Le Colonel Guy Logiest souhaite Nous Parler De Sa Mission Au Rwanda
Le 1er novembre 1 959-, un des pays les plus beaux et les plus paisible de la terre, le Rwanda des Collines Heureuses, s’éveille en pleine guerre civile entre Batutsi et Bahutu. Le Colonel Guy Logiest, un Belge né à Gand, commande alors le 3ème groupement des forces coloniales belges basé à Stanleyville. Kigali est dans son rayon d’action. Il rallie la capitale du Rwanda pour 5 jours. Il y reste 3 ans, forge l’indépendance du Pays des Mille Collines et écrit une des plus étonnantes pages de l’histoire de la Belgique d’Outre-Mer.
Son brevet d’état-major, — B.E.M. — valut à Guy Logiest son surnom familier. Les Rwandais l’appelaient affectueusement «Bemi». Un récit fascinant du seul Belge à avoir réussi sa décolonisation.
Il faut prévenir le lecteur: ceci est le témoignage d’un homme qui a joué un rôle exceptionnel. Le Colonel Logiest, en novembre 1959, a tenu le sort d’un pays entre ses mains. Ceci doit être entendu au sens littéral: de la décision qu’il a prise à ce moment — et l’on pourrait même dire en un jour précis: le 17 novembre 1959 — a dépendu le destin du Rwanda.
Le Colonel Logiest arrive au Rwanda le 5 novembre 1959, et il est nommé résident militaire le 11 novembre. Il se trouve doté de pouvoirs exceptionnels dans un pays qu’il connaît à peine. Ses lectures sur le Rwanda se sont limitées — il nous le dit lui-même — à l’ouvrage du P. Pagès, «Un royaume hamite au centre de l’Afrique», et il a entendu parler pour la première fois sérieusement des problèmes rwandais en passant par Usumbura le mois précédent, en octobre 1959. Il est, purement et simplement, un militaire chargé de rétablir l’ordre. Avec la Force publique congolaise, dont il assure sur place le commandement, il va le faire de manière très efficace: il va mettre fin à la fois à la grande jacquerie des Hutu, qui s’était déclenchée contre les Tutsi lors de la «Toussaint rwandaise», et aux mesures de représailles que les Tutsi avaient mises en train contre les Hutu. Cela fait, c’est-à-dire ayant arrêté les affrontements physiques entre Hutu et Tutsi, il considère que sa mission pacificatrice, au sens large, n’est pas achevée. Il lui faut, juge-t-il, assurer l’avenir sur des bases sûres. Et dès le 17 novembre, ce pur néophyte en politique rwandaise, réunissant les administrateurs de territoire, décide d’assurer l’avenir en renversant d’un seul coup, brutalement, la politique traditionnelle menée par la Tutelle belge depuis les origines: à la place des chefs et des sous-chefs tutsi, il décide de nommer systématiquement, en masse, des Hutu. Au réveil populaire hutu marqué par la Toussaint rwandaise succède, de par la seule volonté du Colonel Logiest, l’octroi d’une large part du pouvoir aux opprimés de la veille. La révolution rwandaise, qui va mettre à bas le pouvoir tutsi, est désormais en marche.
Arrêtons-nous ici un instant et voyons les choses en face. Le Colonel Logiest, en ce mois de novembre 1959, est et se sent dans la position exceptionnelle — j’ai employé cet adjectif dès la première phrase, et je le répète — de l’homme qui peut trancher librement. Il aurait pu tout aussi bien juger que le rétablissement durable de l’ordre exigeait que l’on ne modifie pas brusquement les structures traditionnelles et que, tout en se préoccupant de réprimer les excès des chefs tutsi, il fallait que l’administration belge, étant donné leur compétence — ils représentaient l’incontestable élite du pays — continue à s’appuyer sur eux. Il aurait pu, frileusement, rester fidèle aux habitudes de la Tutelle. S’il avait tranché dans ce sens, les administrateurs de territoire auraient sans aucun doute obéi. Les Tutsi demeurant les maîtres, c’est sous leur domination que se serait faite l’indépendance et c’est sous leur domination que vivrait toujours le Rwanda d’aujourd’hui, le Rwanda de 1988.
En tranchant dans le sens opposé, le Colonel Logiest a fait un Rwanda différent, et il l’a fait d’autant plus efficacement qu’après novembre 1959, ayant cessé d’être résident militaire, et étant devenu résident civil spécial, il va poursuivre énergiquement, sans relâche, sa politique: des chefs et sous chefs tutsi sont destitués dès que l’on trouve une raison, bonne ou parfois moins bonne, pour le faire, et des Hutu sont nommés à leur place, l’administration belge aide les partis hutu et les aide à gagner les élections, on met en place, sur la base de ces élections gagnées par les Hutu, un nouveau réseau de bourgmestres recrutés presque entièrement parmi les Hutu. Le Colonel Logiest va jusqu’à fournir la logistique nécessaire pour le coup d’État hutu qui renversera le Mwami. Nous résumons ici fortement, bien entendu, ce que l’auteur lui-même nous narre avec une parfaite franchise.
Toute cette action, qu’elle soit de novembre 1959 ou des mois qui suivent, le Colonel Logiest la mène sans demander aucune autorisation préalable, ni du Résident général du Ruanda-Urundi, Jean-Paul Harroy, ni des autorités de Bruxelles. Pas plus d’Usumbura que de Bruxelles ne lui viennent non plus d’impulsions allant dans le sens de sa politique. M. Jean-Paul Harroy, dans un livre dont l’honnêteté et la franchise — et aussi l’intérêt — sont également remarquables, n’a d’ailleurs nullement cherché à se parer de mérites qu’il reconnaît pleinement à son «résident civil spécial». Il se décrit lui-même modestement comme un «compagnon», un compagnon de marche de la révolution rwandaise. Ce faisant, il s’efface sans conteste un peu trop, car si, de toute évidence, il a été parfois effrayé par les audaces du Colonel Logiest, il a fait cette chose essentielle, sans laquelle la situation de ce dernier aurait pu devenir intenable, et qui a été, toujours, de le couvrir. L’hommage que le Colonel Logiest lui rend à la fin de son livre doit, à cet égard, être lu avec attention.
Quand un homme a influé ainsi, individuellement, sur le cours de l’histoire, il faut, pour découvrir la clé de l’énigme, s’attaquer à un problème bien particulier, difficile entre tous: un problème de psychologie individuelle. Pourquoi a-t-il agi comme il l’a fait?
Le Colonel Logiest nous livre, dans les chapitres 4 et 5 de l’ouvrage, les éléments, tels qu’il les a perçus lui-même, de la résolution qui s’est formée en lui entre le 5 et le 17 novembre 1959. Ces pages doivent se lire et non se résumer: on y verra la répulsion qu’inspirent au Colonel Logiest la cruauté et la perfidie de nombre de chefs tutsi, et du Mwami en premier lieu, qui torture dans son propre palais, le sursaut qu’il a devant l’oppression que les Tutsi font peser sur la masse hutu, et dont il apprend les aspects intolérables, la sympathie que lui inspire la cause d’une masse écrasée et qui cherche à secouer le joug, la sympathie personnelle aussi qu’il éprouve pour le leader hutu. Grégoire Kayibanda, qui deviendra son ami («Pour la première fois, dans ce pays où régnait la duplicité, je sentais que j’avais affaire à un homme généreux et sincère»), le choc que fait sur lui la lecture du Manifeste du Parmehutu, avec son appel à des principes simples, mais qui le touchent profondément: la liberté, la démocratie, le droit de la majorité du peuple à participer au pouvoir. On sent là la conjonction; qui va être déterminante, d’un sentiment qui envahit le cœur — la sympathie pour des opprimés, qu’il faut aider à s’émanciper —, et de l’attachement à un principe politique qui s’impose à l’esprit comme une sorte d’évidence: le principe démocratique. Ajoutons-y, plus subtil mais certainement très puissant lui aussi, un élément psychologique qui se lit entre les lignes: les Hutu se déclarent les amis de la Belgique et sollicitent son intervention en leur faveur, alors que les Tutsi ne songent manifestement qu’à se débarrasser des Belges.
Ce qui frappera cependant le lecteur, c’est que, par deux fois au moins, le Colonel Logiest revient dans son livre sur les motivations qui l’ont fait agir, pour sonder en quelque sorte sa propre conscience. Citons: « Aujourd’hui, après plus de vingt-cinq ans, je m’interroge sur les motifs qui me faisaient agir avec tant de détermination. C’était sans nul doute la volonté de rendre à un peuple sa dignité. C’était peut-être tout autant le désir d’abaisser la morgue et d’exposer la duplicité d’une aristocratie foncièrement oppressive et injuste ». Et encore: « Pourquoi m’étais-je lancé corps et âme dans la mêlée? L’amour d’un peuple humble, laborieux et attachant? La soif d’honnêteté et de justice que nous ressentons tous en nous?
C’était certainement la conviction que l’action que je menais, était la seule susceptible de concilier mon esprit et ma conscience ».
On sent que lorsqu’il s’agit du pourquoi, chez un homme, même l’examen de soi ne suffit pas. Il reste toujours une part de secret.
J’aimerais terminer ces réflexions en faisant un parallèle que l’auteur lui-même n’approuvera certainement pas, car il froissera sa modestie, et il lui paraîtra disproportionné avec sa personne. Mais, en historien, c’est un parallèle auquel je crois, et je revendique le droit d’écrire ce que je crois. Je dirai donc: pour comprendre pourquoi il y a eu un Congo, il faut comprendre la psychologie de Léopold II; pour comprendre pourquoi il y a un Rwanda hutu, il faut comprendre le Colonel Logiest.