Le Foyer Et La Propriété Foncière

I. La propriété foncière et sa réglementation.

  1.  La propriété foncière est régie par deux droits coutumiers différents, mais qui sont en vigueur dans deux zones déterminées et parfaitement délimitées. Avant de décrire les deux conceptions de droit foncier, il faut préalablement nous figurer le Rwanda entièrement couvert d’une forêt vierge. A cette époque initiale, seuls les Pygmées sont sur place. Ils sont répartis en familles distinctes, à la tête desquelles sont respectivement placés des chefs. Chaque famille a une zone déterminée de chasse où les familles voisines ne viendront pas se procurer du gibier. Par contre, le groupe pourra toujours poursuivre l’animal levé en sa zone, et pourra le tuer sur le territoire de la famille voisine, et même au-delà. Ainsi donc toute la forêt est occupée : les familles des Pygmées y occupent les districts de chasse qu’elles détiennent en propriétaires incontestés ( KAGAME, Inganji Karinga, vol. I, p. 24 sq. ; ces renseignements publiés en 1943, furent ultérieurement complétés et mieux systématisés.)
  2. Voici cependant une deuxième race : les Bahutu cultivateurs, de race Bantu. Ils sont également organisés en familles, dont chacune est sous l’autorité d’un chef. Ce dernier veut s’assurer une zone assez vaste de la forêt, qu’il pourra faire défricher par ses gens. Il faut que la zone soit aussi vaste que possible, car il s’agit

 

 

d’un territoire que la descendance de la famille occupera de générations en générations. Le voici donc qui s’enfonce dans la forêt en fixant des pisés de délimitation. Ces pisés seront constitués ici par des pièges symboliquement tendus, là par des plantes qui ne poussent pas normalement dans la forêt et dont la présence est un témoignage indubitable qu’un cultivateur y a passé. Dès qu’une autre famille arrive dans le voisinage, les deux groupes se donnent rendez-vous dans la forêt pour reconnaître les délimitations antérieures ; de la sorte, chaque famille évite d’empiéter sur le domaine du voisin. Ces délimitations sont parfaitement connues de génération en génération.

  1. Que deviennent, dans ces conditions, les districts de chasse appartenant aux Pygmées ? Les familles des Pygmées savent que les cultivateurs se sont partagé la forêt, souvent sans faire coïncider leurs délimitations avec les domaines antérieurs de chasse. Les Pygmées sont tellement au courant, qu’ils serviront de témoins, au besoin, si jamais il y avait contestation chez les cultivateurs. Si nos Myrmidons silvicoles laissent défricher leur forêt = gukonda ishyamba, c’est qu’on les paie. Chaque défrichage représente un droit appelé urwugururo = ouverture, que le cultivateur donne au chef pygmée de la zone à déboiser. D’autre part, si jamais la chasse était moins fructueuse, les Pygmées obtiendront des vivres dans le voisinage, ou les voleront même, s’il n’y a pas un voyageur isolé à dévaliser.
  2. Lorsque l’un ou l’autre membre de la famille des cultivateurs aura le désir de se tailler une propriété neuve dans la forêt, il devra se présenter au souverain terrien, son parent, pour en solliciter l’autorisation. Ce dernier, en guise d’investiture, lui donnera une serpette = umuhoro, symbolisant le déboisement de la forêt. C’est en même temps le symbole du domaine absolu du souverain sur la terre défrichée : le détenteur n’en sera que simple usufruitier, sous la souveraineté de son parentchef terrien. Rappelons que ce défricheur investi de la serpette, ne peut commencer à déboiser le coin de son choix sans avoir versé le droit dit : ouverture (urwugururo), au chef pygmée de la zone.
  3. Au fur et à mesure que la famille augmente, que les générations se succèdent et que la forêt recule, les descendants des anciens défricheurs se déplacent et abandonnent leurs anciennes propriétés. Leur parentsouverain accapare ces propriétés abandonnées et les distribue à des serviteurs étrangers venus solliciter des lopins de terre. Remarquons donc que le défricheur acquiert, pour lui-même et pour ses descendants, le droit inaliénable de propriété sur les champs qu’il a préparés. Mais si lui-même ou ses descendants se déplacent librement et s’avancent vers la forêt, en ce moment le droit ancien de propriété inaliénable est annulé. La propriété jusque-là placée sous l’autorité paternelle du parentsouverain, cesse d’être considérée comme lopin de défrichage = ubukonde et tombe sous l’autorité politique du même parent-souverain ; elle devient propriété disponible = isambu, que l’autorité politique ne lâchera plus jamais.
  4. En ces champs évacués librement par les Bakonde = défricheurs, de sa famille, le Muhinza ou souverainterrien, installe les solliciteurs étrangers à son groupe. Ces derniers n’ont pas, en effet, le droit du Bukonde en cette zone. Le souverain-terrien ne peut donc les investir de la serpette, les autorisant à déboiser une superficie quelconque de la forêt. Les nouveaux venus sont appelés Abaretwa = les corvéables, au singulier Umuretwa. Ils doivent fournir des prestations serviles au chef qui les installe : journées de travail en son champ, construction de son habitation, portage de bagages, et autres occupations du même ordre.
  5. Les Bakonde = défricheurs, agissent de même en leur propriété. Une fois que le souverain-terrien les investit de la serpette, ils déboisent une portion de la forêt leur convenant ; puis, pour s’assurer une main-d’oeuvre nécessaire et régulière, ils accordent des lopins de terre à des clients Baretwa. Ceux-ci cultivent pour leur propre compte la partie de la propriété qui leur est louée. Ils peuvent la léguer à leurs enfants, si bien que s’établit ainsi une hiérarchie terrienne et une clientèle correspondante, de père en fils.
  6. Les Bakonde (défricheurs), eux, ne doivent pas de prestations serviles à leur souverain-parent. Ils ne sont tenus qu’à la prestation familiale à l’époque de la moisson de sorgho, de haricots, de petits-pois et d’éleusine. C’est-à-dire que chaque parentèle ou huttée se cotisait pour réunir une quantité proportionnée de l’espèce récoltée. Cette quantité de denrées, à laquelle on joignait une cruche de boisson, constituait l’offrande familiale appelée ifuro ; c’est-à-dire : écume. Le souverain-parent, en sa qualité de père familial ou patriarche, devait manger et boire les prémices de la récolte nouvelle, avant ses sujets. La célébration des prémices s’effectuait en commun : les représentants des parentèles, en même temps que le foyer du souverain terrien consommaient le montant des offrandes au cours de ces fêtes, puis chacun s’en retournait chez lui.
  7. Quant au souverain terrien, sa fonction lui imposait des devoirs d’un ordre différent. Au début de la saison où les denrées à prémices devaient être semées, il devait célébrer le cérémonial dit guturutsa ; c’est-à-dire : inaugurer les semailles. On ne pouvait commencer l’ensemencement avant l’accomplissement de cette cérémonie augurale. Puis en cas de sécheresse, ou de trop grande quantité de pluie, compromettant la récolte de la saison en vue, le souverain-terrien devait procéder aux incantations de pluviateur. Cette fonction de pluviateur tendait, en effet, à faire pleuvoir ou à arrêter la pluie. Si la région est l’objet d’une invasion de sauterelles, il lui incombait, en plus, de kuvuma = maudire ce fléau et de sauver ainsi la récolte menacée.

II. L’attitude des conquérants pasteurs en droit foncier.

10. Sur ces entrefaites, voici une troisième race : les Hamites pasteurs. Ils arrivent dans le pays d’abord en nomades, à la recherche de pâturages. Comme le pays réalise les conditions idéales pour eux-mêmes et pour leurs troupeaux, ils s’y attardent et finissent par y adopter la vie sédentaire. Les voilà finalement conquérants: ils soumettent les souverains autochtones, auxquels ils laissent l’autorité paternelle sur leurs familles, les dépouillant seulement de l’autorité politique. Le chef des conquérants prend seul le titre de roi = tandis que les chefs autochtones soumis à son autorité resteront abahinza (roitelets, principicules) préposés aux cultures.

11. Le roi hamite, en accaparant l’autorité souveraine des princes autochtones, a confisqué également à son profit le titre de père ou patriarche des familles conquises. Il en est devenu le pluviateur suprême. Il reconnaît aux défricheurs le droit inaliénable de propriété sur les superficies déboisées par eux, exactement comme avant la conquête. C’est cependant le même souverain-parent qui, au nom du maître hamite, continue à investir de la serpette. Bref, à l’échelon familial, tout continue son cours comme si la conquête hamitique n’était pas intervenue ; cependant que la Cour désignera des hauts fonctionnaires hamites titulaires des provinces annexées. Les souverains-terriens de naguère agiront donc en subalternes de ces fonctionnaires. C’est à ces derniers qu’il revient de traiter avec la Cour et de livrer les prestations imposées à leur fief.

12. Dès que les défricheurs = Abakonde, ou leurs descendants, se déplacent de la propriété inaliénable (Ubukonde), celle-ci tombe sous l’autorité politique désormais représentée par le haut fonctionnaire hamite, dont l’intervention s’harmonise du reste avec les intérêts du principicule autochtone. Ainsi donc l’autorité hamitique a consacré le double droit régissant la propriété foncière :

a) Le Bukonde dont le propriétaire est maître indépossédable, et qui transmet ce même droit, soit par héritage à sa descendance indéfiniment, soit par vente à une tierce personne. L’acquéreur d’un lopin de terre Ubukonde devient lui-même Umukonde (défricheur).

b) La propriété isambu, celle qui dépend de l’autorité politique, dès le jour où le propriétaire Mukonde l’a quittée librement. Cette propriété isambu ne peut jamais retomber dans le système du Bukonde, comme il a été dit plus haut. Bien plus, il n’est permis à personne de vendre cette propriété : la terre disponible appartient au Roi hamite qui en laisse la jouissance à ses sujets ; mais ces derniers ne peuvent pas en disposer comme si elle leur appartenait en propre, comme s’ils étaient des Bakonde (défricheurs).

c) Cette défense de vendre la propriété correspond au droit de recevoir gratuitement, une autre concession en terrain non préparé, en n’importe quelle localité de son choix.

13. La propriété isambu comporte, à son tour, une législation déterminée que nous devons brièvement décrire ici. Lorsque telle personne étrangère à la localité vient solliciter le droit de s’y établir, le chef administratif compétent peut lui donner une terre franche, appelée Indeka, c’est-à-dire : un terrain réunissant les conditions probables d’un sol fertile. Pareil terrain qui n’avait pas été occupé jusque là, s’appelle igisigara-ngobyi en droit pastoral.

14. Du moment que le terrain est désormais occupé, le chef administratif procède à la délimitation de la propriété concédée. Délimiter une concession se dit gukeba, littéralement : découper. Etant donné que la délimitation s’effectue ordinairement par piquetage de bornes, la limite de la propriété se dit igiti ; c’est-à-dire arbre, ou piquet. De cette délimitation résulte un droit, non pas de propriété à proprement parler, mais de concession, qui se dit Ubukebe, dérivé du verbe gukeba (découper, tailler). L’autorité a effectué une coupure entre ce terrain concédé et les terrains qui l’environnent.

  1. a) Dès que le solliciteur a déjà obtenu la concession, en vue de s’y établir, le terrain devient Isambu. C’est-à-dire qu’il cesse d’être une superficie inculte : elle est désormais mise en valeur par le travail de l’homme. b) Si le bénéficiaire de la concession, après l’avoir mise en valeur, se déplace de la localité, le terrain laissé libre est appelé Inkungu ; c’est-à-dire : propriété foncière précédemment mise en valeur, mais abandonnée ensuite par celui qui l’avait travaillée. c) Au moment d’abandonner son Isambu, le propriétaire a le droit strict de faire transférer sa case ou de la vendre à des voisins. Il peut également couper les arbres qu’il a plantés, soit en vue de son installation ailleurs, soit pour les vendre. Par le fait même, le terrain Inkungu devient propriété du chef administratif de la localité. Il peut en disposer à son gré : ensemencer les champs déjà préparés, exploiter la bananeraie, à son profit. Il peut aussi concéder cette propriété à un nouveau solliciteur de terrain. d) Mais dans ce cas, le bénéficiaire doit payer quelque chose au chef, car ce dernier l’investit d’un terrain déjà en apport, se privant d’un revenu facile.
  2. La propriété Isambu occupée par le même foyer depuis deux générations au moins, acquiert un privilège vis-à-vis des autorités administratives. Elle n’est plus appelée simplement isambu, mais Ingobyi. Ce dernier terme signifie berceau (la peau de bête dont se servent les mamans pour porter leurs bébés au dos). Les détenteurs qui ont hérité de leur père la propriété qu’ils se partagent, doivent être traités en quelque sorte comme des Bakonde défricheurs. C’est-à-dire que si l’un d’entre eux se déplaçait et allait s’établir dans une autre localité, la portion du berceau familial (Ingobyi), qu’il occupait, ne devient jamais Inkungu ou propriété abandonnée dont le chef administratif peut disposer. Les autres membres de la famille qui restent sur place, doivent reprendre la portion laissée libre par leur parent, se la partager entre eux, ou y établir un jeune ménage de la famille, qui n’était pas encore installé.
  3. Ce droit reconnu à la propriété Ingobyi confère à ses bénéficiaires un privilège enviable. Comme on le voit, n’importe quelle propriété Isambu ne peut s’ériger en Ingobyi, et aucun chef ne pourrait le permettre. Il y va non seulement de ses intérêts matériels, mais encore un peu de son autorité, en limitant son intervention administrative à l’intérieur de ce berceau familial. Notons, en effet, que le parent émigré, lorsqu’il décide de revenir dans son ancienne localité, ne doit pas s’adresser au chef. Il va tout droit chez ses parents et on s’arrange en famille pour lui constituer une propriété suffisante taillée à l’intérieur du berceau. La propriété Ingobyi ne devient Inkungu que dans le cas où toute la famille, un moment donné, s’est déplacée et l’a laissée complètement inoccupée (comparez no 5).
  4. Comme on le constatera facilement, la propriété Ingobyi pouvait devenir trop vite insuffisante pour les besoins de ses occupants. Ceci ne pouvait cependant constituer une difficulté ; il existe le droit d’acquérir des concessions Indeka en zone non occupée de la localité.

D’où il appert que si le berceau familial renferme l’habitation, les champs nécessaires à la subsistance du foyer, pouvaient se trouver en dehors.

  1. a) D’autre part, non seulement on peut se tailler des champs en terre franche de la localité, mais encore on peut prendre en louage des portions de propriété Amasambu partiellement mises en valeur par leurs détenteurs. Louer son champ à quelqu’un se dit Kwata. b) Solliciter le louage d’un champ se dit La redevance ou prix de louage convenu se dit icyatamilima ; littéralement : louage-champ. Le locataire ne peut ensemencer, bien entendu, que des cultures annuelles. Il ne pouvait planter arbres et bananiers dans la portion cédée en louage.
  2. La coutume reconnaît également aux habitants de la localité, le droit de champs saisonniers en zone inoccupée de leur sous-chefferie. Il s’agit surtout de la culture d’éleusine. Les champs préparés en ces conditions se disent Intebu. Une année, c’est dans telle zone, l’année suivante dans telle autre zone différente, et ainsi de suite. De ce fait, l’occupant saisonnier de tel lopin n’acquiert aucun droit. Si deux années plus tard on revient dans la zone mise en jachères, personne ne réclame la superficie exacte qu’il avait précédemment occupée.

III. L’occupation de la propriété foncière.

  1. Ces notions succinctes sur la propriété foncière au Rwanda traditionnel étaient nécessaires pour faire saisir l’aspect important de la vie que va mener le nouveau ménage. Nous avons décrit les cérémonies du mariage au chapitre précédent. Le jeune mari, au moment du mariage, a dû passer un certain temps chez ses parents, dans une case destinée à loger provisoirement le jeune couple. Il en a été de même si, en cas de mariage chez les beaux-parents, la célébration des noces fut de la forme gutahira. Ceci ne veut évidemment pas exclure le cas d’un mariage célébré dans la résidence définitive préalablement organisée par le fiancé. En toute supposition, le jeune mari devait avoir déjà reçu la propriété foncière nécessaire à la subsistance du foyer qu’il allait fonder. Il ne pouvait songer à se fiancer, avant d’avoir préalablement résolu ce problème important.
  2. a) Ne devait-il pas disposer déjà, avant le mariage, d’une réserve suffisante de vivres, fruit de ses travaux de jeune homme, auxquels s’est ajouté le trousseau paternel ? Ce dernier subside, en plus de denrées alimentaires, et de bananeraie, comporte du gros ou du menu bétail, selon que la famille dispose ou non de vaches. b) Le trousseau paternel s’appelle Umunani = littéralement : le huitain (la huitaine si l’on veut). Cette dénomination, si on la met en relation avec les institutions homonymes, mais d’ordre différent, auxquelles nous avons fait allusion (chap. VII, no 23), laisse supposer qu’initialement le trousseau se composait de 4 paires de chaque objet nécessaire au ménage. Une fois que le père remet le huitain traditionnel à son fils marié, on dit qu’il a accordé l’existence au nouveau foyer, qu’il a fondé l’enclos de son enfant.
  3. a) Le fils investi du huitain obtient le droit d’acquérir et de retenir pour lui vaches et autres biens de la fortune, qu’il gérera personnellement, mais sous la haute souveraineté de son père. Il n’y a pas, strictement parlant, un droit de propriété indépendante de l’autorité paternelle. Lorsque le père a besoin de telle chose, le fils le lui donne sans hésiter. On ne peut jamais avoir raison contre son père (chap. XII, no 32). b) Comme nous l’avons vu plus haut, on peut disposer d’une propriété foncière sans être obligé d’y construire son habitation. C’est habituellement le cas de ceux qui occupent une superficie reconnue comme ingobyi = berceau de la parentèle ; elle ne peut plus suffire à une forte agglomération de foyers.
  4. Considérons maintenant comment l’on procède pour construire son habitation. Nous ne relèverons, bien entendu, que les coutumes ayant une incidence sur le plan socio-familial : la description de la technique en construction des cases n’entre pas dans la matière qui nous occupe. Tout d’abord, le père de foyer commence par prélever une prise de terre en plusieurs endroits du terrain qu’il voudrait occuper. Cette prise de terre se fait secrètement, d’ordinaire la nuit, afin que personne ne s’aperçoive du geste. On risquerait ainsi d’alerter des malveillants qui y jetteraient des objets ensorcelants, ou y accompliraient des rites maléfiques, prévenant l’occupation effective projetée.
  5. Ces prélèvements de terre sont mélangés avec de l’eau dans de petits vases de terre dits imperezo. La personne intéressée dépose de sa salive dans chaque récipient, et va chez un devin. La consultation divinatoire s’opère par élimination des vases, l’un après l’autre. Si le devin opère par planche = impinga, sur laquelle il projette les jetons = inzuzi, au singulier uruyuzi, ces derniers sont aspergés de l’eau de chaque vase, successivement, jusqu’à obtenir l’oracle favorable. Si la consultation est faite par un aruspice qui macte un poussin, un bêlier ou un taurillon, on fait avaler à la bête quelques gouttes du mélange contenu dans le petit vase. Le contenu de ce récipient, dont l’aspersion ou l’ingurgitation aura été suivie de l’oracle favorable, désignera la place exacte où la case principale du foyer doit être construite. C’est qu’en effet chaque vase portera un signe précis, correspondant à celui de l’endroit où l’on aura prélevé l’échantillon de terre qu’il renferme.
  6. Au jour où commencent les travaux, les ouvriers qui répondent au rendez-vous ne peuvent savoir d’avance en quel endroit l’on devra construire. L’intéressé ne révèle l’emplacement de son choix qu’au moment même. On égalise le terrain où doit s’élever la case, à l’endroit même où a été effectué le prélèvement de terre favorisé de l’oracle divinatoire. On ne pourra cependant commencer les travaux, avant que l’occupation du sol ne soit consacrée ou par la présence d’une bergeronnette, ou à son défaut, par un membre du clan des Bagesera dont cet oiseau est le totem (chap. II, no 32 ; chap. IX, no 6).
  7. Au centre de l’emplacement on fixera un piquet autour duquel sera nouée une hart. Celle-ci servira à tracer un cercle parfait, marquant la rigole des piquets. Ceux-ci seront fixés, bien entendu, de manière à laisser libre un espace qui formera l’entrée de la case. Ce qui nous intéresse ici est le premier urubaliro, au pluriel imbaliro, = attache circulaire, que l’on appelle nyina-w’inzu = mère de la case. Ce rubaliro relie les piquets en cercle, et barre le passage destiné à l’entrée. Pour pénétrer dans la case en construction, on est obligé de se courber, car nyina-w’inzu traverse le passage à la hauteur de poitrine d’un homme adulte.
  8. Cette barrière de l’entrée est symbolique : elle arrêtera tout malveillant, empoisonneur ou autre, qui serait tenté de venir la nuit jeter des maléfices dans la case en construction. L’emplacement est, en effet, désormais connu et n’est pas encore effectivement habité. Des maléfices prévenant l’inauguration du foyer seraient dès lors à craindre. Parmi ses gestes maléfiques, l’un des plus redoutables serait, par exemple, qu’un ennemi mortel vienne la nuit avec sa femme accomplir l’acte conjugal dans la case non encore occupée. Cette démarche malveillante provoquerait la mort prématurée des conjoints qui vont y habiter. Ainsi donc, la barrière formée par nyina-w’inzu à travers l’entrée, sera maintenue jusqu’au jour où les conjoints intéressés inaugureront leur séjour en la demeure en préparation.
  9. a) Lorsque la case sera complètement construite, on la couvrira de pailles ou de chaumes, en tiges de sorgho. Un autre point important de la technique en cette tâche sera le placement d’un piquet au sommet de la case. Mais en plus de son importance, le piquet du sommet = agasongero, au pluriel udusongero, revêt une importance encore plus grande sur le plan socio-familial. La case deviendra automatiquement inhabitable, du jour où l’autorité compétente décide d’arracher le gasongero. Cela signifie que le foyer est dépossédé de son enclos. Si l’homme, sa femme et ses enfants passaient encore une seule nuit en cette case, la sanction immanente serait terrible et irrévocable. La mort est la moindre des peines qui peuvent s’ensuivre, car la plus terrible de ces sanctions, comme nous le verrons ailleurs, c’est de mourir éteint : c’est-à-dire sans descendance mâle. b) Gare à l’homme privé qui, en conséquence, se permettrait ce geste d’arracher le gasongero : il se serait arrogé l’autorité politique et son crime serait payé de sa tête.
  10. Autour de la cour précédant cette case principale, on aménage deux palissades = inkike, suivant un tracé également circulaire. L’entrée de l’enclos = irembo, au pluriel amarembo, est bordée de poutres = ibikingi by’amarembo, au singulier igikingi cy’irembo, solidement attachées, les unes aux autres, par entrelacements de harts triplées. Ces poutres sont liées au même symbolisme que le piquet placé au sommet de la case ; l’autorité compétente dépossède le foyer de son habitation, en arrachant les bikingi by’ amarembo. Les conjoints et leurs enfants ne peuvent plus y loger, tout comme si on avait complètement incendié leur habitation.
  11. a) En cas de conflits armés entre familles ou parentèles, il n’existe qu’un seul moyen d’obliger les vaincus à quitter la localité, ne fût-ce que momentanément. C’est d’incendier leurs habitations. Lorsque les tribunaux reconnaîtront de l’affaire, l’incendie des habitations sera plaidé comme délit civil, et sera réparé au besoin, suivant le jugement rendu par les tribunaux. b) Tandis que si les vainqueurs, n’ayant aucune autorité politique sur les vaincus, s’amusaient à arracher poutres d’entrées ou piquets terminaux des cases, tout changerait d’aspect. Le chef familial responsable des vainqueurs serait inculpé d’un grave délit qui, s’il n’était pas arrangé à l’amiable par l’intervention d’intérêts familiaux enchevêtrés d’alliances communes, aboutirait au tribunal du roi (Le délit serait qualifié du ItritgoPrio = s’arroger des pouvoirs d’ordre politique.)
  12. Tout ceci soit dit, évidemment, en stricte interprétation de la coutume. Personne ne s’amuserait à commettre ce délit politique. Et puis les conflits entre familles sont généralement composés entre amis et alliés des deux parties intéressées. Le fait de recourir au tribunal du roi signifie qu’on veut une inimitié inextinguible entre les deux parties, de générations en générations (chap. X, no 53). De ce chef, cette démarche extrême n’est pas souhaitée et se produit rarement. Avant de s’y résoudre, on y regarde d’autant plus à deux fois, que le groupe plaignant n’est pas nécessairement certaih de gagner le procès. On commence, en conséquence, par la pratique de l’axiome juridique urujya kujya i bwami rubanza mu bagabo = le procès, avant d’être plaidé à la Cour, doit être débattu devant les réconciliateurs.
  1. a) L’inauguration de l’habitation donnera lieu à trois cérémonies qui intéressent notre étude. 1° La barrière de l’entrée (c’est-à-dire la section de nyina w’inzu qui la traverse), sera coupée d’abord. Les bois qui la composent s’appellent intalizi. On ne les jettera pas : on les introduira plutôt sous la paille couvrant la case, de manière qu’elles ne reparaissent plus à l’extérieur. b) 2° Le père de foyer, par le cérémonial du guterekera = honorer les esprits des défunts, intronisera le mukura-mbere ou esprit de l’ancêtre en l’honneur duquel le foyer (ou la résidence) a été fondé. On se rappellera que la case rwandaise se présente sous la forme d’un dôme. L’esprit tutélaire du mukura-mbere ou ancêtre titulaire, est supposé résider dans la partie intérieure la plus élevée du dôme, appelé ipfundo l’y’igisenge, au pluriel amapfundo y’ibisenge = noeud de la toiture. A l’occasion de cette intronisation, ce noeud ou centre du dôme sera marqué du kaolin, dont le blanc symbolise la présence de l’esprit en question, et sert en même temps de mémorial rappelant la cérémonie qui a eu lieu. c) Ce cérémonial de l’intronisation appartient à la culture des Hamites qui le célèbrent seuls. Pour qu’un représentant de race Bantu y soit astreint, il faut qu’il ait socialement un certain rang, et qu’il ait vraiment fréquenté les milieux Batutsi pour en adopter l’usage. Les simples cultivateurs n’y songent même pas. 3° Les deux conjoints accomplissent l’acte conjugal d’agréation = Kwakira, que nous avons déjà rencontré ailleurs. Ceci appartient à toutes nos races.

IV. Coutumes socio-culturelles inhérentes à la vie conjugale au foyer.

35. Nous ajouterons ici d’autres pratiques relevant, quant à leur nature, de l’ethnologie culturelle, mais ayant des incidences dans le domaine socio-familial. a) La coiffure : les hommes, les jeunes gens et les jeunes filles, doivent arranger leur chevelure en deux huppes = amasunzu, au singulier isunzu. Lorsque les deux huppes sont parallèles, allant d’un côté à l’autre de la tête, on les appelle intambike. Lorsqu’elles sont placées de manière que celle de devant parte du front vers le sommet de la tête pour obliquer vers l’oreille dans la ligne du favori, et l’autre à l’arrière de la tête, on les appelle impagalike ; littéralemnt : les verticales. Cette dernière forme de huppes comporte une signification très importante : si la huppe antérieure oblique vers l’oreille droite, celui qui la porte est roi, la huppe est appelée ily’ubugabe = la royale. Les autres hommes doivent faire obliquer la leur vers l’oreille gauche. b) La femme, environ un mois après son mariage, et en tous les cas dès qu’elle est enceinte, doit se faire raser ses huppes de jeune fille. Aucune femme ne peut arranger sa chevelure en huppes.

36. a) Les hommes sont obligés de se faire enlever les huppes durant le temps de deuil, à la mort de leurs parents, de leur femme et du Roi. Dans les mêmes circonstances les femmes mariées doivent se faire couper également les cheveux. Les jeunes gens et les jeunes filles, durant le temps de deuil, à la mort de leurs parents et du Roi. Le temps de deuil une fois révolu, on est obligé de recommencer le port des huppes (chap. XII, no 72). b) En dehors de ces cas précis, il n’est permis à personne de se faire enlever les huppes. En y contrevenant, on souhaite symboliquement la mort soit des parents, soit du conjoint, soit du Roi. On dira de celui qui s’en rend coupable qu’il est un provoque-deuil = inkunguzic) Si quelqu’un n’a pas enlevé ses huppes durant le deuil à la mort du Roi, on peut le lyncher, car il se déclare ainsi ennemi public du pays.

37.Relevons, pour terminer, des pratiques sociofamiliales, en relation avec la propriété foncière et ayant leur base dans la mesure du temps, autre objet de l’ethnologie culturelle. 1° Le Rwanda observe la semaine de 5 jours ; les journées ouvrables sont 4 et on les appelle imibyizi, au singulier umubyizi (ce terme sert à désigner également la prestation d’un travail accompli en un jour). Le cinquième jour est appelé icyumweru, au pluriel ibyumweru = dimanche. Cette institution est de la culture hamitique, cela est bien connu. Le dimanche est appelé icyumweru cya Gihanga = le dimanche de Gihanga (remontant à Gihànga), fondateur de l’actuelle dynastie. Ceci nous incline donc à attribuer cette institution de la semaine au groupe précis des Basindi. Nous ne nous arrêterons pas aux conséquences d’ordre économique découlant de cette institution de la semaine, car nous devons nous limiter au domaine socio-familial. Relevons donc qu’on doit, le dimanche, s’abstenir de tout travail de culture à la houe. Celui qui enfreint cette défense est supposé provoquer des pluies de grêle sur la localité qu’il habite. Et pour lui-même, il se met en danger d’être foudroyé; d’où l’axiome usité en ce domaine : wica icyumweru inkuba ikalibika mu nda = tu transgresses le chômage dominical, et la foudre en enregistre rancune en son coeur.

38. Le même travail de culture à la houe est interdit dans la localité où il y a eu un décès d’homme, ou bien la mort d’un chien ou s’il y est tombé de la grêle. Si l’homme mort était un chef, le chômage de deuil s’étend à toutes les localités dépendant de son commandement administratif, et pour tout homme à tous les membres de sa parenté. En ce dernier cas donc le chômage n’est pas local, mais personnel. Ce chômage peut durer de 1 à 4 jours, suivant l’importance du personnage. Si le décès survenu est celui du Roi, tout le Rwanda s’abstiendra des cultures à la houe tout le temps du deuil ; c’est-à-dire quatre mois lunaires.

39. Le chômage dominical, ou celui imposé par la mort d’un chien et la tombée de la grêle, se termine dans l’après-midi. On peut donc aller cultiver à la houe à partir d’environ 15 h. Quant au chômage en signe de deuil pour la mort d’un homme ordinaire, et à plus forte raison d’un chef et du roi, on doit l’observer toute la journée.

40. Cette pratique de chômer, on l’a remarqué, ne vise que les cultures à la houe. Elle appartient donc à la civilisation qui a introduit le fer au Rwanda. Les cultures, en ces temps prohibés, peuvent être tranquillement effectuées au moyen de l’instrument aratoire, appelé inkonzo, confectionné en bois recourbé. Le mot est dérivé du verbe gukonda = défricher la forêt. Le nkonzo se révèle ainsi avoir été l’intrument aratoire des pionniers de nos premiers Bantu défricheurs (Abakonde), qui ne pratiquaient pas la coutume de chômage, puisque leur instrument plus ancien peut transgresser la pratique sans aucun danger de sanction immanente (grêle ou foudre).

41. De l’institution de la semaine, passons au mois lunaire = Ukwezi, au pluriel amezi. Notons que la lune s’appelle également Ûkwezi, mais sans pluriel. Tout d’abord, à la nouvelle-lune, il y a des fêtes générales nocturnes, au battement de tambours, dans les régions nord-occidentales, dont la culture prédominante semble provenir des régions de l’actuel Congo belge. Cette pratique n’est pas connue des régions du Rwanda, qui n’ont pas été en contact avec l’aire située à l’ouest et nord-ouest du lac Kivu.

42. C’est le système des mois lunaires qui commande l’année. Le premier mois de l’année, appelé Nzeli (vers la mi-septembre), indique à quelle époque on pourra ensemencer le sorgho dit amaka ; c’est-à-dire : qui détermine l’année. Pour ensemencer la graminée, les grains sont placés dans un récipient appelé ikibibiro, au pluriel ibibibiro, d’ordinaire en bois, mais peint avec du kaolin. Le cérémonial est présidé, en principe, par le père de foyer qui sème ne fût-ce que la première poignée. La nuit de ce jour, les conjoints accompliront l’acte conjugal d’agréation = kwakira, pour sceller le début de la prochaine moisson souhaitée heureuse. La pratique est en cours aussi bien chez les Bantu cultivateurs que chez les Hamites, qui ont adopté tant de coutumes de ce genre.

43. La moisson du sorgho s’effectuera durant le neuvième mois de l’année rwandaise, appelé Kamena (tombant au début de juin). En ce moment, se déroulera, à la Cour, le cérémonial des prémices =umuganura au pluriel Imiganura. Le roi mangera d’abord le premier de la pâte du sorgho nouveau, au cours des festivités nationales organisées à cette occasion, en amplification de la même cérémonie exécutée par le Bahinza (no 8-9). Une fois terminée la fête des prémices à la Cour, les parents en feront de même dans leur foyer. Si tel foyer est subordonné à un autre par filiation, ce sera le père des foyers subordonnés qui mangera le premier la pâte des prémices. Après lui, ses enfants en feront de même dans leurs propres maisons. Tout ceux qui célèbrent cette fête, roi ou père de foyer, accompliront l’acte conjugal d’agréation. Ce rite une fois accompli, les enfants peuvent désormais user de la moisson nouvelle du sorgho. L’enfant qui en mangerait le premier et aurait des relations avec une femme, la sienne ou une autre, provoquerait la mort de son chef familial immédiat, ou la sienne propre. C’est-à-dire que la nouvelle moisson abrègerait la vie soit du coupable, soit de celui qui n’a pas pu accomplir le rite prescrit.