurs confirmé par le fait que les ingabo, mobilisés par les Tutsi pour punir les révolutionnaires, comptaient encore de nombreux Hutu dans leurs rangs.

Tout cela était vrai et cependant je n’ai pas douté, dès le début, de la volonté du peuple hutu de se libérer définitivement de sa condition d’asservi. Ses leaders avaient eu le courage de remettre toute la société ruandaise en question: le rôle du mwami, la corruption de la hiérarchie tutsi, la partialité des tribunaux, la disposition injuste des terres et les mille exactions perpétrées au nom du mwami. Non, rien n’était plus comme avant la révolution paysanne. Le peuple hutu s’était réveillé après un sommeil séculaire. J’en étais convaincu, contre l’avis de beaucoup.

Pronostic

Il était difficile de pronostiquer, en décembre 1959, quelle serait la résultante des quatre forces composantes: la Tutelle, l’Église, les partis politiques et l’ONU.

Nous avons vu que la Tutelle et l’Église avaient, chacune à sa manière, effectué un revirement assez spectaculaire.

L’Église catholique, la seule qui comptait vraiment dans le pays, s’était dégagée de ses liens avec les autorités traditionnelles. Elle avait su prendre position à temps, au-dessus des querelles des partis, au nom de son message de paix, de justice et de charité. Pratiquement, cette attitude nouvelle favorisait les partis du peuple, qui poursuivaient des objectifs de justice et d’égalité pour tous. Les partisans de l’autorité traditionnelle s’en sont bien aperçus lorsqu’ils accusèrent l’Église de trahison. Il était bien révolu le temps où Mgr Classe estimait que les indigènes de race tutsi étaient supérieurement intelligents et aptes à occuper des postes de commandement; qu’il fallait les favoriser par une éducation appropriée et en faire les collaborateurs privilégiés de l’administration.

La Tutelle, quant à elle, après de timides et inopérants essais d’introduction à la démocratie, lors des élections précédentes et alors qu’elle avait, durant plus de quarante ans, soutenu et renforcé le pouvoir tutsi, avait amorcé son propre revirement. Elle avait finalement reconnu qu’il existait vraiment un problème Hutu-Tutsi, même si elle l’avait fait en termes quelque peu édulcorés. Par ailleurs, la déclaration gouvernementale du 10 novembre annonçait un certain revirement en faveur de la démocratie, donc des partis du peuple. On pouvait se demander cependant si le ministre De Schryver se rendait compte que l’aboutissement logique de son action devait nécessairement mener à l’abolition du régime existant et si telle était bien son intention.

L’action de l’ONU restait une inconnue dont je ne me préoccupais pas beaucoup en cette fin de l’année 1959. C’est plus tard que son intervention se fit de plus en plus contraignante. Pour le moment elle ne comptait pas beaucoup dans mon esprit.

Restaient les partis politiques. Pour beaucoup d’observateurs européens, surtout à Usumbura, les partis hutu n’avaient guère de chances de gagner la partie. Les Tutsi étaient trop forts. Ils disposaient de trop d’atouts. Ils étaient beaucoup mieux organisés. Ils inspiraient encore une crainte atavique et rares étaient les Hutu qui osaient les attaquer de front.

Les circonstances n’étaient cependant pas défavorables aux Hutu. La Tutelle et l’Église leur donnaient une chance de s’imposer. Mais pour y parvenir, ils devraient faire preuve d’audace, d’esprit d’organisation et surtout d’un courage sans faiblesse. C’était leur unique et dernière chance de rompre les liens séculaires de l’esclavage. Je comptais bien les y aider.