Rwanda-Urundi. – Les mots indociles. – Beauté des collines. – Le mont Houyé. – La secte de Ryangombé. – Les bananiers. – Servilien raconte l’histoire d’Eleusine. – Le jardin du Paradis.

Au Congo, les régions agricoles étaient rares à l’arrivée des blancs. En Ruanda-Urundi, au contraire, les hommes cultivaient la terre depuis si longtemps qu’ils l’avaient presque épuisée. Le Ruanda, un peu plus petit que la Belgique, compte deux millions d’habitants. Dans un pays sans villes, et même sans villages, car on y habite par « collines », ce chiffre dénote une grande densité de population. La forêt primitive n’occupe plus que les sommets peu accessibles. Les étendues de brousse se sont maintenues dans les collines trop rocheuses ou trop arides pour la culture. Les grands marécages recèlent encore une faune redoutable, parmi les fermentations et les papyrus. A l’est, le fleuve Kagera se répand dans les savanes habitées par les derniers zèbres. Le léopard, nombreux, est un gros chat dont les souris sont trop souvent les vaches et les génisses. Le lion se fait rare, sauf, à l’est de l’Urundi, dans le Mosso. Enfin, tout au nord, aux frontières de l’Uganda et du Congo, le hautain massif des neuf volcans Birunga, a défié le tenace travail agricole pastoral. La forêt y règne toujours. Elle est habitée par les éléphants et par les derniers gorilles.
La Dorsale Nil-Congo partage le pays en deux bassins. Cette chaîne de montagnes dépasse les 2 000 mètres. Le lac Tanganyika s’étale à 771 mètres d’altitude, le lac Kivu, à 1460. Les volcans vont jusqu’à 4000 rnètres. De Lacer, historiographe du Ruanda, écrit que l’altitude moyenne du pays est de 1800 mètres.
Au nord, le Ruanda touche 1° 2′ de latitude sud. Au sud, son territoire jumeau, l’Urundi, atteint 4°29, de latitude sud. A l’est, coule la puissante rivière Kagera. A l’ouest, la frontière fend le lac Kivu, longe la rivière Ruzizi et traverse le lac Tanganyika.
Le premier blanc, von Götzen, venu de Dar-esSalam, pénétra en Ruanda en franchissant la Kagera, le 3 mai 1894.
Après la grande guerre, le 21 août 1919, 1es Alliés attribuèrent à la Belgique les mandats du Ruanda-Urundi. La région la plus peuplée, la plus fertile, comme le sont en France la Beauce ou la Normandie, en Belgique la Flandre ou la Hesbaye, se trouve au centre du Ruanda-Urundi. Champs et pâturages, les habitants y utilisent tout.
Mais le pays est si différent de nos campagnes humectées par les souffles marins, que, pour le comprendre, pour s’y attacher, il faudra quitter les manières de voir, de sentir, de penser, acquises instinctivement pendant toute notre vie. Le mieux est peut-être de rompre violemment nos habitudes en gagnant le pays inconnu au moyen de l’avion. Quatre coups d’ailes, et nous y serons déposés, un peu ahuris, les yeux et la pensée clignotants.
De Bruxelles au Caire des mythes familiers montaient des lieux survolés, suivaient l’avion comme des mouettes, puis abandonnaient le sillage. Ainsi distançat-on tour à tour Uylenspiegel, Jeanne d’Arc, Romulus, puis Ulysse. Enfin, à partir du Caire, il a bien fallu aussi délaisser le Sphinx et Oedipe. Si le voyage du Caire à Stanleyville s’effectuait dans le jour, les passagers pourraient se raccrocher à quelques points de repère: le Nil, aperçu comme un ruban à lisérés verts, le désert, la forêt équatoriale. Mais c’est un vol de nuit. Pas une lumière n’émerge de la couche de nuages survolée. Nul glissement d’étoiles au hublot n’indique un virage. Rien ne décèle l’immense vitesse de l’avion. On se croirait livré à une immobilité frémissante, ordonnée par un pilote demi-dieu. La terre, pour lui obéir, va évoluer, tourner, et lui offrir le point d’atterrissage exigé. Alors seulement, l’avion daignera descendre et se poser. En attendant, l’altitude engourdit la tête. Quels mots, quelles pensées résisteront à cette torpeur ? Perdrons-nous « le temps, l’étendue et le nombre »? Le temps ? Ma montre n’indique plus l’heure qu’il est ici. Ici ? Nous ne sommes déjà plus « ici ». L’étendue ? Rien ne dénote que nous nous y déplacions. Le nombre ? Isolés dans le ciel, nous formons une unité à laquelle on ne peut rien ajouter ni rien retrancher. Après Stanleyville, un autre avion, moins grand, nous emportera dans son vol capricieux, entre nuages, lacs et montagnes, et nous déposera enfin en Urundi, à Usumbura, sur la rive nord du lac Tanganyika; de là, une voiture bonne grimpeuse nous fera franchir les 2 200 mètres de la Dorsale Nil-Congo et nous mènera à Astrida, en Ruanda.
A mi-chemin entre le port d’Usumbura et Kigali, résidence principale de l’administration, l’emplacement était bien choisi pour établir divers services. La première bâtisse d’Astrida date de trente ans. C’est aujourd’hui un centre important. Missions, écoles pour blancs, écoles pour noirs, enseignement agricole supérieur. Hôpitaux, corps médical nombreux, laboratoires de recherches et analyses médicales; immense jardin d’essai agricole, arborétum, groupe de l’Institut de Recherches scientifiques en Afrique centrale (I. R. S. A. C.), siège d’une grosse société minière. Marché indigène important, comptoirs et marchands asiatiques, nombreux fonctionnaires et professeurs. C’est de là que j’ai rayonné dans le pays. On m’y a promenée des mille collines aux neuf volcans. En tout, près d’un an, dont deux mois à Kigali.
Pour quelqu’un qui a passé sa vie dans un jardin flamand, à 6 mètres d’altitude, et qui aboutit ainsi au centre de l’Afrique, il importe de s’aventurer avec prudence dans la connaissance du pays, du climat, des gens et des choses. Pendant notre voyage, chaque atome de la nuit fendue par notre avion obéissait au pilote. Je croyais, moi, avoir asservi les mots, les avoir amenés, prêts à m’obéir aussi. Mon hôte du Caire possédait le Littré, mes hôtes d’Astrida les Larousse, et j’arrivais pourvue de mon assortiment vérifiable de termes précis, parfaits, éprouvés par les siècles. Je me disais : « Patience, patience. — Patience dans l’azur. — Chaque atome de silence — Est la chance d’un fruit mûr… » De même pour nous, usagers de la langue française, chaque mot est la chance d’une pensée bien mûrie qui détachée de nous, s’empare des objets et nous les soumet.
Ces mots, si exacts en Europe, il allait falloir en user par 2°33′ de latitude sud, sur 29° 35′ de longitude est, et 1650 mètres d’altitude. Je m’aperçus vite qu’ils ne convenaient pas aux objets que je leur désignais, et qu’il fallait les assouplir, les dresser à servir les choses nouvelles. Je les mesurai d’abord au petit jardin sur lequel s’ouvrait ma fenêtre. Une haie l’entourait. Les mots charme ou aubépine me venaient au bout des doigts. Il fallut refuser de les écrire et mettre : euphorbe. Les tiges ressemblaient à de gros genêts d’un vert fade, et si l’on cassait un rameau, il s’en écoulait un lait nocif. Devant la haie des zinnias éclataient de belles couleurs. De vrais zinnias, mais les êtres qui les hantaient, emplumés comme des oiseaux, butinaient comme des abeilles et resplendissaient comme des papillons : les nectarins. Les verbes happer ou picorer, habitués aux oiseaux, s’écartèrent aussitôt de moi. Sur la pelouse, une petite fille blonde et rose jetait sa balle à une servante noire. Attention! Pour l’enfant, jeter signifiait bien jeter, mais la jeune noire, dans sa langue, connaissait vingt et un mots différents pour dire jeter. Jeter au loin, ou près, ou tout près, jeter un caillou, ou un fruit, ou un bâton, ou… En revanche, cette fille ne disposait que d’un seul et même terme pour dire tuer ou assassiner. Enfin, drôlerie du vocabulaire colonial, le mot boy étant devenu l’équivalent de domestique, on nommait cette petite servante, boyesse.
A gauche de la pelouse, le vent balançait les arbres du verger. Verger ? Un verger donne des couvées de pommiers, de cerisiers. Ici foisonnent bananiers, citronniers et papayers. Les bananiers ne sont même pas des arbres, mais de grosses tiges feuillues, et les papayers ont plus de ressemblance avec des courges arborescentes qu’avec d’honnêtes pruniers.
Il me restait à essayer les couleurs, puisque Parc-enciel est partout le même. Elles aussi faillirent aux coutumes d’Europe. Une immense poche oblongue, grosse comme la cuisse d’un enfant de trois ans, était suspendue à l’un des bananiers. On eût dit du caoutchouc. Elle renfermait en puissance tout un régime de bananes; violette ? Non, gris bleu ? Non, grise.., mais en Kynyamanda, la langue d’ici, le mot gris n’existe que pour désigner les cheveux des vieillards. Les carrés de fraisiers venus d’Europe portaient perpétuellement et simultanément fleurs et fruits. Comment leur indiquer leur saison ? Un jour, subitement, Malgré les arrosages copieux, ils crurent à l’hiver et se flétrirent, comme gelés.
Je me trouvais, tout comme les mots apportés, les fraisiers, les couleurs, désorientée, au sens propre du mot. Les mois perdaient leur signification, et j’avais beau interroger le soleil, il répondait mal.., l’aube envoyait droit vers le zénith un soleil-fusée, sans lui donner le temps de s’étirer, d’étendre ses bras de lumière au ras de l’horizon; à midi, chaque objet ramassait son ombre, la dissimulait sous soi, et le soleil couchant était englouti par les montagnes comme un navire crevé serait enseveli par les vagues. Et le vent, la pluie, les nuages ? Le vent ne passait pas, il se balançait entre vallées et dos de collines. S’il lui arrivait de se déplacer, sa vitesse et celle des nuages étaient toujours désaccordées. Nous étions en fin de saison sèche, et la pluie avait des caprices imprévisibles. Un semis de gouttes s’échappait de nuages destinés à contenir le déluge, et des torrents se précipitaient, sans même claquer sur le sol; d’un léger duvet de nuées voilant à peine l’azur. Les mots si importants : travail humain ne s’appliqueraient-ils pas enfin avec exactitude à la terre cultivée d’ici ? Non. Les termes fraternels qu’ils appelaient n’étaient plus charrue, boeufs, chevaux, tracteurs, sillons. Houe remplaçait charrue et sillon signifiait une ligne indéfinie et floue. Les mouvements lents et doux du jardinier noir que j’apercevais, penché sur un carré de légumes, fallait-il les nommer travail ou butinage ? Ou quoi ? Certes, au bout du jour, de la semaine où du mois, le parterre fleurirait, le champ produirait, l’ouvrage serait terminé, mais le travail, c’est umulimo. Il tient un peu, très peu, de l’action, un peu de la contemplation, un peu du rêve, .un peu de la bonne volonté de la terre, de la pluie et du soleil, un peu de la magie : Umulimo.
Chaque « poste » de blanc est isolé des autres postes comme une île dans un archipel. Les autos sont les barques qui permettent de franchir la houle des collines dont le pays est composé.
En sortant de chez moi, cent pas à faire, et la route tournait. Elle longeait la partie herbeuse du plateau d’Astrida. Cette étendue était destinée à l’aviation. De là, les yeux pouvaient se nourrir d’un panorama, si vaste, qu’il fallait une promenade de 2 kilomètres pour en ramasser l’ensemble dans le regard. Les perspectives en variaient perpétuellement d’après le temps, l’heure et la saison. Si le ciel était purifié par les averses, on voyait la chaîne des volcans, dont le plus proche est à 150 kilomètres. En saison sèche, on n’apercevait guère que trois ou quatre houles de collines, avec quelques échappées plus lointaines. Les jours de brume, le mont Houyé seul est visible. Je le trouvais laid, lourd et maladroit, mais quand je le connus mieux il m’inspira du respect et un peu de crainte. Je sus que ses 2 200 mètres attiraient les nuages chargés d’électricité et qu’il prenait pour lui la foudre, servant ainsi de paratonnerre à toute l’agglomération d’Astrida. Au début du siècle, une sorcière demeurait au Houyé. Elle en habitait le versant occidental. Devenue fort puissante, elle crut pouvoir refuser de payer au roi le tribut imposé : génisses ou miel. Elle entoura son rugo d’une haie de l’épine-qui-arrête-le-léopard ; les collecteurs d’impôts ne purent la franchir. Mais un roi de la race des Batutsi réussit toujours par l’astuce, s’il échoue par la force. Ce roi fit don à la sorcière d’un magnifique troupeau de chèvres. Elles rongèrent la haie, et les émissaires du roi s’emparèrent alors de la sorcière. On lui coupa bras et jambes, selon la pénalité en usage, et ses troupeaux furent le butin du roi.
Près du sommet, sur le côté nord du Houyé, existe une dépression en forme de cratère, qui servit de sépulture jusqu’à l’arrivée des blancs. On y portait les femmes mortes en couches ou enceintes. De nombreuses hyènes y servaient de fossoyeurs. On offrait aussi aux hyènes de Houyé, et toutes vives, les femmes stériles, qui sont une malédiction, et les filles mères, qui sont une honte.
Foudre, sorcellerie, sépultures, supplices; la masse qui domine Astrida est sombre. A l’heure du couchant seulement, elle s’anime et prend des teintes d’or vert et – d’or rouge.
Si l’on pouvait immobiliser les grandes vagues de l’océan, peut-être leur verrait-on à chacune un caractère différent. Ainsi en est-il pour les collines du Ruanda. Un peu à l’ouest du brutal Houyé s’étale une montagne d’un vert léger et varié comme les bombures des rideaux de peluche délavés. Ses plis gracieux obéissent avec des tonalités ravissantes aux ordres de la lumière, des nuages. Ils sont drapés, froncés sur la faille profonde qui recueille les pluies.
Au sud et à l’est se déroulent une infinité de collines dont chacune a son visage propre. Je finis par les connaître. L’une, abrupte comme une falaise écroulée, l’autre semblable à une lame à peine soulevée, une troisième, prête à déferler et crêtée de l’écume sombre d’un reboisement d’eucalyptus. Une telle a la forme d’un cône parfait, une autre, tartinée de pâturages, s’évase doucement. A l’ouest, les vagues de montagnes sont de plus en plus hautes jusqu’à la Dorsale Nil-Congo. Enfin, tout là-bas, imprécis et pourtant violents, les volcans.
A mesure que le temps s’écoulait, les points de repère se multiplièrent pour moi. Au pied de la seconde colline, derrière le Houyé, l’administration faisait transformer un marécage en étang poissonneux. Sur le dos de la troisième, à droite, subsistaient les décors qui servirent à tourner le film américain : Les mines du roi Salomon; plus à l’est courait le chemin par lequel on se rendait au jardin d’essai de Rubona, en passant par la première mission établie au Ruanda : Savé. Au sud, cette colline cachait les bâtiments de l’I. R. S. A. C., où l’on étudiait toutes les choses du pays, des grenouilles jusqu’aux éléphants, des moisissures jusqu’aux buffles. Cette colline là-bas, tout enrobée de bois, c’était « l’Arborétum ». Et ce ruban, la route qui menait à Kigali. Au sud, cette route descendait à Usumbura, que je nommais déjà; comme tout le monde, Usa. Plus à l’ouest se trouvaient des hauteurs magiques où j’ai un jour pu visiter l’un des domaines de la pluie. Près de la route de Kigali, à gauche, du bord d’un chemin conduisant à une carrière, on pouvait admirer un fin paysage pastoral. Si beau, si parfait, si complet dans son genre, que je voudrais le voir reproduit sur les timbres du Ruanda comme on fit, en France, pour la Pointe du Raz et quelques autres paysages merveilleux. Une molle vallée remontait entre deux collines à pâturages. Les marécages cultivés tapissaient les fonds de leurs étranges dessins. Les sillons tracés au hasard de la houe y formaient un semis de palmes irrégulières. Sur les flancs évasés des coteaux, les huttes, entourées de leurs rugos, attendaient le retour des troupeaux. Vues ainsi, presque de plan, ces demeures ressemblaient à des points d’orgue, tant par leur dessin que par leur destination qui est le repos entre le coucher et le lever du soleil. Les troupeaux descendaient déjà des sommets, et les pâtres s’appelaient. La ligne des collines aussi était belle et apaisée.
Au champ d’aviation d’Astrida, l’heure du couchant baignait le paysage entier d’ombres et de lumières, de nuées et de couleurs. Les collines de l’ouest se diluaient et bouillonnaient dans la brume scintillante. D’immenses cumulus bougeaient, changeaient de forme, semaient, des nuées de pluie qui s’étiraient comme de la fumée. Parfois, un arc-en-ciel se tendait du côté de la Dorsale, et le soleil éparpillait de l’or au hasard des collines, comme jadis un grand seigneur magnifique aurait jeté des pièces d’or à la foule accourue pour l’admirer.
Je rentrais au logis à la nuit tombante. Les parfums du soir se répandaient et les feuillages en forme de plume des eucalyptus se balançaient en silence sur le ciel devenu d’argent bleu.
L’eucalyptus a pris, en Ruanda, comme jadis le peuplier du Canada prit en pays flamand. On en plante sans cesse, Aux crêtes, il retient les éboulements érosifs, il ourle les mutes, garnit les pans des collines trop arides pour servir de pâtures. Si l’on coupe l’eucalyptus, il repousse toujours. Il livre les charpentes des huttes et le bois de chauffage. Les habitants des mille collines ne sont plus obligés de détruire ce qui reste des forêts. Pourtant l’eucalyptus éveilla d’abord la méfiance : une semence étrangère, plantée par les blancs, dans la terre des Banyaruanda, devait être néfaste à ceux-ci, car tout ce qui échappe au cycle coutumier porte malheur.
Le roi Musinga, ému par une telle menace, convoqua son conseil de sorciers. Il fallait parer au danger : si les semences prenaient, le sol occupé par les racines de l’arbre nouveau cesserait d’obéir aux cultivateurs du Ruanda. Le résident S…, à qui je dois cette histoire, était alors tout jeune lieutenant. Il sut que les champs d’eucalyptus seraient attaqués. Il fit aménager les plantations tout près du poste militaire où logeaient les soldats, tous venus du Congo (car le Ruanda est exempt de charges militaires), et les semis furent gardés jour et nuit.
Si les jeunes femmes du Ruanda lavent les bébés à l’urine, ce n’est point faute d’eau, c’est pour faire profiter leurs enfants de ce fluide qui, échappé à leur mère, doit être bienfaiteur. Un tel liquide a certes des vertus, puisqu’il appartient eu cycle précieux de l’eau.
De même, pour prémunir le sol du maléfice des semences étrangères, les sorciers décidèrent que les hommes du Ruanda devraient l’humecter de leur urine. Ce singulier talisman serait offert la nuit, furtivement, aux terres profanées par la semence nouvelle. Le lieutenant S…, prévenu par ses hommes, eut soin de ne pas s’opposer à ce rite. Les eucalyptus germèrent, grandirent, verdirent. Ainsi les Banyaruanda furent-fis rassurés, car si l’arbre avait été mauvais, le fluide conjuratoire l’aurait détruit.
En Europe, le muguet du premier mai porte bonheur, et les chrysanthèmes de novembre fleurissent les cimetières. Au Ruanda, une petite cucurbitacée, la mormodica, aux tiges velues, qui pousse partout enroulée aux buissons comme les liserons des champs, est une plante révérée, nuptiale, me dit-on. Pour vérifier, j’ai montré la plante à Nyirigango, le jeune valet de chambre. Un vaste sourire a éclairé son mince visage. Il a dit : « Oui, c’est pour le mariage ». Mais je n’ai pu en apprendre plus. Peut-être se gardait-il de révéler tout ce que cette plante signifie. Nyirigango. Son nom veut dire : « bon endroit pour suspendre son arc ». Il n’est pas encore chrétien, mais pense le devenir un jour; en attendant, il voudrait déjà prendre un beau nom comme Philippe; il demande qu’on l’appelle déjà Philippe. Dix sept ans, une légèreté de jeune fille, les membres aux attaches fines, il vit selon la coutume et désire une épouse. Autrefois, pour se procurer l’inkwano, ou vache présent-nuptial, il se serait donné comme vassal ou umugaragu à un haut seigneur possesseur de troupeaux. A la suite de longs efforts, d’insistance, de divers travaux pour ce Sébuja, une vache lui aurait été octroyée. Aujourd’hui encore, il faut offrir une vache aux parents de la jeune fille convoitée, mais Nyirigango sait que l’argent peut procurer une vache. Il demande donc à Bwana, son patron blanc, de le « contracter ». Il s’engagera au service de Bwana pour la durée de vingt mois, et Bwana lui avancera sur ses gages la somme nécessaire à acquérir la vache.
«Et s’il s’en va avant d’avoir remboursé ? Ou s’il vous sert avec mauvaise volonté ? Ai-je dit au patron de Nyirigango.
— C’est un risque à courir, mais l’enregistrement du contrat à l’Administration donne un certain poids à l’engagement. Il faut aussi que l’argent soit préservé jusqu’au moment où le gars achètera la vache. Si ses camarades le savent en possession d’une telle somme, on l’entraînera à boire à la cité indigène. Les mille francs seront gaspillés. Le choix d’une vache peut durer des mois.
— Mets ton argent dans ta valise, Nyirigango, tu la placeras toi-même bien fermée à clef dans la réserve où nous gardons les aliments ; je porte la clef sur moi. Laisse ton argent dans la valise jusqu’au jour où tu achèteras la vache. »
Nyirigango a bien voulu suivre le bon conseil, mais le temps passe. Chaque dimanche, Nyirigango sort : « As-tu trouvé une vache ? — Non, pas encore »… Enfin, un jour : «J’ai trouvé une vache. » Il rit, il est heureux, il demande son argent, c’est comme s’il disait : « j’ai trouvé une épouse. — Iras-tu la chercher toi-même ? — Non, mon frère. — Attention qu’il ne te vole pas. — Oh! non, c’est le fils de ma mère! » Nyirigango emporte les mille francs. Le temps passe encore,. «Nyirigango, as-tu la vache? — Non, mon frère n’est pas encore allé à la colline où elle est. » Des semaines s’écoulent « Nyirigango, as-tu la vache? – Oui, je l’ai donnée à la mère de la jeune fille, elle n’a plus de père. »
Il faudra alors à Nyirigango un jour de congé pour faire enregistrer le don par le tribunal indigène.« Quand iras-tu? » Il ne spécifie pas : « Un jour »… Les semaines coulent, même son Bwana, si habitué soit-il à cette conception du temps-qui-passe, s’inquiète pour lui… « Peut-être son frère ira-t-il à sa place ? Mais ne prendra- t-il pas l’épouse aussi ? – Oh! non, c’est le fils de ma mère… – A quand les noces, Nyirigango ?» Il dit qu’il ne sait pas. Il faut encore faire sa cour, offrir du pombé et une houe à l’oncle paternel…
Après les noces, la jeune épouse sera remise à la mère de Nyirigango et cultivera pour elle. Le jeune époux continuera son service chez Bwana, et ira deux nuits par semaine chez sa femme. Les fiançailles seront donc longues, et devront être chastes. La législation des blancs ne permet plus de mettre à mort les filles mères, mais il vaut quand même mieux s’épouser si la bonne nature l’a emporté sur la coutume.
La rigueur du châtiment de jadis s’explique par la vénération de la vache, seule richesse, seul prestige social. Le père de plusieurs filles nubiles arrivait ainsi à posséder un petit troupeau… Mais si le jeune époux s’apercevait que la fille n’était plus vierge, il avait le droit de la ramener au rugo paternel et de reprendre la vache-inkwano. D’où surveillance étroite des fillettes. Chez les cultivateurs riches, elles étaient nourries avec soin, de laitages et de fruits, afin d’être grasses et douces et tendres proies pour l’époux:, Mais proie convoitée aussi par l’amoureux dépourvu de vache nuptiale…: La faute d’une fille était donc fort préjudiciable au père. Les filles enceintes cherchaient à fuir, se jetant au gouffre ou à la rivière, pour échapper au supplice. Saisies et livrées aux justiciers, elles étaient traînées entre deux pieux si rapprochés que le fruit de la faute jaillissait, écrasé. Ainsi mouraient-elles, et les restes allaient aux hyènes du Houyé. Près du lac Kivu, on se contentait d’abandonner les pauvrettes sur une île. Alors, elles ne mouraient pas toutes. Les habitants de la rive congolaise du lac aux coutumes moins rigides, mais qui, en revanche; pratiquaient l’esclavage, s’en venaient les chercher la nuit et les emmenaient en captivité.
Le soir, quand le Houyé prenait des teintes d’émeraude et de rubis, je pensais aux filles de jadis. Sur le flanc sud de la lourde montagne qui fait face à Astrida, les reboisements d’eucalyptus, avec leurs coupe-feux, dessinent une immense croix de Lorraine. Malgré cette conjuration, et bien qu’il n’y ait plus d’hyènes, je n’aurais pas aimé à passer la nuit sur le mont Houyé.
La haie circulaire qui forme le rugo autour des huttes se termine presque toujours, à l’entrée, par un buisson d’érythryne. C’est un arbrisseau aux fleurs couleur de feu. Comme pour le sureau chez nous, il suffit d’en planter un bâton dans le sol pour qu’il prenne. Le botaniste Soyer m’écrit « Il y a beaucoup à dire sur le comportement de cette plante, dont les fleurs paraissent avant les feuilles (et non après) pour des raisons de photopériodisme liées à la longueur d’onde des radiations, elle-même en relation avec la nébulosité de l’atmosphère, et dont l’écorce épaisse et tubéreuse est une réaction de défense contre les feux de brousse… »
Or cet arbuste; dont il y a tant à dire au point de vue botanique, il y a beaticoup à en dire aussi au point de vue du rôle occulte qu’il joue chez les indigènes du Ruanda.