Les Premières Réformes Sous La Colonisation Belge Et Les Missions
Placée par la victoire des armes à la tête du Rwanda, du Burundi, de Kigoma, de l’Ujiji, du Buha et de l’Uswi, tous territoires abandonnés par l’Allemagne vaincue, la Belgique n’attendit pas d’être investie par les traités pour y faire acte de souveraineté. En 1917, elle créa un haut-commissariat royal ayant pour premier titulaire le général Malfeyt qui résida à Kigoma (en Tanzanie). Le Rwanda fut confié au major Declercq qui plaça à son tour des officiers subalternes à Gisenyi, Cyangungu, Ruhengeri et Nyanza, tous anciens postes de districts allemands» Sur ce point, les militaires belges imitèrent leurs prédécesseurs en divisant le pays en quelques commandements (il y en eut d’abord quatre) ainsi que l’avait fait l’administration coloniale allemande et en se servant même des stations que cette dernière avait fondées.
Cependant, même si le Rapport de 1921 sur l’Administration belge du Ruanda-Urundi stipule que les militaires belges se sont inspirés de la ligne de conduite suivie antérieurement par l’autorité allemande en Afrique, il reste que le pouvoir colonial belge n’a pas longtemps maintenu la politique administrative coloniale de ses prédécesseurs, mais s’est forgé assez vite sa propre manière de gouverner les « Territoires occupés ». Pour nous en rendre compte, il convient de voir en gros quels furent les points directeurs de la politique coloniale allemande au Rwanda entre 1900 et la première guerre mondiale et examiner ensuite la politique suivie par les ‘Belges à partir de 1917. Dans l’un et l’autre cas, nous allons nous placer seulement sur deux niveaux: l’administration coloniale vis-à-vis des indigènes l’administration coloniale vis-à-vis de l’action missionnaire catholique.
Quand nous regardons dans son ensemble l’administration coloniale allemande au Rwanda et même dans d’autres pays africains ex-colonies allemandes, nous constatons qu’elle prenait les indigènes pour des « mineurs » qui avaient besoin de protection et de direction sans que pour cela elle se crut autorisée à porter atteinte à leurs droits à leur dignité, leur personnalité et leur individualité. Ce système colonial allemand dit de « protectorat » n’était pas toutefois indifférence, inaction ou maintien pur et simple du statu quo des sociétés indigènes. Son programme de départ se conciliait avec les vues de base› de la Métropole qui exigeait de ses fonctionnaires coloniaux de faire régner avant tout la sécurité des personnes et des biens. Cela revenait à consolider l’ordre interne du pays et renforcer le pouvoir des autorités en place surtout quand ces dernières ne parvenaient pas à se faire reconnaître dans tout le pays ou quand elles étaient plus ou moins contestées par une fraction de « nobles ambitieux ».
C’est dans ce cadre que le Dr Kandt voulant maintenir la paix au Rwanda, s’est attelé à réunir sous l’autorité du Mwami les populations restées insoumises, en particulier, celles des provinces du nord et de l’ouest. La Métropole voyait dans le soutien des dirigeants autochtones et dans le maintien de la paix, le gage de l’amélioration de la situation économique des colonisés par la propagation de nouvelles connaissances agricoles et professionnelles, par la création de l’outillage économique moderne: la dotation des colonies en travaux publics, routes, chemins de fer et ports (pour les pays côtiers), etc.
Certes, ces mesures se rencontrent dans d’autres systèmes de colonisation des autres puissances coloniales européennes. Elles font même partie intégrante des principes coloniaux que la Belgique a appliqué au Rwanda et au Burundi. Mais à la différence des autres pays colonisateurs, l’Allemagne s’est caractérisée par sa non-intervention directe dans les questions intéressant les mœurs, les croyances, l’organisation familiale et politique des pays colonisés. A l’égard des populations et en particulier à l’endroit des dirigeants, l’attitude del’Allemagne peut se comprendre dans ce sens que se trouvant dans des régions populeuses et où il y avait une ossature de gouvernement et d’administration, elle avait plus intérêt à s’appuyer sur les institutions établies pour réaliser son programme colonial. En outre, les structures locales lui paraissaient comme une force de résistance qui faisait craindre les empiètements que le colonisateur se serait permis.
À cet effet, les expériences vécues sur le terrain soutenaient son attitude: l’opposition contre les Pères Blancs au Rwanda comme au Burundi lui servait d’exemple d’autant plus qu’elle s’expliquait par le fait que les missionnaires s’attelaient à détourner les habitants de ces pays de leur culte pour les Convertir au christianisme et cherchaient quelquefois à l’intégrer ouvertement dans la vie interne de la société.
Toutefois, l’administration coloniale allemande n’a pas manqué d’intervenir en faveur des missionnaires catholiques. Mais son intervention s’est toujours inscrite dans le cadre de la recherche de la sécurité, de la paix dans les colonies. C’est ainsi qu’en 1903, une campagne dirigée par Béringé a été entreprise pour protéger la Mission catholique de Mugera (Bu-rundi) qu’attaquaient le roi Gisabo et ses chefs. C’est aussi dans ce sens que des mesures punitives ont été prises contre le chef hutu Rukara, le prétendu assassin du Père Loupias, tué à Gahunga (au Rwanda) en 1910. Les Allemands considéraient les attaques contre les Pères Blancs comme des luttes dirigées contre l’administration coloniale elle-même car les missionnaires faisaient partie du groupe des Européens. Plus est, les fonctionnaires coloniaux savaient que les efforts des Pères Blancs d’implanter la Religion Chrétienne et la Civilisation occidentale dans la région étaient bénéfiques pour l’action même du pouvoir colonial. Aussi, s’employaient-ils à les protéger et à les convier à travailler à l’unisson pour la pacification.
Cependant, même si dans ce dernier domaine les vues des agents de l’administration coloniale allemande et des missionnaires se sont concordés et que les deux groupes se sont prêtes main-forte, leur attitude à l’égard des dominés et des dominants n’a pas moins différé.
L’administration coloniale allemande s’est attachée à rendre plus efficace le pouvoir du roi. Au Burundi, le Résident Grawert réussit à faire passer l’autorité de Gisabo au-dessus de celle des nobles et à imposer l’ordre dans le pays. Au Rwanda, le lieutenant Gudowius dissipa, entre 1911 et 1912, les troubles antidynastiques survenus au nord et ayant pour chef le nommé Ndungutse qui, se disant fils du mwami Rutalindwa, roi assassiné en 1895 par ses rivaux et partisans du petit Musinga, tenta de renverser ce dernier pour reconquérir le trône ravi à son père. En soutenant les autorités locales, en renforçant leur pouvoir, les Allemands consacrèrent surtout la domination tutsi sur les Hutu qu’ils considéraient par ailleurs comme « des sauvages toujours prêts à l’opposition et à la désobéissance. »
Sur ce point, les missionnaires catholiques eurent une opinion différente. Pour eux, les Tutsi étaient des gens sans aucun sens religieux et incapables de se convertir à la Religion chrétienne. Plus encore, contrairement aux administrateurs coloniaux allemands, les Pères Blancs considéraient que les Tutsi agissaient injustement envers les Hutu. Aussi,’ s’attelèrent-ils à protéger ceux-ci contre le despotisme de ceux-là, posant ainsi une base de divergence d’attitude à l’endroit de la population colonisée entrele gouvernement colonial allemand et l’Église catholique naissante du Rwanda.
Cette position ne nous a pas cependant parue comme étant le désir pur et simple des Allemands de renforcer le pouvoir des dirigeants ou celui des missionnaires d’améliorer le sort des dominés. Elle est plutôt pour nous une réponse à une situation de fait. Voulant exercer directement sesresponsabilités d’initiateur économique « avec tact et prudence » pour pouvoir tirer de la colonie quelques profits dans les meilleurs délais, le pouvoir colonial allemand opte ouvertement de s’appuyer sur l’autorité locale, d’agir non pas « directement sur les indigènes, mais sur l’élite sociale d’entre eux, sur les Chefs naturels dela population ». De leur côté, les Pères Blancs s’employant à convertir la population rwandaise à la Religion et à la Civilisation chrétiennes s’adressèrent à la masse dirigée parmi laquelle, grâce à des faveurs promises, ils recrutaient quelques adeptes. S’étant heurtés à une opposition des grands tutsi et voyant que leur résistance ne désarmait pas, les missionnaires s’attachèrent aux dominés. Ils essayèrent de leur apprendre la doctrine de la Religion chrétienne et de les initier au devoir de recrutement de nouveaux adhérents.
De là, nous constatons que chaque groupe en présence des Rwandais a agi en faveur des Hutu ou des Tutsi pour promouvoir ses propres intérêts et pour bien mener à terme sa mission. Chacun s’est efforcé de réunir des partisans dans le camp où il lui était facile de le faire et là où il escomptait avoir des appuis à son œuvre. Mais, en travaillant aussi séparément pour asseoir essentiellement la même civilisation dans le même pays, les deux groupes vouèrent leur action à une lenteur certaine. Nous pensons que si l’Eglise et l’Etat avaient collaboré étroitement, le progrès des Missions comme celui de l’œuvre de la colonisation allemande auraient été plus rapides qu’ils ne l’ont été entre 1900 et l’avènement des hostilités de la première guerre mondiale au Rwanda. Cette collaboration qui n’a pas été fréquente entre les Pères Blancs et les administrateurs coloniaux nous paraît plus manifeste à partir de 1917. Les Belges s’entendirent avec les missionnaires si bien que les relations entre ceux-là et la population rwandaise obéirent souvent aux conseils de ceux-ci.
À lire le Rapport officiel de 1921 sur l’administration belge au Rwanda et au Burundi, on serait tenté de croire que la Belgique appliquait dans ces deux pays le système colonial d’administration indirecte, qu’elle a laissé la gestion directe du pays à ses détenteurs coutumiers: le roi, la reine-mère, les chefs et les sous-chefs et que, par conséquent, elle a confirmé ainsi que l’Allemagne l’avait fait avant elle, la suprématie des Tutsi sur les Hutu:
«Au point de vue administratif, nous pratiquons dans ces régions une politique de protectorat, d’administration indirecte, maintenant et améliorant les institutions indigènes si remarquables, que nous y trouvons; et, sauf à corriger les abus, nous entendons que les populations constituant politiquement des royaumes se développent librement selon leurs aspirations et leurs traditions sous la conduite de leurs chefs coutumiers «
Cette déclaration ne met en relief qu’une petite partie de la situation réelle des « Territoires occupés » par la Belgique. Elle laisse entendre que d’une façon générale, l’autorité coloniale belge ne prenait aucune mesure pouvant affecter les communautés indigènes sans avoir initié le gouvernement local au but qu’elle voulait atteindre, sans l’avoir convaincu des avantages qu’il comportait et surtout sans avoir obtenu son accord« A notre avis, cette démarche et ce comportement du nouveau pouvoir colonial supposeraient que les autorités indigènes fussent à même de comprendre les nouvelles politiques d’orientation de leur pays telles que proposées par les Belges et qu’elles fussent aussi disposées à marcher selon les plans des Européens. Or, jusque-là, le Mwami, ses chefs et ses sous-chefs, tous les grands du royaume se montraient peu attirés vers la Civilisation occidentale et manifestaient toujours leur résistance à son implantation dans le pays.
Ceci fait qu’en réalité, la Belgique visait à s’imposer aux dirigeants locaux et cherchait même à s’arroger le pouvoir de décision dans les affaires importantes du pays. Cela n’est pas dit ouvertement dans les Rapports officiels car il n’était pas question pour la Belgique de montrer qu’elle avait outrepassé les exigences du mandat que la Société des Nations s’apprêtait à lui accorder officiellement. C’est seulement sous le prétexte de « corriger les abus » qu’elle admet être intervenue directement dans l’administration indigène: « Nous nous sommes convaincus que respecter l’organisation politique et sociale que les populations s’étaient données, l’améliorer en éliminant les pratiques barbares et les abus, empêcher l’oppression des pauvres et des petits mais sans essayer d’importer, sous les tropiques, parmi les peuples primitifs nos concepts égalitaires européens (…) est une politique sage et juste. »
Améliorer, éliminer et empêcher sont toutes des actions qui demandaient un pouvoir effectif sur le pays d’autant plus qu’elles impliquaient une intervention directe dans les coutumes du peuple et un changement dans le comportement d’une population. Ce pouvoir s’avérait nécessaire également parce que ces actions puisaient leurs fondements dans une Société et une Culture aux réalités très distinctes de celles que connaissaient les « Territoires occupés » et parce que leur mise en application allaient contraindre les indigènes à se plier devant les conceptions qu’avaient les Européens de la Société et de ses différentes structures. Dans ces circonstances, « il va sans dire qu’un gouvernement s’acquittant, dans une société peu avancée, d’une mission civilisatrice, doit avoir le pouvoir d’imposer en certaines circonstances les mesures que comporte l’intérêt général. C’est pourquoi le résident a été placé auprès de l’autorité indigène non pas comme un représentant diplomatique de la puissance mandataire, mais comme un tuteur qui la dirige. »
De ce fait, nous comprenons que le pouvoir local est devenu directement subordonné au pouvoir colonial belge. Les dirigeants autochtones ont exercé leurs attributions politiques et judiciaires sous la direction du Résident et non sous ses conseils. C’est dire que le Mwami du Rwanda est venu directement après le Résident dans la hiérarchie politique et administrative de son royaume. D’ores et déjà il a perdu sa place de premier dirigeant de son pays, il est devenu sujet de la puissance coloniale: la Belgique.