Le Renforcement Socio-Familial A Tous Les Echelons

  1. Nous avons décrit les divers échelons socio-familiaux : le clan, la famille, la parentèle et finalement le foyer. Avant de poursuivre notre étude, il convient de décrire, en cet endroit, une série de renseignements complémentaires qu’il aurait été malaisé de donner auparavant. Il aurait fallu, en effet, consigner telle institution à la suite de chaque chapitre correspondant, au risque de ne pas être suffisamment clair et aussi de ne pas mettre en vedette l’importance de ces coutumes. Le meilleur moyen de les faire apprécier à leur juste valeur, et d’en souligner l’importance sociale, était de les grouper dans un chapitre à part, comme j’ai jugé opportun de le faire ici.

I. A l’échelon clan : l’institution de Abase.

2. Au cours du chap. I, n° 31-32, nous avons déjà fait allusion à la fonction dévolue à certaines catégories de personnes appelées Abase, au singulier Umuse. Ce mot pourrait se traduire de plusieurs manières, suivant les divers cas où est requise l’intervention du personnage. Ainsi la fonction dévolue au clan des Bagesera (chap. I, n° 32), d’installer rituellement toute personne désirant construire son habitation, donnerait au terme Umuse le sens de légitimateur : il fait que l’occupation du sol devienne légitime.

Il semble plus simple de le laisser sous sa forme rwandaise, dans laquelle il correspond à la seule culture qui l’incarne adéquatement.

  1. Une précision linguistique ici s’impose. Certains auteurs ont tenté de traduire Umuse par patriarche ou quelque chose de ce genre. Ils ont été induits en erreur par la présence du radical se, précédé du déterminatif umu-, d’où umuse. L’erreur est cependant flagrante. Nous avons vu plus haut (chap. IV, no 11) que le mot ‘se’ veut dire son-père ; qu’il correspond à data=monpère, et à ton-père. Il s’agit ici d’un terme non seulement irrégulier, mais encore réfractaire à toute combinaison, qui tendrait à l’incorporer dans la composition d’autres mots (ibid., no 43). Il est dès lors arbitraire de vouloir déceler sous le radical se un sens quelconque dérivé de père. Les trois mots : ‘data, so, se’, comme nous l’avons souligné en son temps, comportent la signification très précise de paternité, ou relation existant entre le père et son enfant par voie de génération naturelle. Les significations dérivées ou analogues s’expriment par d’autres termes, tels que abaskuruza (les aïeux), ou ababyeyi(parents, ascendants).
  2. Qu’est-ce qui détermine la qualité de Umuse (Abase) ? Certaines fonctions similaires, telles que les devins, les pluviateurs et autres, peuvent être attachées à une famille, mais aussi elles peuvent être assumées par un individu, alors que sa famille n’avait jamais comporté pareils opérateurs. Il n’en va pas de même de la fonction du Muse : elle n’appartient pas à une famille, ni à plus forte raison à un individu qui se serait fait initié. Le Muse est une fonction clanique. Tel clan, répondant à tel totem, exerce la fonction de Muse vis-àvis de tel autre clan se réclamant de tel totem. Cette fonction ne comporte aucune initiation ni aucun art personnel : n’importe quel individu, du moment qu’il appartient à tel clan (lequel est) Muse de tel autre clan, est habilité pour intervenir efficacement, dès qu’on a besoin de ses services.
  3. a) Disons, en plus, que la fonction de Muse n’a pas été conférée d’autorité à tel clan au service de tel autre. Tout repose sur un principe qui a son importance en ethnologie historique : le clan arrivé au Rwânda à une époque antérieure devient Umuse vis-à-vis de tel autre clan dont les représentants s’installèrent dans le pays à une époque ultérieure. Nous y avons fait allusion, au sujet du clan des Bagesera (chap. I, n° 32). Notons cependant que l’institution appartient de préférence à ce dernier clan, et aux Bazigaba. b) Dans la logique du même principe, à l’intérieur du même clan, telle famille établie dans le pays à une époque plus ancienne, peut jouer le rôle de Muse à l’égard d’une autre famille immigrée à une date plus récente. Il s’agit, en ce cas, de la catégorie des groupes que nous avons vus plus haut, au chap. II, n° 10.
  4. Avant de terminer ce paragraphe, rappelons-nous le titre du présent chapitre, le renforcement, ici à l’échelon-clan. L’institution du Muse renforce-t-elle le Clan ? et en quel domaine ? Il le renforce dans la lutte contre les influences du domaine spécifiquement magique. Il s’agit de libérer les membres de tel clan, contre des forces invisibles, supposées menaçantes contre eux : ii faut leur opposer un rempart constitué de pratiques dont l’efficacité provient d’un ordre supra-sensible. Nous rejoignons donc ici le domaine auquel il a été fait allusion, à la fin du chap. II, au sujet des interdictions.

II. A l’échelon famille : le pacte du sang et le retranchement.

A. Le pacte du sang.

13. Abordant l’échelon-famille ( Umulyango ) , nous devons décrire premièrement l’élément positif de son renforcement ; à savoir le pacte du sang. C’est ici une institution qui peut paraître simplement sympathique à un homme appartenant à une culture différente de la nôtre ; mais pour quelqu’un de notre propre culture, le pacte du sang relève d’une profonde mystique. C’est la première fois et ce sera la dernière que j’emploie ce terme sacré et profond de mystique, dans lequel l’esprit se perd et se délecte, lorsqu’on en entrevoit le contenu.

14. Lorsqu’on considère ce pacte du sang, et qu’on en saisit toute la portée, on regrette qu’il ait été entouré de croyances superstitieuses. On se surprend alors à souhaiter que cette institution soit ramenée à sa profonde et pure signification, à son riche symbolisme de fraternité, de dévoûment mutuel qui va jusqu’à mourir pour son frère librement élu, et dont la profonde affection a été matérialisée par l’échange du sang. Les deux contractants comptent l’un sur l’autre, sachant qu’ils ne peuvent se trahir, ni résilier les engagements découlant de leur donation réciproque.

15. D’autre part, en plus de cette fusion des deux contractants, les deux familles auxquelles ils appartiennent deviennent solidaires. Ainsi les deux groupes, par l’intermédiaire des deux frères du sang, sont liés l’un à l’autre. Si jamais tel individu agissait dans l’esprit opposé aux obligations de ce pacte, il est exposé aux pires sanctions immanentes ; il peut être atteint de la lèpre, perdre tous ses biens, ou mourir sans postérité.

17. Le pacte du sang, jusqu’à un certain point et dans certaines conditions, crée même entre les deux contractants, un lien plus étroit que celui existant entre eux et leurs frères respectifs de père et mère. Il n’est pas permis, par exemple, de refuser quelque chose à son frère du pacte ; celui qui s’en rendrait coupable en subirait des sanctions. Tandis que refuser quelque chose à son frère naturel serait un incident sans suite.

17. a) Le pacte du sang, sous cette forme substantive, se dit ubunywanyi ; c’est-à-dire : l’action de se boire mutuellement; l’un a bu l’autre et réciproquement ; l’un porte en son sein le sang de l’autre. Le verbe kunywa signifie boire, et kunywana = s’entre-boire, être boisson l’un pour l’autre. b) De cet acte de s’entre-boire découle un lien de fidélité inviolable appelé igihango ; le même mot sert à désigner le serment irrésiliable que prêtent les dépositaires du code esotérique de la dynastie, lorsque le roi les investit de ce secret. Ici donc l’obligation résultant du pacte du sang adopte le même sens des engagements inviolables de fidélité en toutes circonstances. c) Il existe un autre terme pour désigner ce lien de fidélité inviolable : umukago, qui, en ce sens, n’a pas de pluriel. Le verbe gukagiradérivé du même radical, signifie : envoûter. D’où le terme umukago répond, étymologiquement, au sens général de : envoûter, à son propre sort, l’ami avec lequel on a fait l’échange du sang.

 

  1. a) Le lien résultant du pacte du sang ne peut être révoqué : aucune intervention de quelque agent que ce soit, y compris le Muse et même le roi, ne peut annuler le pacte du sang. On sait que le roi, dans les traditions du Rwanda, ne peut trouver rien qui résiste à sa volonté : il peut annuler n’importe quelle autre obligation ou influence supra-sensible, sauf le lien qui nous occupe (Le roi portait justement le titre de Nyamugira -ubutangwa = l’homme qui fait tout ce qui lui plaît, et à l’avis duquel tout le monde devait se plier ; cf. le Code des instit. polit., art. 376.)
  2. b) L’aède NYABIGUMA, au XVIlle siècle, dans son poème intitulé Umwami azira kubeshya (= Il est fatal aux Rois d’être félons), s’adresse ainsi à Kimenyi IV, roi du Gisâka : Je vais voir comment le pacte du sang, Tue plus sûrement que le trait d’un arc ! Il n’existe jamais un autre remède, qui écarte la sanction du sang lié au serment ! O Kimenyi, le fait de résilier le pacte du sang, Se paie par l’ingurgitation de l’amertume. Losque tu es égaré par l’abondance de biens, Tu t’imagines pouvoir annuler n’importe quelle interdiction.

L’aède qui dédia ce morceau à Cyilima II du Rwanda, et qui s’attaque à Kimênyi IV du Gisâka, en plus de la doctrine qu’il résume sur le pacte du sang, nous affirme ainsi que le roi peut annuler certaines interdictions, mais pas celle du pacte mis ici en relief, et contre laquelle avait agi le monarque attaqué dans le poème. Il n’est du reste pas difficile de comprendre pourquoi le roi ne pouvait annuler le lien dont nous parlons : il s’agit d’une institution tout à fait privée, et qui ne pouvait aucunement intéresser l’autorité politique de quelque échelon que ce soit.

  1. Le frère de pacte se dit munywanyi ; l’ami ordinaire est appelé incuti. Etre infidèle à l’amitié se dit guhemukira incuti = manquer de fidélité à un ami. Tandis que trahir le pacte du sang se dit : gutata, et cette trahison est appelée ubutati. Si le pacte du sang lie toute la famille, l’infidélité à cet engagement ne retombe cependant que sur la seule personne qui s’en rend coupable.
  2. Nous devons maintenant revenir sur un passage du chapitre II que j’ai intentionnellement laissé incomplet ; il faut, en effet, que, dans la mesure du possible, chaque élément de la coutume soit rapporté à sa véritable place, sans anticiper la description d’autres aspects qui doivent naturellement trouver place ailleurs. Il s’agit des familles dites inkeho (faibles), et surtout de l’unique (nyakamwe), que nous avons décrites dans les n°s 12-13 et 28. Ces divers foyers ne se résignent pas à cette impuissance sociale : ils se renforcent par le pacte du sang, grâce auquel ils sont alliés à des formations plus puissantes. De cette manière, ils se feront respecter. Car si leurs alliés ne peuvent pas intervenir directement pour venger le sang versé de leurs frères de pacte du sang, ils feront leur possible pour les venger indirectement : ils mettront en action toutes leurs alliances, toute leur influence, pour ruiner la puissante famille, meurtrière de l’ami faible. C’est ainsi qu’une famille inkeho ou un foyer unique, tout en étant familialement faible, devient une force respectée, grâce à l’institution du pacte du sang.
  3. L’alliance du sang est conclue d’après un cérémonial solennellement célébré devant des témoins, choisis parmi les parents et les amis intimes des deux contractants. Ces derniers, avant de proposer l’un à l’autre l’échange du sang, doivent se connaître depuis longtemps et se lier par une sincère et loyale amitié. Le pacte devient, de la sorte, le complément naturel de leur attachement mutuel, lorsqu’il s’agit de gens du même rang social. Si leur situation sociale est inégale, le pacte est décidé en vue d’intérêts réciproques, de services très importants à se rendre mutuellement. De la sorte l’alliance devient une garantie indubitable que les deux contractants ne se tromperont pas mutuellement, et que les engagements seront exécutés avec une méticuleuse fidélité.

C’est ainsi que le pacte est possible entre les Hamites et les Bahutu, et même entre les deux races et celle des Batwa (Les cas où ce pacte se contractait entre Batutsi et Bahutu sont innombrables. Quant au cas des Batwa, devenant frères de sang de Hamites et de Bahutu, je ne connais que quelques cas bien caractérisés. Si le Muttva Basebya n’avait pas contracté ce pacte avec des Hamites, avant 1912, il n’aurait pas été capturé par les autorités, qu’il avait défiées. Je ne puis préciser davantage.)

  1. Les deux contractants prennent place sur une natte et se font faire une incision sur le côté droit de l’abdomen, au moyen d’une espèce de flèche appelée irago, au pluriel amarago, servant à saigner les vaches. A défaut de cet instrument, on peut employer un petit couteau très aiguisé. Le sang est recueilli sur une feuille tendre prélevée à une pousse d’erythrina = umuko. On peut mettre cette feuille en bouche et avaler la goutte de sang ; ou bien, chez les Hamites, plonger cette feuille dans une petite quantité de lait qu’on consomme entièrement. Les deux contractants avalent simultanément le sang l’un de l’autre. L’un des témoins, durant cet acte, détaille les droits et les devoirs qu’impose aux contractants cet échange du sang. Il précise les obligations principales qui leur incomberont désormais et fulmine les principales peines auxquelles s’exposerait celui qui se rendrait coupable d’infidélité, de félonie, de trahison envers l’autre. Ce discours du témoin qui préside la cérémonie s’appelle gutongera = préciser les sanctions automatiques inhérentes à l’infidélité au pacte du sang. A partir de ce moment, les deux contractants ont dépassé le degré de l’amitié ordinaire : ils ont fusionné pour ainsi dire, et dans leurs relations, ils se comportent en conséquence.
  2. Chez les Hamites, peu de personnes peuvent savoir que tel et tel individu ont fait l’admirable échange du sang. Il importe, en effet, de tenir caché le précieux événement, afin d’en tirer, le cas échéant, le plus d’avantages possible. Parce que le public ignore l’existence du pacte, il pourra se faire que des ennemis de l’ami, ses adversaires politiques, trament des complots contre lui. Son frère du pacte aura les possibilités de recueillir et de lui communiquer des renseignements précieux, puisés à bonne source ! Il suffira qu’il se mette en contact avec les comploteurs et raconte des histoires controuvées sur le compte de son ami, en feignant de lui être hostile. Grâce à ce stratagème, il entrera dans le cercle des ennemis qui ignorent qu’il est un espion. De la sorte, son cher frère du pacte sera régulièrement mis au courant, et saura comment parer à toute éventualité, déjouer les plans ourdis contre lui, etc. Tout ceci deviendrait impossible, si le fait du pacte intervenu était connu de n’importe qui.
  1. D’autre part, en cas de procès, le frère de pacte pourra jouer le rôle de témoin, car comme nous le verrons en son temps (plus loin, n° 44 sq.), l’ancienne justice rwandaise s’arrangeait comme elle pouvait : les alliances venaient à bout de tout. D’autant plus que, comme il a été dit, le pacte du sang engageait les deux familles auxquelles appartenaient les deux contractants. Que l’un appartienne à un groupe de 20 personnes, et l’autre à une famille similaire de 30 membres, cela faisait, pour chacun des 50 associés, un appui compact de 49 individus! Si maintenant chacun des 50 individus a contracté le précieux pacte avec une moyenne de 3 personnes appartenant à d’autres groupes, qu’on essaie d’évaluer le potentiel de pareilles ramifications, d’autant plus puissantes que leur ampleur ne s’étale pas au grand jour.

25. Si cependant les Hamites tiennent à cacher l’existence de ces alliances, il n’en est pas de même chez les Bahutu, surtout dans les régions montagnardes du Nord. Il est tout naturel que tel individu vous détaille les noms de ses frères du pacte, et vous précise les localités qu’ils habitent. Il ne vous cachera pas, non plus, les innombrables incisions dont les cicatrices s’étalent sur le côté droit de l’abdomen depuis la région lombaire jusqu’au bas du thorax. C’est une preuve évidente de sa force sociale, et il ne doit pas s’en cacher, tout au contraire. Il n’a pas la même méthode que les Hamites, dont la force la plus redoutable est celle qu’ignorent ses adversaires éventuels.

Le Renforcement Socio-Familial A Tous Les Echelons

 

  1. Nous avons décrit les divers échelons socio-familiaux : le clan, la famille, la parentèle et finalement le foyer. Avant de poursuivre notre étude, il convient de décrire, en cet endroit, une série de renseignements complémentaires qu’il aurait été malaisé de donner auparavant. Il aurait fallu, en effet, consigner telle institution à la suite de chaque chapitre correspondant, au risque de ne pas être suffisamment clair et aussi de ne pas mettre en vedette l’importance de ces coutumes. Le meilleur moyen de les faire apprécier à leur juste valeur, et d’en souligner l’importance sociale, était de les grouper dans un chapitre à part, comme j’ai jugé opportun de le faire ici.
  2. A l’échelon clan : l’institution de Abase.
  3. Au cours du chap. I, n° 31-32, nous avons déjà fait allusion à la fonction dévolue à certaines catégories de personnes appelées Abase, au singulier Umuse. Ce mot pourrait se traduire de plusieurs manières, suivant les divers cas où est requise l’intervention du personnage. Ainsi la fonction dévolue au clan des Bagesera (chap. I, n° 32), d’installer rituellement toute personne désirant construire son habitation, donnerait au terme Umuse le sens de légitimateur : il fait que l’occupation du sol devienne légitime.

 

 

il semble plus simple de le laisser sous sa forme rwandaise, dans laquelle il correspond à la seule culture qui l’incarne adéquatement.

  1. Une précision linguistique ici s’impose. Certains auteurs ont tenté de traduire Umuse par patriarche ou quelque chose de ce genre. Ils ont été induits en erreur par la présence du radical se, précédé du déterminatif umu-, d’où umuse. L’erreur est cependant flagrante. Nous avons vu plus haut (chap. IV, no 11) que le mot ‘se’ veut dire son-père ; qu’il correspond à data=monpère, et à ton-père. Il s’agit ici d’un terme non seulement irrégulier, mais encore réfractaire à toute combinaison, qui tendrait à l’incorporer dans la composition d’autres mots (ibid., no 43). Il est dès lors arbitraire de vouloir déceler sous le radical se un sens quelconque dérivé de père. Les trois mots : ‘data, so, se’, comme nous l’avons souligné en son temps, comportent la signification très précise de paternité, ou relation existant entre le père et son enfant par voie de génération naturelle. Les significations dérivées ou analogues s’expriment par d’autres termes, tels que abaskuruza (les aïeux), ou ababyeyi(parents, ascendants).
  2. Qu’est-ce qui détermine la qualité de Umuse (Abase) ? Certaines fonctions similaires, telles que les devins, les pluviateurs et autres, peuvent être attachées à une famille, mais aussi elles peuvent être assumées par un individu, alors que sa famille n’avait jamais comporté pareils opérateurs. Il n’en va pas de même de la fonction du Muse : elle n’appartient pas à une famille, ni à plus forte raison à un individu qui se serait fait initié. Le Muse est une fonction clanique. Tel clan, répondant à tel totem, exerce la fonction de Muse vis-àvis de tel autre clan se réclamant de tel totem. Cette fonction ne comporte aucune initiation ni aucun art personnel : n’importe quel individu, du moment qu’il appartient à tel clan (lequel est) Muse de tel autre clan, est habilité pour intervenir efficacement, dès qu’on a besoin de ses services.
  3. a) Disons, en plus, que la fonction de Muse n’a pas été conférée d’autorité à tel clan au service de tel autre. Tout repose sur un principe qui a son importance en ethnologie historique : le clan arrivé au Rwânda à une époque antérieure devient Umuse vis-à-vis de tel autre clan dont les représentants s’installèrent dans le pays à une époque ultérieure. Nous y avons fait allusion, au sujet du clan des Bagesera (chap. I, n° 32). Notons cependant que l’institution appartient de préférence à ce dernier clan, et aux Bazigaba. b) Dans la logique du même principe, à l’intérieur du même clan, telle famille établie dans le pays à une époque plus ancienne, peut jouer le rôle de Muse à l’égard d’une autre famille immigrée à une date plus récente. Il s’agit, en ce cas, de la catégorie des groupes que nous avons vus plus haut, au chap. II, n° 10.
  4. Avant de terminer ce paragraphe, rappelons-nous le titre du présent chapitre, le renforcement, ici à l’échelon-clan. L’institution du Muse renforce-t-elle le Clan ? et en quel domaine ? Il le renforce dans la lutte contre les influences du domaine spécifiquement magique. Il s’agit de libérer les membres de tel clan, contre des forces invisibles, supposées menaçantes contre eux : ii faut leur opposer un rempart constitué de pratiques dont l’efficacité provient d’un ordre supra-sensible. Nous rejoignons donc ici le domaine auquel il a été fait allusion, à la fin du chap. II, au sujet des interdictions.

 

  1. A l’échelon famille : le pacte du sang et le retranchement.
  2. Le pacte du sang.
  3. Abordant l’échelon-famille ( Umulyango ) , nous devons décrire premièrement l’élément positif de son renforcement ; à savoir le pacte du sang. C’est ici une institution qui peut paraître simplement sympathique à un homme appartenant à une culture différente de la nôtre ; mais pour quelqu’un de notre propre culture, le pacte du sang relève d’une profonde mystique. C’est la première fois et ce sera la dernière que j’emploie ce terme sacré et profond de mystique, dans lequel l’esprit se perd et se délecte, lorsqu’on en entrevoit le contenu.
  4. Lorsqu’on considère ce pacte du sang, et qu’on en saisit toute la portée, on regrette qu’il ait été entouré de croyances superstitieuses. On se surprend alors à souhaiter que cette institution soit ramenée à sa profonde et pure signification, à son riche symbolisme de fraternité, de dévoûment mutuel qui va jusqu’à mourir pour son frère librement élu, et dont la profonde affection a été matérialisée par l’échange du sang. Les deux contractants comptent l’un sur l’autre, sachant qu’ils ne peuvent se trahir, ni résilier les engagements découlant de leur donation réciproque.
  5. D’autre part, en plus de cette fusion des deux contractants, les deux familles auxquelles ils appartiennent deviennent solidaires. Ainsi les deux groupes, par l’intermédiaire des deux frères du sang, sont liés l’un à l’autre. Si jamais tel individu agissait dans l’esprit opposé aux obligations de ce pacte, il est exposé aux pires sanctions immanentes ; il peut être atteint de la lèpre, perdre tous ses biens, ou mourir sans postérité.
  6. Le pacte du sang, jusqu’à un certain point et dans certaines conditions, crée même entre les deux contractants, un lien plus étroit que celui existant entre eux et leurs frères respectifs de père et mère. Il n’est pas permis, par exemple, de refuser quelque chose à son frère du pacte ; celui qui s’en rendrait coupable en subirait des sanctions. Tandis que refuser quelque chose à son frère naturel serait un incident sans suite.
  7. a) Le pacte du sang, sous cette forme substantive, se dit ubunywanyi ; c’est-à-dire : l’action de se boire mutuellement; l’un a bu l’autre et réciproquement ; l’un porte en son sein le sang de l’autre. Le verbe kunywa signifie boire, et kunywana = s’entre-boire, être boisson l’un pour l’autre. b) De cet acte de s’entre-boire découle un lien de fidélité inviolable appelé igihango ; le même mot sert à désigner le serment irrésiliable que prêtent les dépositaires du code esotérique de la dynastie, lorsque le roi les investit de ce secret. Ici donc l’obligation résultant du pacte du sang adopte le même sens des engagements inviolables de fidélité en toutes circonstances. c) Il existe un autre terme pour désigner ce lien de fidélité inviolable : umukago, qui, en ce sens, n’a pas de pluriel. Le verbe gukagiradérivé du même radical, signifie : envoûter. D’où le terme umukago répond, étymologiquement, au sens général de : envoûter, à son propre sort, l’ami avec lequel on a fait l’échange du sang.

 

  1. a) Le lien résultant du pacte du sang ne peut être révoqué : aucune intervention de quelque agent que ce soit, y compris le Muse et même le roi, ne peut annuler le pacte du sang. On sait que le roi, dans les traditions du Rwanda, ne peut trouver rien qui résiste à sa volonté : il peut annuler n’importe quelle autre obligation ou influence supra-sensible, sauf le lien qui nous occupe (Le roi portait justement le titre de Nyamugira -ubutangwa = l’homme qui fait tout ce qui lui plaît, et à l’avis duquel tout le monde devait se plier ; cf. le Code des instit. polit., art. 376.)
  2. b) L’aède NYABIGUMA, au XVIlle siècle, dans son poème intitulé Umwami azira kubeshya (= Il est fatal aux Rois d’être félons), s’adresse ainsi à Kimenyi IV, roi du Gisâka : Je vais voir comment le pacte du sang, Tue plus sûrement que le trait d’un arc ! Il n’existe jamais un autre remède, qui écarte la sanction du sang lié au serment ! O Kimenyi, le fait de résilier le pacte du sang, Se paie par l’ingurgitation de l’amertume. Losque tu es égaré par l’abondance de biens, Tu t’imagines pouvoir annuler n’importe quelle interdiction.

 

 

 

L’aède qui dédia ce morceau à Cyilima II du Rwanda, et qui s’attaque à Kimênyi IV du Gisâka, en plus de la doctrine qu’il résume sur le pacte du sang, nous affirme ainsi que le roi peut annuler certaines interdictions, mais pas celle du pacte mis ici en relief, et contre laquelle avait agi le monarque attaqué dans le poème. Il n’est du reste pas difficile de comprendre pourquoi le roi ne pouvait annuler le lien dont nous parlons : il s’agit d’une institution tout à fait privée, et qui ne pouvait aucunement intéresser l’autorité politique de quelque échelon que ce soit.

 

  1. Le frère de pacte se dit munywanyi ; l’ami ordinaire est appelé incuti. Etre infidèle à l’amitié se dit guhemukira incuti = manquer de fidélité à un ami. Tandis que trahir le pacte du sang se dit : gutata, et cette trahison est appelée ubutati. Si le pacte du sang lie toute la famille, l’infidélité à cet engagement ne retombe cependant que sur la seule personne qui s’en rend coupable.

 

 

  1. Nous devons maintenant revenir sur un passage du chapitre II que j’ai intentionnellement laissé incomplet ; il faut, en effet, que, dans la mesure du possible, chaque élément de la coutume soit rapporté à sa véritable place, sans anticiper la description d’autres aspects qui doivent naturellement trouver place ailleurs. Il s’agit des familles dites inkeho (faibles), et surtout de l’unique (nyakamwe), que nous avons décrites dans les n°s 12-13 et 28. Ces divers foyers ne se résignent pas à cette impuissance sociale : ils se renforcent par le pacte du sang, grâce auquel ils sont alliés à des formations plus puissantes. De cette manière, ils se feront respecter. Car si leurs alliés ne peuvent pas intervenir directement pour venger le sang versé de leurs frères de pacte du sang, ils feront leur possible pour les venger indirectement : ils mettront en action toutes leurs alliances, toute leur influence, pour ruiner la puissante famille, meurtrière de l’ami faible. C’est ainsi qu’une famille inkeho ou un foyer unique, tout en étant familialement faible, devient une force respectée, grâce à l’institution du pacte du sang.
  2. L’alliance du sang est conclue d’après un cérémonial solennellement célébré devant des témoins, choisis parmi les parents et les amis intimes des deux contractants. Ces derniers, avant de proposer l’un à l’autre l’échange du sang, doivent se connaître depuis longtemps et se lier par une sincère et loyale amitié. Le pacte devient, de la sorte, le complément naturel de leur attachement mutuel, lorsqu’il s’agit de gens du même rang social. Si leur situation sociale est inégale, le pacte est décidé en vue d’intérêts réciproques, de services très importants à se rendre mutuellement. De la sorte l’alliance devient une garantie indubitable que les deux contractants ne se tromperont pas mutuellement, et que les engagements seront exécutés avec une méticuleuse fidélité.

C’est ainsi que le pacte est possible entre les Hamites et les Bahutu, et même entre les deux races et celle des Batwa (Les cas où ce pacte se contractait entre Batutsi et Bahutu sont innombrables. Quant au cas des Batwa, devenant frères de sang de Hamites et de Bahutu, je ne connais que quelques cas bien caractérisés. Si le Muttva Basebya n’avait pas contracté ce pacte avec des Hamites, avant 1912, il n’aurait pas été capturé par les autorités, qu’il avait défiées. Je ne puis préciser davantage.)

  1. Les deux contractants prennent place sur une natte et se font faire une incision sur le côté droit de l’abdomen, au moyen d’une espèce de flèche appelée irago, au pluriel amarago, servant à saigner les vaches. A défaut de cet instrument, on peut employer un petit couteau très aiguisé. Le sang est recueilli sur une feuille tendre prélevée à une pousse d’erythrina = umuko. On peut mettre cette feuille en bouche et avaler la goutte de sang ; ou bien, chez les Hamites, plonger cette feuille dans une petite quantité de lait qu’on consomme entièrement. Les deux contractants avalent simultanément le sang l’un de l’autre. L’un des témoins, durant cet acte, détaille les droits et les devoirs qu’impose aux contractants cet échange du sang. Il précise les obligations principales qui leur incomberont désormais et fulmine les principales peines auxquelles s’exposerait celui qui se rendrait coupable d’infidélité, de félonie, de trahison envers l’autre. Ce discours du témoin qui préside la cérémonie s’appelle gutongera = préciser les sanctions automatiques inhérentes à l’infidélité au pacte du sang. A partir de ce moment, les deux contractants ont dépassé le degré de l’amitié ordinaire : ils ont fusionné pour ainsi dire, et dans leurs relations, ils se comportent en conséquence.
  2. Chez les Hamites, peu de personnes peuvent savoir que tel et tel individu ont fait l’admirable échange du sang. Il importe, en effet, de tenir caché le précieux événement, afin d’en tirer, le cas échéant, le plus d’avan-

 

 

tages possible. Parce que le public ignore l’existence du pacte, il pourra se faire que des ennemis de l’ami, ses adversaires politiques, trament des complots contre lui. Son frère du pacte aura les possibilités de recueillir et de lui communiquer des renseignements précieux, puisés à bonne source ! Il suffira qu’il se mette en contact avec les comploteurs et raconte des histoires controuvées sur le compte de son ami, en feignant de lui être hostile. Grâce à ce stratagème, il entrera dans le cercle des ennemis qui ignorent qu’il est un espion. De la sorte, son cher frère du pacte sera régulièrement mis au courant, et saura comment parer à toute éventualité, déjouer les plans ourdis contre lui, etc. Tout ceci deviendrait impossible, si le fait du pacte intervenu était connu de n’importe qui.

  1. D’autre part, en cas de procès, le frère de pacte pourra jouer le rôle de témoin, car comme nous le verrons en son temps (plus loin, n° 44 sq.), l’ancienne justice rwandaise s’arrangeait comme elle pouvait : les alliances venaient à bout de tout. D’autant plus que, comme il a été dit, le pacte du sang engageait les deux familles auxquelles appartenaient les deux contractants. Que l’un appartienne à un groupe de 20 personnes, et l’autre à une famille similaire de 30 membres, cela faisait, pour chacun des 50 associés, un appui compact de 49 individus! Si maintenant chacun des 50 individus a contracté le précieux pacte avec une moyenne de 3 personnes appartenant à d’autres groupes, qu’on essaie d’évaluer le potentiel de pareilles ramifications, d’autant plus puissantes que leur ampleur ne s’étale pas au grand jour.

25. Si cependant les Hamites tiennent à cacher l’existence de ces alliances, il n’en est pas de même chez les Bahutu, surtout dans les régions montagnardes du Nord. Il est tout naturel que tel individu vous détaille les noms de ses frères du pacte, et vous précise les localités qu’ils habitent. Il ne vous cachera pas, non plus, les innombrables incisions dont les cicatrices s’étalent sur le côté droit de l’abdomen depuis la région lombaire jusqu’au bas du thorax. C’est une preuve évidente de sa force sociale, et il ne doit pas s’en cacher, tout au contraire. Il n’a pas la même méthode que les Hamites, dont la force la plus redoutable est celle qu’ignorent ses adversaires éventuels.