Milieu Naturel, Culture Matérielle Comme Facteurs Clés De L’Education Sous La Monarchie Rwandaise II
La nourriture des paysans était frugale, peu variée et peu élaborée, à dominante de haricots, de pois, de patates douces, de colocases, de bananes bouillies, d’éleusine et de sorgho, le tout assaisonné de diverses sauces ou de beurre (qu’on laissait rancir jusqu’à ce qu’il prenne une teinte vert-de-gris). On ne mangeait d’habitude qu’un seul aliment à la fois. Le repas principal, et souvent unique, était celui pris en soirée selon un horaire élastique. Le matin on consommait, s’il y en avait, les restes de la veille, et à midi une collation pouvait être prise aux champs. Le chef de famille était-il polygame, chaque épouse cuisinait pour elle et ses enfants. Les provisions étaient gardées dans des greniers et des corbeilles bouchés à l’argile. Mais comme les techniques de stockage étaient peu efficaces, on ne pouvait guère faire de réserves, ce qui était une des causes du caractère ravageur des nombreuses disettes périodiques, surtout aux temps de soudure au début de la grande saison des pluies.
Les bananes destinées à la consommation courante étaient mangées avant maturité, cuites dans leur pelure sous la cendre ou à l’étouffée ; les espèces à farine étaient séchées au soleil et réduites en poudre ; seuls les enfants et les malades mangeaient des bananes crues. En général, les enfants de paysans étaient rassasiés, mais ne disposaient que très rarement de leurs plats préférés : viande et laitages. Les apports en protéines animales et en graisses végétales étaient faibles, ce qui pouvait avoir des incidences sur la croissance et l’âge d’apparition de la puberté. C’est vers trois à quatre ans que l’on comptait le plus de cas de malnutrition protéique. On observait par ailleurs des avitaminoses A, des carences en fer et en iode, et des états de malnutrition consécutifs aux parasitoses intestinales et au paludisme. Le régime alimentaire étant globalement peu équilibré, on a pu parler d’un état de relative malnutrition d’une grande partie de la population.
Les éleveurs privilégiaient nettement la viande bovine, les laitages et les aliments liquides consommé cru ou caillé (le cuire aurait fait tarir les vaches en vertu du principe de similarité), sang prélevé par saignée et boissons fermentées, ce qui constituait un régime riche en protéines, mais faible du point de vue énergétique. On constatait chez eux une activité lactasique qui persistait durant toute leur vie pour faciliter la digestion du lait, alors que chez les paysans celle-ci disparaissait durant l’enfance : on a cru voir en cette particularité physiologique une explication de la propension des Tutsi à être élancés et de haute taille.
Les différentes boissons fermentées à base de bananes mûries à la chaleur, de sorgho, d’éleusine ou de miel (dites communément « vins », « cidres » ou « bières ») ont toujours joué un rôle majeur dans la sociabilité rwandaise. Elles tenaient une place de premier plan dans toutes les formes d’échange et constituaient le préalable nécessaire à toute alliance. Elles étaient de toutes les réunions où la bonne entente devait être signifiée. En principe on n’invitait pas quelqu’un à manger, mais à vider des cruches de bière. Toutes les fêtes et tous les rites étaient marqués par d’abondantes libations : boire ensemble était une preuve de confiance mutuelle et d’amitié. La bière de banane avait une connotation plutôt masculine et était associée à la vie sociale et à la parole. La bière de sorgho, sans doute la plus emblématique, à connotation plutôt féminine, était liée à l’idée de silence : elle constituait un breuvage épais, peu alcoolisé, riche en vitamines B, rassasiant, plus aliment que boisson ; le marc au fond du pot était allongé d’eau et consommé tel quel ; certains s’en nourrissaient exclusivement pendant de longues périodes. Cette boisson, munie à chaque fois d’un nom spécifique, servait en toutes sortes d’occasions : échange de gages d’alliance au moment des négociations matrimoniales, tribut aux chefs, hommages aux défunts, naissances, décès, dons de vaches. Elle était bue soit dans une moitié de coque de courge, soit à l’aide de chalumeaux avec lesquels on remuait le fond et qui passaient de bouche en bouche. Elle pouvait être donnée aux enfants. Le rôle de « tenir la boisson » les jours de fête était dévolu à celui qui parmi les hommes présents avait le plus d’autorité :
« La boisson est distribuée suivant la respectabilité et les âges : chacun se présente à la cruche et suce un chalumeau qui plonge dans le nectar. Les enfants « lèvent » la tête dès qu’on leur dit « assez »… Ils boivent du lait quand les hommes tiennent entre les mains de petites gourdes de vin de bananes ou d’hydromel ».
Comme l’écrit J. P. Chrétien, au « fétichisme de la vache » on aurait pu opposer un « fétichisme de la cruche de bière de sorgho ou de bananes ». Quant à l’hydromel, c’était la boisson noble par excellence : le Rapport colonial de 1925 signalait qu’en cette année le roi Musinga a reçu de ses sujets 699 pots de quatre litres d’un miel de haute qualité en vue de sa fabrication… L’attitude envers l’ivresse masculine était ambivalente : on admirait la prodigalité du buveur, mais on réprouvait son manque de maîtrise et son éventuelle violence ; quant à l’ivresse féminine, elle était unanimement condamnée.
Le vêtement
Selon la légende, les vêtements auraient été imposés par un roi du XVIIIe siècle; seuls les nobles en auraient porté auparavant, parfois de tissus importés d’Afrique de l’Est. Les habits consistaient principalement en des ceintures et des pagnes confectionnés avec des peaux, des fibres ou des écorces de ficus longuement assouplies. Habitat idéal pour poux et punaises, ils nécessitaient des soins assidus. Les enfants, censés ne pas être sensibles au froid, allaient nus ou quasiment nus jusqu’aux approches de la puberté, tant filles que garçons. Les filles tutsi recevaient alors une ceinture de cuir munie de franges de fibres et les filles hutu une ceinture cachant le sexe et les fesses, plus amples et longues à mesure de leur avancement en âge ; la poitrine restait à découvert. Traditionnellement les Twa portaient des peaux de mouton, les Hutu des jupes de fibres auxquelles pouvaient se surajouter des peaux de chèvres ; quant aux Tutsi, il revêtaient une jupe étroite en peau de vache ou en cotonnade blanche, avec une seconde pièce jetée sur les épaules. L’eau étant rare et l’atmosphère fraîche, l’hygiène corporelle était sommaire : le paysan n’avait pas l’habitude de se laver entièrement et le corps était enduit de matière grasse. Tout le monde marchait pieds nus.Pour des travaux salissants dans les marais on remplaçait les vêtements par une feuille de bananier enroulée autour de la ceinture.
Les lieux de vie : habitations, enclos, collines
« La hutte, c’est le conservatisme la sécurité sociale la matrice maternelle. » Le terme rugo désignait à la fois l’enclos, son contenu, ses habitants et les terres afférentes. Son aspect permettait d’emblée de classer le propriétaire parmi les riches ou les pauvres. Les maisons, premier milieu de vie des enfants, étaient construites en majorité en forme de ruches ou de coupoles semi-ovoïdes d’environ quatre mètres de diamètre, avec des perches, des branches, des roseaux et des herbes. D’autres, surtout chez les agriculteurs, avaient des murs de terre et des toits coniques. L’entrée était tournée de préférence vers l’Ouest pour éviter les vents dominants. Au sommet, un bâton pointu indiquait que le chef de famille était en vie. Comme portion du cosmos et lieu où se conjuguent de manière privilégiée masculinité et féminité, la maison était truffée d’éléments symboliques ; les différentes parties de la construction étaient, par exemple, mises en correspondance avec l’anatomie humaine : dos, cuisses, front.
L’agencement interne variait grandement en fonction du degré d’aisance de la famille. Derrière un vestibule se trouvait, dans les cas les plus simples, la pièce qui servait à la cuisine, aux repas, au séjour et au coucher. Elle était sous-traite aux regards extérieurs par une cloison. Même le petit bétail et les animaux de basse-cour pouvaient y trouver place : le lieu s’imprégnait alors d’une odeur que tout le monde ne tolérait pas. Le mobilier ordinaire était le plus souvent réduit au minimum. Le lit, fait de quatre pieds soutenant des branches transversales recouvertes d’une paille spéciale, d’une natte et de peaux de bêtes, était réservé aux parents et aux nourrissons. « Lorsqu’on s’entend bien, disent les Rwandais, la natte paraît bien trop grande, une peau de lièvre suffit pour deux ; par contre, pour ceux qui ne s’aiment pas, le Rwanda tout entier paraît trop étroit ».
Les enfants plus grands dormaient habituellement sur des nattes ou des tas d’herbes au fond de la maison ou dans le vestibule, serrés les uns contre les autres. Les garçons une fois pubères allaient passer la nuit dans une hutte séparée accolée à l’enclos. Le lit des parents pouvait être entouré d’un paravent en vannerie. Au centre ou vers l’aile droite était placé l’âtre, constitué d’une aire d’argile durcie mélangée de bouse de vache pour la rendre moins friable, et de trois pierres étroites dressées, placées en triangle, deux en avant, une en retrait. On y brûlait des herbes sèches, des rhizomes de chiendent, de la tourbe, des galettes durcies de bouse, plus rarement du bois. La fumée qui s’échappait par le toit y déposait d’épaisses couches de suie. Des filets accrochés à la paroi contenaient de grosses calebasses aux multiples usages. Les affaires personnelles étaient rangées dans des coffres en bois. Chaque famille possédait au moins un siège, tabouret bas réservé au père ; quand il y prenait place, il s’adossait contre un des piliers soutenant le toit. Le fait d’allumer un feu pour le plaisir d’avoir chaud était une des images majeures du bonheur familial.
L’habitation des gens riches, plus spacieuse, était divisée en compartiments (idéalement quatre) au moyen de cloisons de bambous ou de roseaux, glissées entre les piliers. Elles pouvaient être finement décorées de motifs géométriques. Le foyer était légèrement surélevé et on y brûlait du bois sec qui ne dégageait que peu de fumée. Le long de la paroi circulaire de gauche était installé, chez les pasteurs, une étagère garnie de grands pots de lait en bois, peints au kaolin, qu’on ne mêlait à aucun autre ustensile. Devant l’entrée, un rebord en argile empêchait l’eau de pluie d’entrer. Plusieurs huttes aux fonctions spécifiques pouvaient abriter le parloir, le lieu de séjour, la cuisine, le lieu de stockage des réserves, les étables, etc. Et les animaux avaient leurs enclos propres.
Le choix d’un terrain pour y implanter une habitation s’entourait de secret et de magie. On observait à titre de divination comment s’y comportaient les bergeronnettes : si un couple de ces oiseaux venait y picorer, c’était un heureux présage ; on cherchait à les attirer pour qu’elles viennent nicher dans le chaume du toit.
Pour éviter les vallées inondables, les habitations étaient construites en des lieux élevés ou à flanc de colline. Leur disposition respective reflétait idéalement la hiéarchie sociale. La maison se trouvait elle-même au milieu d’un enclos circulaire. La clôture était assurée par une haie vive haute d’environ deux mètres, composée de ficus et d’euphorbes entrelacés de chaume de sorgho. Dans le Nord, on trouvait des enceintes en pierres de lave. Une ouverture facile à barricader la nuit y était pratiquée entre deux gros piliers (« les cuisses ») ou deux arbres, un ficus et une érythrine, desquels étaient censées émaner des énergies bénéfiques. On aménageait parfois une seconde porte, basse et dissimulée. Entrer sans s’annoncer par des toussotements et une salutation appropriée à l’heure du jour et au degré de parenté, aurait été faire preuve d’un sans-gêne répréhensible. Les clôtures servaient à se protéger des bêtes sauvages et des mauvais sorts, mais également des regards extérieurs. On évitait surtout d’être vu en train de manger ou durant les soins de propreté, par pudeur, certes, mais aussi parce qu’on se sentait dans un état de plus grande vulnérabilité.
Dans les cours ainsi délimitées pouvaient se trouver des huttes secondaires, des maisonnettes destinées au culte des ancêtres et deux sortes de greniers en forme d’immenses paniers : les plus grands, réservés au sorgho, pouvaient atteindre trois mètres de haut et deux de diamètre, alors que ceux destinés aux haricots, aux pois et au maïs étaient de taille plus réduite. Les semences étaient gardées dans la maison où la fumée les protégeait des insectes. Le bétail était parqué la nuit soit dans ces cours, soit dans des kraals séparés chez les gros éleveurs. Plusieurs enclos pouvaient être regroupés, se recouper et communiquer entre eux, jusqu’à former d’inextricables labyrinthes chez les grands du royaume. Sauf en haute altitude, l’enclos lui-même était plus ou moins dissimulé au milieu d’une bananeraie qui servait de lieu d’aisance. L’arrivée du bananier, devenu une composante essentielle du paysage, a sans doute beaucoup contribué à la sédentarisation. Les enclos reproduisaient les modèles d’ouverture et de fermeture qui étaient mis en-scène à l’échelle du pays par les rites royaux.
Les cours étaient le lieu par excellence de la vie familiale intime et contribuaient à sa cohésion. Pour sa plus grosse part, celle-ci se déroulait là et dans les champs environnants. On a fait remarquer à juste titre que l’enfant grandissait dans un milieu entièrement dominé par des formes arrondies, courbes, sinueuses ; la ligne droite, le carré ou le rectangle étaient quasiment absents de son environnement, sauf dans les figures décoratives. Le fait que les habitations étaient dispersées indiquait que le pays vivait en paix, protégé qu’il était par une très forte année, et qu’il n’avait pas à craindre les incursions et les razzias venues de l’extérieur. Le brigandage interne n’était cependant pas inconnu et le vol de vaches passait pour une sorte de sport national, châtié par l’effroyable supplice du pal quand on se faisait prendre.
Les membres d’une même famille réduite évoluaient ainsi dans une extrême proximité physique, voisine de la promiscuité chez les moins fortunés. Et la famille étendue n’était en général pas loin non plus. Les animaux domestiques vivaient en étroite symbiose avec les hommes. Si les hautes haies protectrices avaient une fonction de préservation et de défense, cela laisse entendre qu’il y avait néanmoins, latent, un sentiment d’insécurité et de méfiance, plus à l’égard de l’environnement proche que d’éventuels ennemis lointains. Elles témoignaient aussi d’un certain repliement sur soi et d’une volonté d’isolement. Pour une famille, il était très important de préserver son intimité.
« Les habitants dispersés sur les collines constituaient, selon D. de Lame, des communautés lâches se recouvrant à l’infini, fondées sur la parenté, le voisinage, les obligations administratives et les allégeances locales. » Une colline formait un petit univers social et politique nettement identifiable, au tissu plus structuré qu’il n’y paraissait au premier abord. Délimitée par les vallées qui l’entouraient, elle était subdivisée en quartiers et en lieux-dits dont les noms se rapportaient soit à l’histoire, soit à des caractéristiques topographiques. Les cours des chefs et des sous-chefs, situées au sommet, « ont créé des lieux de polarisation fonctionnelle des relations« . Les flancs étaient souvent peuplés de dépendants ou de familles d’implantation plus récente. Pour désigner les membres d’un groupe de voisinage, on disait « ceux qui éteignent le feu« , car les incendies de huttes étaient fréquents. La sociabilité s’élargissait et s’intensifiait sur les chemins qui menaient aux rares marchés ou autour des points d’eau.
Significativement, une des premières tâches confiées aux enfants était d’aller chercher le précieux liquide à la source, à la fontaine ou au puits. Au travers de cette besogne toute simple, mais d’une grande richesse pédagogique, l’enfant apprenait les techniques de puisage et de portage sur la tête, à évaluer la contenance des différents récipients et donc à se familiariser avec les notions de poids et de volume en plus de celles de distance, de temps et donc de vitesse, à apprécier les qualités de l’eau en fonction des usages auxquels on la destinait, à obéir aux injonctions d’une autorité, à participer à la satisfaction des besoins de tout le groupe familial, à s’insérer dans -une pratique sociale puisqu’on était rarement seul au puits, à estimer la valeur de l’eau, à prendre conscience de sa propre croissance à mesure qu’il devenait capable d’aller plus vite et de véhiculer de plus grandes quantités.
L’état sanitaire
Une alimentation présentant un certain nombre de carences, de déséquilibres et d’insuffisances saisonnières, des méthodes de cuisson qui produisaient une diminution de la valeur nutritive des aliments, une situation géographique et climatique permettant aux maladies aussi bien des zones tempérées que des régions tropicales de se répandre, une hygiène approximative dans les milieux paysans, des vêtements en peaux et en écorces difficiles à laver, des enfants communément exposés au froid et à l’humidité : telles étaient quelques-unes des données négatives au plan sanitaire. Les maladies de la peau, des intestins et des voies respiratoires étaient donc fréquentes. Par contre, le paludisme était quasiment inconnu avant l’époque coloniale. On peut en dire autant des grandes épidémies qui touchèrent les régions voisines : Ch. Thibon a parlé d’un équilibre immuno-parasitaire spécifique au Rwanda qui, grâce à son isolement, se trouvait protégé de l’unification microbienne . La période qui va de la petite saison des pluies aux débuts de la grande saison sèche, avec ses brusques variations de température, passait pour être particulièrement meurtrière pour les enfants, les vieillards et les bovins ; on parlait à son sujet de la « lune des bronchiteux ».
Des tâches en fonction de l’âge et du sexe
« Ne dis pas que tu es fatigué, mon enfant. La vie n’est pas un jeu. Il ne faut pas te dérober au travail, fut-il dur.On n’a rien sans peine : quand on veut la fin on prend les moyens. ».
« Qui ne cultive pas ne mange pas » ; « si tu cultives assis, tu récoltes couché » ; « la bête qui mange les entrailles ne laisse pas le nombril » (il faut achever un travail commencé) ; « le hérisson coupe l’herbe qui est à sa taille » (ne pas demander à un enfant plus qu’il ne peut fournir) (adages relatifs au travail).
Si, dès avant cinq ans, les enfants prenaient plaisir à imiter leurs parents sans qu’on le leur demande, à balayer, laver, piler, égrainer du maïs, chercher des brindilles, entretenir le feu, etc., à partir de six ans, les tâches commençaient à se différencier selon le sexe.
La petite paysanne assistait sa mère ou sa grande sœur dans les travaux ménagers, puis la suivait au jardin ou aux champs, soit pour cultiver avec elle, soit pour s’occuper d’enfants plus jeunes. Elle allait puiser de l’eau, ramasser du bois et couper de l’herbe pour la literie, ou participer aux lessives à la rivière en se servant de sèves moussantes. En milieu pastoral, la fillette était chargée d’apprêter et de nettoyer les récipients destinés au lait. Quant aux garçons, ils étaient petit à petit mis à contribution selon leurs capacités aux côtés des adultes ou des adolescents pour le gardiennage et le soin des bêtes, la culture des champs ou les travaux d’artisanat. Comme le note M. Vincent, l’enfant naissait à la perception avec autour de lui un univers utilitaire et agricole. Très vite il apprenait à associer le travail au bien-être qu’apportent la nourriture et la chaleur.
Vers neuf ans, un nouveau stade était atteint. La plupart des gestes et travaux étaient à présent familiers à l’enfant. Plus rien ne lui était caché ou étranger. Les relations avec le parent de même sexe devenaient plus étroites. Il était mis à contribution dans la sphère professionnelle qui allait être la sienne le reste de ses jours pour des tâches de plus en plus ardues, difficiles à exécuter et responsabilisantes. Vers quinze ans, avec l’accession à la puberté, les jeunes gens atteignaient un état de maturité physique, psychologique et sociale permettant la programmation de leur mariage et donc l’accession à une plus grande autonomie.
« Vers l’âge de 12 ans, le père donne un champ à son fils où il cultive ses propres plantes : bananiers, haricots, patates douces, etc. Avec l’argent tiré de la récolte il pourra s’acheter des habits ou faire des économies en vue de son mariage. Beaucoup d’enfants possèdent quelques caféiers ou bananiers, ou procèdent à l’élevage de poules et de chèvres ; on peut ainsi voir des enfants tout petits combler certains de leurs besoins eux-mêmes avec l’argent gagné par leur travail ».
La division sexuelle du travail se conformait aux règles ordinaires : l’homme se chargeait des travaux les plus durs, considérés comme « nobles », qui exigeaient de la réflexion et de la force physique ou étaient effectués loin de l’enclos : défrichage, constructions, soins du bétail, tannage des peaux, assouplissement des écorces, confection d’objets en bois et en fer, grosse vannerie, mais aussi culture des plantes tenues pour masculines comme le bananier et le tabac. Le Tutsi riche se bornait à surveiller les travaux de ses serviteurs et clients.
A la femme incombaient en gros les travaux à l’intérieur de l’enclos (tenue du ménage et préparation des aliments), les tâches agricoles plus légères (semis, sarclages et autres travaux de patience), le soin des petits animaux domestiques et la culture des plantes « femelles » : courges, haricots, sorgho, pois, ignames, patates. Environ 80 % de l’ensemble du travail agricole lui revenaient. La baratte et la pierre à moudre le sorgho étaient des instruments proprement féminins. Chez les éleveurs, la femme se chargeait du traitement du lait et de la confection du beurre (qui était parfumé avec des bois odoriférants en vue des soins corporels), ou se livrait à des activités esthétiques : perlages, confection de paravents, de petits paniers, de plats en vannerie. C’est aussi parce qu’elles symbolisaient la fécondité que la présence des femmes était censée avoir une influence heureuse sur celle des champs et des animaux, ce qui les amenait à intervenir dans certaines tâches en rapport avec le bétail ou l’agriculture: ainsi, pour inaugurer à la houe un champ qui n’a jamais été retourné, faisait-on appel à une jeune mère qui venait d’avoir un enfant. Les paysannes enduisaient de leur salive les graines de haricots avant de les mettre en terre comme si elles devaient se faire semences elles-mêmes.
La culture et les récoltes du maïs, du manioc ou des arachides étaient effectuées en commun par le couple. La préparation de la bière de bananes ou la naissance d’un petit veau rassemblaient toute la famille ; les premières traites étaient l’occasion d’une véritable réunion autour de l’étable.
Formations techniques
Que ce soit dans l’artisanat, dans la vie agricole et pastorale, ou dans les arts de la guerre, l’enfant était donc familiarisé très jeune avec les outils, les façons de dire et de faire de l’adulte. Dans les basses classes bien plus nettement encore que dans les hautes, il assistait à tout, entendait tout, participait à tout, s’éduquant lui-même au travers des expériences qu’il était amené à vivre. Vers douze à quatorze ans, garçons et filles n’avaient plus grand chose à apprendre : ils avaient déjà tout vu faire. Trois mécanismes majeurs entraient en ligne de compte : l’imitation, l’identification à la personne qu’on imitait et la coopération, le fait de travailler ensemble. L’instruction n’était jamais donnée in abstracto, mais occasionnellement, à propos de tâches précises, que ce soit le tressage d’une natte ou la construction d’une maison.
« Les parents profitent de toutes les occasions pour instruire leurs enfants : la mère qui voit un panier bien tressé appelle sa fille et lui dit comment on a procédé pour cela ; ou un père qui voit une maison bien construite profite de l’occasion pour montrer à son garçon comment cela est fait. On en profite quand l’enfant montre de l’intérêt pour une activité » .
Le fils de forgeron était d’abord employé au maniement des soufflets et à l’approvisionnement en combustibles adaptés aux différents travaux. Puis on lui confiait la fabrication d’outils simples ne comportant pas de parties recourbées : aiguilles, lances, etc., le père veillant au finissage. Ce n’est qu’une fois parvenu à une certaine maîtrise qu’il avait enfin accès à l’ensemble de la production.
La construction d’une maison ronde était plus compliquée qu’il n’y paraît. Il fallait commencer par rassembler les matériaux nécessaires : perches, branches, roseaux, cordes, herbes pour la couverture. Après avoir égalisé le terrain, on fixait en terre des piquets et des perches dans des trous préparés à l’avance. Puis on les reliait horizontalement avec des cerceaux de brindilles flexibles. C’est surtout la mise en place du toit qui nécessitait des évaluations, voire un mesurage précis, ainsi qu’une coordination toujours délicate dans les opérations de levage et d’ajustage. Le cloisonnement intérieur et les travaux de fignolage et d’embellissement étaient affaire de femmes
D’une manière générale, une même personne fabriquait un objet du début à la fin. L’organisation des tâches laissait peu de place à l’initiative ou à l’inventivité individuelles. Une grande stéréotypie caractérisait les différents ouvrages dans leurs formes, leurs dimensions et leur décoration. A. Ombredane parlait d’une sorte de timidité et d’incertitude devant les risques techniques qu’on court en s’écartant du gabarit. « Il semble que l’artisan répugne à transposer le jeu des proportions dans des étendues différentes, d’où le défaut de ce qu’on peut appeler la variation analogique dans le travail » .
Les Twa, experts, selon les groupes, en chasse et en poterie, avaient encore d’autres spécialités, comme le dressage des chiens.
Passons à l’agriculture. A plusieurs moments du cycle de la végétation, le paysan était appelé à préserver ses cultures des oiseaux, ce qui était la joyeuse affaire des plus jeunes. Les limites des différents lopins de terre devaient être soigneusement fixées et mémorisées, car beaucoup de palabres résultaient des empiètements commis entre voisins. D’apparence simple, la culture de sol nécessitait en réalité des connaissances subtiles : ainsi fallait-il apprendre à quel type de plantation telle qualité du sol était plus propice, quelles étaient les compatibilités et incompatibilités entre végétaux, lesquels aiment le soleil et lesquels l’ombre, comment procéder à un labourage adéquat ou drainer un marais, bien répartir les semis selon les saisons et malgré l’irrégularité des pluies, éviter les soudures difficiles en équilibrant les cultures saisonnières avec celles, tel le manioc, dont la récolte s’étend sur toute l’année, mettre les terrains en jachère selon des rotations déterminées, procéder à une bonne fumure ou à l’irrigation artificielle, mettre en oeuvre des techniques spéciales telles le bouturage ou le drageonnage, etc.
La formation du berger était tout aussi variée. Le gardiennage, la traite, les soins et médications destinés aux bêtes, leur déparasitage, leur castration, la conduite du troupeau grâce à des signes convenus (telles des manières particulières de siffler entre les dents) exigeaient de nombreux gestes techniques et connaissances vétérinaires. La supervision par un berger expérimenté était indispensable. Un bon vacher devait maîtriser les règles et les interdits concernant les pratiques d’élevage et l’usage des différents lieux (montagnes, marais, champs moissonnés selon les saisons) ; il devait pouvoir évaluer la qualité de l’herbe aux différents endroits, traiter les maladies, et pour cela savoir où trouver les plantes appropriées, développer de véritables stratégies pour accroître le troupeau et obtenir de belles bêtes grâce à la connaissance des lois de la sélection. La fabrication des ustensiles touchant au lait était réservée à des Tutsi.
L’apiculture fournit un autre exemple de la complexité de certains apprentissages familiaux. Les abeilles africaines sont petites, vives, agressives, extraordinairement sensibles aux odeurs. Elles sont entourées de très nombreuses représentations, croyances et pratiques magiques. La confection des ruches et la récolte du miel ont donné naissance à des technologies subtiles.
Une légende raconte qu’un puissant mwami parcourut un jour le pays et que les vivres lui vinrent à manquer. Un de ses serviteurs s’aventura alors dans la forêt et rapporta un gâteau de cire rempli de miel. Le monarque y trouva grand plaisir. Les Tutsi se sont attribués le mérite d’avoir développé l’apiculture, et les régions propices à cette activité étaient tenues de livrer régulièrement du miel de très bonne qualité à la cour royale et à celle des grands chefs. Il servait principalement à la fabrication de l’hydromel et de bières miellées, boissons royales par excellence, ainsi qu’à la préparation de remèdes. La propolis était utilisée pour le colmatage des calebasses et des pots à lait.
Les ruches étaient cylindriques, longues d’environ un mètre, faites soit de gros roseaux et de lamelles de bambou, soit d’un tronçon d’arbre évidé. Le tout était recouvert de bouse de vache et d’argile, et fumigé au-dessus de l’âtre. Les ruches d’appât étaient suspendues dans les mixes, et les ruches définitives posées sur des piquets fourchus dans les arrière-cours des fermes, puis protégées par de petits toits. A l’une des extrémités du cylindre étaient pratiqués deux trous pour permettre aux insectes d’entrer et de sortir. Pour affiner leur odorat, on accrochait à l’intérieur un croc d’hyène, un animal dont le flair est particulièrement développé ; et pour leur donner de la force on y ajoutait des poils de lion. Pour pouvoir s’approcher du rucher sans se faire piquer, il fallait avoir observé la continence, ne pas s’être enduit de beurre parfumé, ne pas avoir fumé la pipe et ne pas avoir bu de bière. Si une femme enceinte ou fraîchement accouchée ou en période menstruelle s’y rendait, on craignait que les insectes ne désertent le lieu.
Au Rwanda, on voit fréquemment des nuages d’abeilles onduler dans les airs avec un intense bourdonnement. Quand un apiculteur s’en apercevait, il criait : « Abats-toi, mwami des abeilles, abats-toi ! » Puis il frappait le tambour pour imiter le grondement du tonnerre et aspergeait d’eau l’essaim dans le but d’en arrêter le vol. Pour pouvoir se saisir de la reine, il soufflait dans un sifflet spécial, puis il lui coupait les ailes d’un coup de dents et la plaçait dans un nouvel abri pour y attirer tout l’essaim.
La récolte se faisait obligatoirement la nuit en enfumant la ruche à l’aide d’une torche herbeuse ou de bouses séchées placées sur des braises ardentes. L’apiculteur devait goûter au miel pour montrer aux abeilles qu’il était satisfait, mais en dehors de ce geste quasi rituel les hommes n’en absorbaient jamais à l’état naturel. Les femmes ne pouvaient en consommer que le jour.
La reine était désignée d’un terme masculin : mwami, car une royauté de quelque ordre qu’elle fût ne pouvait être attribuée qu’à un être mâle. On la savait pourtant prolifique, mais on ignorait le processus de fécondation. On imaginait que les ouvrières se reproduisent entre elles et les faux bourdons entre eux, les seconds se faisant massacrer par les premières s’ils devenaient trop nombreux. On comparait l’organisation de la ruche à celle du royaume rwanda : les ouvrières figuraient les paysans sans cesse au travail et les faux bourdons les courtisans.
Il y avait des actes et des tâches qui non seulement présentaient un aspect technique, mais étaient aussi entourés d’une véritable sacralité. C’était surtout le cas du barattage et donc de la fabrication du beurre, objets de nombreux soins et règles de prophylaxie. Les onctions au beurre étaient signe d’aisance (on a dit que la richesse d’un voyageur se voyait à l’aspect de ses pieds), mais intervenaient aussi dans de très nombreux actes de purification et de sanctification.
Cette sorte de réduction à l’essentiel de l’habitation, du mobilier, du vêtement, de l’outillage qui caractérisait l’ancien Rwanda, le fait pour l’enfant d’évoluer dans un milieu simple, où il n’y avait pas beaucoup d’objets précieux qu’il fallait éviter de casser, de déchirer ou de salir, explique dans une certaine mesure qu’en de nombreux domaines l’adulte n’ait pas senti la nécessité d’intervenir à tout instant et ait pratiqué un large laisser-faire. Certains observateurs ont cru pouvoir relever la ‘pauvreté » de ce type de milieux et l’absence de stimulations fortes. Mais dès qu’on regarde dans le détail tout ce dont disposait l’enfant en matière d’objets, de matériaux, d’animaux familiers, etc., on voit que ce jugement négatif repose sur une illusion d’optique dans la mesure où il est porté à partir d’une civilisation de la surabondance qui a pour effet de rendre ces mêmes objets sans attrait et sans signification.
Dans cette unité de vie, ce cosmos quotidien qu’était la colline d’antan, où prédominaient les relations de face à face, où tout le monde se connaissait, ce qui facilitait le contrôle social, mais où en même temps on ignorait la roue, la montre et les luminaires autres que le feu, les activités traditionnelles mettaient l’homme en contact direct avec la nature selon un rythme certes soutenu, mais calme. Profondément conscient de sa dépendance face à l’environnement physique et humain, le campagnard savait qu’il ne servait à rien de vouloir forcer les énergies naturelles : la sagesse lui demandait de se mettre en harmonie avec les rythmes spontanés, en vivant intensément le moment présent.
« La vie de la colline entière apparaît… comme l’expression tranquille d’une saine et amicale docilité de l’homme à la nature. Rien de forcé dans cette communion ; pas d’impérialisme dominateur de la part de l’être d’intelligence » (l’homme), mais un souci fraternel de dialoguer avec les autres êtres, de se plier à leurs requêtes, et de leur demander les fruits de leur labeur régulier, ses hâter ni même discipliner le rythme de leur fécondité. Aucun sentier tracé au cordeau : le pas de l’homme suit docilement la courbure du sol et la sinuosité ondoyante de ses vagues. Aucune nivellation artificielle de terrain… Seule la surface de la hutte a été l’objet d’un terrassement horizontal ».