1. Magie blanche, magie noire ou envoûtement.

Nous adopterons comme définition de la magie celle qui a été donnée par WEBSTER. Envisagée comme croyance, c’est la reconnaissance d’une force occulte impersonnelle, ou tout au plus vaguement personnelle, mystiquement dangereuse et d’accès difficile, mais susceptible d’être dirigée et canalisée par l’homme. Envisagée comme pratique, c’est l’utilisation de cette force à des fins privées ou publiques, bonnes ou mauvaises, orthodoxes ou non, licites ou illicites, suivant le crédit que lui accorde une société donnée en des circonstances données. Les rites magiques se divisent, du point de vue de leur intention, en divinatoires, affectifs ou aversifs. Le magicien découvre ou prédit ce qui est normalement interdit au regard de l’homme pour des raisons de temps ou d’espace ; il dirige et manie les êtres animés pour les faire servir aux besoins réels ou supposés de l’homme ; enfin il combat, neutralise et élimine les maux, vrais ou imaginaires, qui affligent le genre humain. Bref, le domaine de la magie est presque aussi vaste que celui de la vie humaine. Tous les êtres qui sont sous le ciel, voire les habitants même du ciel, tombent sous son empire.

Et cet auteur ajoute : dans la pensée des primitifs, les qualités des objets sont des entités substantielles à la fois séparables et transmissibles. La communication se produit le plus souvent par contact corporel : attouchement, absorption de nourriture ou de boisson, rapports sexuels. Le contact peut revêtir aussi d’autres formes : un regard, un geste, une parole. Mieux, le simple voisinage réel ou supposé de deux objets peut aboutir à une transmission des qualités. Cette substantialisation des qualités, comme on l’a appelée, s’applique à toutes les qualités, physiques aussi bien que psychologiques.

On distingue deux sortes de magie selon qu’elle est exercée par l’homme à son profit ou à celui de ses amis, c’est la magie blanche ; et selon qu’il l’exerce pour nuire, c’est la magie noire. En fait, il n’existe qu’une magie ; seule la direction faste ou néfaste qu’on croit lui imprimer suscite la division précitée. Les Banyarwanda et les Barundi connaissent tout aussi bien la magie blanche que la magie noire ; toutefois certains éléments que l’on trouve mis en œuvre dans la magie de civilisations plus avancées manquent ici ; il s’agit notamment de l’écriture et de la sculpture.

La magie blanche est exercée au Ruanda-Urundi par des amateurs ou par des professionnels : abapfumu (devins-guérisseurs), abahuzi (rechercheurs d’envoûteurs), abavurati, abavubyi (faiseurs de pluie), abahinza ou abahorvi (protecteurs des récoltes), etc. Il est difficile de préciser le moment où un guérisseur cesse d’employer de véritables médicaments pour verser dans la magie blanche, et la limite qui sépare celle-ci de la magie noire. Avant l’exercice du droit de vengeance, la lance, ordinairement neuve, était présentée au mupfumu afin de lui communiquer la puissance maligne nécessaire. Au moyen de cette arme, il coupait une plante magique et il prononçait ces mots : «J’ai tranché la famille de l’assassin ; qu’ainsi ils meurent tous)) (envoûtement par le geste et la parole). Puis, interpellant l’esprit de la victime, il lui présentait l’arme en disant : « Voici ta lance ; elle te vengera. Donne-lui la force pour réussir » (participation de la mort par octroi verbal à l’arme). Puisque l’arme agit non en vertu de sa propriété objective, de son tranchant, mais eu égard au pouvoir maléfique dont elle est revêtue, il faut l’exorciser lorsqu’on en a été victime. Lors de la cérémonie de purification d’un blessé, le magicien-exorciseur, armé d’un goupillon d’herbes maléfiques, promenait celui-ci sur le patient, feignant de l’épousseter, en disant : «Je chasse de toi toutes les mauvaises choses »; ensuite il enterrait l’arme et le goupillon. Aidé par après d’un goupillon d’herbes bénéfiques, ils aspergeaient le blessé d’eau lustrale à base de kaolin, en disant : « Que ce goupillon fait d’herbes merveilleuses te guérisse ; » que tu sois bien ; que tes femmes enfantent ; que ton » bétail se multiplie ; qu’il en soit de même pour vous ».

Posséder le nom, une chose, des cheveux, des ongles d’une personne, exécuter des gestes sur eux et prononcer des paroles imprécatoires, suffisent pour assurer l’envoûtement et par là la maladie ou la disparition de leur propriétaire. C’est de cette conviction qu’est découlée la formule du serment : « Si je mens, (sous-entendu) que » j’empoisonne le mwami… que je tue le mwami avec » cette lance, etc… » Le R. P. DUFAYS signale que pour détruire une personne, l’on va remuer la terre et déposer deux bouts de bois, en croix, à une bifurcation de sentiers. On lance alors quelques imprécations contre la personne à laquelle on veut du mal ; la terre se soulève sous les brindilles : c’est le moment propice pour donner sur les bois, le coup de couteau qui atteindra la personne dont on veut la disparition ; et le R. P. DUFAYS nous apprend que « le passant qui aura enjambé des brindilles de bois posées en forme de croix dans un sentier, aura la ferme conviction qu’il mourra sous peu ».

La sorcellerie est encore un signe de la toute-puissance que le primitif attache à ses idées. Elle se distingue de la magie noire qui croit agir par l’intermédiaire d’objets ou de moyens naturels, en ce sens que la sorcellerie ne dispose d’aucun apparatus palpable associé à elle. La sorcellerie est une offense imaginaire parce qu’impossible. Une sorcière ne peut faire ce qu’on suppose qu’elle fait ; les sorciers, c’est-à-dire ceux qui croient pouvoir lancer des mauvais sorts, souffrent de l’obsession que leur cause la pensée d’avoir la capacité de nuire à autrui en lui voulant du mal. En Urundi, les sorciers s’intitulent banyabitega (litt. ceux qui possèdent des pièges) et sont excessivement craints.

Avec l’envoûtement, nous touchons un des sommets, peut-être l’opération capitale de la magie noire, aussi bien dans son essence que dans son effet sur les imaginations. L’envoûtement (ou l’envoussure), est une pratique quasi universelle dans le temps et dans l’espace.

L’indigène qui se croit l’objet d’un envoûtement, en devient parfois réellement malade de frayeur et en dépérit. On a vu des hommes mourir presque d’épouvante à la vue de ce qui n’était que de la suie ou d’autres ingrédients parfaitement inoffensifs.

Au Ruanda-Urundi, le même mot : uburozi, désigne à la fois le poison et l’envoûtement. Comme jusqu’à présent aucun poison véritable n’a été décelé par nos laboratoires, il faudrait conclure momentanément que devient poison aux yeux de l’indigène, n’importe quelle substance affublée de gestes et de formules imprécatoires criminelles.

Ce sont surtout les vieilles veuves sans défense qui ont la fâcheuse réputation d’être des sorcières, des jeteuses de mauvais sorts qui causeraient la mort des jeunes enfants habitant leur voisinage. En 1944, nous trouvant à Astrida, nous avons recueilli plusieurs plaintes à leur sujet, aussi mal fondées les unes que les autres.

Pour l’indigène, hormis la mort violente causée par la main de l’homme, aucun décès ne revêt un caractère nature] ; c’est à l’envoûtement qu’il l’attribuera inéluctablement. Une femme meurt-elle en couches : baramutegeje inda (on lui a jeté le sort du ventre) ; si quelqu’un se noie : baramutegeje uruzi (on lui a jeté le sort de la rivière) ; baramuroze (on l’a ensorcelé, en parlant d’un malade décédé).

Les sorciers sont censés être capables de rendre une femme stérile, de causer des maladies de poitrine, de faire retomber un malade qui commençait à guérir, de le rendre impotent, etc.

  1. Anthropomorphisme de l’esprit des morts.

Le primitif ne semble pas percevoir la limite qui existe entre les domaines matériel et spirituel ; le second état ne sera en fait que la reconduction du premier pour les défunts. Rappelons brièvement quelques conceptions que se fait l’autochtone en ce domaine. L’esprit du mort umuzimu continue d’être considéré comme une entité vivante, d’où la position que ce vocable occupe dans la classe nominale mu — ba réservée aux êtres animés. Le primitif conçoit ce muzimu comme pourvu des mêmes exigences et des mêmes appétits que les personnes vivantes et, en conséquence, il lui offre à boire et à manger ; il s’imagine que le muzimu dispose de force matérielle pouvant interférer gravement sur la fécondité, l’état de santé, la fortune, les récoltes et le bétail des survivants qui sont désormais à la merci de sa vindicte. La même conception règne à l’égard des esprits divinisés syncrétisés dans le culte à RYANGOMBE-KIRANGA, divinités qu’il convient d’apaiser et de se rendre favorables par la présentation de sacrifices propitiatoires de bière, vivres et bétail.

3. Matérialité des vices et des vertus.

Chez nous, les vertus et les vices ne sont pas des choses, mais bien des manières d’être, des comportements physiques et moraux dictés par notre volonté. Chez le primitif, le mal est un miasme qui, comme une maladie contagieuse, se dépose sur un individu ; si celui-ci devient mauvais, voleur ou vicieux, c’est que l’infection s’attarde sur lui. On acquiert des qualités par des moyens matériels : en portant des charmes, par le contact du fer, symbole de force et de virilité, en mangeant des choses pures et fortifiantes. Pour se débarrasser de vices, on emploie des moyens tout aussi matériels à l’aide de purifications par l’eau, le kaolin, le feu et la purge magique. Chez les anciens Grecs, le collier de la femme adultère dite la belle HÉLÈNE, femme de MÉNÉLAS, puis de PÂRIS et enfin du roi PRIAM, fat remis sept siècles plus tard à OLYMPIAS, femme de PHILIPPE DE MACÉDOINE; par suite de son port, la volupté attachée à ce collier se transmit à OLYMPIAS qui se livra alors à la débauche, à l’infidélité et finalement au crime. Au Congo belge on est convaincu, lorsqu’une femme trompe son mari, que son infidélité peut se transférer aux filets de pêche qui deviendront alors de mauvais usage : les poissons parviendront à se faufiler entre leurs mailles. Au Ruanda-Urundi, puisque selon l’adage : « Ce qui cause » le mal ne vient pas de la lance, car elle n’en a pas le » pouvoir », la lance qui a tué un homme doit être purifiée dans le but de prévenir ou d’arrêter les conséquences funestes que le meurtre ne manquerait pas d’entraîner pour les proches du défunt ; ceux-ci craignent, par la voie de la contagion, subir le même sort que leur parent. L’arme doit être punie et purifiée ; à cette fin, le fer est enlevé, l’umuse (parrain du clan) va le cacher dans un endroit écarté, des raclures du bois sont données à manger à une chèvre qui, de cette façon, absorbe le vice attaché à l’arme. Cet animal est alors vendu à des étrangers qui, sans le savoir, emportent la malédiction avec eux, au loin. Au Ruanda-Urundi, le cœur est le siège de la volonté libre (ubwende), de la force vitale (qui est représentée par le sang), des passions (ingeso), des vertus et des vices. Aussi pour acquérir une vertu, la force par exemple, voyons-nous le chef de famille se réserver le cœur du bœuf qui vient d’être débité. Lorsqu’un taurillon de divination se révélait d’augure favorable, et qu’il était déclaré IMANA, le mwami en mangeait une partie du cœur afin d’en acquérir la vertu bénéfique.

Cette conception de la matérialité des vices et des vertus entraîne comme corollaire celle de leur transmission par la voie des contacts, de l’absorption par voie buccale ou rectale, des scarifications corporelles sur lesquelles on frotte des objets possédant des qualités spécifiques bien déterminées, en aspirant la fumée que dégagent ces objets passés sur un feu, en portant des amulettes, des talismans, etc.

  1. La rémanence du bien, du mal et de la personnalité.

Par contact, un être, une vertu, un vice, une maladie, la mort, demeurent en présence constante d’un objet, d’une plante, d’un liquide, d’une personne les ayant touchés directement ou indirectement.

On trouve ce principe repris dans l’Ancien Testament (Lévitique, XV), tant pour l’homme que pour la femme : la femme qui a un flux de sang régulier ou irrégulier est considérée comme impure, et son impureté se communique à tout ce qui entre en contact avec elle : lit, siège, vêtements, homme.

Le Pangwe (Kenya) qui désire découvrir un voleur dont on n’a pas vu la personne, cherche à retrouver la trace de ses pas ; il recueille l’herbe foulée ou le sable ayant conservé l’empreinte de ses pieds. La personnalité du voleur s’étant transmise à ces choses, il suffira de mettre ces dernières au contact d’un homme malade pour transmettre la maladie à l’herbe ou au sable, et de là au voleur qui subira ainsi le châtiment de la faute commise.

Il faut voir dans un raisonnement semblable et dans la crainte qu’il provoque, le fait qu’au Ruanda-Urundi, les voleurs de bétail s’entourent les pieds de feuilles de bananier, afin qu’ils ne viennent pas au contact direct du sol.

En portant des vêtements, des bâtons, des armes et des instruments, en touchant notre femme, nos animaux, nous les imprégnons, par contact, de notre personnalité ; c’est de là qu’est venue la conception de la propriété

Mais puisque ces objets sont imprégnés de personnalité, ils rendent excessivement vulnérables leur propriétaire pour le cas où, entrant en leur possession, un ennemi s’en servirait pour causer du mal.

Au Ruanda-Urundi, oublier son bâton chez un voisin peut devenir une source d’ennuis graves : il est à craindre qu’on s’en serve pour faire des opérations de magie noire dont pâtira le propriétaire du bâton.

Pour un natif, une démangeaison à la place où fut prise la goutte de sang qui servit à sceller le contrat d’amitié est l’annonce certaine de la mort du frère de sang ; par ce pacte, les frères de sang sont censés demeurer constamment en contact intime.

Durant un procès, un membre de la famille prend place sur le siège habituel du prévenu, chez lui, et se met à balayer autour pour en écarter les mauvais esprits. Pour être plus sûr de la réussite de l’affaire, on place sous le même siège, la pierre à aiguiser ityazo qui, étant un obstacle (ikinanira), possède la vertu magique d’enlever toute valeur aux témoignages et aux dépositions de la partie adverse.

Au Ruanda, lors des cérémonies de l’expiation annuelle publique de Gicurasi (juin) à Nyanza, le mwami qui avait été préalablement chargé, à l’aide de liens symboliques ibiziga, des péchés de son peuple, les communiquait au taureau d’expiation en « montant sur ses flancs, pieds nus, faisant corps avec lui ; le mwami  était ensuite inondé de sang du taureau, afin de pousser  l’identification aussi loin que possible ».

Au Ruanda-Urundi, les assistants fuient au loin la fumée qui se dégage de l’incendie d’une hutte habitée précédemment par un lépreux, comme si elle pouvait leur faire contracter sa maladie.

Le mwami en voyage devait éviter de passer près des cimetières, des haltes de nuit où passèrent les cadavres de ses prédécesseurs, ou sur les collines habitées par les fossoyeurs royaux.

Le sang des taurillons de divination de bon augure était bénéfique ; recueilli, il était répandu sur les tambours enseignes du mwami afin de leur communiquer ses vertus. Par sa mort, le défunt a imprégné ses proches et tous les objets qui furent à son contact, d’un état excessivement dangereux de contagion mortelle pour autrui, les animaux et les plantes, soit par le toucher, soit par la vue. Le deuil doit remplir une mission psychique définie qui consiste à établir une séparation entre les morts d’un côté, les souvenirs et les espérances des survivants de l’autre.

Dès lors, les proches parents, ceux qui furent au contact soit dans les derniers moments du défunt, soit dans le passé par la voie du sang, se rendent-ils méconnaissables à leur mort en se barbouillant la figure et en changeant la couleur de leurs vêtements ; par là-même, ils signalent à leurs voisins l’état d’impureté, voire de danger mortel dans lequel ils se trouvent ; ces voisins éviteront la contagion en s’écartant.

Au Ruanda-Urundi, la nourriture et les objets ayant appartenu à une personne défunte sont contaminés par la mort ; les toucher est interdit, ils doivent être purifiés. Pendant toute la période du deuil, personne parmi les parents survivants ne peut assister à une réjouissance publique ou à une libation dans le voisinage. A la maison même, la continence sexuelle absolue est rigoureusement commandée ; dans les troupeaux les mâles sont éloignés et conduits à d’autres pâturages. Par ailleurs, ces derniers tabous sont étendus dans le temps et dans l’espace selon l’importance du défunt.

  1. Valeur de la partie pour le tout.

La partie vaut pour le tout ; elle conserve la personnalité de celui à qui elle a appartenu ; quiconque en disposerait posséderait un pouvoir certain sur le propriétaire ; cette notion s’intitulait en latin « pars pro toto ».

Dans notre conception, un individu est un être dont tous les organes vivent d’une même vie et qui sont solidaires les uns des autres. Pour nous, un homme est un être dont tous les organes sont façonnés d’une même matière qui lui est propre, qui est différente de la matière constitutive des autres individus. Quand, pour l’une ou l’autre raison, un organe cesse de vivre de la vie commune, on l’enlève. Quand on ampute un membre, quand on coupe un ongle ou des cheveux ; membre, ongle cheveux cessent, d’après notre conception, de faire partie de notre individualité ; ils ne vivent plus de la même vie ; il n’y a plus de solidarité avec l’âme qui autrefois les imprégnait.

Pour le primitif, ce qui fait l’individu, c’est le fait que toutes les parties semblent faites d’une substance autonome dont les caractéristiques se conservent après amputation: si l’on coupe un membre, des ongles ou des cheveux, ces organes détachés continuent à vivre de la même façon que l’être à qui ils avaient appartenu ; cet être se sent lui-même présent là où ses organes détachés gisent. L’Arabe désireux de se trouver d’une façon permanente avec son marabout ou son saint, se coupe les cheveux et les enterre dans leur tombeau.

En Afrique occidentale, les cheveux, la salive, la sueur, l’urine, les éponges et l’eau qui servent aux ablutions, les nattes où l’on dort, les habits salis font intimement partie du corps lui-même ; on peut donc s’en servir pour préparer des charmes offensifs contre ceux à qui ils appartiennent. Aussi un chef est-il toujours suivi d’un serviteur portant un crachoir ; bien entendu, l’hygiène n’a rien à y voir, la raison de cet usage ressort à la magie (1). Aux îles Fidji, le maléficier qui veut obtenir la mort d’un ennemi doit s’emparer d’une chose qui lui appartient ; cheveu, vêtement et, en mettant ces objets en rapport avec des plantes vénéneuses, il transmet le poison à l’individu tout entier qui, croit-on, mourra tôt ou tard victime des suites de ce rite. Chez les anciens Romains, les cheveux du Flamen Dialis, le grand-prêtre de JUPITER, ainsi que ses rognures d’ongles devaient être ensevelis sous un arbre sacré.

Une conception identique a cours au Ruanda-Urundi où les cheveux et les ongles coupés sont détruits afin que l’on ne puisse, par leur intermédiaire, atteindre la personne qui les portait. Enjamber des cheveux coupés provoquerait de violents maux de tête à leur ancien possesseur.

Kumuzingiraho amasunzu, c’est-à-dire rouler ou nouer les cheveux de quelqu’un, consiste à tresser les cheveux d’une femme en forme de couronne ou de coussinet en vue de la rendre stérile : elle sera désormais « nouée ». Dans les sacrifices aux esprits des ancêtres, on offre une partie symbolique de nourriture dans un tesson de cruche.

En Urundi, quand le chef MBANZABUGABO se déplaçait hors de sa chefferie, notamment pour se rendre aux fêtes du 21 juillet à Kitega, il était suivi de deux porteurs, l’un recueillant son urine, l’autre ses excréments qui étaient ramenés à sa résidence pour être enterrés en un lieu secret afin de ne pas servir d’instruments à l’envoûtement.

En 1952, à Astrida, on vit un indigène relativement évolué, se précipiter et ramasser un orteil qu’il venait de perdre dans un accident. Lors de l’épreuve du fer rouge, le prévenu enduisait de sa salive une serpe qui était ensuite soumise à l’action du feu. Si des plaques noires apparaissaient aux endroits de la salive, le prévenu était coupable ; dans le cas inverse, il était innocent. En fait, on croyait lui infliger une véritable torture personnelle, par l’intermédiaire de la salive.

La salive est un élément important des rites magiques. Son rôle est largement répandu, mais les significations attachées à son usage sont multiples et dépendent des intentions de celui qui l’émet. Tantôt elles sont bénéfiques: protection contre le mauvais cell, création d’un lien indissoluble entre deux personnes, ou entre une personne et un animal de divination, ou une semence pour lui confier, par la femme, le pouvoir de fécondité ; tantôt elles sont maléfiques, le jet de salive indique le mépris et accompagne une malédiction : en 1934, à Kamembe, j’ai pu voir le grand chef RWAGATARAKA, en public, perdant tout contrôle de lui-même, au cours d’une vive altercation avec son demi-frère RWANYABUGIGIRA, lui cracher en pleine figure et le traiter d’excrément.

Il semble que le pouvoir de la salive, bon ou mauvais, vienne du fait que cette sécrétion du corps est considérée comme retenant une partie de la personnalité et de la volonté. Des locutions comme : « He’s the very spit of his father », «C’est son père tout craché », font même penser à la croyance en une liaison avec les pouvoirs de reproduction. Au Ruanda, pour désigner sa salive, la femme dira : « Ni mbuto yanjye»: «C’est ma semence ». Dieu, chez les Banyarwanda, façonna le premier homme en argile, puis l’enduisit de sa salive imbuto, la semence génératrice. La salive est employée dans tous les rites de divination et dans certaines ordalies.

Pour paralyser toute velléité de vengeance d’un défunt, il fallait lui prélever un bout de petit doigt (toucher), d’orteil (mouvement), de la langue (parole), du cœur (vitalité) et de peau (corps) ; les détruire par le feu et les enterrer à nouveau afin d’être certain de la mort définitive du trépassé. Voulait-on au contraire bénéficier des qualités du défunt, il suffisait de porter au cou une petite corne contenant ces restes symboliques. Afin d’acquérir les qualités bénéfiques d’un taurillon de divination, le mwami devait en manger une partie du Cœur.

Puisque la partie vaut pour le tout, en portant des dents, des poils, des déjections d’un animal, non seulement le primitif croit en acquérir la force et la crainte qui lui sont attachées, mais encore est persuadé qu’il se mettra à l’abri des attaques de l’animal, car il ne voudra pas venir se manger lui-même.

  1. La loi de la similitude.

Pour le primitif, le semblable provoque, attire et vaut le semblable ; c’est la fameuse loi d’analogie ou de similitude qui revêt une importance capitale.

Par la vue.

La Genèse (XXX, 37, 38) nous apprend que JACOB, dans le but d’obtenir des agneaux « rayés, tachetés et marquetés », mettait sous les yeux des brebis qui venaient boire dans les auges et les abreuvoirs, des branches vertes où il avait pelé des bandes blanches ; et que « les brebis entraient en chaleur près des branches, et elles faisaient des petits rayés, tachetés, et marquetés ».

Au Ruanda-Urundi, si une femme en état de grossesse voit une pirogue, elle s’expose à mettre au monde un enfant ayant des lèvres en pointe, comme la proue de l’embarcation.

La vue d’un animal tué expose à donner le jour à un enfant mort-né, sinon couvert de plaies. Pour éviter une telle catastrophe, la femme doit toucher la charogne de l’auriculaire, puis souffler sur celui-ci : le danger entrevu se dissipera. Si elle regarde un lézard sortant la langue, elle mettra au monde un enfant sortant la langue.

Un incendie qu’elle aura vu causera des taches de vin à son enfant. Jamais, en riant, elle ne pourra montrer les dents, il y va de la beauté de son enfant qui aurait des dents tellement longues qu’il ne pourrait jamais les mettre à l’abri de ses lèvres. Si un serpent la croise en chemin, la langue de l’enfant restera pendante hors de la bouche.

Par contact direct.

La femme en état de menstrues, présentant l’aspect d’une plaie, il lui est interdit, au Ruanda-Urundi de traire une vache, car celle-ci pourrait porter également des plaies et risquerait d’en crever, à moins de l’exposer à donner du sang au lieu de lait. Dans le même ordre d’idées, il est interdit à la femme réglée d’avoir des rapports avec son mari ; il ne faut pas voir en ceci des raisons d’hygiène ou de propreté de la part d’un peuple qui en est totalement dépourvu. De même, il lui est interdit à ce moment de manger du miel, car ce serait faire mourir les abeilles dont il provient.

Il suffit de mettre au contact de semences, un complexe de substances condensant des vertus fécondantes, pour que ces semences témoignent d’une fécondité à toute épreuve et procurent des récoltes abondantes. Ce complexe est l’iremo (de kurema : créer), il se compose de bouse d’un taureau n’ayant pas encore sailli, de sorgho qui symbolise la fécondité, et d’herbes fraîches d’umuharakuku et d’umuganashya. Si un membre d’une famille porte-malheur : umushingo, umwitira ou umusita venait à toucher ce complexe fécondant, il en détruirait tout le pouvoir : il ne serait plus bon qu’à être jeté.

Lors de son avènement, le mwami de l’Urundi était déposé sur le dos du taureau sacré MUHABURA afin d’en acquérir la force et le potentiel de reproduction.

Par contact indirect.

Il est interdit à la femme qui a un flux de sang de boire du lait de vache, sinon celle-ci pourrait donner du sang au lieu de lait ; de même à ce moment, la femme doit s’abstenir de pénétrer dans une hutte dans laquelle repose un nouveau-né, sinon celui-ci contracterait une maladie de la peau.

Les Batutsi s’abstiennent de manger des pois, des arachides et des pommes de terre et de boire du lait en même temps ; car, du fait de leur contact dans l’estomac, remontant jusqu’à l’origine du lait, cette association produirait l’éclosion de ganglions lymphatiques chez la bête qui pourrait en mourir.

Dans le même ordre d’idées, il est interdit de manger de la viande de vache et de boire du lait en même temps : la mort qui permit de se procurer cette viande pourrait se transmettre, par contact indirect, à la bête dont provient le lait. Il est remarquable de consigner à ce sujet ce qu’écrit l’Exode (XXIII, 19) : «Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère »; plus tard, les rabbins étendirent cette prohibition au point de ne pas admettre la confection d’un mets dans lequel entraient à la fois du lait et de la viande, et d’imposer l’usage d’ustensiles distincts pour la cuisson de ces deux catégories d’aliments. Il est interdit de manger des raclures provenant d’une peau de bovidé et de boire du lait en même temps, au Ruanda-Urundi.

En 1951, un médecin vétérinaire faisait brûler, en Territoire de Nyanza, des bovidés morts de charbon bactérien ; les indigènes vinrent le supplier de n’effectuer cette incinération que le matin ou le soir, c’est-à-dire lorsqu’il n’y avait pas de vent, la fumée pouvant alors se perdre vers le ciel ; tandis qu’au milieu du jour, le vent l’aurait couchée vers les champs et les pâturages, le contaminant ainsi, par contact indirect, avec la maladie.

Si une saleté tombe dans le lait qui vient d’être trait, il faut l’enlever à l’aide d’une herbe desséchée et non d’une herbe fraîchement coupée, car la blessure de celle-ci pourrait indirectement se reporter sur la vache qui présenterait par la suite des blessures aux trayons et donnerait du lait mêlé de sang.

Un petit poisson ndagala (agahuza en kinyarwanda) des clupéidés, du lac Tanganika, est remarquable par sa fécondité ; aussi, les primitifs de ce pays estiment-ils qu’en l’enterrant ou en le brûlant dans une bananeraie, ils communiqueront à cette dernière tout le pouvoir de reproduction du poisson. Un apiculteur ne peut manger de la viande en fabriquant de l’hydromel : par contact indirect, la mort qui permit de se procurer la viande, pourrait provoquer celle de ses abeilles.

La femme ne peut manger de la chèvre : elle attraperait de la barbe au menton.

Le mwami ne pouvait boire que du lait de vaches n’ayant jamais perdu de veau (amasugi), c’est-àdire n’ayant jamais été elles-mêmes au contact de la mort, et de ce fait, ne risquant pas de contaminer indirectement la vie du mwami.

Pour une raison identique, il était interdit aux bakevyi, bouchers du mwami, d’avoir des contacts avec le lait, ils devaient déposer les aliments qu’ils préparaient sur une étagère spéciale, réservée uniquement à ce dépôt, quant aux trayeurs, il leur était strictement interdit d’avoir des rapports avec des femmes.

Il n’est pas permis au mari d’une femme enceinte de creuser une tombe, sinon il exposerait à la mort l’enfant qu’elle a conçu.

Par l’ouïe.

Au Ruanda, NYIRA-YUHI (mère de feu le mwami MUSINGA), ne pouvait prononcer le nom de son sorcier BANDORA, car ce nom provient du verbe kurora d’où était tiré également le nom de sa belle-mère défunte MURORUNKWERE ; or prononcer le nom des défunts et des beaux-parents est sévèrement interdit.

Au Ruanda-Urundi, la femme ne peut siffler, car c’est imiter le bruit des flûtes indigènes fabriquées à l’aide de la lobélie géante intomvu totalement creuse à l’intérieur, donc stérile de tout production à cet endroit, conjoncture que risquerait de courir la femme en n’observant pas cet interdit.

Pour protéger les enfants athrepsiques des gaz intestinaux, il faut leur faire porter un éclat d’une branche qui, en se frottant sous l’aisselle d’une autre, fait entendre des craquements lorsqu’elle est agitée par le vent. Les indigènes font un rapprochement entre le grincement de la branche et le bruit que font les gaz abdominaux ; par ailleurs, l’identité de bruit guérira le malade.

Il est interdit à une femme d’imiter le chant du coq, sa puissance de fécondité serait annihilée, neutralisée par la virilité attachée au coq, comme par une électricité de sens opposé.

Une jeune fille ne peut toucher l’arbre umwange sous peine de ne pas trouver d’époux (la racine de ce substantif provient du verbe kwanga : refuser).

L’instrument dont se servaient les faiseurs de pluie était un sifflet taillé dans un bambou qu’ils lançaient vers le ciel, en accompagnant ce geste de paroles rituelles : ayant imité en premier lieu le sifflement de la pluie tombant en rafales, ils étaient persuadés qu’elle se produirait réellement.

Si un champignon dénommé igihumyo vient à pousser dans la case, ce sera, à brève échéance, la mort de la maîtresse de maison. Tout autre champignon pourrait y pousser, mais celui-ci est funeste, parce que sa signification : aveugle, joue sur les mots ; prenant sa racine au verbe guhuma : aveugler, il semble accuser la ménagère de devoir bientôt fermer définitivement les yeux.

Par suite de la ressemblance d’action, de forme ou de couleur.

Enjamber est un geste qui ressemble à étrangler, à supprimer la vie ; dès lors il est interdit d’une façon absolue dans des cas déterminés. Il n’est pas permis à une jeune fille, à une femme, de passer au-dessus d’une lance, d’un arc, symboles de virilité : ces instruments perdraient alors leur pouvoir et manqueraient leur but. Le père ne peut pas enjamber la peau servant de berceau à son enfant. Un fils ne peut accomplir ce geste au-dessus de la ceinture de sa mère ; cet objet faisant partie, suite au contact, de la personnalité de sa propriétaire, elle risquerait de perdre la vie. La femme ne peut jamais enjamber son mari ; en vue d’éviter ce geste, elle se place la première au lit.

Comme la crucifixion était un châtiment pratiqué dans le pays, l’apparition de brindilles de bois posées en forme de croix à un carrefour fait croire au passant qu’il mourra sous peu.

Une femme ne peut consommer de pis de vache, sinon elle risquerait de ne plus jamais avoir de lait ; si elle mangeait de la langue de vache, elle deviendrait excessivement bavarde.

Dès que le grondement du tonnerre se fait entendre dans le lointain, les pipes quittent les lèvres, on en éteint le feu et on les remise dans la blague ; la pipe contenait du feu qui aurait pu attirer celui de la foudre.

Une femme ne mange jamais de bananes jumelées afin qu’elle n’accouche d’enfants présentant des doigts palmés.

Si le semblable n’assure pas l’exécution immédiate du semblable, on l’active ou on le provoque : lors de la mort d’un chef de famille, on abattait le taureau principal de son troupeau ; d’autre part, son impossibilité de consommer l’acte sexuel entraînait la même interdiction pour ses proches parents, pour ses administrés ainsi que pour les animaux; de même, elle suscitait la suspension des semailles.

La femme qui portait de la barbe devait divorcer, car, se masculinisant, il lui devenait impossible de demeurer une représentante valable de son sexe auprès de son mari.

C’est le forgeron qui, « créateur » à sa façon, apporte l’aide finale lors des accouchements laborieux.

Lorsque le mwami MUSINGA se rendait en audience auprès des Européens, il emportait une baguette urucubyo (de gucubya : refouler, refoulant les aliments en ébullition dans la marmite) dont il tournait alternativement la pointe vers lui, puis vers son interlocuteur, afin d’éviter tous débordements inutiles de paroles et de mauvaise humeur.

Le mwami ne pouvait boire son pot de lait jusqu’au fond, sinon le lait aurait pu devenir rare dans son pays, comme il aurait risqué de manquer dans le récipient.

Il suffit au premier venu d’imiter, par surprise, les deux rites principaux du mariage en coiffant une jeune fille de la couronne d’herbes umwishywa et en lui crachant à la figure du lait contenant du suc d’herbe imbazi pour qu’il accomplisse, aux yeux de cette jeune fille, un mariage valable : la partie vaut pour le tout et le semblable vaut le semblable.

Le Mututsi soucieux d’avoir de nombreuses vaches se laisse pousser l’ongle de l’auriculaire gauche sans le couper : comme il y a identité de matière, entre l’ongle et la corne, porter un ongle développé fait naître l’espoir d’obtenir beaucoup de bêtes à cornes. A l’aube du jour des hostilités, le mwami et sa mère, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, devaient se tenir immobiles sur un siège sans tourner la tête ni à droite ni à gauche, ni surtout en arrière, mouvement qui eût provoqué, croyait-on, la fuite des guerriers.

  1. Puissance du nom.

Le nom est un élément matériel participant à la nature de l’objet ou de la personne qu’il désigne. Si dans une foule nous prononçons un nom propre,

PIERRE, ANDRÉ, comme un appel, ceux qui portent ce nom se retourneront et marqueront un temps d’arrêt. Nous avons là, en germe, un témoignage de la puissance contraignante du nom ; nous avons barre sur l’individu, si nous savons comment il s’appelle. La connaissance de son nom nous rend un peu maître de lui. La voix a ajouté son pouvoir à celui du nom. Dans la Genèse (XXXII, 23, 33), JACOB dit son nom, mais l’être divin refuse de lui dire le sien : pour les anciens Hébreux, le nom exprimait la nature des êtres, et connaître le nom de quelqu’un était avoir pouvoir sur lui.

En Afrique occidentale, la parole a l’importance, nous dit PARRINDER, que lui attribue, de son côté, l’Evangile ; tout ce qui a été dit, tout mot, si vain qu’il puisse être, compte. De là le caractère redoutable qui s’attache aux injures émises contre le père ou la mère de quelqu’un ; le simple énoncé de leur nom, qui nous semblerait insignifiant, est regardé comme une incantation opposée à des parents sacrés.

Pour le primitif, le nom constitue une partie essentielle de la personnalité, une propriété importante, qu’il possède dans toute sa signification concrète. Lorsqu’on sait le nom, on a par là même, acquis un certain pouvoir sur celui qui le porte. D’où toutes les précautions et restrictions qu’on doit observer dans l’usage des noms. Pour les Bantous, nous dit TEMPELS, le nom n’est pas une simple étiquette : c’est la réalité même d’un individu.

En principe, le véritable nom ne sera connu que du possesseur et de ses parents ; jamais on ne s’en servira. En Égypte, les stèles d’un grand prêtre de PTAH et de sa femme, de l’époque ptolémaïque, disent au sujet d’un nouveau-né : « On lui donna pour nom IMHOTEP et on l’appela PETUBAST ».

Au Ruanda-Urundi, dans leur terreur superstitieuse, les Noirs évitent de prononcer le nom des personnes, des animaux et des choses dont ils ont peur. Ils s’inspirent en cela de la croyance que prononcer le nom d’un objet, c’est en fait l’attirer, et le créer devant soi. En français, l’on dit encore : « Quand on parle du loup, on en voit la queue ». Au lieu de désigner le léopard de son vrai nom ingwe, les vachers, pâtres, voyageurs, et ceux qui fréquentent des zones infestées par ces fauves, emploieront des circonlocutions : nyiramahole (celui dont on tait le nom), muyaga (rapide comme le vent), rwara (la griffe par excellence), bugondo (l’animal à peau tachetée), kimizi (le vorace). Pour ne pas s’exposer à la rencontre du lion (intare), les Noirs diront iwabgiga (le glouton).

Pour toute sécurité, lors de la période la plus critique de sa vie, c’est-à-dire durant les sept premiers jours, l’enfant ne reçoit pas de nom. Quel que soit d’ailleurs le nom qui aura été adopté pour lui le huitième jour, jamais un enfant ne pourra le prononcer jusqu’à l’âge viril : c’est une défense absolue que l’on ne peut enfreindre qu’au risque de rester « noué » et de ne jamais se développer à la stature ordinaire.

Le mugaba, commandant en chef d’une expédition militaire, portait un nom de roi, à savoir celui de règne et personnel du mwami patronnant l’expédition qu’avaient indiqué, après pratiques divinatoires, les dépositaires du code ésotérique. Ces derniers désignaient toujours comme patrons les monarques anciens qui avaient déjà remporté des victoires.

Le mwami MUSINGA, sur qui pesait l’interdiction de passer la Nyabarongo, changeait de nom lorsque, cédant aux exhortations de l’Administration, il finit par franchir cette rivière : ayant changé de nom, il avait acquis une autre personnalité. Il est interdit aux chasseurs de prononcer le nom habituel des animaux, tandis qu’ils partent à la chasse. Sinon, ce serait les mettre, à l’instant même, en leur présence ainsi que de leurs intentions destructrices ; et les animaux envisagés prendraient immédiatement la fuite.

Une des plus bizarres, mais aussi des plus instructives coutumes du tabou se rapportant au deuil chez les primitifs consiste dans l’interdiction de prononcer le nom du défunt. Au Ruanda-Urundi, cette interdiction malgré l’évolution, est encore presque partout scrupuleusement observée par les parents du défunt : à Kibirizi (Astrida), on comptait 1 décès déclaré à l’état-civil, en 1951, contre 7 naissances ; près de Kigali, 5 seulement contre 54 ; et encore ces déclarations étaient-elles dues à des aides du sous-chef.

La raison de cette interdiction tient au fait que la mort pour les primitifs ne peut être que violente et due à la main de l’homme ou à un sortilège ; c’est pourquoi le mort est irascible et vindicatif. Prononcer le nom du mort, c’est user d’un moyen qui ne peut avoir pour effet que de rendre son esprit présent et actuel.

  1. Puissance de l’idée, du geste et de la parole.

Le primitif admet la toute-puissance de l’idée et de la volonté sur les événements extérieurs, pour autant qu’elles soient associées à des rites mimétiques et à la parole qui les concrétisent. L’homme non civilisé est convaincu qu’il a le pouvoir d’agir sur des éléments de la nature qui sont totalement indépendants de lui. Ainsi que le fait remarquer S. FREUD, « le principe qui régit la magie, la technique du mode de pensée animiste, est celui de la toute puissance des idées ». Et FRAZER ajoute : « les hommes ont pris par erreur l’ordre de leurs idées pour l’ordre  de la nature et se sont imaginé que puisqu’ils sont  capables d’exercer un contrôle sur leurs idées, ils doivent également être en mesure de contrôler les choses ».

De ces convictions est née toute la magie qui consiste, dans l’idée des primitifs, à soumettre les phénomènes de la nature à la volonté de l’homme en vue de protéger l’individu contre ses ennemis et les dangers, à lui donner le pouvoir de nuire à ses ennemis et enfin à rendre les phénomènes favorables à ses activités : reproduction, culture, chasse, pêche, élevage ; de là découle également la croyance à l’envoûtement.

Pour TYLOR, la magie consiste en définitive à « prendre par erreur un rapport idéal pour un rapport réel ».

A cet égard, selon la loi générale de similitude, il suffit de créer un phénomène semblable pour obtenir la réalisation du phénomène désiré.

Pour qu’il se réalise, il faut d’abord imiter l’événement et en parler tel que l’on voudrait qu’il se présente pour que dans la mentalité primitive, il se réalise réellement. D’où l’incommensurable richesse des rites mimétiques, et des formules consacrées.

Le primitif ne se borne pas à croire qu’en imitant les choses dont il souhaite la réalisation, il obtient cette réalisation, il s’imagine en outre que s’il n’accomplissait pas ces rites, les phénomènes naturels n’auraient pas lieu. Il y aura dans certaines tribus un homme dont la fonction essentielle sera d’agir sur le monde extérieur. Dans les rites du soleil, par exemple, il fallait faire luire cet astre. Il existe des textes de la plus haute antiquité égyptienne montrant le roi, puis le prêtre, substitut du roi, ayant pour devoir de faire luire le soleil : s’ils ne s’acquittaient pas de cette charge, le soleil eût été incapable de luire. Dans les rites de Karnak (Thèbes) et d’Abydos, le temple était une reproduction du monde extérieur en miniature ; c’était celle d’un monde obscur. Le pharaon tâchait de faire luire le soleil : tous les jours, avant le lever normal de cet astre, le pharaon ou le prêtre descendait dans ce substitut du monde, c’est-à-dire du temple représentant le monde. Le rituel de Karnak affirme que si le pharaon ou le prêtre eussent manqué à leur devoir, le soleil ne se serait pas levé. Le temple était orienté de telle façon que sa porte s’ouvrît vers l’orient. La conception de la toute-puissance de l’idée, du geste et de la parole qui l’accompagnent se retrouve parmi les innombrables pratiques de la magie blanche et de la magie noire au Ruanda-Urundi.

  1. Les bruits, les cris, le chant et la musique.

La croyance au pouvoir du chant et de la musique découle de certaines notions simples : le chant n’est qu’une parole renforcée, supérieure ; sa puissance doit donc surpasser celle de la parole. Pour beaucoup de peuples, son origine est divine et, en quelque sorte, révélée. Il y aura des chants pour tout : chants du tonner, chants de la pluie, chants pour une heureuse naissance, chants d’amour, chants médicaux, chants contre les serpents, les écoulements de sang, chants de perdition, de guerre, etc.

Ce rôle de la musique et du chant dans la magie se retrouve même dans le vocabulaire : enchanter, enchantement, charme qui vient de carmen, dont le sens primitif était chant magique. Ils captent l’attention de l’auditeur, se le rendent favorable, le charment, en détournent les desseins pervers ou malins. Au Ruanda-Urundi, signalons les violents cris d’alarme induru que pousse l’indigène dès qu’un malheur l’a atteint : décès d’un proche, incendie, vol, accident.

A côté de la musique pure qu’elle soit instrumentale : harpes et flûtes, ou récitative, celle dont les aèdes et les rhapsodes s’accompagnent, il existe des chants à allure magique que l’on retrouve dans différentes cérémonies de la vie, au cours desquelles il convient d’écarter les mauvais esprits : aux relevailles, au mariage, à la fin du deuil, lors de l’initiation au culte de RYANGOMBEKIRANGA, lors de la naissance de jumeaux considérés comme catastrophique. Le chant, à ces occasions, revêt d’ailleurs le ton d’une complainte monotone et sans cesse répétée.

A l’appui des chants d’ordre magique viendront les bruits les plus divers provoqués par les grelots que l’on noue aux pieds des enfants malingres à protéger du mauvais sort, aux pieds des prêtres de RYANGOMBEKIRANGA, des danseurs ; ces bruits seront encore pro-. duits par les coup assénés sur le sol par les danseurs, par leurs battements des mains, les onomatopées diverses et criardes qu’ils poussent « yé.. é.. é.. é.. é.. é ». Ce seront les roulements des tambours, les bruissements des feuilles, les sons tirés des cornes, les beuglements des médiums de RYANGOMBE-KIRANGA OU de NYABINGI « M eu . . eu. . eu. . eu… » ( kuvumera) , le crépitement qui s’échappe des courges ibinyuguri ou d’instruments analogues remplis de graines de canna spontané à fleurs rouges uburengo , et enfin par le cliquetis des bâtonnets qui s’entrechoquent et qui constituent la ceinture inkondo des petits enfants.