La Mobilisation Vers Les Missions Catholiques, 1917-1931
Pendant que quelques Rwandais, attirés par des nouvelles valeurs (surtout matérielles) présentées principalement par les Pères Blancs, adhéraient d’une façon tâtonnante à la Religion chrétienne et entraient plus ou moins en contact avec la Civilisation occidentale, la première guerre mondiale survint, bousculant les hommes et les idées. La population rwandaise ainsi que les Européens qui travaillaient au Rwanda durent souffrir de ses méfaits. Cependant, ce cataclysme n’eut pas le même impact sur les deux groupes concernés. Pour les Blancs, les hostilités qui s’abattirent sur le pays ne furent pas une grande surprise. C’était presque un prolongement normal des choses. Ils comprenaient que l’objet de querelles qui avait engagé les Nations européennes dans le combat pût un jour avoir des retentissements dans les différents territoires colonisés d’outre-mer. De plus, depuis le déclenchement de la guerre, ils suivaient, soit par correspondance privée, soit par des journaux, le déroulement des affrontements en Europe et partout ailleurs où la guerre dut se porter avant d’atteindre le Rwanda.
Pour la population de ce pays, la lutte armée entre les Blancs fut non seulement une catastrophe surprenante, mais elle fut aussi comme une guerre fratricide à laquelle quelques Rwandais prirent part. En effet, forcées, les populations des régions frontalières de l’ouest, surtout les Bagoyi, participèrent aux travaux préparatifs de la guerre. Quelques hommes furent même enrôlés dans l’armée et équipés pour lutter contre « l’ennemi » qui, aux yeux des Rwandais, était le Blanc, aux yeux des Allemands, était le Belge ou l’Anglais. Ce recrutement de combattants parmi les Noirs se fit ailleurs aussi en Afrique. Les Africains participèrent à la « Campagne africaine » ou furent envoyés sur le front en Europe. C’est ainsi que pour ne citer que deux cas, les Kenyans formèrent avec les Anglais les « Forces africano-britanniques » qui attaquèrent les Allemands au Tanganyika (Tanzanie actuelle), que les Sénégalais combattirent aux côtés des Français en Europe. Face à la guerre, devant ses préparatifs, pouvons-nous nous représenter quelle était l’attitude des Africains, comment ils percevaient les événements qui pointaient dans l’horizon immédiat?
Nous pensons que c’était pour eux à la fois étrange et inquiétant. Au Ruanda, la façon dont l’entrainement au combat était mené, la stratégie, les armes étaient autant d’éléments nouveaux dans le pays. Une vague et confuse appréhension d’un malheur planait: les gens se demandaient avec « anxiété » si cette guerre qui menaçait, qui allait confronter les Blancs entre eux devant leurs peuples colonisés ne serait pas trop néfaste en causant des pertes en vies humaines et en biens matériels. Ils étaient par conséquent dans une grande incertitude: leur avenir était fortement menacé.
La menace ayant pour origine les pays européens, la population dut imputer la faute aux Blancs. Pendant l’échange de coups de fusil, l’idée de l’Européen « supérieur », « noble », prêt à accomplir seulement des bonnes choses, l’idée de celui-là qui est venu tirer les gens de leur misère s’ébranla. Le mythe dont s’était entouré le colonisateur était vraiment touché. Les autochtones, considérant la guerre entre les Belges alliés aux Anglais et les Allemands comme une lutte entre les frères car tous étaient Blancs, comprirent que leurs maîtres européens étaient capables eux aussi de faire du mal. La première guerre fut sans doute le début du procès du colonisateur par le colonisé ainsi que le commencement de la démystification des Européens par les Africains. Au Rwanda, même si personne n’osait dire aux missionnaires ou aux fonctionnaires et militaires allemands ce que la population pensait d’eux et n’osait les condamner tout haut, il reste que la plupart des gens impliquées dans le conflit européen considérait l’action des Blancs comme un « crime contre l’humanité » innocente. Cette idée de « crime » s’amplifia lorsque la famine s’abattit sur le Bugoyi et s’étendit sur tout le royaume à cause de la guerre 1914,1916 faisant, comme elle, de nouvelles victimes parmi la population:
« Durant tout ce temps (août 1914 au mois d’avril 1916), on n’entendait ici que coups de fusil et de canon. (…) Les maisons d’habitation ont été démolies, les champs ravagés, les bananeraies rasées, les bois coupés, les gens réquisitionnés. (…) De temps à autre, il y eut des combats sanglants au cours desquels une vingtaine de Blancs et quelques centaines de Noirs auraient succombé. (…) Un ennemi plus terrible s’est abattu sur les pauvres habitants du Bugoyé: la famine. »
La peur, les pertes en vies humaines et en biens matériels, tels furent principalement les effets négatifs de la première guerre mondiale sur les Rwandais comme sur les autres peuples africains. Dans le domaine de l’expansion européenne en Afrique, quelles furent les conséquences de cette guerre qui a sapé en quelque sorte le portrait embelli du Blanc ? La guerre 1914-1918 marqua surtout un tournant dans l’histoire de la colonisation de l’Afrique tropicale. Avant la guerre, chaque colonie y était regardée comme un problème en soi et comme devant se suffire à elle-même. Après la guerre, les choses allèrent autrement: « Les administrations (coloniales européennes) pouvaient, pour la première fois, songer à consacrer des crédits à l’enseignement, à la santé publique, aux services agricoles et vétérinaires et à promouvoir une économie plus variée. Après la guerre aussi, les puissances coloniales (…) essayèrent d’élaborer une politique adaptée aux colonies d’Afrique. Elles développèrent, au sein des ministères des Colonies, des directions spécialisées et des services d’experts destinés à assister les administrations coloniales qui dépendaient d’eux. La centralisation croissante contribua beaucoup à briser l’isolement ancien des territoires particuliers. »
Avec ce programme, l’Europe coloniale commença d’abord par panser la blessure qu’elle venait de faire elle-même à l’Afrique. Dans ce cadre, l’administration coloniale dut venir en aide aux populations frappées par les misères de la guerre. Ce fut ainsi que les Rwandais éprouvés par la famine reçurent gratuitement vivres, remèdes, etc. L’Europe reconstitua progressivement l’image du Blanc « bienfaiteur ». Mais un fait capital à noter pour ce qui a trait directement à notre travail demeure que la première guerre mondiale a entrainé les anciennes colonies allemandes sous des nouvelles gouvernes coloniales: elles furent partagées entre les vainqueurs. La Grande-Bretagne prit le Territoire du Tanganyika, un morceau du Togo et du Cameroun, le reste de ces deux derniers pays revint à la France. L’Afrique du Sud prit l’ancien Sud-ouest africain allemand. Le 20 juillet 1922, la Belgique obtint de la Société des Nations les royaumes du Rwanda et du Burundi. L’occupation de ces deux pays par la Belgique remontait déjà à l’année 1916. Dans le cas du Rwanda, ce fut le 19 Mai 1916 que le commandant belge Muller reçut par force la soumission du Mwami Yuhi V Musinga.
L’avènement de la colonisation belge au Rwanda fut d’une importance particulière pour l’expansion missionnaire dans ce pays. Avec « la Belgique catholique » il s’y inaugura une ère d’étroite collaboration entre l’Eglise catholique et l’Etat colonial. Cette collaboration qui n’avait été que sporadique sous la colonisation allemande devint fréquente à partir de l’occupation coloniale belge; elle marqua un vrai tournant dans l’histoire des Missions catholiques au Rwanda. Ensemble avec les Pères Blancs, l’administration coloniale belge emmena le Mwami à se prononcer officiellement pour la Civilisation occidentale en promulguant la loi de juillet 1917 sur la « Liberté de conscience » pour tous ses sujets, y compris les Grands Tutsi. Etant restés à l’écart des Missions, véritables centres de propagation de la Culture occidentale, les Tutsi eurent, à la suite de cette loi, la liberté de se faire instruire chez les Pères. Il s’ensuivît des conversions assez remarquées parmi la classe dirigeante si bien que les vrais débuts de l’adhésion de celle-ci au catholicisme doivent se situer non pas vers les années 1926-1927, époque où les baptêmes des chefs coutumiers devinrent assez manifestes, mais plutôt vers les années 1917-1918, période où les gens, dirigeants aussi bien que dirigés, se virent souvent dans l’obligation de se faire instruire Chez les Pères Blancs à cause des perspectives politiques et administratives du nouveau gouvernement colonial.
En plus des mesures coercitives qui occasionnèrent la proclamation de juillet 1917, la conjoncture nouvelle dans laquelle le Rwanda était engagé depuis l’arrivée des Belges déclencha aussi des conversions parmi la noblesse. Se rendant compte que le pouvoir réel se glissait du Mwami vers le Résident, que pour jouer le rôle d’intermédiaire entre les nouveaux dirigeants coloniaux et la masse des producteurs, il fallait avoir été initié aux « affaires » des Blancs, que les Pères étaient non seulement les dispensateurs des connaissances qu’exigeait la nouvelle administration coloniale mais étaient aussi le point de relais entre les Rwandais et les fonctionnaires belges, les jeunes chefs tutsi ainsi que les membres de leurs familles, désireux de garder leur place et les avantages qu’elle conférait se ruèrent vers les écoles des Missions, vers les salles de catéchuménat. Ce revirement d’attitude parmi la noblesse à l’égard des Missions eut pour conséquences immédiates ce que les Pères Blancs ont appelé les conversions « massives » au Rwanda.
En effet, chaque chef converti entraînait ses sujets sur ses traces. A l’aide des données chiffrées, nous essayerons de concrétiser ce mouvement de conversion présidé pat les hommes de la classe dirigeante autochtone. Nous remarquerons cependant que les statistiques et les écrits missionnaires ne suffisent pas à eux seuls pour expliquer le phénomène de l’adhésion des
Rwandais au catholicisme entre 1917 et 1931. Aussi, devrons-nous recourir de temps à autre à des témoignages oraux sur l’événement. En plus, nous constaterons que l’action des chefs ne fournît pas seule non plus tous les éléments permettant d’apprécier toute l’ampleur des causes des conversions « massives ». C’est pourquoi nous consacrerons une attention particulière aussi sur le rôle des auxiliaires des Pères Blancs dans l’expansion missionnaire au Rwanda. Le recours à ces différents facteurs pour expliquer le phénomène des conversions montre la complexité du problème. Il l’est quant aux causes et quant aux conséquences immédiates et lointaines.
Le changement de position de quelques dirigeants à l’endroit des apports de l’Occident chrétien: la Religion, l’école, etc., les conversions « massives » parmi la population déclenchèrent aussi des divisions nouvelles parmi les membres de la société rwandaise. Ainsi, avec l’entrée de quelques jeunes chefs dans le catholicisme, le conflit entre la Cour royale et les notables se transforma en opposition entre les chefs chrétiens et les dignitaires païens qui, malgré la nouvelle orientation que les Belges donnaient au pays, restèrent à l’écart de la propagande religieuse catholique et de la Civilisation occidentale. Appuyés par les Pères et les agents de l’administration coloniale belge, les jeunes chefs convertis réussirent à renverser les vieux notables et le Mwami et à occuper la première place dans le royaume.
Mais toute cette situation eut pour point de départ décisif à la fois l’avènement de la colonisation beige et la recherche de l’intérêt des dirigeants rwandais. Deux éléments fondamentaux ont donc été présents dans le mouvement des conversions d’entre 1917-1931: la collaboration et l’intérêt. Ce dernier, étant intervenu à cause de la situation créée par les Belges, nous jugeons nécessaire de donner un aperçu sur la mise en place de l’administration coloniale belge au Rwanda, sur quelques différences entre sa politique et celle de l’administration coloniale allemande, surtout pour ce qui regarde leur position à l’égard des indigènes que les Peres Blancs s’attelaient et convertir au catholicisme ainsi que leur attitude à l’endroit des Missions.