Abagesera (c.-à-d. « les Bagesera ») est un terme qui prête à équivoque. En effet, il sert à désigner dans certains cas les membres du grand clan, à prépondérance hamite, qui précéda au Ruanda, de quelques siècles, les Banyiginya et leurs compagnons (On en rencontre, notamment, au Bugesera, contrée s’étendant à l’Ouest du Gisaka (et dont les habitants sont les «Banyabugesera»). Rien ne prouve que le vocable « Bugesera» tire son origine du nom du clan des Bagesera ; mais la ressemblance étymologique de ces deux termes a fait considérer une telle hypothèse comme possible. Historiquement nous savons seulement que le Bugesera fut gouverné vers la fin du XIIe s. (ou au début du XIIIe s.) par Kanyabugesera, fils de Gihanga ; puis, par le clan des Bahondogo (de Muhondogo, fils de Kanyabugesera) qui demeura la dynastie de la principauté du Bugesera jusqu’au XVIIIe s., époque où le Bugesera fut annexé par le Ruanda) ; – dans d’autres cas, les descendants de Kagesera, conquérant semi-légendaire du Gisaka, qui établit son pouvoir sur cette contrée quelques siècles après l’arrivée des Banyiginya au Ruanda.

Il est très probable, sinon prouvé, que Kagesera (c.-à-d. « le grand mugesera ») – et partant, toute sa descendance – sont issus de la même souche que les Bagesera qui les précédèrent au Ruanda. (Les uns comme les autres ont, du reste, pour totem  (« Totem » a été traduit par les vocables « ikirangabwoko » et « ikigereranya ». Il ne s’agit pas au Ruanda de totems dans l’acception originelle de ce mot (animal ou oiseau dont une tribu est censée descendre, comme chez les peaux-rouges d’Amérique), mais plutôt d’un animal ou d’un oiseau protecteur, allié au clan donné) la bergeronnette : inyamanza). Mais, la différence de l’évolution historique qu’ont connue ces deux branches d’un même clan rend la distinction nécessaire.

Le clan originel(ubwoko , phratrie) des Bagesera Banyabutaka (ou, mieux, Basangwabutaka) (« Banyabutaka » signifie : « ceux qui détenaient le sol » ; – « basangwabutaka », « ceux qu’on a trouvé détenant le sol »… en sous-entendant : « au moment de l’arrivée au Ruanda des premiers représentants de sa dynastie actuelle » (les Banyiginya, qui créeront l’Etat ruandais) était largement répandu dans tout le Ruanda au moment de l’arrivée des Banyiginya et des Bega (XII ou XIIIe siècle), au point que certains auteurs (notamment M. Sandrart, dans son « Cours de Droit Coutumier » ruandais) considèrent ces Bagesera comme des autochtones bahutu.

Mais il est incontestable que depuis ces temps reculés, les Bagesera Basangwabutaka se sont, de plus en plus, métissés de sang muhutu, abandonnant progressivement la vie pastorale et perdant parallèlement leur influence politique dans le pays (Parmi les notables Bagesera actuels nous ne connaissons aucun descendant des Bagesera banyabutaka. On a cité comme tels : 1° Gakara Stanislas, né en 1910, sous-chef de Zoko au Rukiga, en territoire de Biumba. Son ascendance mâle connue se limite à: Gakara, de Muramutsa, de Ntamuka, de Nyunga de Ndorimana, de Rwasha. L’origine de ce dernier est inconnue 2° Saramembe François, né en 1915, sous-chef de Mushubati au Bwishaza, en territoire de Kisenyi. Son ascendance mâle connue s’aligne comme suit : Saramembe, de Ruvusandekwe, de Rugambarara, de Kanyange, de Biseza, de Rububuta, de Gasheja, de Muhuruzi. L’origine de ce dernier est également inconnue.
Jusqu’à preuve du contraire, nous tiendrons les familles de ces deux sous-chefs pour la descendance de Bagesera bazirankende transfuges (comme l’est la famille à laquelle appartient le chef Lyumugabe du Mutara) ou, peut-être, pour des branches isolées de ces faux Bagesera que sont les Batwa anoblis descendant du nommé Busyete (dont plusieurs représentants sont actuellement encore sous-chefs).
Ils ont su garder, pourtant, à travers les siècles, certaines prérogatives traditionnelles, dont la plus précieuse est constituée par le monopole des rites destinés à éloigner les mauvais esprits des nouveaux foyers.

Le clan dérivé(umuryango, « gens») des Bagesera Banyambo, dits Abazirankende (Abazirankende = « ceux qui évitent le Nkende ». – Inkende = « blue vulvet », singe semnopithèque, communément dénommé « pain à cacheter ». Il est tabou (umuziro) pour les Bahinda comme pour les Bagesera descendant de Kagesera, mais point pour les autres Bagesera, qu’ils soient Basangwabutaka ou Banyambo.) qui créa (au XVe siècle) le Royaume du Gisaka doit tirer son origine lointaine des éléments qui composaient l’arrière-garde du grand clan des Bagesera, à l’époque de sa marche vers le Sud-Ouest.

Pendant que le gros des Bagesera pénétrait dans le Ruanda des Bantous et y prenait racine (Xe siècle ?), cette arrière-garde s’attardait au Nkole et au Mpororo, puis passait à l’Est de la Kagera. On l’y trouve déjà à l’époque où les Banyiginya et les Bega déferlent, à leur tour, sur le Ruanda (XIIe siècle ?).

Ainsi établis à la lisière orientale du Ruanda, les « bagesera retardataires)) prennent figure d’authentiques Banyambo (Abanyambo = contraction d’« Abantu » et d’« Imbo » = « les gens du couchant », « les gens de l’Occident »… par rapport aux Baganda (habitants du Buganda), dont ils tiennent ce surnom). Ce dernier terme, sert à désigner les autochtones des pays à prépondérance hamite qui sont limitrophes du Ruanda Nord et du Ruanda Est, ainsi que les populations semi-nomades du Mpororo, du Mubari et de l’extrême Est du Migongo qui leur sont apparentées et qui ne se sont pas fondues dans la masse ruandaise. Le terme «Abanyambo» marque donc une actuelle situation de fait (un ensemble donné de populations pratiquant une forme commune de vie) ; il ne désigne nullement une communauté racique ou clanique.

Parmi les Banyambo (contrairement à ce qu’en dit le R. P. Pagès, pour lequel « a banyambo » est synonyme de « abahima», et inversement) il y a lieu de distinguer les Bayiru -bantous agriculteurs ou chasseurs et les Bahima (ou Bahema) -hamites pasteurs. Ce sont, respectivement, les pendants des Bahutu et des Batutsi du Ruanda 32).

nord du Ruanda et ce, à l’exclusion de toute autre catégorie de hamites. Si l’on prend l(Bahima est le synonyme de « Batutsi » dans le dialecte des Banyankole (indigènes du Nkole). Néanmoins, une nuance sépare le sens de ces deux termes : « bahima » désignera les hamites pasteurs nomades ; « batutsi », les hamites pasteurs stabilisés, fixés au sol.
Suivant Monseigneur Gorju, (p. 19 et 20 de « Face au Royaume H amite du Ruanda ») les batutsi seraient historiquement, les hamites pasteurs venus au Ruanda-Urundi de Ntusi (ba-ntusi), contrée située entre le Kitara et le Nkole, au e terme « batutsi» dans ce sens, on admettra sans doute que les hamites arrivés au Ruanda aux XIIe -XIIIe s., (banyiginya, bega etc…) étaient des batutsi (ba-ntusi), au sens propre du terme, alors que les hamites basangwabutaka qui les précédèrent étaient des bahima, de même que les hamites fixés au Karagwe et que les bagesera bazirankende qui en vinrent. Seulement, depuis lors, les bahima basangwabutaka se seraient «bahutisés» et les bahima bazirankende se seraient « batutsisés ».

D’autre part, suivant le distingué africaniste allemand Schumacher, (auteur de « Erdkunde und Geschichte »), les «bahima» constitueraient simplement la catégorie des batutsi qui se sont consacrés d’une manière exclusive à l’élevage des bovidés, sans se préoccuper de conquérir le pouvoir politique. Quant au terme de « batutsi », cet auteur (dont la compétence linguistique a été une nouvelle fois soulignée par l’importante mission que lui a confié au Ruanda le Gouvernement belge) le fait procéder du vocable « arhs », lequel servait à désigner les Gallas du Sud de l’Ethiopie et dont la trace se retrouve dans l’appellation que se donnent encore les éléments hamites du Buhunde et surtout du Bushi (notamment le clan dominateur des banyawesha) en se dénommant « barhusi». Or, on sait que ces hamites du Kivu ignorent la lettre « t » et prononcent dès lors « murhema » (coeur) pour « mutema», comme «murhusi» pour « mututsi ». Le R. P. Schumacher en déduit logiquement que l’appellation de « batutsi» conviendrait à tous les hamites descendus de l’Ethiopie vers l’Equateur.

Par ailleurs, en ce qui concerne l’hypothèse préexposée de feu Mgr Gorju au sujet de l’origine du mot « batutsi », le R. P. Schumacher a fait remarquer que dans l’Afrique Centrale, historiquement, ce ne sont jamais les contrées qui donnent leur nom aux populations qui les habitent, mais bien les populations aux contrées, ce qui interdit catégoriquement d’admettre l’hypothèse, suivant laquelle le Ntusi aurait donné, à un certain moment, son nom à une partie de ses habitants.

Enfin, Mgr Cleire – actuellement Vicaire Apostolique au Kivu, jadis Supérieur du Grand Séminaire de Nyakibanda – voyait dans le substantif « mututsi » la racine du verbe « Gutuka » tombé en désuétude, qui aurait signifié « faire un don ». Ainsi, les «batutsi» seraient les « donateurs » par excellence : donateurs de bovidés.

Cependant, quelle que soit l’interprétation étymologique exacte du terme « batutsi », nous nous conformerons à l’usage en employant ce terme dans le sens de : « hamites habitant ou ayant habité le Ntusi, le Nkole, le Ruanda et l’Urundi », par opposition aux « bahima» hamites des autres contrées de l’Afrique Centrale.

Les Bagesera du Karagwe sont donc des « banyambo bahima» et actuellement encore, on doit pouvoir identifier au-delà de la Kagera des sous-clans Banyambo bahima, appartenant par leurs origines, au grand clan des Bagesera. Mais, si la majeure partie de ces Bagesera s’ancrera pour toujours au Karagwe, restant ainsi munyambo, ce qu’il n’en fut pas de même pour la famille de Kagesera, le fondateur de sous-clan des Bagesera-Bazirankende.

Nous avons vu que Kagesera (« Kagesera » doit se traduire « le grand mugesera », « le mugesera par excellence », « le mugesera destiné à illustrer son clan ». En effet, le préfixe « Ka » joint à un nom commun en fait un diminutif ; mais, accompagnant un nom propre, il lui confère un sens majestatif. Si « Kagesera » avait été le nom d’enfant du personnage qui nous occupe, on aurait peut-être pu supposer qu’il visait à désigner l’aspect chétif du sujet (« le petit mugesera ») ; mais nous avons tout lieu de supposer que cette appellation lui fut donnée non par les témoins de son enfance, mais par sa postérité, en manière de glorification. Et quant à son nom réel, il doit s’être perdu) était hamite munyambo, c.-à-d. «muhima».
Généalogiquement, par son ascendance paternelle, il devait appartenir au vieux clan des Bagesera ; mais, par sa mère, Rugezo-Nyiragakende (improprement appelée aussi «Gakende») il était bien le petit-fils de ce Mwami du Karagwe, Ruhinda I, dont le règne, se situe vers la fin du XIVe siècle.

A un certain moment, Rugezo, fille de Ruhinda, déjà enceinte des oeuvres du futur Kagesera, fut contrainte de quitter les terres de son père. Et voici, suivant la légende (La légende de Rugezo nous fut rapportée, dans sa version complète, en avril 1949; par le centenaire Rwamuyumbu, dernier fils survivant de Mushongore (lui-même dernier principule du Migongo). Elle nous fut confirmée, dans ses grandes lignes, par l’ancien notable umugesera Kivumu, arrière-petit-fils de ce même Mushongore) les circonstances qui déterminèrent son exil.

Le Mwami du Karagwe, Ruhinda l’Ancien, avait un fils qui répondait au nom de Matabaro et une fille appelée Rugezo. Chacun d’eux avait fondé un foyer et reçu, en don du Ciel, plusieurs enfants.
Les deux familles vivaient l’une près de l’autre, à quelque distance de la demeure du Souverain et elles se trouvaient unies entre elles par une profonde affection.
Un beau matin, un singe nkende femelle sortit de la forêt voisine et provoqua les enfants de Matabaro. Ceux-ci, saisissant leurs arcs et leurs flèches, se mirent à sa poursuite et arrivèrent ainsi devant l’habitation de Rugezo. Mais les enfants de celle-ci, ayant aperçu le singe, s’apprêtèrent, de leur côté, à le prendre pour cible. Cependant, la bête malicieuse ralentit sa course, puis s’arrêta tout à fait, comme pour narguer les chasseurs.
Les enfants de Matabaro crièrent qu’on leur laissât leur proie. Leurs cousins firent la sourde oreille. On tira alors des deux côtés à la fois, et le nkende tomba, percé de flèches.

Aussitôt, les enfants des deux familles commencèrent à se disputer leur trophée. Des injures furent échangées, puis des menaces, puis des coups ; et finalement, tous ces malheureux s’entretuèrent.
En apprenant ce qui s’était passé, le grand roi Ruhinda entra dans une terrible colère et s’écria : « Maudit soit le Nkende, qui a semé la mort dans ma descendance. Que dorénavant tous ceux qui seront de mon sang évitent le Nkende et prennent garde de le frapper ou même de le toucher. Quant aux enfants de ma fille, ils ont été bien coupables en ne résistant pas à la tentation, car ils savaient que ce nkende devait appartenir – par droit de chasse aux enfants de mon fils. Pour que l’on s’en souvienne, le nom de leur mère sera à présent : « Nyiragakende » et, pour que sa présence ne constitue pas pour moi un constant rappel de cette tragique journée, qu’elle s’en aille sans délai, avec son mari, ses serviteurs, ses servantes et ses troupeaux. Elle n’aura pas de part à mon héritage dans mon pays ; mais je lui donne un tambour de commandement qu’elle aura le pouvoir de transmettre à l’enfant qu’elle porte dans son sein – à la condition que ce soit un fils – et ce tambour s’appellera « Rukurura » (« Rukurura » vient du verbe « gukurura » qui signifie : «traîner». Ce nom propre a une explication historique ; les anciens y voyaient une allusion à la circonstance que le tambour n’était pas donné à Rugezo pour l’exercice d’un commandement sur place, mais que Rugezo devait le traîner derrière elle en exil, pour le remettre, par la suite, à l’enfant dont elle était enceinte).

Or, l’enfant dont Rugezo-Nyiragakende était en ce temps-là enceinte, devait s’appeler « Kagesera ».
C’est ainsi que Kagesera dut s’expatrier avant d’être venu au monde ; c’est ainsi qu’il devint – chronologiquement – le premier des Bazirankende ; c’est ainsi aussi qu’il put hériter du tambour royal qui en fit un Muhinda(Kagesera devint donc, en fait, le premier des Bagesera Bazirankende et, simultanément, mullinda adoptif. Matabaro, son oncle maternel, doit avoir eu, de son côté, des descendantsmâles qui constituèrent la lignée des Bahinda proprement dits, eux aussi Bazirankende).
Chassée des États de son père, Nyiragakende alla chercher refuge au Bugufi, dans le Nord-Est de l’Urundi et elle y vécut avec les siens, durant de longues années, sans être inquiétée par les aborigènes.
C’est de là que Kagesera, devenu adulte (et probablement assisté dans son entreprise par son parent, le Mwami du Karagwe de l’époque) passa au Migongo, les armes à la main, traversant la Kagera en aval de son confluent avec la Ruvubu (chutes de Rusumo), à l’endroit même que devait choisir, à son tour, pour pénétrer au Gisaka, en avril 1894, le comte Gustaf-Adolf von Gôtzen, le premier européen qui réussit à mettre le pied au Ruanda.
A l’époque où Kagesera y pénétrait (début du XVe siècle), le Gisaka était encore pratiquement inconnu des Banyiginya du Ruanda. Ses autochtones bahutu se trouvaient assujettis au clan dominateur des Bazigaba (basangwabutaka) que Kagesera n’eut pas grande peine à supplanter. Ceux des Bazigaba qui ne voulurent pas se soumettre furent repoussés dans le Mubari. Les autres donnèrent leurs filles en mariage aux nouveaux conquérants et unirent ainsi leur sort au leur. Kagesera, lui-même, aurait épousé la fille d’un chef umuzigaba, dénommée Kabumba.

Il semble donc que si Kagesera put se tailler une principauté dans le Gisaka, ce ne fut pas seulement en raison de la supériorité de son organisation militaire et de ses appuis au dehors, mais – aussi et surtout – à cause de son sens politique et de la persévérance qu’il mit au service de ses projets.