Le Problème Rwandais Présenté A L’O.N.U. Avant L’Indépendance de 1962
Le mandat de la Belgique
C’est en 1923 que la Belgique se vit confirmer par la Société des Nations le mandat sur le Rwanda-Burundi. Le Parlement belge approuva ce mandat par la loi du 20 octobre 1924. Parmi les dispositions organiques définissant le statut du Territoire, il faut citer en ordre principal la loi du 21 août 1925 sur le Gouvernement du Rwanda-Burundi.
La loi du 21 août 1925
- Le Territoire du Ruanda-Urundi est uni administrativement à la Colonie du Congo belge dont il forme un Vice-Gouvernement général. Il est soumis aux lois du Congo belge sous réserve des dispositions qui suivent.
- Le Ruanda-Urundi a une personnalité juridique distincte ; il a son patrimoine propre ; ses recettes et ses dépenses sont inscrites à des tableaux spéciaux dans les budgets et les comptes de la Colonie. Entre ces tableaux et les autres, tout virement est interdit.
- Les décrets et les ordonnances législatives du Gouverneur général dont les dispositions ne sont pas spéciales au Ruanda-Urundi, ne s’appliquent à ce Territoire qu’après y avoir été rendus exécutoires par une ordonnance du Vice-gouverneur général qui l’administre.
- Le recrutement de la Force publique est régi dans le Ruanda-Urundi par des règles particulières. Les indigènes de ce pays ne peuvent être incorporés que pour assurer la police locale et la défense de leur Territoire.
- Les droits reconnus aux Congolais par les lois du Congo belge appartiennent, suivant les distinctions qu’elles établissent, aux ressortissants du Ruanda-Urundi.
- Ne s’appliquent pas au Ruanda-Urundi les dispositions des lois congolaises qui seraient contraires aux stipulations du mandat ou des accords approuvés par les lois du 20 octobre 1924.
Coopération avec l’O.N.U. et les institutions spécialisées
L’autorité administrante présente chaque année, à l’Assemblée générale des Nations Unies, un rapport fondé sur le questionnaire établi par le Conseil de Tutelle.
Ce document traite des progrès du Territoire dans les domaines politique, économique et social ; il fournit des informations sur les mesures prises pour mettre à exécution les suggestions et recommandations de l’Assemblée générale et du Conseil de Tutelle.
Une délégation du Conseil de Tutelle visite le Territoire tous les trois ans. A l’occasion des missions de visite, des pétitions peuvent être remises à leurs membres.
Ces pétitions peuvent aussi, en tout temps, être adressées directement au Secrétariat général de l’Organisation des Nations Unies. Toutes sont examinées par le Conseil de Tutelle en consultation avec l’autorité administrante.
(« Le Ruanda- Urundi », Inforcongo, p. 85.)
Il a été dit plus haut qu’après la guerre civile de 1959 une Mission de visite de l’ 0.N.U. s’était rendue au Rwanda-Burundi pour déterminer les causes des troubles. Un rapport fut établi et présenté au Conseil de tutelle le 2 juin 1960. Les conclusions du Chapitre I consacrées aux questions politiques sont reproduites ici.
Rapport de la Mission de visite à l’O.N.U.
(Chapitre I, Conclusions extraits)
- — Considérations générales
… Le Ruanda est actuellement dominé par la suspicion et la peur à la suite des événements des derniers mois de 1959. Or, sur de nombreuses questions de principe, les partis semblent d’accord, ou tout au moins leurs divergences politiques ne semblent pas fondamentales.
Il semble y avoir, par exemple, un désir général de faire évoluer le pays dans la voie de la démocratie basée sur le suffrage universel où des chances égales seraient données à tous ; il ne semble pas qu’il y ait d’opposition fondamentale à une monarchie constitutionnelle ; il y a des divergences surtout sur la date de l’autonomie et de l’indépendance ; il y a de toutes parts accord sur la nécessité d’une aide technique et économique de l’extérieur. Par contre, une grande méfiance règne de part et d’autre en ce qui concerne la bonne foi de l’adversaire. C’est ainsi que les partis hutu et le Rader affirment que tout ce que disent ou promettent l’Unar et le Mwami est continuellement démenti par leurs actes. L’Unar est persuadée que l’Administration, tout en prêchant l’impartialité, persécute systématiquement ce parti et soutient les partis hutu ; d’autre part, elle affirme que, contrairement à leurs déclarations, les partis hutu sont racistes et poussent à la violence et à la destruction. Il semble que la masse, souvent désorientée par les faux bruits et comprenant mal la véritable situation, est aisément incitée à recourir à la violence.
L’Unar considère que l’Administration a une prévention absolue contre elle ; les partis hutu, par contre, considèrent qu’elle est un allié sûr mais tardif. Sous des apparences de rapports officiels corrects, il n’y a plus guère de collaboration entre le Mwami et l’Administration. Tous les leaders politiques, sauf ceux de l’Unar, semblent considérer le Mwami avec beaucoup de suspicion. De nombreux Européens ont pris parti pour l’un ou l’autre des partis politiques et ne s’en cachent guère. Les membres des diverses missions religieuses sont également considérés comme ayant des préférences marquées.
La Mission considère qu’une réconciliation nationale est impérative et possible, malgré les difficultés de la tâche (…). La Mission estime que les leaders politiques et l’Administration auraient probablement la possibilité d’engager un dialogue sincère, s’ils étaient face à face dans un climat neutre et favorable, hors du Ruanda. L’idée d’une conférence de la Table Ronde à Bruxelles, semblable à celle de janvier 1960 sur le Congo belge, avait déjà été avancée par plusieurs partis politiques et diverses personnalités. La Mission en discuta avec d’autres partis, qui se montrèrent d’abord réservés, mais qui plus tard acceptèrent la suggestion.
La réunion du 14 mars à Kigali que la Mission a mentionnée dans le compte rendu de son voyage a poussé la Mission à croire qu’une conférence de la Table Ronde pouvait réussir, si elle était préparée avec le soin voulu. Il suffit de rappeler ici que, sur la demande de la Mission, les leaders des quatre partis politiques du Ruanda se sont réunis en présence du Résident général, du Résident spécial, du Mwami et des membres de la Mission pour discuter des incidents qui avaient eu lieu récemment dans le pays et qu’à l’issue de la réunion, tous les leaders se sont mis d’accord pour publier un communiqué conjoint, demandant à la population de rester calme et d’aider au maintien de l’ordre. C’est la première fois qu’un accord a été réalisé de manière formelle entre les leaders des partis politiques, le Mwami et l’Administration, après des discussions amicales et approfondies. La Mission a estimé qu’une conférence de la Table Ronde avait plus de chances de réussir si elle était convoquée d’urgence, de manière à profiter du climat créé par la visite de la Mission, et à réduire les chances que n’éclatent de nouveaux troubles, ce qui envenimerait les relations entre les partis. Si c’est en premier lieu la situation au Ruanda qui l’a amenée à penser qu’une conférence de la Table Ronde était désirable, elle estime qu’une telle conférence doit porter sur tout le Territoire sous tutelle. En effet, il eût été difficile de concevoir que l’Urundi fut dissocié de pareille tentative de négociation extraordinaire. Malgré son passé paisible et l’absence de troubles récents, l’agitation politique se répand aussi en ce pays. La réaction des autorités coutumières devant l’indépendance congolaise a été très vive.
Les réformes proposées par la déclaration gouvernementale du 10 novembre 1959 et mises en œuvre par le décret intérimaire du 25 décembre 1959 tentent évidemment de préparer des solutions à ces problèmes. Comme il a été expliqué plus haut, ces réformes consistent dans l’octroi d’un certain degré d’autonomie au Ruanda d’une part, à l’Urundi de l’autre, au maintien de la communauté de fait du Ruanda-Urundi, et de la tutelle générale de la Belgique. Après la mise en place des nouvelles institutions intérimaires, le Gouvernement belge envisageait qu’un dialogue serait entamé avec les interlocuteurs valables issus des élections directes et indirectes, pour déterminer l’évolution ultérieure du Territoire.
Dans d’autres circonstances, cette façon de procéder aurait pu être considérée comme sage et prudente. Mais, à la lumière des événements tragiques qui venaient de bouleverser le Ruanda, l’agitation qui continuait à régner dans ce pays, la tension qui montait en Urundi, la Mission a estimé qu’il n’était plus temps de remettre à plus tard un colloque d’où pourraient sortir non seulement des solutions à longue échéance et des calendriers politiques, mais aussi des solutions à des problèmes urgents et délicats. Le Ruanda-Urundi n’est plus un îlot isolé dans une Afrique en fermentation, et, vu l’indépendance à laquelle le Congo accède le 30 juin 1960, il serait illusoire de s’imaginer que l’Autorité administrante dispose encore de nombreuses années pour amener le Ruanda-Urundi au stade où il peut décider de son sort. Une conférence de la Table Ronde tenue assez rapidement servirait aussi à calmer les passions et démontrerait en outre que l’Autorité administrante est disposée à engager le dialogue avec franchise sur l’avenir du Territoire.
En vue de préparer le communiqué projeté, la Mission a eu un entretien avec le Résident général le 24 mars à Kitega. La Mission a fait savoir à ce haut fonctionnaire qu’elle était inquiète de l’état de tension qui régnait au Ruanda et qui commençait à se manifester en Urundi et voulait faire tout ce qui était possible pour contribuer à y créer un climat meilleur. Elle estimait que les dispositions du décret intérimaire ne devraient pas être mises en application, sans tout d’abord provoquer un contact à un niveau élevé entre l’Autorité administrante et les leaders politiques. Elle estimait également qu’il pourrait être dangereux de procéder aux élections communales dans l’état de tension existant.
Elle lui a aussi fait part de son intention de recommander que des élections au suffrage universel direct en vue de la constitution d’assemblées nationales pour le Ruanda et pour l’Urundi aient lieu au début de 1961 et qu’une mission des Nations Unies soit envoyée le plus rapidement possible au Ruanda-Urundi pour assister au développement du Territoire.
Le Résident général a fait certaines réserves au sujet de la date de la réunion d’une conférence de la Table Ronde. Il a notamment attiré l’attention de la Mission sur la difficulté qu’il y aurait à trouver des interlocuteurs valables pour la conférence, si elle avait lieu avant les élections communales.
Trois jours plus tard, la Mission a profité du passage à Usumbura de M. Raymond Scheyven, Ministre des Affaires économiques pour le Congo belge et le Ruanda- Urundi, pour discuter à nouveau de ces propositions avec lui et le Résident général.
La réponse du Gouvernement belge est parvenue à la Mission le 30 mars. Il acceptait la formule proposée par la Mission et décidait de convoquer une « réunion » sur le Ruanda et l’Urundi, à laquelle participeraient des représentants des populations, mais, pour des raisons d’organisation, la réunion ne pourrait pas avoir lieu avant le mois d’août et ne pourrait peut-être pas se tenir à Bruxelles. Enfin, les élections communales prévues pour juin et juillet seraient reportées à une date aussi rapprochée que possible après la réunion projetée.
La Mission a aussitôt convoqué les représentants des partis politiques du Ruanda et de l’Urundi pour discuter avec eux le programme du Gouvernement belge ainsi que les recommandations qu’elle entendait faire dans son rapport concernant la réunion projetée, la tenue d’élections générales au début de 1961 sous la supervision des Nations Unies et l’envoi d’une mission des Nations Unies pour assister au développement du Territoire. Tous les partis ont noté avec satisfaction la décision de convoquer une réunion des représentants des populations du Territoire, mais ont trouvé que la réunion devrait se tenir bien avant le mois d’août. Certains ont regretté la remise des élections à une date ultérieure. Certains ont aussi souligné qu’un état de tension très lourd régnait dans le pays et que plus on reculait la date de la réunion.
Plus le risque de nouveaux troubles était grand, surtout si certains problèmes urgents restaient sans solution dans l’entre-temps. Tel était également l’avis de la Mission,
Le lendemain 31 mars, à la veille de son départ du Territoire, la Mission a publié un communiqué dont le texte est reproduit ci-après (extraits).
« la présente Mission de visite a été chargée de faire une enquête spéciale sur les circonstances et les causes des troubles de novembre 1959 au Ruanda. Elle doit également tenir compte d’une résolution adoptée en 1959 par l’Assemblée générale qui prie notamment la Belgique de proposer, après avoir consulté les représentants des populations, des dates et des objectifs pour l’accession à l’indépendance du Ruanda-Urundi dans un avenir proche.
» La Mission de visite a appris avec satisfaction que le Gouvernement belge a décidé de convoquer, probablement en Belgique, une réunion sur le Ruanda et l’Urundi à laquelle participeront des représentants des populations.
» La Mission de visite approuve cette initiative et espère sincèrement que la réunion envisagée fera sortir le Ruanda de l’atmosphère d’agitation, de peur et de tension, qui y a régné au cours des derniers mois et qu’elle ouvrira la voie à une réconciliation nationale. Elle espère également que cette réunion apaisera les tensions qui se manifestent en Urundi.
» La Mission de visite a appris que le Gouvernement belge a l’intention de convoquer cette réunion en août prochain. Elle espère toutefois que le Gouvernement belge réexaminera cette décision et sera en mesure d’avancer la date de la réunion projetée parce qu’elle estime qu’il est de la plus grande importance que cette réunion se tienne le plus tôt possible.
» La Mission de visite recommandera à la Belgique et à l’O.N.U. que des observateurs des Nations Unies assistent à cette réunion.
» La Mission de visite note que les élections communales prévues pour juin et juillet seront reportées à une date aussi rapprochée que possible après la réunion projetée.
» La Mission de visite recommandera à la Belgique et à l’Assemblée générale des Nations Unies que des élections au suffrage universel direct en vue de la constitution d’assemblées nationales pour le Ruanda et l’Urundi aient lieu au début de 1961 et qu’elles soient supervisées par les Nations Unies. Elle espère que la réunion projetée pour le mois d’août prendra cette recommandation en considération et étudiera également la possibilité de constituer une communauté du Ruanda-Urundi.
» La Mission de visite espère que les assemblées issues de ces élections pourront élaborer une constitution établissant des institutions démocratiques.
» La Mission de visite espère que la Belgique sera en mesure de demander que l’Assemblée générale des Nations Unies, qui se tiendra en 1961, discute de la question de l’indépendance du Ruanda-Urundi.
» La Mission de visite recommandera à la Belgique et à l’Organisation des Nations Unies qu’une mission des Nations Unies soit envoyée le plus rapidement possible au Ruanda-Urundi pour aider l’Administration dans le développement du Territoire.
» La Mission de visite ne saurait terminer sans rendre hommage à l’Administration belge pour la contribution qu’elle a apportée au développement du Territoire sous tutelle. Ce qui reste à faire pour assurer au Ruanda-Urundi un avenir heureux et prospère est encore considérable, mais la Mission de visite est persuadée que les Banyaruanda et Barundi, leurs Bami et leurs dirigeants politiques ainsi que les autres éléments de la population auront la volonté et la capacité de travailler ensemble pour surmonter toutes leurs difficultés. »
Après sa visite au Tanganyika et avant de rentrer à New York, la Mission a eu à Bruxelles, les 27 et 28 avril, une dernière série d’entretiens avec le Ministre du Ruanda-Urundi et ses collaborateurs. Au cours de ces entretiens, la Mission a été informée que, d’après les renseignements fournis par l’administration locale, les partis hutu du Ruanda, et la population en général, avaient été profondément déçus par la décision du Gouvernement belge de retarder les élections communales et que si cette décision était maintenue, de nouveaux troubles risqueraient d’éclater dans le pays.
D’autre part, le Ministre se rendait compte que la Mission lui avait demandé d’examiner la possibilité d’avancer la date de la réunion projetée, parce qu’elle craignait que le pays ne soit le théâtre de nouvelles explosions de violence. Or, en raison de la conférence économique pour le Congo belge qui se tenait à Bruxelles et des nombreuses mesures qu’il fallait prendre pour préparer ce Territoire à assumer les responsabilités de l’indépendance le 30 juin 1960, le Gouvernement belge se trouvait dans l’impossibilité matérielle de consacrer beaucoup de temps aux problèmes du Ruanda-Urundi dans un avenir immédiat. Pour contourner cette difficulté et en même temps pour satisfaire les vœux de la Mission et de la population locale, le Ministre se proposait de modifier les décisions antérieures de la façon suivante :
- a) Le Gouvernement convoquerait une réunion restreinte pour le Ruanda vers la fin du mois de mai. Cette réunion restreinte aurait pour objectif la réconciliation nationale, la préparation et l’organisation des élections communales, l’étude de la modification éventuelle du décret intérimaire du 25 décembre 1959, et la préparation d’un colloque plus général qui se tiendrait plus tard. Une douzaine de représentants au maximum participeraient à ses travaux et sa durée serait limitée à environ une semaine.
- b) Peu après la réunion pour le Ruanda, le Gouvernement convoquerait une réunion semblable pour l’Urundi.
- c) Après les deux réunions, le Gouvernement procéderait aux élections communales, si possible déjà en juin ;
- d) Une réunion plus importante serait convoquée après les élections communales, peut-être au mois d’octobre, pour discuter de toutes les questions intéressant l’avenir politique du Ruanda et de l’Urundi et préparer les élections législatives de 1961.
Le Ministre a également déclaré que son Gouvernement ne voyait pas d’objection à la proposition de la Mission, tendant à la tenue d’élections générales pour le Ruanda et l’Urundi, au suffrage universel direct et sous la supervision des Nations Unies, au début de 1961, ni à celle tendant à l’envoi d’une mission d’assistance technique des Nations Unies dans le Territoire. A une question posée par la Mission, le Ministre a encore déclaré que son Gouvernement n’insistait pas sur une supervision des élections communales par les Nations Unies et qu’il prendrait des dispositions pour faire contrôler ces élections par des magistrats et des fonctionnaires belges n’appartenant pas à l’Administration locale.
— L’avenir du Ruanda-Urundi
Connaissant le nouveau plan d’action arrêté par le Gouvernement belge et qui tient compte dans une certaine mesure des suggestions qu’elle a faites, la Mission espère qu’il ouvrira la voie à la réconciliation nationale au Ruanda et à l’apaisement des esprits en Urundi. Elle aurait préféré pour les deux réunions pré-électorales une représentation plus large et une durée moins limitée. La Mission espère que toutes les précautions seront prises pour que les leaders politiques les plus qualifiés soient conviés à ces réunions et, en particulier, que la représentation de l’Unar ne puisse soulever de difficultés.
En ce qui concerne le régime électoral, la Mission a noté que les élections communales organisées par le décret intérimaire du 25 décembre 1959 sont basées sur le scrutin de liste avec représentation proportionnelle. Il s’agit là d’un système complexe, dont une des caractéristiques est que dans ce pays, où la majeure partie des électeurs sont illettrés, chaque électeur devra écrire le nom de cinq candidats sur son bulletin de vote, avec ou sans l’aide d’un scribe. Le dépouillement et le calcul de l’attribution des sièges sont loin d’être simples.
Il est possible qu’il soit trop tard pour envisager de modifier le régime électoral pour les élections communales. Néanmoins, la Mission espère qu’avant de déterminer le régime électoral des élections législatives de 1961, l’Autorité administrante tiendra largement compte de l’expérience acquise lors des élections communales, ainsi éventuellement que de l’expérience acquise à l’occasion des élections organisées au cours des dernières années au Congo belge, et qu’elle n’hésitera pas à remanier le système si le besoin s’en fait sentir, et même éventuellement à s’enquérir, par l’intermédiaire de l’assistance technique des Nations Unies, des pratiques adoptées et des résultats enregistrés dans d’autres pays où les mêmes difficultés ont dû être surmontées.
— La séquelle des troubles de novembre au Ruanda
Un de ces problèmes est celui des réfugiés. La Mission note avec une extrême inquiétude que ce problème s’est considérablement aggravé depuis novembre dernier, du fait des nouvelles flambées d’incendies de mars et d’avril 1960. Elle espère que l’Administration prendra toutes les mesures nécessaires pour empêcher le retour de tels incidents. En ce qui concerne le sort des réfugiés, la Mission prend acte des raisons qui ont amené l’Administration à installer certains réfugiés dans des zones de peuplement nouvellement aménagées, mais estime que malgré les précautions prises pour assurer le bien-être des personnes déplacées, la solution proposée ne peut être qu’un pis-aller et qu’il faut s’efforcer, dans la mesure du possible, de réintégrer les réfugiés dans leurs régions d’origine. La Mission se rend pleinement compte que le succès d’une telle entreprise dépend essentiellement de la coopération des populations locales hutu comme des réfugiés tutsi eux-mêmes. Elle espère que les leaders de tous les partis politiques coopéreront pleinement avec les autorités territoriales pour faciliter la réintégration des réfugiés.
Il est également urgent de parvenir à un règlement du problème des autorités intérimaires. Tout en prenant acte des raisons données par l’Administration au sujet de sa politique en la matière, la Mission constate que le remplacement des chefs et des sous-chefs tutsi par des hutu a provoqué de l’amertume chez les Tutsi et par suite n’a pas contribué à réduire l’antagonisme entre les deux races.
Un autre problème découle de l’institution au Ruanda d’un régime en vertu duquel un Résident spécial détient des pouvoirs extraordinaires. D’après les précisions données par le Résident général et exposées plus haut, le Résident spécial doit bénéficier de ces pouvoirs extraordinaires aussi longtemps que la situation l’exige. La Mission prend acte des raisons données par le Résident général, mais estime que le maintien des pouvoirs du Résident spécial de suspendre ou de limiter certains droits fondamentaux, s’il n’est pas nécessaire, n’est guère susceptible, à la longue, de réduire la tension politique qui règne actuellement dans le pays. D’autre part, l’existence de ce régime ne manquerait pas de provoquer des critiques concernant la validité des élections communales envisagées. C’est pourquoi la Mission espère sincèrement que l’Administration examinera la possibilité de lever le régime d’exception le plus rapidement possible.
La Mission note qu’à la suite des troubles de novembre, un grand nombre de personnes ont été arrêtées et condamnées ; d’autres, pour échapper aux poursuites judiciaires, se sont exilées dans des pays voisins. La Mission estime qu’il est hautement souhaitable du point de vue politique de prendre aussitôt que possible des mesures d’amnistie pour les faits commis en novembre, car elle est persuadée que sans de telles mesures, la réconciliation nationale sera difficile.
A cet égard, la Mission rappelle qu’une des conditions essentielles pour qu’une conférence de la Table Ronde ou toute autre tentative de conciliation réussisse, est d’avoir l’assurance que les participants à pareilles négociations soient bien les vrais représentants des partis politiques, même s’il s’agit d’individus réfugiés à l’étranger, ou sous le coup de condamnations ou de poursuites judiciaires en rapport avec les récents troubles du Ruanda. Les leaders de l’Unar que la Mission a rencontrés à Dar-es-Salam ont déclaré qu’ils ne pouvaient pas retourner au Ruanda, où ils étaient recherchés par la justice, mais qu’ils demandaient que certains d’entre eux fassent partie de la délégation de l’Unar à la conférence de la Table Ronde en Belgique.
La Mission tient à souligner qu’il est souhaitable de réintégrer les leaders de l’Unar dans la vie politique normale du pays, d’autant plus que beaucoup reconnaissent l’Unar comme le parti nationaliste du Ruanda.
Il est d’autres problèmes importants, tels que le problème de la monarchie ruandaise, la forme des institutions démocratiques de l’avenir et la promotion de la masse paysanne, sur lesquels la Mission n’a pas fait de commentaires détaillés…
Le représentant de la Belgique, M. Claeys Bouuaert, a tenu à définir la position de son gouvernement à l’égard de ce rapport.
Intervention du Représentant de la Belgique (Extraits)
Conseil de tutelle, 14 juin 1960.
Ce volumineux ouvrage est, sans aucun doute, le résultat d’un effort tenace et impartial pour voir clair dans les éléments si complexes qui forment la trame de la société africaine dans cette partie de l’Afrique, de comprendre les impulsions et les mobiles qui agitent les diverses fractions de l’opinion publique et d’expliquer au Conseil et à l’Assemblée générale, comme l’indiquait le mandat qu’avait reçu la Mission, les circonstances et les causes des troubles qui ont éclaté récemment au Ruanda-Urundi.
Sans doute, toutes les opinions et conclusions contresignées par les quatre distingués auteurs de ce rapport ne peuvent-elles pas être endossées sans nuances par le Gouvernement que je représente.
La Belgique n’a pas l’intention d’imposer des formules toutes faites. Elle désire que la réalisation de l’autonomie ou l’indépendance se fasse par des voies acceptées par la majorité du peuple. Elle pose, en principe, que c’est le dialogue entamé qui doit préparer les décisions définitives.
Le Gouvernement, compte tenu de ce qui précède, a proposé un programme en deux temps :
1) Etablir d’abord, dans le cadre de la personnalité distincte des deux pays, des Gouvernements jouissant d’une autonomie progressive sous la tutelle générale de la Belgique exercée par les résidents.
2) Ensuite convier les Gouvernements des deux pays à organiser la communauté qui doit les unir dans la poursuite d’objectifs supérieurs et dans des secteurs où leur intérêt mutuel recommande l’unité d’action.
Je tiens à dire que les termes d’autonomie progressive et de tutelle générale n’ont rien de commun avec lenteur calculée, ou délibérée, ou réticence. Ils sont l’expression exacte d’une réalité inéluctable, la conséquence de deux situations de fait que je résume comme suit :
1° Dans la situation actuelle, à part le domaine déjà important des institutions et des Droits coutumiers, le Ruanda-Urundi forme un seul territoire soumis à une direction unique. Ce Gouvernement unique doit être scindé et ses attributions réparties.
L’Administration générale et le maintien de l’ordre, les affaires sociales, les terres et les mines, l’agriculture, l’élevage et la zootechnie, les travaux publics, le service médical, l’enseignement doivent entrer dans la compétence respective des deux pays, être régis par leurs Assemblées législatives et gérés par leurs Gouvernements, hormis les domaines que les Assemblées législatives elles-mêmes décideront de confier à des organes législatifs et exécutifs supérieurs, communs aux deux pays. Cela implique, entre autres, une révision de l’assiette de perception des impôts, une redistribution du domaine fiscal et de l’actif immobilisé. Tout cela ne peut pas se faire en un tour de main et nécessitera un peu de temps. Ce temps ne sera pas nécessairement long, il dépendra surtout de l’harmonie et de la bonne entente qui régneront à l’intérieur des pays eux-mêmes et qui marqueront leurs rapports mutuels.
2° Le Ruanda-Urundi est un pays sous tutelle pour lequel la Belgique est responsable devant la Communauté internationale. Elle a, à cet égard, pris des engagements et contracté des obligations. Elle ne peut donc pas faire abandon unilatéralement de ses droits et de ses devoirs. Elle doit armer ses représentants de certains pouvoirs mais le Gouvernement belge n’entend pas que ses représentants exercent les droits qui leur sont réservés, en l’occurrence le droit de veto, de manière étroite. Leur ligne de conduite sera strictement d’assurer le respect des obligations internationales que la Belgique a assumées en signant la Charte et l’Accord de Tutelle. Ils ne pourraient, par exemple, consentir à des mesures qui supprimeraient en fait l’existence du Ruanda- Urundi ou qui violeraient les droits de l’homme et les libertés fondamentales.
La Belgique est décidée à conduire le peuple du Ruanda-Urundi vers l’indépendance par des voies démocratiques. Nous sommes convaincus que pour créer les conditions d’un Gouvernement réellement démocratique et enraciné dans le peuple, il est nécessaire de bâtir sur les institutions locales. Aussi tous les efforts de l’Administration tendent-ils depuis de longues années vers le perfectionnement et la démocratisation de ces institutions. Dans le passé les individus, les chefs de famille n’imaginaient même pas pouvoir aller à l’encontre de l’opinion, encore moins des ordres, de leurs suzerains féodaux. (…) Le système, révolutionnaire en fait, des réformes introduites depuis 1953, est d’introduire progressivement la notion que le peuple lui-même peut choisir librement ses représentants, ses porte-parole, ses dirigeants.
Une autre mesure, plus profonde et importante, a été décidée par le Gouvernement après consultation avec la Mission de visite : la réunion à Bruxelles, préalablement aux élections communales, d’une conférence de leaders politiques du Ruanda d’abord et du Burundi ensuite dans le but essentiel de trouver les bases d’une réconciliation nationale, ceci ne concerne que le Ruanda, et de procéder à un tour d’horizon sur les tâches de l’avenir, sur la modification de la législation électorale, la préparation d’une conférence générale réunissant les représentants des deux pays et le rythme des réformes politiques.
Les préparatifs du colloque concernant le Ruanda se heurtèrent à des difficultés sérieuses. Plusieurs représentants de partis objectèrent qu’une telle réunion ne pouvait normalement et utilement avoir lieu qu’après un recours au peuple, sous forme d’élections démocratiques et libres. Ce n’est qu’alors, disaient-ils, que seront réunies les conditions permettant aux représentants des différentes tendances d’opinion de discuter l’avenir et que des solutions de compromis ont des chances d’être dégagées et admises.
Le 9 mai, à Kigali, le Conseil spécial provisoire, qui groupe les leaders des quatre grands partis politiques du Ruanda adopta, à l’unanimité, la motion suivante :
« 1° Constate que le pays est divisé sur des questions importantes et principalement sur la question essentielle de la personne de Kigeri V, Mwami du Ruanda ;
» 2° Constate que le Conseil spécial reste le seul organe autochtone officiel incontesté ;
» 3° Estime qu’il a l’obligation de conférer avec les représentants de la Tutelle pour discuter de la situation du pays, des mesures urgentes à prendre ;
» 4° Estime que durant le déroulement de cette conférence de Bruxelles, le Conseil spécial devra parler au nom du pays et pour les intérêts du pays, et non au nom des partis et pour les intérêts des partis. A cet effet, les membres du Conseil spécial ont la volonté de se dégager au maximum de toute considération partisane. »
Le départ de la délégation ruandaise, composée donc des huit membres du Conseil spécial, fut fixé au 27 mai. Quelques jours avant le départ, à la suite de mots d’ordre donnés par certains promoteurs du parti se trouvant actuellement à l’étranger, le Président de l’Unar interdit à ses délégués, sous peine d’exclusion, de participer au colloque. La délégation ruandaise qui s’est rendue à Bruxelles comprenait donc six leaders de partis politiques autres que l’Unar, plus M. François Ruzibiza, frère du Mwami et Délégué spécial de ce dernier auprès du Conseil provisoire.
Ce début n’est pas aussi encourageant qu’on pouvait l’espérer.
La Mission de visite, aux paragraphes 470 et 471 de son rapport, abordant le problème de la réconciliation nationale, exprime l’opinion que l’apaisement des esprits serait favorisé par des mesures d’amnistie pour les faits commis en novembre. Sur ce point délicat, je suis chargé par mon Gouvernement de préciser la position qu’il juge devoir prendre.
Nous sommes intéressés plus que quiconque à la réalisation d’une franche et véritable réconciliation entre les diverses tendances de l’opinion au Ruanda, mais cela ne peut se faire que sur base de la reconnaissance et de l’acceptation par tous des lois qui sauvegardent l’ordre et la paix. Toute mesure qui tenterait de réaliser une pacification des esprits en faisant fi des principes fondamentaux sur lesquels repose la paix elle-même serait condamnée à l’échec et irait à l’encontre du but poursuivi. On a fait remarquer, dit le rapport, que si l’amnistie ou le retour des leaders exilés étaient interprétés comme une victoire de l’Unar cela risquerait de provoquer de nouveaux incidents encore plus violents. En vérité, la question qui se pose n’est pas celle de savoir si l’amnistie serait une victoire de l’Unar ou de quelque autre parti, mais si, dans les circonstances actuelles, elle n’apparaîtrait pas comme une mesure élevant l’assassinat et autres violences, ou la conspiration en vue de les commettre, au rang de tactiques politiques admises. La plateforme politique de l’Unar n’est pas en cause, il n’y a pas de délits d’opinion au Ruanda, il n’y a pas de leaders exilés. Si certaines personnes ont cherché leur refuge en dehors du Territoire ce n’est pas à la suite de leurs opinions politiques mais suite à des délits de droit commun.
Ce que je viens de dire ne doit pas être interprété comme une opposition de principe à l’amnistie, mais comme un rappel des conditions et circonstances qui règnent dans le pays et dont il faut tenir compte pour apprécier la situation.