1. La danse.

L’évolution observée entre la parole, le cri et le chant, se retrouve entre le geste, la mimique et la danse. Dans les deux cas, ces pratiques ont pour résultat de déterminer chez le conjurateur un état propre à favoriser la création et la libération de l’agent magique, à développer un état semblable chez les assistants qui ajoutent leur force collective à celle de l’opérateur ; et, en vertu des lois d’analogie ou de similitude, ces pratiques créent un « état harmonique semblable dans l’être surnaturel sollicité ou dans l’objet visé par l’enchantement ».

La danse est le dessin en action ; pour sa réalisation, elle s’appuie, comme tous les faits magiques, sur les lois de l’imitation. Elle est avant tout mimétique et peut s’appliquer à toutes choses : chasse, guerre, amour, naissance, mariage, enterrement.

Au Ruanda-Urundi, il n’est pas un acte depuis ceux des médecins-devins jusqu’à ceux des véritables sorciers, qui ne soit accompagné de gestes qui imitent l’action désirée et tendent à la réaliser à l’avance afin d’emporter la certitude de son succès.

En 1932, à Mutura (Kisenyi), nous avons assisté chez les Pygmées de la forêt des volcans à de véritables scènes mimétiques de chasse au cours desquelles plusieurs Batwa imitaient à la perfection buffles et éléphants dans leurs mouvements, tandis qu’un chasseur, s’approchant d’eux par derrière, simulait le geste de leur enfoncer sa lance dans le dos.

Les évolutions bien connues des ntore, pages choisis par le mwami, représentent, semble-t-il, une danse guerrière dans laquelle les acteurs imitant les déhanchements, les souples mouvements de tête, les sauts et les cris rauques du lion dont ils portent un simulacre de crinière en fibres, s’attaquent à des guerriers invisibles et les terrassent à coups de javelines. L’on rencontre une danse macabre gucuragura dans une scène d’envoûtement où le sorcier tient en main un tibia humain.

La danse n’est jamais effectuée par deux êtres humains juxtaposés, ni dans des salles spéciales ; mais elle est exécutée individuellement lors de rassemblements, tout en chantant, en criant, en tapant des pieds sur le sol nu, en claquant les mains, en pointant les doigts sur les côtés ou en l’air. On dansera aux mêmes occasions que celles signalées ci-dessus à propos des chants et des bruits : lors du culte aux esprits divinisés, à la naissance, au mariage, à la mort, etc.

  1. La puissance du regard.

Pour le primitif, la vue est douée de puissance matérielle qui peut communiquer la volonté maléfique de son auteur aux choses, aux animaux et aux personnes qu’elle atteint. Jusqu’au XVIe siècle, on a cru en Europe, à la suite de PLATON, que si l’homme pouvait voir, c’était parce que son ceil possédait la faculté de lancer un rayon lumineux sur les choses qu’il voyait, que la lumière avait une source intérieure.

Nous possédons des témoignages certains de la crainte du mauvais œil aussi bien en Babylonie qu’en Égypte et dans la région qui dépendait tant de ces deux grands États : la terre de Canaan. Dans ce pays, la croyance est attestée par les nombreuses amulettes qui y ont été importées d’Égypte ou y ont été imitées ; et la Bible, par maintes citations, prouve toute l’importance qu’on y attachait, par exemple Deutéronome, XXVIII, 54, 56 — Isaïe, XII1, 18. Pour obvier aux conséquences funestes du mauvais oeil, la magie intervient avec des amulettes et des talismans dont un certain nombre sont restés les mêmes depuis la plus haute antiquité. Les uns, réputés parmi les plus puissants puisqu’ils représentent la vie, en opposition avec l’influence maligne de l’œil, sont des talismans que nous qualifions d’obscènes (toutes les variétés d’amulettes phalliques), les « cornes » en corail, la représentation de l’œil lui-même.

La Genèse nous apprend (XL, 32) que les « Égyptiens » ne pouvaient pas manger avec les Hébreux parce que » c’est, à leurs yeux, une abomination ». En Afrique occidentale, le monarque mange seul, servi par un subalterne qui détourne la tête pendant que le roi consomme son menu ; quand il a fini, il tousse. Quand le roi d’Abomey mangeait, une reine criait : «le jour s’en va »; alors toutes les reines et le personnel domestique s’agenouillaient en fermant les yeux. Notons que le pouvoir des hypnotiseurs leur vient des yeux. On connaît par ailleurs le pouvoir charmeur du regard dans certains cas.

Nous examinerons dans le corps du présent travail, l’influence néfaste attribuée au regard au Ruanda-Urundi.

  1. Le substitut.

Une des pratiques les plus curieuses de la magie est certes celle qui consiste à procurer un substitut en certaines occasions au cours desquelles il s’agit d’éloigner les péchés d’une société ou d’un individu, le mauvais sort ou l’esprit démoniaque dont on croit qu’une personne est emparée. Ce substitut sera un animal dans la plupart des cas, mais il peut également consister en une simple figurine. La Bible nous relate que le prêtre AARON confessait les péchés des enfants d’ISRAËL sur la tête d’un bouc qu’il tenait des deux mains : par la suite, ce bouc émissaire était chassé dans le désert emportant les péchés avec lui (Lévitique, XVI, 21).

Au Ruanda, lors de la fête annuelle de l’expiation nationale du mois de juin, le mwami, préalablement chargé des péchés de son pays, les communiquait à un taureau de sacrifice igitambo, « montant sur les flancs, pieds nus et faisant corps avec lui ». La reine-mère agissait de même à l’égard d’une vache de sacrifice. En outre, la veille de la cérémonie expiatoire, ils dormaient tous deux au contact direct d’une statuette d’argile les représentant en leur sexe et à laquelle ils communiquaient leur personnalité.

En Urundi, afin d’enlever le principe malin attaché à la lance d’un crime, on en enlevait des raclures que l’on donnait à manger à une chèvre, celle-ci était alors vendue à des étrangers chez lesquels elle emportait le vice attaché à l’arme maudite.

Le substitut consiste parfois en des objets ayant appartenu à une personne qui veut que sa volonté soit présente à l’endroit où elle les déposera. Au Ruanda, enfouir sa pierre à aiguiser ou la pierre meulière dans un champ, tout en prononçant des paroles sacramentelles, est un acte qui annihilera la volonté perverse des maraudeurs qui viendraient à passer. En fait, les pièges magiques déposés par des sorciers dans un but d’envoûtement constituent des substituts de leur volonté maléfique.

De même, chaque fois que nous verrons au cours de la divination par aruspicine, introduire de la salive du consultant dans le bec des coquelets ou dans la gueule des béliers et des taurillons que le devin prie par la suite de rendre les sorts favorables, nous trouverons en ces animaux des substituts de la personne consultante. Certains arbres magiques sont utilisés comme substituts; ce sont notamment l’érythrine umuko employée dans le culte à RYANGOMBE alias KIRANGA, ainsi que certains ficus : umuvumu (umutaba) et umugobwe.

Pour soigner une personne de l’inzibyi, maladie caractérisée par l’eczéma et des pustules scrofuleuses, le guérisseur se fait apporter un peu de pus du malade et le dépose dans un petit sachet de cuir qui doit provenir d’une peau de taureau pour un homme, de taurillon pour un garçon, d’une vieille vache pour une femme et d’une génisse pour une jeune fille. L’opérateur effectue à l’aide d’une serpe ou d’une herminette, une entaille dans l’écorce de l’arbre et y insère le sachet précité, en prononçant à l’adresse du mal la formule magique suivante : « Uvuye ku giti, dore umuntu», formule qui procède par inversion : « Vous venez de quitter l’arbre, attaquez plutôt cet homme ». Le malade est assimilé à l’arbre et l’arbre au patient dont il constitue alors le substitut qui se charge de la maladie. Il est désormais interdit au patient de couper ou de blesser l’arbre qui est censé le représenter. Les indigènes, même évolués, tiennent cette opération comme étant excessivement efficace.

  1. La réalité des images du rêve.

Les peuples croyant à la magie eurent foi dans la réalité des images du rêve ; de cette croyance sortirent les clefs pour interpréter les songes. La Bible fourmille de songes. Le Pharaon fit appeler les magiciens et les sages de l’Égypte, puis finalement JOSEPH pour interpréter son rêve des sept vaches grasses et des sept vaches maigres (Gen., XLI). TIBÈRE, selon DION CASSIUS, fit tuer un individu qui, en songe, lui était apparu donnant l’ordre de verser de l’argent.

Les indigènes du Ruanda-Urundi croient à la réalité des images du rêve ; en fait, ils n’aiment pas avoir des songes, car ceux-ci sont considérés bien souvent comme les signes prémonitoires de mauvaises conjonctures. Si l’on rêve qu’on boit de la bière, un deuil est proche ; le rêve de courge comestible ou de viande indique qu’il y aura sous peu un décès dans la famille. Comme on le voit, l’indigène raisonne par inversion dans l’interprétation de ses songes. Il est fréquent qu’il vienne s’accuser auprès de son confesseur d’avoir péché en songe : qu’il a pratiqué le culte de ses ancêtres, qu’il a commis un adultère, etc. L’indigène se reconnaît complètement responsable de ses songes : il ne distingue pas le conscient de l’inconscient. Lorsqu’un devin est consulté et qu’il estime de bonne politique de temporiser quant à la réponse, il déclare à ses interlocuteurs : « Nzabirota » : je vais y rêver. Il est interdit de faire interpréter ses rêves par autrui ou même de les révéler, on risquerait de les voir se renouveler.

La croyance à la valeur prémonitoire dangereuse des songes est si bien ancrée au Ruanda-Urundi que l’indigène croit devoir s’entourer de précautions d’ordre magique pour y faire obstacle. Il convient dans le but d’éloigner de soi les mauvais augures annoncés par les songes, de prendre dès le lendemain matin, la pierre plate à moudre ingasire, la spatule de ménage umwuko et un brin d’herbe umugombe (de kugomba : devoir) et de s’appliquer le tout au front ; on évitera de la sorte la répétition des mauvais rêves. Ou bien, en se réveillant, le rêveur se purifiera la face à l’aide de la sève bénéfique d’umugombe, les dents au moyen de kaolin, et la bouche en mâchant des racines d’umusenda bazimu (celles qui chassent les esprits des défunts), puis, mû par une pensée mimétique, il crachera sur les braises du foyer en disant : « Que mes rêves s’éteignent comme j’éteins ces tisons ».

L’abbé KAGAME rapporte que lorsque YUHI III tenait sa cour à Kamonyi, l’une de ses visions lui montra une grande barque qui voguait dans le ciel. Les rames produisaient un bruit assourdissant. L’idée lui vint de présenter des cadeaux de bienvenue à ces hôtes singuliers qui ramaient dans la vaste mer du firmament. Il se fit apporter un régime de bananes et une cruche de miel. Comme il lui était impossible de faire monter ces cadeaux vivriers jusqu’à la barque, il demanda un arc et une poignée de traits. Il détacha une banane, la fit lier à l’un des traits qu’il tira en l’air, au-dessus de sa tête, l’accompagnant de cette formule : « Mpiru na nyoni » (trait et oiseau). Puis, prenant un autre trait auquel on avait attaché une cuillerée de miel, il l’envoya de même vers le firmament en s’écriant : « Kabindi na buki » (cruche et miel).

  1. Valeur magique des nombres.

Pour le primitif, les nombres ont une valeur magique. Le nombre un est absolument divin (1). Pour le magicien ELIPHAS LEVI, le nombre deux représente les forces qui maintiennent l’univers en équilibre : la force qui attire et celle qui repousse ; le plus parfait des nombres impairs, c’est trois parce que c’est la trilogie de l’unité, c’est le nombre symbolique de la réalisation et de l’effet ; quatre, c’est le nombre matériel, car tout ce qui existe en bien comme en mal, soit dans la lumière, soit dans l’ombre, existe et se révèle par le quaternaire ; le nombre sept est sacré dans toutes les théogonies et dans tous les symboles parce qu’il est composé du ternaire et du quaternaire, le nombre sept représente le pouvoir magique dans toute sa force ; quant au nombre neuf, il est celui des reflets divins : il exprime l’idée divine dans toute sa puissance abstraite, mais il exprime aussi le luxe en croyance et par conséquent la superstition et l’idolâtrie. Les Banyarwanda et les Barundi n’ont pas échappé à la superstition du nombre. Il est d’usage courant de ne pas compter ses enfants, spécialement les tout petits, son bétail et ses biens. Lorsqu’on demande à l’indigène le nombre précis d’enfants qu’il a, il ne fournit ordinairement qu’une réponse évasive ou tout simplement : « Simbizi » : Je n’en sais rien. En effet, dans la mentalité primitive, compter est accompagné de la crainte superstitieuse de voir disparaître les objets dénombrés.

Les chiffres pairs sont bénéfiques.

En Urundi, il faut deux moutons blancs, sans tache, pour exorciser la hutte natale de jumeaux. Dans ce pays, parmi les insignes de la royauté on trouve deux taureaux, quatre lances, six petits tambours et une fourchette à quatre dents. Lors de la vigile de la fête annuelle des semailles de sorgho, on abattait quatre taurillons. A la fin des cérémonies de l’investiture du mwami, on plantait deux arbres assurant une protection magique : un muko et un muvumu. La semaine indigène comportait quatre jours ouvrables (le cinquième était férié en l’honneur de Dieu GIHANGA). Les rites des relevailles ne peuvent s’effectuer qu’un jour pair après l’accouchement, car « les jours impairs portent malheur » ; normalement ils ont lieu le huitième jour.

On ne peut donner un nom au nouveau-né dans les sept premiers jours succédant à sa naissance ; durant toute cette période il est interdit à une femme en période de menstrues, de s’en approcher. On croit que l’enfant contracterait une affection épidermique amahumane. On suspend un fruit indibu de bananier sauvage à l’enfant né le septième pour l’empêcher de devenir aveugle : ilindwi irahumisha = le sept rend aveugle ; c’est la raison qu’on invoque également pour que la mère ne se relève pas le septième jour suivant ses couches.

Le nombre sept et ses multiples exigent l’accomplissement de certains rites de protection magique : devaient se renforcer par le port d’un talisman en fer umudende le guerrier ayant abattu son septième ennemi, la femme ayant accouché pour la septième fois, la vache ayant vêlé pour la septième fois, le chien qui a pris à la chasse sa septième bête d’une même espèce, etc… A ce talisman étaient suspendus des grelots en nombre pair.

Le chiffre sacro-saint, véritable porte-bonheur, est le neuf. Dans les rites consécutifs au mariage, on met cuire de la farine de sorgho qui constituera un repas de communion ; neuf fois de suite, on verse de l’eau dans le pot contenant la farine ; lorsque la pâte est prête, on la fractionne en neuf morceaux, déposés dans neuf petits paniers ; enfin, les convives, tous ensemble et en même temps, en portent à la bouche et la mangent. On entend souvent dire sous forme de souhait : « Icyenda cyenda abana n’inka» : Que le chiffre neuf te donne beaucoup d’enfants et de vaches. A la fin de la cérémonie du gutwikurura, les parents traversent en file indienne, neuf fois de suite, l’assistance.

Dans le sacrifice d’un bovin au culte de RYANGOMBE, le sacrificateur touche la bête neuf fois entre les cornes au lait de kaolin, puis il la touche neuf fois du fer de sa hache, enfin il exécute neuf fois une allée et venue sur la peau de la bête tuée.

  1. L’identique neutralise l’identique.

Si le semblable vaut et attire le semblable, par contre, à l’extrémité pourrait-on dire, l’identique neutralise l’identique, qu’il y ait identité de forme, de matière ou simplement de nom : similia similibus curantur.

Le magicien ELIPHAS LEVI nous apprend bien gravement que la personne qui se croira envoûtée par l’exécration et l’enterrement du crapaud devra porter sur elle un crapaud vivant dans une boîte de corne. Pour l’envoûtement par le cœur percé, il faudra faire manger à la personne malade un cœur d’agneau assaisonné avec de la sauge et de la verveine. L’Africain qui porte une bague en forme de serpent est convaincu qu’il sera à l’abri des morsures de cet animal; ce sont parfois des cendres d’un serpent calciné qu’on porte sur soi en guise de charme défensif : on est convaincu qu’un autre serpent n’osera pas venir mordre un frère. La vue du serpent d’airain constituait un remède efficace aux morsures des serpents venimeux du désert (Nombres, XXI, 8, 9 — // Rois, XVIII, 4). Le Zoulou se frotte avec des excréments de crocodile avant de traverser une rivière infestée de ces sauriens. Porter sur soi les dépouilles d’un animal dangereux, c’est s’approprier une partie de sa force, se l’incorporer, devenir aussi fort que lui et par conséquent se mettre à l’abri des attaques d’animaux de la même espèce ou d’une force au moins équivalente, d’où les dents de carnassiers que l’indigène porte parfois ainsi que des poils et des cornes. Mais la conception en cette matière va plus loin, et le primitif est convaincu, en outre, que grâce au port de ces charmes, il écartera de lui les mauvais sorts et les tentatives d’envoûtement. En Urundi, pour se protéger contre les atteintes de la foudre, on porte des boules de bitume provenant du lac Tanganika, car ce sont, croit-on, des excréments de la foudre : n’amavyi y’inkuba.

Au Ruanda, pour se mettre à l’abri de la vengeance posthume de sa victime, le meurtrier volontaire ou involontaire, portera, contre son cœur, enfermés dans une petite corne, des restes du mort desséchés au feu.

Au début de l’occupation de leur pays, les indigènes, dans le but de se protéger contre la vindicte éventuelle de l’occupant, suspendaient au cou des douilles de cartouche, des pièces de monnaie ou tous autres objets ayant appartenu aux Européens.

Et si le port de charmes se révèle momentanément impossible, un simple attouchement suffira pour les remplacer afin de neutraliser les mauvais augures. Ainsi la femme enceinte qui voit un serpent crevé doit le toucher du bout du doigt, puis souffler sur ce dernier, afin d’éliminer le sort néfaste qui se présentait à elle. Pour se mettre à l’abri d’un accident de voiture, il suffit d’en toucher la carrosserie, etc…

La répétition d’un acte, d’un geste, d’une parole, lève l’interdit qui était attaché à la parole, au geste ou à l’acte identique originel.

Il est interdit d’enjamber l’endroit où deux jeunes filles ont pratiqué l’ugukuna (allongement des petites lèvres) ; pour lever la peine qui frapperait ce geste et qui consisterait à ce que les jeunes filles aient leurs organes rétrécis, il faut enjamber à nouveau l’emplacement en question en disant : « Ndakurenguye = Je repasse l’endroit », s.-e. je lève le tabou. Si un garçon surprend une jeune fille occupée à pratiquer l’opération, il s’écrie par exemple « ha ! »; par cette exclamation interdite une peine frappera, croit-on, la jeune fille, en ce sens que ses parties génitales ne se développeront plus, aussi le garçon doit pousser à nouveau un « ha I» qui annulera les effets nocifs du premier. C’est un geste tabou que de passer au-dessus d’un jeune enfant qui n’a pas encore fait ses premiers pas ; si par mégarde un indigène accomplissait ce geste de nature à paralyser le bambin, il devrait aussitôt le recommencer, car le second acte annulera le premier. Celui qui passe au milieu d’un troupeau de vaches et qui reçoit un coup de queue de l’une d’elles doit attendre d’en recevoir un second qui annulera les effets du premier, lequel constitue un mauvais présage.

  1. Matérialisme des relations sociales.

Puisque les hommes naissent du contact matériel de deux êtres et d’une transmission de matière de l’un à l’autre, ils appartiennent à une société déterminée, car ils possèdent une matière commune à tous ses membres et étrangère à tous ceux qui n’en font pas partie. De là est née l’idée de patrie (en latin patria, de pater, père) : c’est la terre des ancêtres communs à une collectivité. Les relations sociales seront créées, maintenues et renouvelées par des procédés strictement matériels entre les individus, soit par des contacts, soit autour d’une substance telle qu’une nourriture ou boisson que l’on absorbe en commun, soit par des cadeaux dont on se gratifie réciproquement.

Au Ruanda-Urundi, dans les relations sociales, on se donne la main, on s’embrasse en juxtaposant corps, bras et têtes, on effectue une communion hiérogamique comme dans l’initiation à RYANGOMBE, on pratique le pacte de sang qui unifie la matière composant deux individus étrangers, et enfin on exécute des copulations rituelles. Le baiser par les lèvres est inconnu.

Le pacte du sang est une véritable consommation de la matière sociale que l’on veut acquérir. On le rencontre notamment dans l’affiliation au culte de RYANGOMBEKIRANGA et à l’occasion de la conclusion du contrat de gros bétail ugushega. Le pacte de sang kunywana (litt. se boire mutuellement) s’opère en prenant une feuille d’érythrine dont on enlève la queue et à laquelle on donne une forme de cornet où l’on introduit de la bouillie de sorgho. Puis, d’un coup de couteau, un peu de sang est recueilli près du nombril, considéré comme l’origine de la vie, de chacun des patients. Ce sang est mêlé à la bouillie de sorgho ; le mélange s’intitule igihango (de guhanga: produire, susciter une chose pour la première fois). Le sang est parfois versé dans du lait inshyushyu qui vient d’être trait. Chaque partenaire absorbe la moitié de la mixture en observant l’interdiction stricte de cracher, car ce serait rejeter l’igihango. Des recommandations personnelles sont échangées : si tu me trompes, l’igihango te tuera, etc. Les partenaires avalent ensuite quelques rasades de lait ou de la bière afin de mieux digérer le mélange ; après cette communion, ils se couchent hiérogamiquement dans une natte, se tenant par la main, signe qu’ils ne forment plus qu’un et qu’ils s’aideront mutuellement dans toutes les circonstances de la vie.

Parfois le pacte de sang est présidé par un témoin affilié à la secte religieuse des imandwa qui, après avoir opéré la scarification et fait prendre le mélange, prononce les paroles suivantes :

«Je vous unis, que soit tué par ce pacte celui d’entre » vous qui aura suscité une mésentente entre vous, votre famille ou vos amis »; puis prenant le rasoir, il dit : « Ceci est le tranchant, qu’il tue celui qui de vous deux » aura provoqué la haine, qu’il se retourne contre sa » progéniture et son cheptel, qu’en outre ses champs soient frappés de stérilité, que ses entreprises soient vaines, que tout manquement au pacte devienne une » cause de malédiction ».

Une fois la cérémonie terminée, les pactisants s’offrent mutuellement des cadeaux : ils ne peuvent quitter les lieux sans s’être fait des dons réciproques.

La mort qui frappe l’un des conjurés pour méconnaissance des liens contractés par le pacte se caractérise par le gonflement du ventre.

On ne peut jurer en vain au nom du pacte de sang, sous peine de mort.

BAUMANN signale l’obligation d’une copulation rituelle entre la veuve et son beau-frère chez les Massai, chez les Bantous orientaux ; chez les Souks, le chasseur doit coucher avec une jeune fille avant d’aller à la chasse.

Il est remarquable de constater qu’au Ruanda-Urundi l’acte sexuel ou son simulacre doit nécessairement être accompli lorsqu’une vie a été perdue, lorsqu’elle a subi un affaiblissement plus ou moins prononcé, ou qu’elle demande, par la voie de l’exemple, une recrudescence d’énergie.

Ce rite s’appelle kulya ou kumara : manger ou en finir avec ; il constitue un moyen décisif de renforcement des relations sociales. A la mort de son mari, une veuve doit opérer un simulacre de rapports avec son beaufrère, son beau-père, le parrain umuse du clan ou un ami.

A la mort d’un jeune enfant, les époux se retirent dans la bananeraie, y accomplissent le rite kulya akanapfu (manger l’enfant mort).

Les jeunes mariés ne peuvent consommer le mariage (kumara amavuta) avant que leurs parents n’aient pratiqué une copulation.

Après que les parents de la femme lui ont fait parvenir le cadeau ibyeru à l’occasion de la naissance de son premier enfant, le père et la mère font un repas en commun et accomplissent la copulation rituelle kwakira ibyeru (litt. accepter, recevoir l’ibyeru). Immédiatement après ses premières règles suivant la naissance, la mère doit accomplir la copulation rituelle gukulira umwana (litt. suivre l’enfant).

Une fois l’enfant sevré, on lui coupe les cheveux en forme de houppe igisage, et les parents doivent accomplir la copulation rituelle kwakira igisage (recevoir l’ igisage).

Lorsque leur fils a reçu sa première vache umunyafu à l’occasion de la conclusion du contrat de sevrage pastoral avec un patron-vacher, les parents doivent accomplir la copulation rituelle kwakira ou gucyura umunyafu (recevoir ou faire entrer dans l’enclos l’umunyafu).

Après avoir subi la peine du ligotage, un mari ne sera plus admis dans la société des hommes avant qu’il ait préalablement revigoré sa virilité par la copulation kumara ingoyi (en finir avec les liens).

Si une hutte a péri dans un incendie, et que, par conséquent, un danger de mort a plané sur ses habitants, le propriétaire ne peut réintégrer la société des hommes qu’après avoir accompli, sur les lieux mêmes de l’incendie, dans une similihutte en branchages, le rite kumara umuliro (en finir avec le feu) soit avec sa femme, soit avec une compagne de circonstance.

Lorsqu’une nouvelle conception se révèle certaine, tandis que l’enfant précédent est encore au sein, les parents doivent accomplir le rite kulya ubucutsa (manger l’enfant sevré).

Lorsque les premières dents d’un enfant apparaissent, la mère doit à tout prix accomplir le rite kulya amenyo (manger les dents) soit avec le père de l’enfant, même s’il y a eu divorce, et à son défaut, avec son beau-frère, un ami de circonstance, ou avec le parrain umuse du seul le chef de famille pouvait donner le signal des semailles du sorgho ; il ne le faisait qu’après avoir accompli le rite kumar’ ikibibiro (en finir avec le porte-semences), tandis que ses fils devaient dormir par terre.

Un rite identique était exécuté lors de la récolte du sorgho (kulya amasaka). Même obligation pour le mwami à l’occasion du Muganuro en Urundi : après avoir mangé la polenta préparée par la vestale MUKAKARYENDA, le mwami devait opérer un simulacre d’acte sur cette jeune fille; l’omission de ce rite eût provoqué, croyait-on, la diminution brutale des futures récoltes.

D’une manière générale, on est convaincu que si les parents omettaient de pratiquer la copulation rituelle, il leur arriverait des malheurs ainsi qu’à leur enfant ; de plus il leur est interdit de manger en compagnie d’étrangers tant qu’ils ne l’ont pas pratiquée, car si ces étrangers avaient des rapports sexuels, le malheur s’abattrait sur eux ou sur leur enfant d’une manière immanente.

On établit des contacts entre différentes personnes en s’associant autour d’une substance commune qui constituera le fond des innombrables libations et repas de communion que l’on rencontre à l’occasion des rites des fiançailles, du mariage, de naissance, des funérailles, de l’initiation aux sectes secrètes, de la cour à un patron pour en obtenir une vache, ou tout simplement pour reconduire des liens d’amitié.

Non seulement la matière absorbée sera identique, mais on n’emploiera qu’une seule paille aspiratoire qui passera de bouche en bouche, on fumera à la même pipe (un dicton du Ruanda déclare qu’il n’existe qu’une pipe pour ce pays), on puisera la nourriture et la boisson dans un vase unique pour toute l’assemblée ; et, dans l’ordination au culte de RYANGOMBE, consécrateur et initié se porteront réciproquement les aliments à la bouche.

En dehors de ces contacts directs et de ces communions, on se communiquera réciproquement sa personnalité par des cadeaux, car elle y demeure attachée. Au RuandaUrundi, les cadeaux consisteront surtout en bière et en vaches, plus rarement en nourriture. Notons que leur remise appelle nécessairement un don réciproque de la partie qui les reçoit ; il ne faut pas voir en ceci l’expression d’une mentalité intéressée, mais la volonté de parfaire les relations sociales. En versant les gages matrimoniaux à la famille de la fiancée, celle-ci offrira une dot au futur ménage. En remettant à son patron une vache « de faire-part » (y’ukubika) lors de la mort de son client, le donateur recevra, en contrepartie, une tête de bétail de condoléances : y’amarira (des pleurs) ; celui qui remet à son ami une vache y’ubuntu (d’amitié) doit recevoir par après une tête inyiturano, faute de quoi le donateur attrairait le donataire en justice, etc.

  1. Le circuit de la virilité : homme — fer — armes.

Non seulement la fabrication des instruments en fer est exclusivement réservée aux hommes, mais en principe leur emploi leur est également dévolu. Beaucoup de ces instruments sont, par leur destination même, voués à coopérer à des actes de destruction : débroussaillement, abattage d’arbres et d’animaux, homicide, guerre. L’idée de mort dont ils sont entachés pour la plupart, les rend d’un usage opposé et inconciliable avec le principe de fécondité attaché à la femme, d’où les interdictions qui pèsent à ce propos sur celle-ci : il ne lui est pas permis, au Ruanda-Urundi, d’employer ou simplement de prendre des armes en main : ni hache, ni serpe, ni lance, ni flèche, ni glaive. Il existe toutefois une suspension de ce tabou à l’occasion des rites de l’accouchement.

Dans le même ordre d’idées, chez les pasteurs, il est strictement interdit d’employer des récipients en fer pour le lait et ses dérivés, afin d’éviter la réversibilité sur la vache du principe malin dont ce métal est nanti. En certains endroits, ils en arrivent jusqu’à jeter un véritable ostracisme sur les forgerons qui sont considérés comme des parias, notamment les Toumals chez les Somalis. La règle inverse est à observer dans les collectivités bantoues où le forgeron jouit toujours de privilèges et de respect.

Au Ruanda-Urundi, seul l’usage de la houe, de l’aiguille et du couteau est permis à la femme eu égard à leur participation à des activités nécessaires à la vie : agriculture, paniers à vivres et cuisine. Néanmoins, la crainte d’employer des instruments en fer va jusqu’à faire utiliser des outils en bois par la femme à l’occasion des cultures, dans des sociétés qui connaissent le fer : chez les Irambas, les Kambas et les Kikuyus, par exemple, la houe est en bois. Au Ruanda, on notait au début de ce siècle que le champ était remué à la houe par les hommes tandis que les femmes, munies d’une tige de bois, les suivaient faisant un léger trou en terre et y laissaient tomber un ou deux haricots.

Il est aisé de comprendre pourquoi la quasi-totalité des travaux nécessitant l’emploi d’instruments de fer, produits du génie masculin, et à titre exclusif tous ceux comprenant un acte de destruction sont réservés aux hommes : construction de huttes qui exige l’abattage préalable de matériaux ligneux, préparation du terrain, débroussaillement, coupe d’arbres, chasse, pêche, immolation d’animaux, exercice du droit de vengeance, homicide, guerre, pratique des métiers dits masculins.

  1. Le circuit de la fécondité : terre — femme —semence.

Tous les peuples primitifs ont eu une vénération profonde pour la terre créatrice de vie. Chez les Grecs,

DÉMÉTER était une divinité personnifiant la terre, de même que la CÉRÈS romaine. En Afrique occidentale, on croit que l’humanité a émergé des entrailles de la terre, c’est là que vivent les esprits des défunts ; tout au long de la côte, chaque fois que l’on boit du vin, on commence par en jeter un peu sur le sol, pour que les ancêtres en boivent les premiers. Une coutume semblable est pratiquée journellement au Ruanda-Urundi.

D’où la multiplicité des rites agraires : toute la fécondité de la terre se trouvant concentrée dans les récoltes, comment faire pour obtenir l’année suivante une moisson semblable ? Ce sera la femme, comme MUKAKARYENDA, vestale du tambour royal dans l’Urundi, qui jouera le rôle principal dans ces rites.

Il existe une similitude entre la fécondité de la terre, celle de la femme et celle des semences, à tel point qu’elles constituent un circuit fermé. Mabele en lingala, signifie à la fois terre, lait et sein. La femme primitive, au Ruanda-Urundi, n’accouche pas sur un lit, mais au contact de la terre, sur une simple natte recouvrant un peu d’herbes, c’est le kiliri qu’elle occupera jusqu’au jour des relevailles.

Et puisque la terre est la mère de toute créature, le vase universel de la conception, l’indigène mort y retourne dans une position identique à celle que le fœtus occupe dans le ventre de la femme : genoux repliés jusqu’au menton, tandis que les bras sont relevés le long de la tête et repliés en arrière, les mains reposant sur les omoplates. Cet enterrement était pratiqué par les Égyptiens préhistoriques (4000 av. J. C.).

Lorsqu’au Ruanda, pour répondre à la prière de NYIRAKIGWA, Dieu modela une maquette humaine dans la glaise, il lui communiqua la vie en l’enduisant de sa salive, l’imbuto séminal.

Vase de la conception à son tour, la femme ressemble dans cette fonction à la terre, elle doit faire corps avec elle ; par conséquent, elle ne peut pas la quitter. Il lui est dès lors interdit de sauter en l’air ou de sauter au-dessus d’un ruisseau, de monter sur un escabeau pour effectuer la récolte du café et de grimper sur le toit d’une hutte.

MUKAKARYENDA précitée, vierge ayant conservé intact son potentiel de fécondité, jouait le rôle déterminant dans la fête annuelle des semailles du sorgho (Muganuro) en Urundi. C’était elle également qui, à cette occasion, préparait de ses mains le pain de sorgho, symbole de fécondité, et le présentait à manger au mwami représentant le pays entier. C’est du sorgho que les femmes devenues mères tirent leur couronne urugore.

Seule la femme, en principe, effectue personnellement tous les actes essentiels à la vie : elle élève les enfants, laboure, récolte, puise l’eau, prépare les aliments, et communique sa puissance fécondante aux graines qu’elle plante. Il est à noter qu’au Kinyaga, elle les sème après les avoir mises en bouche, les enduisant de sa salive appelée également imbuto (semence). A fortiori lui est-il interdit de participer à des actes de mort ou de destruction : pas de débroussaillement, pas d’abattage d’arbre, pas de guerre ; lors de l’exercice du droit de vengeance, sa personne est inviolable ; défense pour elle d’élaguer les bananiers, d’abattre des animaux, de toucher à des instruments qui, par destination, collaborent à supprimer la vie : lances, haches, arcs, flèches, sabres, serpes, hormis l’utilisation magico-religieuse.