B. Le retranchement.

26. Après avoir décrit le pacte du sang, dont nous avons clairement saisi l’élément évident de renforcement, arrivons-en à un autre point complémentaire intéressant la cohésion interne de la famille. Il s’agit du retranchement, une espèce d’excommunication, que le groupe pouvait décider contre l’un de ses membres, coupable d’un délit grave commis contre le sang de la famille. Nous avons raconté ailleurs (chap. III, n° 15- 19), les dispositions de la coutume concernant la vendetta. On comprend que si le meurtrier est un parent de sa victime, le groupe ne s’amuserait pas à faire disparaître un autre homme de son propre sein. On tâchait en général de faire oublier l’incident. Les enfants de l’assassiné, tout en n’oubliant pas le fait, vivaient en paix avec le parent qui les priva de leur père. Ceci suppose que le meurtre avait été commis, soit par surprise dans un mouvement de colère, soit au cours d’un conflit où les deux parties partageaient en deux l’opinion de la famille. Il s’agit donc, en tous ces cas, de conflits internes, se déroulant à l’intérieur du groupe.

27. Il n’en était pas de même, lorsqu’un membre de la famille devenait traître au sang de son groupe. Les cas que je connais se ramènent à deux catégories :

a) 1° Un parent, qui n’est pas votre ennemi, qui compte entièrement sur vous et sur votre discrétion absolue, vous fait des confidences d’une extrême gravité. Au lieu de garder ce grave secret, vous vous en servez auprès du roi ou de ses puissants collaborateurs, en vue de perdre votre trop confiant parent. Il s’ensuit qu’il est condamné à mort, à cause de cette trahison. 2° Si par contre, il existait un grave conflit entre vous deux, et que vous surprenez simplement ces graves secrets dont vous vous servez à la Cour pour perdre votre parent, le cas devient tout autre. Vous n’avez pas été un traître, car vous n’avez pas trahi sa confiance. Les cas de gens qui firent périr ainsi certains de leurs parents, avec lesquels ils étaient ouvertement en conflit, ne peuvent se compter. Mais l’opinion publique, ni l’opinion familiale des intéressés, n’y trouveraient rien d’anormal (ch. XII, 9). b) La Cour lance l’ordre d’arrêter tous les membres de votre famille. Le groupe est ainsi en danger d’extermination, car pareils ordres préludaient en général, à la proscription de tout le groupe. En ces circonstances tragiques, vous déclarez devant le roi que vous n’êtes pas réellement membre de la famille, que vous êtes né certes en son sein et y avez été éduqué, mais qu’en réalité votre père ne fut pas celui auquel vous attribue l’opinion générale. Ce qui est une ignominieuse insulte à l’honneur de sa mère, à moins que celle-ci n’ait été épousée en secondes noces ; car alors on dirait qu’elle est arrivée déjà enceinte. Mais après avoir ainsi solennellement abjuré son appartenance au groupe, ce dernier est gracié en sa totalité, ou en partie : quelques têtes seulement sont tombées. Si malgré cet acte de lâcheté, le coupable est tué avec les autres, la honte accompagnera sa mémoire : on racontera le fait de génération en génération. Mais s’il est gracié avec les autres, alors la famille ne pourra oublier l’abjuration intervenue.

28. a) Le retranchement du sein de la famille se dit guca = retrancher, couper, comme on fait d’une branche que l’on détache du tronc. Ce verbe, en d’autres circonstances (chap. XII, n° 28), comporte la nuance de maudire (kuvuma), parce que les effets envisagés sont les mêmes dans les deux cas. b) Le retranchement peut avoir des conséquences immédiates, si le groupe est assez puissant pour enserrer l’excommunié dans l’étau des représailles. Les parents ne veulent pas verser le sang de l’excommunié ; mais ils tendent à le réduire à la misère : le faire mourir de privations. Ensuite, si la chose est aisée, arriver à éteindre sa postérité, non pas par violence, car il ne faut pas verser le sang qui est identique au vôtre ; on essaie d’atteindre ce but par des moyens détournés. Dans l’un des cas que je connais, le fils d’un retranché fut intimement lié au groupe, en apparence par intérêt (il le croyait), mais en réalité pour le mettre dans l’impossibilité de se marier. Ses parents créèrent autour de lui un réseau si serré d’obstacles, de connivence évidemment avec les groupes alliés, que le pauvre homme ne parvint jamais à trouver une fiancée qui l’acceptât. Il mourut ainsi sans postérité, et la branche retranché fut ainsi éteinte. Les mêmes influences, précédemment, avaient réduit le coupable lui- même (le père du malheureux envoûté), à mourir dans la misère, déchu de son ancienne fortune et de son rang social.

29. La perspective la plus terrible, aux yeux d’un Africain appartenant à cette culture, ne consiste pas en la perte de ses biens en cette vie. C’est là un incident de moindre importance, puisque même les gens de bien peuvent mourir pauvres et déchus de leur ancienne situation sociale. Je connais du reste d’autres cas où le retranchement n’eut aucune conséquence sur la fortune des coupables ; leurs parents n’étaient pas à même d’intervenir efficacement en ce domaine. Ce qui pèse le plus sur l’esprit des retranchés, c’est de savoir qu’après leur mort, aucun vivant ne les honorera.

30. C’est qu’en effet, le retranché n’a plus aucun droit au culte que la famille consacre aux esprits de ses parents défunts. Si d’aventure il est supposé avoir besoin de quelque chose, par suite de l’oracle des devins, on dira de cette intervention que c’est de la mendicité ; le maudit ne recevra rien : on ira le reconduire, comme un paria, sur une place dénudée, et là on déposera par exemple une figurine de vache inyamaguru, que les enfants façonnent avec du mortier. Et sans aucune cérémonie respectueuse, on dira au retranché : « Voici de quoi tromper tes besoins, et ne reviens plus nous importuner ; tu sais bien que nous n’avons rien de commun avec toi ! »

31. a) Et l’esprit ainsi repoussé, ne pourra jamais être heureux comme les autres défunts, pour lesquels leurs parents vivants éprouvent une filiale vénération, et auxquels ils vouent un culte constant comblant tous les besoins de l’autre monde. b) Ainsi, si l’échelon-famille se renforce par le pacte du sang, comme d’un élément positif, il se renforce également par la menace de ce retranchement, qui assure sa cohésion et sa solidarité en toutes les circonstances de la vie.

III. A l’échelon parentèle : les autorités politiques.

  1. a) Comme il a été dit plus haut (chap. III, n° 33, 35, 36), l’échelon parentèle est spécifié par le fief qui lui est attaché. Nous avons déjà décrit d’un bout à l’autre du Code des institutions politiques du Rwanda précolonial, les points de contact entre la parentèle et les autorités politiques : guerrières, pastorales et administratives. Il y a certainement moyen de synthétiser ces données, d’établir une espèce d’étude comparative restreinte. Pareille tâche serait cependant prématurée, puisque d’autres éléments complémentaires doivent encore être mis au jour. b) Voilà pourquoi je me limiterai ici au strict nécessaire, quant à l’élément de renforcement qu’apportent les autorités politiques à l’échelon-parentèle. Étant donné que le fief, bien de la fortune, n’intéresse pas la famille (chap. III, n° 40), la parentèle est en principe un élément faible socialement. Il est d’autant plus faible, que la plupart du temps il s’agit d’un seul foyer. L’autorité politique veille sur les intérêts temporels de leurs subalternes respectifs. S’ils sont victimes d’une injustice quelconque, alors l’affaire est portée devant les autorités judiciaires, qui, nous l’avons déjà signalé, ne diffèrent pas des autorités politiques : il n’y avait pas la séparation des pouvoirs.
  2. Un homme lésé dans ses droits pouvait obtenir réparation et remboursement, en plaidant devant les amis communs des deux parties. Ce n’était pas un véritable tribunal, mais la démarche est consacrée par l’axiome juridique : urujya kujya i Bwami rubanza mu bagabo ! (chap. VIII, n° 34). Ce tribunal d’amis s’appelle gacca = le gazon. C’est-à-dire que tous les assistants prennent place sur l’herbe tendre, sans la solennité des tribunaux où président les juges auxquels il revient de s’asseoir sur un siège.
  3. a) Lorsque le tribunal du gazon n’a pas réussi à mettre les deux parties d’accord, le lésé porte plainte devant les tribunaux. Il y en avait quatre :

1°  Celui de la sous-chefferie ;

2° Celui du chef-lieu de district

3° Celui du chef d’armée ;

4° Le tribunal suprême du roi.

b) Cependant, il n’y avait pas obligation à suivre la filière de ces juridictions : on pouvait porter immédiatement l’affaire au tribunal du roi, sans avoir jamais plaidé devant les tribunaux inférieurs. Toutefois, une affaire plaidée devant le tribunal du roi était définitivement close : on ne pouvait plus la plaider nulle part ailleurs. Tandis que le jugement des juridictions inférieures pouvait être réformé par le tribunal compétent.

35. a) Remarquons cependant que du tribunal de sous-chefferie on pouvait en appeler à celui du district civil, ou à celui du chef d’armée suivant la nature de la matière en litige. Mais ces deux derniers tribunaux étaient parallèles : ils n’étaient pas soumis l’un à l’autre. b) On se rappellera que le chef-lieu de district civil était le siège de deux dignitaires : le préfet des pâturages et le préfet du sol. Seul ce dernier connaissait de certaines affaires concernant la propriété foncière. Tandis que son collègue, le préfet des pâturages, ne jouissait d’aucune juridiction, vu que les affaires pastorales relevaient très strictement du chef d’armée.

36. a) Personne ne pouvait se présenter au tribunal du chef d’armée sans être assisté de son chef patriarcal (chef de parentèle). Il en était de même, lorsque l’affaire était portée devant le préfet du sol au chef-lieu de district. Quant au tribunal du roi, personne ne pouvait s’y présenter sans être assisté de son chef d’armée, ou de son représentant. Le motif en était que personne ne peut bénéficier de la justice, s’il est insoumis aux autorités. Or l’absence des chefs cités signifie que le plaideur est un insoumis, qu’il ne s’acquitte pas de ses devoirs de féal sujet.

b) Toutefois le chef de parentèle, ou le chef d’armée doivent explicitement déclarer, par eux-mêmes ou par leur représentant, que leur absence ou leur abstention dans l’affaire, s’explique par l’insoumission de leur sujet. Autrement, si ces fonctionnaires manquaient, par négligence, à l’appel, ils risqueraient d’être destitués.

37. a) Si les deux parties plaident devant le préfet du sol, il est évident que les intéressés sont de son ressort, car il ne pourrait y avoir contestation en matière foncière concernant des localités situées en dehors du district. Si le perdant n’est pas satisfait, il peut en appeler gusubiza urubanza (voir plus loin n° 43). b) L’appel pose cependant un problème : les deux parties appartiennent-elles à la même armée ? Si oui, ils iront plaider devant leur chef d’armée ; celui qui ne serait pas content de la sentence émanant de ce tribunal, pourra en appeler au roi. Dans ce cas, le chef d’armée assistera les deux plaideurs, théoriquement sans prendre parti. Il ne saurait cependant, en pratique, faire abstraction de son ancienne sentence, dans le cas où le roi sollicite son avis.

38. Supposons maintenant que les plaideurs quittant le tribunal de district, ne sont pas membres de la même armée, et sont par conséquents de ressorts différents. Dans ce cas, chacun des deux plaideurs s’adressera à son propre chef d’armée. Les deux fonctionnaires, suivant le procédé de bons rapports auquel personne ne dérogerait, s’entendent pour constituer un tribunal mixte qu’ils présideront en commun si l’affaire est d’importance ; si l’objet du litige est moins important, le tribunal ainsi composé sera présidé par des délégués des deux chefs. En ce cas, de même que devant le préfet du sol, les plaideurs sont assistés de leurs chefs de parentèle. Dans le cas où le tribunal mixte n’a pas réussi à liquider le litige, le demandeur en appelle au tribunal du roi. Dans ce cas, les deux chefs d’armées assisteront chacun son sujet, soit personnellement, soit par des représentants bien connus à la Cour.

39. a) Tout d’abord, le demandeur = umurezi, est présenté au roi auquel il déclare : J’accuse Un tel ! — Il explique en quelques mots le sujet du litige. Le roi se fait indiquer le supérieur guerrier de l’accusé = uregwa, et le réclame dans les huit jours. Ce laps de temps de huit jours est presque une règle générale, dont on ne se départit qu’en raison d’autres motifs réclamant un délai différent. b) Au jour indiqué, le supérieur du demandeur présente son protégé au roi et rappelle que c’est le jour fixé pour le procès. Le défendeur (ou accusé) -= uregwa, est introduit. Le roi peut présider lui-même le tribunal, ou confier l’affaire à un collège de chefs présents.

40. a) Le demandeur se met à genoux devant les juges : gupfukama. Il bat des mains = gukoma mu mashyi, en disant : Nimugahorane imana mwa bagabo mwe! = O hommes, que Dieu soit toujours avec vous ! Si le roi en personne préside le tribunal, la formule sera : Gahorane lmana Nyagasani! = O Détenteur de félicité, que Dieu soit toujours avec toi ! Puis il expose son affaire. Lorsqu’il a terminé, le président du tribunal demande : « As-tu dit la vérité ? » A la réponse affirmative du demandeur, le président du tribunal lui enjoint de la confirmer par un serment solennel, garantissant la véracité de ces dires. On présente à l’intéressé une javeline ; il la retourne et enfonce le fer supérieur en terre, en déclarant : Si j’ai menti, que j’attente à la vie du Roi avec cette javeline ! b) Alors le défendeur se lève, vient s’accroupir de la même manière devant le président du tribunal, et débute par le même cérémonial, de battement des mains et de la formule optative adressée aux juges. Il expose ensuite sa défense. Quand il a terminé, on lui fait prêter également le serment solennel, par la vie du roi, garantissant qu’il n’a pas voulu induire le tribunal en erreur. Le demandeur peut reprendre la parole pour réfuter l’adversaire.

41. a) Le chef d’armée qui assiste son subalterne s’opposera à ce que les juges refusent à son protégé le droit de parler. Il lui dira assez souvent : « Ne sois pas trop impressionné ! Expose bien tranquillement la plaidoirie ! Ne t’essouffle pas ! Rappelle-toi ce que tu disais l’autre jour, touchant tel argument ! » etc. La présence de son chef rassure ainsi le plaideur, qui prend confiance. Il arrivera que l’un des assesseurs du juge pose telle question embarrassante, laissant voir qu’il est hostile à tel plaideur. Alors le supérieur de ce dernier fera remarquer : « Attention ! vous êtes juge et vous prenez parti contre mon homme ! Le juge et toute l’assistance en sont témoins : si vous recommencez dans ce sens, je demanderai que le tribunal ne tienne pas compte de votre avis ! » b) Finalement le juge demande si l’on ne pourrait pas arrêter les discours des plaideurs, puisqu’ils ont épuisé tout ce qu’il importait au tribunal de savoir. Les deux assistants des plaideurs étant d’accord, ces derniers se taisent. Alors le juge fait lever ses assesseurs un à un, demandant à chacun d’exposer son avis sur le procès.

42. a) Chaque assesseur reprend la plaidoirie du demandeur, puis la défense de l’accusé, ainsi que les diverses répliques qui ont complété les deux principaux discours. Cet acte de reprendre les discours des plaideurs se dit gushora urubanza ; littéralement : mener longuement le procès jusqu’à la fontaine. Après avoir donné cet exposé, l’assesseur déclare : « tant donné que X n’a pas pu expliquer tel et tel événement, etc., à mon avis, Y gagne sur lui». b) Après que tous les assesseurs ont parlé de la même manière, le juge président reprend à son tour les discours de deux parties ; il y ajoute les avis des assesseurs : «L’assesseur Untel, s’appuyant sur tel argument, trouve que Y gagne. L’assesseur Untel, au contraire, se basant sur tel autre fait, trouve que c’est X qui gagne. Quant à moi, étant donné tel fait, tel autre, etc., je coupe le procès: vraiment X gagne ». c) Si au contraire certains points du procès restent obscurs, le juge déclare : (Quant à moi, comme du reste l’a suggéré l’assesseur Untel, X doit donner un témoin qui confirmera que tel fait s’est réellement passé ! S’il ne peut pas trouver un témoin, il perd le procès, parce qu’il s’agit d’un fait essentiel dans les débats ».

43. a) Ici peut intervenir, à ‘occasion, le chef d’armée de l’intéressé :«Je pense qu’il y a méprise ! Ce n’est pas à nous à donner un témoin ! C’est plutôt Y qui doit donner un témoin, parce que tout l’ensemble dépend de sa déclaration au sujet de tel fait. S’il avait éclairci ce point, l’essentiel du procès aurait été très clair ! Pourquoi demander le témoin à nous, alors que l’adversaire à introduit le premier un point qui exige une confirmation ? » b) Pareille intervention peut être débattue entre le juge et les assesseurs. Le résultat peut en être que de fait le témoin pèse sur Y ; ou que les deux parties doivent donner un témoin destiné à confirmer les deux faits importants. Mais en général c’est une seule partie sur laquelle pèse l’obligation du témoin. Si, passant outre à l’intervention de l’assistant, les juges imposent l’obligation du témoin à X, ce sera un incident précieux, qui permettra à ce dernier plaideur, s’il perdait, de reprendre le litige ultérieurement = gusubiza urubanza (Lorsque le tribunal du roi a été présidé par des chefs, alors l’appel exige la présence du roi en personne. Tandis que si le roi a déjà jugé, l’affaire est définitivement close. )

Il prétextera toujours. « Les juges n’ont pas été équitables! Ils ont pris parti, car nous avons inutilement insisté sur un point très important, et ils n’ont pas voulu écouter ! Ils prévoyaient, en effet, que grâce à ce point précis, je perdrais le procès, ce qui se vérifia de fait ! Maintenant je voudrais des juges impartiaux ! » Et lorsqu’il y a pareille reprise de procès, c’est que les débats antérieurs ont grandement servi à faire connaître les meilleurs arguments de l’adversaire. La partie qui fait reprendre le procès a donc amélioré ses propres arguments, et la plaidoirie sera brillamment présentée.

  1. a) Le témoin = umugabo, littéralement : un homme, est unique. On n’en demande pas deux. L’essentiel est que les deux parties soient d’accord sur la personne proposée. Celui donc auquel incombe l’obligation de donner le témoin, déclare : Je donne Untel, fils de N, qui habite dans telle localité. — L’adversaire répond :«Je le refuse ! » Et le juge : « Pourquoi ne l’acceptez-vous pas ? » — « Parce que cet homme a épousé la fille de M ; or celui-ci, lorsqu’il va à la Cour, partage le logement avec R ; or ce dernier a donné une vache d’amitié à P, lequel appartient à la même armée que mon adversaire ! » Et le juge à ce dernier : « Tout cet enchaînement est-il vrai ? » — Réponse :«Je sais que de fait P est de la même armée que moi ; pour le reste, je n’en sais rien. Puisqu’il n’en veut pas, je donne Untel, fils de B, qui habite en telle localité ». b) « Puisqu’il indique cet homme comme témoin, réplique l’adversaire, il doit évidemment savoir pourquoi ! Le fait qui doit être confirmé est faux, je le sais pertinemment. Il est en train de donner des témoins parmi ses amis. Mais l’homme qu’il vient de nommer m’est inconnu : je dois d’abord m’informer ! Je viendrai après-demain, pour dire si je l’accepte ou non ! » A cette déclaration, le Juge lève la séance du tribunal, en donnant rendez-vous aux intéressés et aux assesseurs, qui doivent se retrouver à là date indiquée. En ce jour indiqué, peut-être notre homme se présentera pour déclarer qu’il refuse le témoin, et en donner les motifs. L’essentiel est que personne ne peut déclarer irrecevable tel témoin, sans indiquer un motif précis. C’est ainsi que les procès qui exigeaient les témoins pouvaient traîner parfois très longtemps.
  1. Mais il faut bien qu’on soit finalement d’accord sur un témoin. Celui qui le donne espère bien que son élu dira la vérité, — s’il s’agit de la vérité, — ou fera un faux témoignage en sa faveur. La partie qui accepte le témoin, de son côté, à quelque raison de croire que le témoin appartient davantage à son propre réseau, qu’a celui du plaideur imprudent qui l’a donné comme témoin. Ainsi, des deux côtés, c’est un va-et-vient très actif autour de cet arbitre unique, duquel dépend l’issue du procès. Sait-il même le premier mot du litige à trancher ? Ce n’est pas certain ! Durant le laps de temps qui s’écoule entre le jour de la plaidoirie et celui où cet arbitre tranchera le procès, on a tout le loisir pour l’en instruire.
  2. Bref, lorsque les procès aboutissaient à ce recours au témoin, ce n’était plus la justice, mais les influences d’alliances familiales qui jouaient. Aussi les juges, lorsqu’ils étaient vendus, ou simplement partiaux, s’efforçaient-ils de trouver tout prétexte d’imposer l’obligation du témoin à l’un des plaideurs. La partie la moins munie de bons arguments trouvait ainsi la chance inespérée de quitter le terrain malsain du judiciaire, pour tenter les risques ou les chances des influences sociales dont le témoin désigné devenait l’objet.
  3. Ne dramatisons cependant pas les choses ! Il y avait certainement des injustices, mais il y avait aussi la justice, la vraie. Et pour revenir plus spécialement à notre sujet de renforcement de la parentèle, on doit apprécier le rôle du chef d’armée, qui met son influence au service de ses subalternes, qui les assiste, qui les conseille et impose le respect de ses droits devant le tribunal, même du roi. En résumé : les autorités politiques, bellico-judiciaires, protégeaient efficacement les biens de la parentèle : mais il arrivait que certains individus devenaient victimes d’une injustice. C’est un accident qui se vérifie du reste au sein de n’importe quelle société.

IV. A l’échelon foyer : le contrat de servage.

48. Au point de vue socio-familial, le foyer peut se renforcer en s’attachant des clients, et aussi en se constituant client auprès d’un autre foyer d’un rang supérieur. Dans la logique du présent chapitre, intitulé « renforcement à tous les échelons », nous devrions décrire ici cette importante institution du contrat de servage. Nous préférons cependant lui consacrer tout le chapitre XI, où le sujet trouvera sa place la plus naturelle, d’autant plus d’ailleurs que son aspect de renforcement s’insère dans une structure plus complexe. Considérer cette institution en dehors de ce complexe serait en réalité minimiser son importance et son emprise sur la société rwandaise, surtout au point de vue de l’éducation.