Le Règne De Kimenyi I (± 1450 à ± 1485).

Kagesera, brillant aventurier appuyé par une parenté puissante, avait fermement assis son pouvoir personnel sur le Migongo et sur les collines limitrophes qui font actuellement partie de la province du Gihunya.

Son fils et héritier, Kimenyi Musaya, nous apparaît, comme le premier souverain du Gisaka, dans le plein sens de ce terme.

Tout d’abord, il organise le pays conquis par son père et y stabilise le règne de son Tambour. Ensuite, il étend son pouvoir aux contrées avoisinantes, en procédant par incursions inattendues et rapides, incursions dont il exploite immédiatement les résultats par une occupation intensive, à la fois administrative et économique.

Ainsi, à chaque entreprise d’audacieuse expansion succède une période d’assimilation patiente et une nouvelle expédition militaire n’est déclenchée que lorsque les objectifs de la précédente (notamment l’occupation des positions-clefs et la main-mise sur le gros bétail) ont été entièrement atteints et consolidés.

Procédant de cette façon, le Mwami Kimenyi I impose la domination du Rukurura à l’ensemble du Gisaka(Le Gisaka présentait déjà, semble-t-il, un certain caractère d’homogénéité en raison de ses particularités géographiques ; en raison d’une vie commune prolongée de ses populations sous l’égide du clan dominateur des Bazigaba ; en raison, aussi, d’un dialecte propre).

Puis, il ravit aux bahima (nomades, politiquement peu organisés) toute la riche région pastorale allant du Sud-Est au Nord-Est du lac Muhazi (partie Est de l’actuelle chefferie du Buganza Sud ; partie Sud de l’actuelle chefferie du Buganza Nord) et repousse vers l’Ouest l’arrière-garde des batutsi banyaruanda, qui se trouvait encore au Sud du lac Muhazi (c.-à-d. dans la partie Ouest de l’actuelle chefferie du Buganza Sud).

Ceci fait, il laisse sur la rive septentrionale du lac des avant-postes chargés de guetter les réactions éventuelles de l’Étranger et – ainsi protégé au Nord- reprend sa marche vers l’Ouest, en s’emparant de l’importante province du Rukaryi, qui faisait partie du petit royaume du Bugesera, à l’époque possession héréditaire des princes Bahondogo (Le royaume du Bugesera se composait alors du Bugesera proprement dit, du Rukaryi, de toutes les terres actuellement englobées dans le Territoire de Muhinga et de la partie N. E. de l’actuel Territoire de Ngozi. Son Tambour-Palladium était le «Rukombamazi ». Celui-ci devait finalement tomber aux mains des Banyarwanda sous Mibambwe III Sentabyo).

Alarmé par ces succès et se trouvant aux prises avec les difficultés d’un début de règne, le Mwami du Ruanda, Ruganzu I Bwimba (fils du Mwami Nsoro I et petit-fils du Mwami Samembe) prend le parti de se concilier l’amitié de cet entreprenant voisin et, dans ce but, il lui donne en mariage sa soeur Robwa, jeune fille renommée pour son extraordinaire beauté, dont Kimenyi convoitait la main depuis des années.

En agissant de la sorte, Ruganzu allait à l’encontre de la volonté formellement manifestée, à son lit de mort, par son père Nsoro ; mais il avait de bonnes raisons de passer outre aux désirs paternels.

Le R. P. Pagès nous donne, dans son « Royaume hamite», une version imagée de l’histoire de l’héroïque Robwa, version fournie par notre informateur commun, le munyagisaka Joseph Lukamba. Cependant, cet auteur laisse subsister un doute sérieux sur l’époque à laquelle se sont déroulés les faits relatés… en plaçant Robwa et son époux Kimenyi I – tantôt à l’époque de Ruganzu I. (p. 114 à 120), – tantôt à l’époque de Ruganzu II (p. 87 et p. 613), souverains du Ruanda que plus d’un siècle sépare.

La version présentée plus tard par M. l’Abbé Kagame dans l’« Ingaji Karinga» (vol. II, p. 34 à 42) suit, dans ses lignes générales, le récit du R. P. Pagès, mais comporte néanmoins de notables divergences sur des points secondaires. De plus, elle a le mérite de bien situer les faits sur le plan chronologique.

Comme, jusqu’à présent, cette version n’a pas été reproduite en français et comme elle ne semble pas dénuée d’intérêt historique — nous en présenterons ici une traduction libre — non sans avoir obtenu, au préa-lable, l’autorisation de l’auteur.

A la mort du vieux Mwami Nsoro, son fils Bwimba lui succéda sous le nom royal de Ruganzu.

Kimenyi 1er, qui régnait à cette époque sur le Gisaka, envoya aussitôt des présents à Ruganzu ; d’autres à son oncle maternel Nkurukumbi ; d’autres encore à la reine-mère Nyiraruganzu I Nyakanga. Ces présents étaient si munificents qu’ils lui gagnèrent aussitôt la sympathie de la mère et de l’oncle du nouveau Mwami. Mais Ruganzu demeura sur ses gardes, car il tenait de son père un grave secret : les devins avaient promis à Kimenyi la possession du Ruanda tout entier, s’il arrivait seulement à faire de Robwa -son épouse et à en avoir un héritier.

Une fois déjà, Kimenyi avait demandé la main de Robwa à son père et, malgré l’insuccès de cette démarche, il n’allait sans doute pas tarder à la réitérer. C’est ce qui arriva bientôt et, de nouveau, la demande fut suivie d’un refus poli.

Kimenyi, pourtant, était persévérant de nature et il ne se découragea point pour si peu. Bien au contraire, il multiplia ses avances à tout l’entourage de Ruganzu ; surtout à sa royale mère. Celle-ci ne connaissait point le secret que son mari avait confié à son fils aîné et elle souhaitait ardemment que sa fille devînt la femme du puissant Kimenyi, se disant : « Si Robwa épouse Kimenyi et lui donne un héritier, celui-ci régnera un jour sur tout le Gisaka et ainsi mon sang dominera les deux royaumes ».

Devant l’insistance et les menaces de sa mère, Ruganzu finit par lui dévoiler la promesse faite à Kimenyi par les devins, au nom du Ciel. Mais la reine-mère ne se démonta point : « Si nous ne donnons point satisfaction à Kimenyi, dit-elle, il envahira nos terres et razziera nos troupeaux, avant même que nous n’ayons eu le temps de lever l’armée du nouveau règne. Nous ne pouvons ainsi nous attirer un malheur immédiat, par crainte d’un danger problématique ».

Là-dessus, Ruganzu, perplexe, fit comparaître sa soeur Robwa et lui dévoila la vérité, en la faisant elle-même juge de son avenir. Sans hésiter, Robwa lui répondit : «Que ne me l’aviez-vous pas dit plus tôt ? Ne craignez point de me donner en mariage à cet étranger. Je vous promets que jamais un enfant issu de notre union ne sera roi et que jamais il ne réduira notre Pays en servitude ».

En entendant cette réponse assurée, Ruganzu se laissa fléchir et accorda la main de Robwa à son prétendant, sans plus tarder. Dès lors, il n’eut plus à s’inquiéter des intentions de Kimenyi et – tournant ses regards vers d’autres frontières – il réussit à arrondir rapidement les conquêtes de ses aïeux.

Un jour, pourtant, le bruit se répandit que Robwa était enceinte des oeuvres de son époux. Très ému par cette nouvelle et décidé à faire le sacrifice de sa propre vie pour sauver son pays du malheur qui le menaçait, Ruganzu entreprit de se rendre immédiatement au Gisaka, pour y périr en « Mutabazi» (« Mutabazi » = libérateur, s’immolant volontairement pour conjurer la Patrie de maux graves qui la menacent de l’étranger. Un tel « libérateur » devait nécessairement être un personnage de haut rang. Il s’ingéniait à ne pas laisser reconnaître ses intentions des ennemis, sans quoi ceux-ci se seraient bien gardés de le tuer. D’autre part, afin qu’on ne puisse douter, après sa mort, de son rôle sacrificiel, il était tenu de revêtir certains attributs particuliers : deux lances d’une certaine sorte, une gourde de forme spéciale et une plume d’« inganji » à la tête).

Un soir, en cours de route, il fit établir son camp (ingando) à Munyaga, colline du Buganza située entre le lac Muhazi et le lac Mugesera.

Le lendemain même, le hasard voulut qu’un groupe de Gisakiens s’y livrât à une partie de chasse, ignorant tout de la présence du Mwami du Ruanda. A un moment donné, une antilope qu’ils poursuivaient s’enfuit du côté du camp et fut abattue par la flèche d’un courtisan de Ruganzu.

Les Gisakiens survinrent et prétendirent se faire remettre le trophée. Les Ruandais refusèrent. Une dispute s’ensuivit ; des invectives, on passa aux coups et le Mwami Ruganzu en profita pour se laisser tuer, avant que ses adversaires ne l’aient reconnu.

Ayant appris la mort de son beau-frère, le Mwami Kimenyi en parut sincèrement affecté et alla présenter à Robwa ses plus vives condoléances. Mais cette dernière, en apprenant la nouvelle et se sachant près d’enfanter, décida de ne plus différer l’accomplissement de sa promesse et – se jetant du haut de sa couche, le ventre en avant – se tua sur-le-champ, emportant avec elle, dans la mort, celui qui ne devait pas naître.

On alla ensevelir le corps de l’héroïne au Bwiriri (région Sud-Ouest du Gisaka) dans une caverne qui, par la suite, devint un habitat d’essaims d’abeilles.

Quant au Ruanda, la régence y fut exercée par Cyenge, frère du Mwami Ruganzu défunt.

La mort de Ruganzu et celle de Robwa ne demeurèrent pas invengées. Sous le règne de Cyilima I, fils de Ruganzu (L’abbé Kagame rapporte que Cyilima I naquit au moment même où son père était massacré dans le Buganza. Cela doit faire admettre que Kimenyi I eut une vie extrêmement longue, puisqu’il fut le contemporain de 3 bami ruandais, dont le dernier (Cyilima I) n’accéda au trône qu’après une régence vraisemblablement prolongée), un de ses courtisans, appelé Mukubu – instigué, sans doute, par son jeune maître – réussit à attirer le vieux Kimenyi dans un guet-apens et à le tuer.

Voici comment les choses se passèrent. Mukubu se rendit au Gisaka, accompagné d’un unique serviteur et feignit d’être poursuivi par la haine du Mwami Cyilima. L’ayant entendu, Kimenyi, qui avait repris ses vues ambitieuses à l’endroit du Ruanda et n’attendait qu’une occasion favorable pour passer à l’action, autorisa le transfuge à vivre dans son ombre.

C’est ce que cherchait l’astucieux Mukubu. Une fois en place, il mit tout en oeuvre pour forcer la confiance de son nouveau maître et, un jour, il réussit à l’entraîner dans une partie de chasse à deux. A un certain moment Mukubu se laissa distancer par Kimenyi et, lui décochant un coup de flèche dans le dos, l’étendit raide mort. Aussitôt surgit du taillis le serviteur de Mukubu. Sans perdre de temps, il sectionna la tête ainsi que le bras droit de Kimenyi et les plaça dans un panier préparé à cet effet ; après quoi les deux banyaruanda reprirent le chemin de leur pays et allèrent offrir les sanglants trophées au Mwami Cyilima.

Ainsi la mort violente du premier Ruganzu se trouva compensée par celle du premier Kimenyi.