A Kagesera, le fondateur du Royaume du Gisaka, succéda – de la moitié du XVe à la fin du XVIIIe siècle- une lignée de Bami Bazirankende, dont plusieurs ont été complètement oubliés, jusque par leurs propres descendants.

Parmi ceux qui ont le plus pâti de cette amnésie partielle se trouvent les Bami homonymes du nom de Kimenyi. En effet, les sources ruandaises ont permis d’établir, avec sûreté, l’existence de quatre souverains Kimenyi, alors que les anciens du Gisaka n’en distinguaient que deux.
Les renseignements recueillis au Gisaka même, par les chercheurs européens qui se sont intéressés à la lignée royale des Bagesera, se différencient assez sensiblement les uns des autres ; – et cela, non seulement à cause de l’introduction trop récente dans les moeurs du pays de l’usage de conserver les souvenirs communs (ce qui exclut toute précision pour le passé lointain), mais aussi en raison des degrés très divers de compétence et de désintéressement des informateurs mis à contribution.

Tous ceux qui connaissent l’Afrique Noire savent combien facilement les indigènes succombent à une double tentation : broder sur le sujet proposé suivant leur inspiration du moment et présenter les choses sous le jour qu’ils supposent être le plus agréable pour l’européen enquêteur.

Au Ruanda proprement dit, un mode de transmission historique multiséculaire – ayant des jalons stables dans la succession des noms des règnes et des prémices annuelles – réduit au minimum ce double danger ; mais au Gisaka (en dehors, précisément, des points de repaire occasionnels fournis par la tradition historique ruandaise) il n’existe rien de pareil, les Abase et les Abiru du Gisaka, seules corporations gisakiennes n’ayant jamais fait tâche d’historiographes.
Aussi a-t-on vu les notables banyagisaka donner libre cours à leur fantaisie, se contredire les uns les autres et se contredire eux-mêmes dans les informations successives qu’ils fournissaient aux européens ayant recours à eux.
Le R. P. Pagès, à l’époque – sans doute – de son séjour à la Mission de Zaza, se reposa quasi exclusivement sur le témoignage de Joseph Lukamba. Réinterrogé quelques années plus tard, par l’Administrateur Territorial qui rédigea la note historique figurant dans les archives du Territoire, le même Joseph Lukamba rendit un tout autre son de cloche. Devant nous, mis en présence de ses apparentes contradictions, il ne put ni les concilier, ni les expliquer. Pour se tirer d’affaire, il finit par prétendre qu’on l’avait souvent mal compris… Mais si, après cela, nous gardons quelque espoir de ne pas nous être laissé duper à notre tour, c’est surtout grâce au précieux moyen de contrôle qui nous a été fourni par la récente mise à jour de la chronologie dynastique ruandaise.
Ci-après, nous présentons les résultats des diverses investigations auxquelles on s’est livré au Gisaka sur la lignée royale de Kagesera, sous la forme d’un tableau comparatif. Nous y avons mis en relief les noms des souverains qui se retrouvent dans les trois versions indiquées.

Tableau comparatif des témoignages généalogiques recueillis au Gisaka sur la Dynastie des Bagesera.
A remarquer qu’en kinyaruanda, les lettres « r » et «1» sont pratiquement interchangeables).

A) Bami
1.Kagesera 1. Kagesera
1.Kimenyi I 2. Kimenyi Ruahashya 2.Kimenyi Rwahashya
Umuheto dit Musaza

2. Mukanya
3. Mutwa 3. Kavuma Kabishatse 3. Kabunda
4. Mutuminka 4. Mutuminka 4. Mutuminka
5. Ntaho
5. Kwezi 5. Kwezi kw’Irusange 6. Idem
6. Luregeya 6. Idem 7. Idem
7. Muhoza
8. Bazimya 7. Bazimya Sumbusho 8. Idem
9. Kimenyi II 8.Kimenyi i Kimenyi 9. Idem
Getura dit Getura
10. Lugeyo 9 Lugeyo
Zigama Zigama B) Principules, héritiers
11. Ntamwete 10. Ntamwete Du nom :
10. Mukerangabo
11. Muhangu
12. Ntamwete

Le tableau ci-dessus présenté, appelle quelques commentaires.

a) Mukanya, Mutwa et Muhoza – de l’aveu même de Joseph Lukamba, informateur du R. P. Pagès – ne sont pas des noms de Bami, mais des noms de fils de Bami. Notamment, Muhoza, fils non régnant du Mwami Kwezi est connu comme étant le père de la belle Rwesero, qui fut épousée par Rujugira, le futur Mwami Cyilima II du Ruanda, à l’époque où celui-ci vivait en exil à Kazo, au coeur du Gihunya.

b) Zigama était le nom du dernier des fils du dernier Kimenyi et son héritier désigné, qui mourut avant son père.

Par la suite, un imposteur murundi d’origine obscure et de son vrai nom Rugeyo, se fit passer pour ce fils de Kimenyi, profita des désaccords qui séparaient les successeurs politiques de celui-ci, s’empara par force du Rukurura (le tambour royal du Gisaka) et usurpa le pouvoir souverain durant plusieurs années. Il périt obscurément, sans laisser de descendance connue et le Gisaka retourna aux Bagesera.

c) Ntamwete ne fut jamais Mwami du Gisaka mais seulement «Umutware w’ Umuryango» (Chef de la Maison) des Bagesera Bazirankende et Prince souverain du Gihunya, contrée à la tête de laquelle il succéda à son père Muhangu et à son grand-père Mukerangabo, ce dernier, principal héritier et fils du dernier Mwami Kimenyi.
D) Kavuma Kabishatse, ou plutôt Kavuna (le sauveur) Kabishatse («qui a cherché les choses)) c.-à-d. qui a fait progresser le pays) aurait été, en réalité, le fils de Nkoba, lui-même fils du Mwami Ruregeya. C’est lui, notamment, qui aurait introduit la banane au Gisaka en l’important de l’Uganda et c’est lui encore qui aurait, intensifié au Gihunya l’industrie du fer. A ne pas confondre avec le Kavuna munyaruanda, frère du Mwami Ruganzu II Ndori.
e) Kabunda est aussi appelé au Gisaka « Kabumba » (par confusion avec le nom de la femme de Kagesera, prétendent les anciens). On peut supposer que « Kabumba » a été, à son tour, transformé par d’aucuns en « Kavuma », d’où confusion nouvelle avec « Kavuna
Kabishatse», dont nous venons de parler (M. Sandrart, à la page 71 de son « Cours de Droit Coutumier», fait remarquer que Kabumba est le nom consacré qu’on attribue au dixième enfant d’une femme).
f) Ntaho est généralement indiqué comme fils et successeur de Mutuminka. Mais il n’y a pas unanimité ; pour certains, il fut le frère aîné de Mutuminka et assura la régence pendant la minorité de ce dernier.
g) Umuheto (l’arc), fait partie de la principale appellation donnée au dernier (et non point au premier) Kimenyi.
Getura (l’arracheur), autre appellation donnée au même Kimenyi, ne doit pas être confondue avec « Nyamugeta » (« qui tranche net » ou « qui coupe ras))), surnom de Nsoro, dernier Mwami du Bugesera, de la Dynastie des Bahondogo, défait et tué par le Mwami du Ruanda Mibambwe III Sentabyo. (La mère de Kimenyi Getura était tante paternelle de Nsoro Nyamugeta).
Remarque: D’aucuns placent entre Kwezi et Ruregeya, un certain Murange. Nous supposons qu’il doit s’agir de Muranga, contemporain et cousin au 4e degré de Ruregeya, dont descendent notamment l’ex-sous-chef Kadogo Charles, encore en vie et son frère, le juge assesseur Gatunzi.

Ainsi donc, selon l’abbé Kagame, la Dynastie des Bagesera du Gisaka compta quatre souverains du nom de Kimenyi et non point deux seulement, comme on l’avait cru. En voici la liste :

Kimenyi I Musaya : beau-frère de Ruganzu I
Kimenyi II Shumbusho : contemporain de Mibambwe I
Kimenyi III Rwahashya : contemporain de Kigeri II et de
Mibambwe II
Kimenyi IV Getura alias Kimenyi Ikimenya Umuheto (improprement appelé Kimenyi i Kimenyi –ou encore – Kimenyi i Kimenyi Umuheto : contemporain de Yuhi III et de ss successeurs jusqu’à Yuhi IV.

De son côté, le chef Lyumugabe (actuellement le seul chef mugesera du Ruanda) nous a écrit qu’il descendait non point du dernier Mwami Kimenyi ; mais bien du Kimenyi « Umwami w’i Gisaka wa kera» qui fut « grand-père du Mwami Ruregeya, lui-même grand-père du dernier Kimenyi ». Ce témoignage spontané corrobore d’une manière décisive les assertions de l’abbé Kagame concernant Kimenyi Rwahashya.

Ceci noté, il n’est peut-être pas sans intérêt d’indiquer, en passant, l’interprétation à donner aux surnoms royaux portés par les divers Kimenyi :
a) Musaya -littéralement « joue lisse)) ou « joue étirée)) ; par transposition = « le racé)) ou « l’élégant ». Musaya Kimenyi («le connaisseur de l’élégance ») a été déformé en Kimenyi Musaza ce qui signifie « le savoir ancien », par opposition avec les autres Kimenyi, plus récents.
b) Shumbusho = « le remplaçant », avec une nuance de continuité : « celui qui dédommage de la disparition d’un autre)).
Il y eut un Bazimya Shumbusho, « le remplaçant qui éteint)> (sous-entendant « les discordes))), c.-à-d. « le remplaçant pacificateur ». Il a dû- à en croire son nom -consoler ses sujets de la mort de son père, en les pacifiant. De même Kimenyi Shumbusho est « le savoir qui dédommage)) ou « le remplaçant qui a du savoir », comme on voudra. On suppose que ce Kimenyi Shumbusho fut un héritier tard venu qui remplaça au foyer royal un frère aîné prématurément disparu.
c) Rwahashya = «le redoutable ». Kimenyi Rwahashya signifiant littéralement «le savoir redoutable», on a supposé que ce Kimenyi devait avoir eu connaissance de quelque terrible secret dynastique.
d) Getura. Nous avons déjà vu que ce mot signifie « l’arracheur » ; littéralement : «celui qui tranche avec ses dents ». De là, Kimenyi Getura « celui qui est habile à trancher)) (ou «à scinder»).
« Kimenyi i Kimenyi» devrait se traduire « le savoir du savoir », c.-à-d. « la quintessence du savoir)) ou encore « la profonde sagesse ». Ce que nous savons du règne de ce souverain permet difficilement de lui attribuer ces qualifications flatteuses. C’est lui, en fait, qui laissa se disloquer le royaume de ses ancêtres et sa politique, tant intérieure qu’extérieure, fut rien moins que sagace.

Quant à l’appellation dérivée « Kimenyi i Kimenyi Umuheto », elle constitue une juxtaposition de vocables sans liaison grammaticale.
Aussi, admettrons-nous volontiers avec l’abbé Kagame, que l’appellation originelle du dernier Kimenyi était – à côté du surnom « Getura» — «Kimenyi ikimenya Umuheto», ce qui voudrait dire en kinyaruanda correct : « le virtuose de l’arc ».

Après Kimenyi IV (qui perd le pouvoir vers 1800 et meurt vers 1805) il n’existera plus de Bami Bagesera. Ses fils ou neveux feront figure de vice-rois ou de princes apanagés, puis de principules autonomes. Leur descendance se maintiendra au pouvoir jusqu’en 1852-1854, époque de la conquête ruandaise, puis elle entrera au service de la Dynastie des Banyiginya ou se fondra dans la masse.

Les notables Bagesera actuels du Territoire de Kibungu se rattachent presque tous à la lignée royale du Gisaka par l’un des trois derniers Bami du Gisaka.