Jumeaux de même sexe.

Les jumeaux de même sexe sont les bienvenus. Alors que la femme ne peut jamais prononcer le nom de son beau-père, dans le cas présent sa première visite sera pour lui ; elle détient alors le privilège de le saluer la première et elle pourra désormais l’appeler par son nom.

Quant aux jumeaux, durant toute leur vie, ils seront considérés et se considéreront mutuellement comme une seule entité partageant une communauté de besoins, de buts et de finalité. Ils doivent recevoir deux pots à lait inkongoro fabriqués le même jour ; on les habillera pour la première fois le même jour, ils seront sevrés de concert ; si l’un fait des, sottises, on les châtiera tous les deux, car il faut qu’ils pleurent ensemble ; si l’un se blesse, on fera des scarifications à l’autre, car son sang doit couler en même temps. Ils devront se marier le même jour. Si l’une des jumelles mariées vient à avoir un enfant et le présente à ses parents, et que l’autre n’en a pas, celle-ci empruntera un bébé pour accompagner sa sœur. Si l’un des jumeaux meurt, le survivant devra, le premier, se coucher dans la fosse et y faire le mort durant quelques instants ; par la suite, il sera appelé igitorwa ou muzuka : le ressuscité. S’il est encore enfant, ses parents, lors de l’apparition de la lune, effectueront le simulacre de l’enterrer à un croisement de sentiers.

Jumeaux de sexes différents.

On estime que pour concevoir une pareille monstruosité, les parents ont dû être envoûtés (barangwa) par de mauvais esprits qui se sont acharnés sur eux ; en conséquence on retrouvera, dans les rites qui suivront, quelques pratiques semblables à celles du deuil.

Rite de signalement.

Il s’agit d’aviser le voisinage du mauvais sort qui s’est abattu sur la famille des jumeaux. Le père et la mère sortent de la hutte et, s’il y a clair de lune, insultent violemment l’astre paisible tout en gesticulant. Ce rite s’intitule gusenda amahasha ( Ru.) : entourer les jumeaux de mauvaise grâce, et kwirukana isoni (Ur.) : se débarrasser de la honte. Les parents crient à tous les échos : « Cyali kimwe, kibuta bibili : Il n’y en avait qu’un, deux sont nés ».

Rite de participation sociale.

Personne n’oserait s’abstenir de rendre visite aux parents et aux jumeaux, l’abstention serait considérée comme l’indication de sorcellerie. Comme le fait justement remarquer le R. P. ZUURE, « Ce ne sont pas des » visites de pure civilité ou de charité fraternelle ; elles » sont dictées tout simplement par la crainte ». Et, puisqu’il s’agit de se concilier les manifestations d’un mauvais esprit, chacun apportera un cadeau d’apaisement comme dans le culte des ancêtres : haricots, sorgho rouge, etc. Les visiteurs effectuent finalement une danse rituelle dans l’enclos natal

Rites des premières purifications.

a) Ruanda. L’exorciseur umuhanyi est convoqué ; il s’amène à la hutte natale avec de l’eau lustrale à base d’isubyo ; les parents et les jumeaux sont marqués au kaolin (kwiraba ingwa).

b) Urundi. On fait appel à une affiliée à la secte de KIRANGA et à un exorciseur umutosi qui asperge les parents, les jumeaux et les assistants, d’eau lustrale à base d’herbes umugombe, umubamba, umutanza. Toutes les personnes présentes, y compris les jumeaux, sont marquées au kaolin blanc par un gishegu initié au culte de KIRANGA.

Rite de réclusion

C’est avec l’accomplissement de ce rite que nous touchons de près ceux du deuil. Cet ostracisme ne dure pas moins de trois semaines en Urundi. Durant tout ce temps, il est interdit de sortir tant à la mère qu’au père, de travailler, de balayer la hutte ; ils ne peuvent manger de viande, et doivent se laisser pousser les cheveux. Il s’agit, pour les parents, de faire fuir les mauvais esprits qui les guettent. La mère porte sur la tête une couronne de fécondité urugore ornée d’oignons malodorants intake. Le père prend un bâton de mubilizi, arbuste odoriférant dont les trois branches coupées forment des pointes auxquelles on fixe des grelots, des rhizomes de chiendent urucaca et du sorgho rouge. Le bâton de la femme ne sera autre chose que sa grande spatule à pâte umwuko, pourvue de propriétés magiques bénéfiques, et à laquelle on attache les mêmes ornements, moins les grelots. Comme dans le deuil, le père et la mère revêtent une nouvelle étoffe de ficus rouge.

Derniers rites de purification

Deux moutons blancs, symbole de paix, sont lancés sur le toit de la hutte par les oncles du couple géniteur ; ils seront désormais bénéfiques ou amamana, et l’on ne pourra plus ni les tuer ni les vendre. Le prêtre de KIRANGA arrive et, en signe de purification, coupe les cheveux du père et de la mère. Un cortège se forme, comprenant en tête un mugabo w’inkuba (litt. un homme de la foudre) qui se sert d’un panier urutaro, dans lequel furent déposés les jumeaux à leur naissance, en guise de bouclier contre les mauvais esprits ; ensuite vient la prêtresse de KIRANGA, puis les parents et les jumeaux, enfin toute une foule de badauds.

Le cortège est fermé par des initiés, ibishegu, au culte de KIRANGA ; il se dirige vers un ruisseau. Les grelots font rage ; on danse, on chante. Arrivés au ruisseau, initiés et non-initiés à KIRANGA s’éclipsent. Le prêtre de KIRANGA baptise le père et la mère des jumeaux en leur plongeant la tête dans l’eau et en leur imposant à chacun un nom d’initié; il les touche une dernière fois du panier urutaro. Au retour, les nouveaux initiés reçoivent des cadeaux de reconduction des relations sociales. KIRANGA, 01.1 plus exactement le prêtre de KIRANGA, car il prend le nom de la divinité, plante, près de la hutte des parents, un boqueteau sacré igitabu se composant d’un mumanda, d’un muko, d’un mugombe et d’imbingo ; c’est là que désormais les parents adresseront leurs prières à la divinité KIRANGA. Ces végétaux sont préalablement purifiés au lait de kaolin. De la bière non fermentée, umubira w’amahasha, est remise aux enfants du voisinage et aux moutons amamana. Les adultes consomment force bière de sorgho en une libation de communion. Le prêtre de KIRANGA monte sur le lit des parents et l’exorcise par ses beuglements : « Hou, hou, hou…». Immédiatement après cet exorcisme, les parents occupent le lit et y accomplissent une copulation rituelle de revivification.

Force occulte nocive du serment.

Ainsi que le fait remarquer H. WEBSTER, le serment constitue essentiellement une forme d’auto-malédiction par laquelle un individu se soumet à quelque mal s’il ment. Son efficacité n’a rien à faire avec sa bonne foi; le parjure involontaire attire souvent sur sa tête le même châtiment que le parjure conscient. Différentes méthodes ont pour objet de charger le serment d’une puissance occulte. En général, elles servent à mettre le contact entre le jureur et l’objet, animé ou inanimé, dont les qualités agiront sur lui, le punissant automatiquement s’il ment.

Au Ruanda-Urundi, la formule de prestation de serment ne consiste pas seulement à invoquer une malédiction sur soi, mais également sur les êtres les plus respectés tels les parents et le mwami. Remarquons que le serment fut tellement répété qu’il a pratiquement perdu toute valeur réelle. Il n’était jamais déféré aux femmes ni aux enfants. Au Ruanda on dit :

Nakicwa na macinya: Que je meure de la dysenterie ;

Mbandoga umwami ou ndakaroga umwami: Que j’ensorcelle le mwami ;

Mbantera umwami icumu: Que je plante cette lance dans le corps du mwami;

Mbandoga Karinga: Que j’ensorcelle le tambour enseigne du pays ;

Ndagaca mania amabere: Que je coupe les seins de ma mère ;

Ndakambura mania: Que je dénude ma mère ;

Ndakarya umwana wanjye: Que je mange mon enfant ;

Ndagahamba imfura : Que je tue mon premier-né ;

Ndagapfusha uwo tuvindimwe: Que je tue mon frère ;

Ndakamea ibanga ry’imandwa: Que je dévoile le secret des initiés imandwa ;

Ndakicwa n’inkota ya Ryangombe: Que je sois tué par le glaive (du prêtre) de RYANGOMBE.

En Urundi on jure comme suit :

Ndakayoba : Que je commette un crime ;

Ndakavuna umuheto : Que je brise mon arc (s.-e. ma protection) ;

Ndakahumirwa na Kiranga : Que je sois aveuglé par KIRANGA ;

Ndakacibwa ibikona: Qu’on me coupe les poignets ;

Ndakaba umuyome,umugesera,sentabwa : Que je devienne un criminel, un meurtrier d’un membre de la famille royale, que je sois banni ;

Ndakaterwa abana mu ntege: Qu’on me jette mes enfants dans les jambes;

Nkenda umwananje : Que je commette l’inceste avec ma fille;

Nkaroga data: Que j’envoûte mon père ;

Nkamena ibanga rya Kiranga: Que je viole le secret de KIRANGA.

Un certain rituel accompagne le serment : celui qui le prête prend une lance en main et en dirige la pointe vers le sol. Nous croyons voir en ceci un geste destiné à se mettre à l’abri des mauvais esprits qui hantent la terre et à affermir ainsi la pureté des intentions que se prête le comparant.

Parfois, on claque l’un contre l’autre, le pouce et le médius de la main droite préalablement levée.

En Urundi, le jureur jetait sa lance à terre, l’enjambait et criait : « Qu’elle me tue ». L’adepte de la secte religieuse semi-secrète de KIRANGA se purifiait intérieurement en buvant de l’eau qu’il avait préalablement déposée dans sa coiffure d’initié : l’intutu.

Force occulte nocive de la femme.

La femme adulte et plus spécialement la veuve et la vieille femme, apparaissent dans les conceptions philosophiques du Ruanda-Urundi comme disposant d’un potentiel d’influence occulte néfaste se déclenchant non seulement par la mauvaise volonté, mais surtout par l’attouchement, le regard et même par une simple présence. L’attitude de méfiance, à l’égard de la femme, atteint son paroxysme lorsqu’elle a ses règles ou une perte de sang : elle est alors considérée comme un être impur, voire dangereux.

L’on croit que c’est une mégère métamorphosée en buffle ou en antilope qui aurait causé la mort du chasseur RYANGOMBE, alias KIRANGA, depuis lors premier esprit divinisé du Ruanda-Urundi.

Au moment de l’accouchement, le pouvoir bénéfique des charmes que la femme porte sur elle : amulettes et talismans, pourrait être dangereusement attaqué par l’état d’impureté qui s’annonce ; aussi sont-ils enlevés. De plus, à ce moment, elle devient un potentiel de danger pour la société qui l’environne ; elle doit alors demeurer cachée. Par la suite, elle devra subir des rites de purification lors des relevailles avant de réintégrer la société. Son bébé devra être purifié également. En riant, la femme ne peut montrer les dents ; elle doit poser la main devant la bouche, sinon son enfant ou ceux des voisins qui la regardent, pourraient naître avec de longues dents.

La femme ne peut jamais toucher les armes de son mari ; elles perdraient leur efficacité. Elle ne peut enjamber son mari ; il risquerait d’en mourir. Elle ne peut traire les vaches ; celles-ci courraient le risque de ne plus donner de lait, mais du sang. Dans le même ordre d’idées, elle ne peut traverser un troupeau de vaches, ni puiser de l’eau pour remplir les abreuvoirs. La femme enceinte rend toute chasse aléatoire pour son mari. Lors du mariage, après avoir accompli l’acte sexuel, la femme devient impure et communique cet état d’impureté à son époux ; en plus, elle constitue un danger pour son entourage. En conséquence, une période de réclusion est imposée aux époux, à l’expiration de laquelle ils devront subir des rites de purification consistant notamment en la coupe des cheveux et des poils. Au Kinyaga, la femme ne peut participer à l’ensemencement des arachides ; sa présence nuirait aux récoltes escomptées. En théorie, la femme mariée ne peut commettre un adultère ; son mari en mourrait. Il est interdit à une femme réglée de manger du miel : elle ferait mourir les abeilles ; il lui est interdit à ce moment de boire du lait de vache, car celle-ci donnerait désormais du sang, puis mourrait ; de plus il lui est interdit de pénétrer dans la hutte où repose un nouveau-né : il contracterait une maladie de la peau.

La femme qui brise, même involontairement, la pierre à moudre, la pierre à aiguiser ou la baratte de ménage, ne peut plus avoir de rapports avec son mari tant qu’elle n’a pas été exorcisée : elle risquerait de provoquer la mort de son conjoint et la sienne. Chez les Batwa, la femme enceinte doit s’abstenir de circuler ou de trop parler lorsque son mari se rend à la chasse à l’éléphant ou au buffle, sinon elle pourrait causer la mort de son époux. Une fiancée ne peut plus aller puiser de l’eau avec une cruche, car en la brisant, elle risquerait de compromettre ses fiançailles ; si néanmoins cet accident se produisait, il faudrait précipiter le mariage sur le champ, faute de quoi le premier enfant à naître mourrait.

Tout commerce sexuel est interdit à la femme en deuil, car elle risquerait, en enfreignant cette interdiction, de provoquer la mort de son partenaire. Faute d’avoir un rapport sexuel avec son mari ou avec un compagnon d’occasion lors de l’apparition de la première dent de son enfant, la femme court le risque de ne plus enfanter ou de causer la mort de son bébé. La femme ne peut commencer la récolte du sorgho avant son mari ou son remplaçant, faute de quoi la récolte s’amenuiserait. Elle ne peut enjamber la peau-hamac de son bébé : il pourrait en mourir. Une femme ne pouvait ni accompagner son mari à la cour du mwami ni à la guerre, car sa seule présence eût entraîné la mort de son époux. Une femme ne peut s’asseoir par terre entre les deux piliers d’entrée de l’enclos ni les enlever pour en faire du bois de chauffage ; elle ne peut non plus tirer à l’arc, porter une lance ; par ces gestes, elle exposerait son mari à la mort.

Force occulte nocive de la terre.

Différents éléments extraits des usages indigènes et plus spécialement de ceux des Banyarwanda, nous permettent de croire qu’ils admettent, en certains cas, une influence néfaste émanant de la terre. Cette influence maléfique est-elle due à la terre elle-même ou à sa qualité de réceptacle de certains mauvais esprits des morts ? Il nous semble que c’est la seconde hypothèse qui doive être retenue. Remarquons que traditionnellement, les indigènes n’enterrent que ceux de leurs défunts morts en conformité avec ce que l’on croit être des bonnes coutumes. On n’enterrait pas les foudroyés, les femmes enceintes mortes en couche avant délivrance, les jumeaux de sexes différents, les aliénés, les filles-mères, les monstres ; il semble qu’on voulait éviter qu’ils n’envoûtassent la terre par le mauvais sort qui s’était attaché à eux. Hormis les vaches et les taureaux morts après s’être montrés spécialement prolifiques, on n’enterre jamais les animaux ; les chiens notamment sont tout simplement suspendus dans une broussaille quelconque.

On se défie du contact de la terre en certains cas ; le devin n’opérera jamais que séparé de la terre par une natte, le poulet d’aruspicine n’étant pas dépouillé à même le sol, mais sur une feuille de bananier ; les tambours enseignes du roi ne sont jamais déposés à même le sol, mais se trouvent étendus et transportés dans des hamacs en joncs tressés. Les bami, enfin, n’étaient pas enterrés, mais leur cadavre, après avoir subi les fumigations momificatrices, demeurait étendu sur une table de clayonnage qui leur évitait le contact de la terre.

Des charmes tels le collier en fer umudende et le bracelet impotore en fer et en cuivre, ne pouvaient jamais être déposés à terre. Cette prescription demeurait d’application après la mort des titulaires : le collier ayant appartenu au mwa mi KIGELI II NYAMUHESHERA était suspendu à un arbre. Il en était de même de celui de KIGELI III NDABARASA ; comme il était tombé à terre sous KIGELI IV RWABUGILI, les gardiens du bosquet vinrent annoncer l’événement à la cour ; l’inquiétude et la consternation du mwami et de ses courtisans ne connurent plus de bornes : après consultation divinatoire, deux compagnies militaires Uburunga et Inkongi, furent constituées dans le but de le ramasser et de le replacer sur une branche plus ferme.

L’endroit où toute une famille mourut ne sera plus jamais habité : la hutte tombera d’elle-même en mine après la mort du dernier survivant et les végétaux dont était constitué l’enclos : imiyenzi, imiko, imiseke, imivumu, etc., continueront à pousser indéfiniment. Le lieu ainsi abandonné s’intitule itongo, il est hanté par les esprits des morts, mais ceux-ci ne troubleraient pas les champs environnants. L’indigène n’hésite jamais à abandonner un endroit où se produisent trop de décès anormaux, car il a horreur des lieux maudits ; ce sont parfois des collines entières, sinon des régions, qui sont abandonnées de la sorte. Forcé de quitter son champ, le Murundi ne manquera pas de l’ensorceler afin que son successeur n’y récolte rien.

On peut ensorceler le champ en y édifiant une ébauche d’abri (indaro) consacré aux esprits, en y déposant une poignée de cendres du foyer, une pierre à aiguiser, etc. Il ne s’agit pas ici d’un simple épouvantail, car le maraudeur qui s’y risquerait serait ou bien immédiatement pris, ou bien ne tarderait pas à mourir des suites d’une affection grave.

Aussi devons-nous nous attendre à ce que l’indigène qui désire occuper une parcelle de terre pour son usage personnel et plus spécialement pour y édifier son habitation, s’entoure de méticuleuses précautions d’ordre mystico-magique. En tout premier lieu, il convient pour lui de savoir si l’emplacement envisagé ne lui réservera pas dans l’avenir des influences telluriques néfastes • à cette fin, il recourra à la divination.

Mais au Ruanda existe une autre prescription consistant à avoir recours, préalablement à toute installation, à un umuse, parrain mystique du groupe totémique, représentant d’un des premiers groupements Bahutu, Basinga, Bagesera et Bazigaba spécialement, qui occupèrent le pays. L’umuse n’est jamais un parent direct ou indirect d’un individu déterminé, mais un représentant d’un groupement antérieur. Le rôle de l’umuse consiste à servir d’intercesseur mystique entre les esprits des morts de son groupe et les membres des familles immigrées ; son rôle consiste également à remplacer le père de famille dans certaines circonstances déterminées; à cet égard, on peut le comparer au parrain lato sensu. Les groupes totémiques bahutu qui fournissent les parrains sont dénommés abanyabutaka (litt. les gens du terroir, s.-e. les occupants du pays) ou abasangwabutaka (ceux qui ont été trouvés sur le sol). Les Bazigaba donnent les parrains aux Banyiginya et aux Bega ; les Basinga les fournissent aux Basita ; les Bagesera deviennent les parrains de tous les autres groupements à l’intérieur du Ruanda. En témoignage de réciprocité, Banyiginya et Bega fournissent des parrains aux Bazigaba. Les base jouissent de la plus parfaite considération auprès des clans qu’ils patronnent. Les membres de ceux-ci n’oseraient les interpeller par leur nom ; ce serait leur manquer gravement de respect.

S’ils viennent à passer près d’une hutte en construction, ils auront droit à boire la bière réservée aux constructeurs, car « Bazigaba baratanga ikibanza : ce sont les Bazigaba qui fournissent le terrain, n’abase: ce sont les parrains ». Préalablement à toute occupation, le muse viendra passer la nuit sur l’endroit envisagé ; il amène avec lui l’inganzo, gaine de glaise dans laquelle est enserrée la dépouille du poussin d’aruspicine favorable. L’umuse se recueille et prie les esprits des ancêtres défunts de se montrer favorables au nouvel occupant. Celui qui s’abstiendrait de prendre ces précautions d’ordre mystique s’exposerait, sur le sol envisagé, devenu automatiquement maléfique par le courroux des esprits Bazigaba, Bagesera ou Basinga, à être accablé des pires malheurs : maladies, mort, stérilité, dégénérescence du bétail et stérilité du terrain. Mais ces dangers seraient écartés si une bergeronnette venait à se poser sur la hutte nouvellement construite sans observance du rituel mystique ; en effet, la bergeronnette est le totem des Bagesera ; elle répond donc pour le groupe totémique entier, et sa présence traduit l’approbation du monde occulte. Dans ce déploiement d’un rituel mystique pour se préserver contre l’influence tellurique néfaste, nous rejoignons, en fait, la crainte qui s’attache à l’esprit des morts.

Le pseudo-malheur (ishyano)

Il s’agit d’événements survenant d’une manière fortuite, aussi imprévue qu’inattendue et créant un pseudomalheur plongeant les personnes qui en sont l’objet dans un état d’impureté et de danger tant pour elles-mêmes que pour la société, à cause du risque de contagion. Ces personnes, afin de revenir à un état normal et à des relations normales, doivent faire appel aux magiciens exorciseurs abahanyi, leur confesser le pseudo-malheur dont elles sont chargées et subir les rites de purification, notamment en absorbant la liqueur purificatrice isubyo.

Constituent un ishyano :

La grue huppée qui vient se poser sur une hutte ;

La bergeronnette que l’on tuerait, même par inadvertance ;

L’oiseau inzababa se posant sur une hutte ;

La chèvre ou le chien grimpant sur une hutte ;

Le fait pour la chèvre de s’asseoir sur son séant, ou pour le chien d’occuper le siège du maître de céans ; ce dernier cas constituerait un présage de mort certaine ;

Le fait que des fourmis rouges inzukira envahissent un pot de lait ; il faut alors renverser celui-ci en des endroits respectés : uruhimbi (partie arrière de l’intérieur de la hutte) ou igicaniro (foyer central du kraal, allumé à l’intention du gros bétail) ;

L’animal sauvage venant mourir dans l’enclos ;

Le lait subitement coagulé après la traite annonce le décès prochain du pasteur ; on le fait boire par la vache dont il provient ;

Le lait présentant un aspect rougeâtre ;

Le beurre frais trouvé le matin par terre dans l’enclos, sans connaître l’auteur du dépôt. Il faut le laisser fondre sur place, faire appel à l’exorciseur et enfin effectuer des sacrifices aux mânes des ancêtres féminins de la famille ;

Le fait de placer sur le lit la chaise du chef de famille ;

Le fait qu’un bébé présente des dents poussant en même temps aux deux mâchoires ;

La perdrix qui s’introduit dans l’enclos ;

Le mari qui tombe à l’intérieur de l’enclos ;

Le sang qui tombe dans le lait ;

Le pigeon inturuguru qui entre dans la hutte ;

Le héron blanc inyange qui vient se poser dans l’enclos ;

L’arc qui se brise ;

Le fait pour un voyageur de heurter un obstacle du pied gauche ou de rencontrer le rat umushushwe ; s’il veut éviter le malheur ainsi annoncé, qu’il retourne immédiatement chez lui ;

Si un régime de bananes commence à mûrir par le bas, c’est qu’une menace grave de mort pèse sur son propriétaire ;

L’enfant conçu pendant une période de deuil. Il doit être laissé à l’abandon dans un lieu désert, immédiatement après sa naissance ;

L’enfant monstre devait être tué, car l’élever eût condamné ses parents à la mort sinon à l’eczéma amahumane. Il en était de même de l’enfant hermaphrodite. Ces enfants sont intitulés imiziro : interdits ;

La mort qui a frappé un parent, un voisin ou un chien.

Le tabou (Umuziro).

Tabou est un mot polynésien dont la traduction présente certaines difficultés. Il était encore familier aux anciens Romains, leur sacer étant identique au tabou des Polynésiens. D’après l’anthropologiste W. THOMAS, tabou comprend dans sa désignation :

  1. a) Le caractère sacré ou impur de certaines personnes ou de certaines choses ;
  2. b) Le mode de limitation qui découle de ce caractère ;
  3. c) Les conséquences sacrées ou impures qui résultent de la violation de cette interdiction.

Envisagé à un point de vue plus vaste, le tabou présente plusieurs variétés :

  1. a) Un tabou naturel ou direct qui est le produit d’une force mystérieuse (mana) attachée à une personne ou à une chose ;
  2. b) Un tabou transmis ou indirect émanant de la même force mais qui est acquis ou emprunté à un prêtre, à un chef ;
  3. c) Un tabou intermédiaire entre les deux premiers, se composant des deux facteurs précédents. Comme, par exemple, dans l’approbation d’une femme par un homme. Le mot tabou est encore appliqué à d’autres limitations rituelles, mais on ne devrait pas considérer comme tabou ce qui peut être rangé plutôt parmi les prohibitions religieuses. Pour FREUD, tabou présente deux significations opposées : d’un côté, celle de sacré, de consacré ; de l’autre, celle d’inquiétant, de dangereux, d’interdit, d’impur.

Pour WEBSTER, professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Nebraska, le tabou peut être défini comme la conception du danger mystique que présente un objet particulier et dont résultent des contraintes et des restrictions, centrées non pas sur ce qui est prohibé, mais sur le fait même de la prohibition. C’est donc la peur qui se trouve systématisée en tabou. La peur parcourt toute la gamme des réactions émotionnelles, depuis la crainte pieuse jusqu’à la terreur ; de la sorte, ce qui mystiquement comporte un danger peut être frappé de prohibition, comme provoquant tantôt un sentiment d’aversion ou d’horreur, tantôt du respect et même de la vénération. On peut donc dire que la conception du tabou est souvent ambivalente, mais en soulignant, fait important, qu’au moins chez les peuples primitifs, l’attitude de l’aversion est beaucoup plus prononcée que celle de l’attraction.

Au Ruanda-Urundi, le tabou s’intitule umuziro ou ikirazira, de kuzira: interdire, empêcher. On l’appelle parfois ishyano, malheur, mais ce mot désigne plutôt l’état néfaste dans lequel se trouvent ceux qui ont transgressé un tabou, volontairement ou involontairement. Le tabou au Ruanda-Urundi concerne non seulement certains objets dangereux d’une manière occulte, mais encore des attitudes, des comportements, des états, des paroles et des gestes interdits, car ils pourraient avoir un effet nocif sur leur auteur qui, par une sorte d’automatisme, deviendrait malade ou stérile, contracterait l’eczéma amahumane, risquerait de mourir ; à moins que ce soit l’objet du geste, de l’état ou de la parole qui subisse les conséquences occultes dommageables.

Si, au Ruanda-Urundi, quelques interdictions furent prescrites par les bami et par les magiciens, celles-ci apparaissent plutôt temporaires ; par contre, la majorité des tabous existent de façon immémoriale et sont toujours scrupuleusement observés. Certaines interdictions revêtent un caractère moral indéniable, d’autres un aspect social, un but hygiénique ou un dessein juridique absolument louables. Nous ne nous attacherons, dans le corps de la présente étude, qu’à ceux des tabous auxquels s’allie une crainte purement imaginaire au sujet des conséquences néfastes de leur transgression. Le tabou procède de la crainte des dangers et plus spécialement de la mort. En fait, le tabou est donc une interdiction observée en vue d’éviter magiquement les accidents, la maladie et notamment l’eczéma amahumane, la stérilité, la malchance, la mort, la dégénérescence du bétail, la diminution des récoltes. On est convaincu que faute d’observer les interdictions de dire, de voir et de faire, l’on connaîtrait ces divers malheurs par l’application d’un automatisme implacable.

L’indigène se révèle absolument incapable de nous donner la raison d’être de ses tabous : il les observe scrupuleusement, parce que ses ancêtres les ont toujours respectés et que ses contemporains les prennent également en considération.

Il existe au Ruanda-Urundi des milliers de tabous, leur nombre est quasi infini, car ils répondent, pour la majorité, à des truismes, à des prémisses de syllogismes implicites se greffant sur les conceptions propres à la magie, conceptions admises une fois pour toutes et sur lesquelles personne ne transige ni ne doute. Mais une partie importante des tabous échappe à toute interprétation. Voici ceux que signale le R. P. PAGÉS. Un mari, pour battre sa femme, ne doit pas se servir de la spatule de cuisine umwuko : il courrait le danger d’y perdre la vie. L’inobservance de la plupart des coutumes qui sont de règle lors de la célébration du mariage expose les parents des deux conjoints à la maladie ou à la mort. Une femme qui a ses règles ne doit pas s’aventurer dans la hutte où se trouve un nouveau-né, sinon elle lui ferait contracter la gale amahumane. Nul ne peut se reposer sur une peau de mouton sous peine de contracter la gale. Il y a danger de mort à transporter dans la demeure d’autrui la pierre à aiguiser irkyazo. Une mère qui n’a enfanté que des garçons ne doit pas donner le sein à la fille d’une autre femme, sinon elle s’exposerait à n’enfanter désormais que des filles. Une femme en grossesse ne doit pas voir un Européen, ni s’exposer à entendre tirer un coup de fusil, sinon l’enfant qui naîtra d’elle en souffrirait. Si le fabricant de vin de banane vient à souffleter quelqu’un pendant qu’il est en train d’écraser ses fruits, il peut courir le risque de contracter l’eczéma amahumane. La femme occupée à pétrir le pain de sorgho doit garder le silence ; un chien ou une poule viendraient-ils à souiller le sol de la hutte, il lui est interdit de quitter son travail pour nettoyer la place sous peine de voir diminuer le pain. Une femme qui vient de mettre au monde un enfant doit veiller à ne pas laisser se perdre le cordon ombilical du nouveau-né ; s’il y avait de la nourriture dans la hutte au moment de l’enfantement, il n’est pas permis à la mère d’y toucher: elle paierait la violation de ce tabou par la gale amahumane. Le père du bébé dont les dents n’ont pas encore poussé ne peut prendre une nouvelle épouse sans faire courir le risque à l’enfant de contracter la maladie amahumane. Une jeune fille ne peut prendre le chemin que suivent les vaches pendant que se déroulent les pourparlers des fiançailles : il faut qu’elle suive un autre sentier, pour ne pas s’exposer à la stérilité.

De son côté, le R. P. DUFAYS signale les cas suivants. Durant toute sa grossesse, la femme s’interdira absolument de venir s’asseoir sur le seuil de la porte. Elle ne regardera pas une chose insolite de peur que son enfant contracte une ressemblance anormale avec l’objet interdit ; au moins devra-t-elle en ce cas être dissimulée pour que personne ne la voie ; elle aura soin encore de garder les lèvres bien closes et, pour plus de précaution, de mettre la main sur la bouche. L’interdiction de prononcer son nom est sanctionnée chez les jeunes filles par le risque de ne plus grandir. On ne peut enjamber ou marcher sur des cheveux coupés, cela provoquerait des maux de tête à leur ancien propriétaire. Un enfant ne peut pas rire du lézard : il risquerait de perdre les dents, abana ntibaseka umuserebeba.

Le R. P. ZUURE mentionne pour l’Urundi : manger de la poule, de la chèvre, du cochon, de la viande de chasse, des œufs, causerait la gale amahumane. Il est interdit de faire bouillir le lait, car les vaches n’en donneraient plus. Il est interdit de jeter des poux dans le foyer : la foudre tomberait sur la hutte. Il est interdit d’enlever ses anneaux (bracelets, etc.) la nuit : on ressemblerait à un mort (s.-e. on risquerait de mourir).

SANDRART rapporta, entre autres, les cas suivants. Lors de ses règles, la femme doit s’abstenir de consommer du lait sous peine de tarir la vache dont il provient, à moins que cette vache ne crève après avoir donné du sang au lieu de lait. Elle doit également s’abstenir de pénétrer dans la hutte où repose im nouveau-né, car celui-ci contracterait une maladie de la peau. Le fil de cuivre et les petites perles isheshe constituent d’excellents préventifs pour l’enfant; ce sont des talismans qu’on lui met au cou ou en ceinture autour des reins. La femme ne peut ni siffler ni imiter le chant du coq : en cas d’agression, son mari courrait de grands dangers. Le jour de l’apparition de la première dent chez le jeune nourrisson, la femme doit obligatoirement coucher, manger, boire et fumer seule avec son époux ; si elle transgressait cette défense, elle courrait le risque de ne plus enfanter et de voir son enfant tomber malade. La femme qui jusqu’alors n’enfanta que des garçons doit éviter d’allaiter un enfant de sexe féminin, car elle risquerait fort de ne plus donner le jour qu’a des filles. La femme ne peut passer au-dessus de la lance ou de l’arc de son époux, car elle provoquerait par ce geste une rupture de la magie sympathique qui anime ces armes et mettrait ainsi leur propriétaire en danger. Elle ne peut, comme le mari d’ailleurs, enjamber la peau qui sert à porter l’enfant ; ce dernier en mourrait. La femme ne peut goûter aux prémices de la récolte de sorgho avant que son mari en ait consommées ; immédiatement après ce geste, celui-ci doit avoir un commerce sexuel avec son épouse ; l’omission de ces précautions provoquerait la diminution brutale du sorgho récolté. Une femme ne peut s’asseoir par terre ou sur un siège entre les deux poteaux d’entrée du kraal : ce serait exposer son mari au danger et même à la mort. De même, elle ne peut enlever les piliers qui soutiennent la hutte ni les brûler, car elle exposerait son mari à la mort. La femme ne peut en aucun cas puiser de l’eau pour remplir les abreuvoirs du bétail : son mari pourrait en mourir ; elle ne peut traverser un troupeau de bétail : les bêtes en crèveraient. De la vache, la femme ne peut consommer le pis sous peine de n’avoir jamais de lait elle-même quand elle deviendra mère. Du taureau, elle doit strictement s’abstenir de consommer les organes sexuels, car ce serait de l’androphagie ; même défense en ce qui concerne le cœur et le pancréas, car son mari sombrerait bientôt dans le crétinisme et il cesserait de procréer. Défense à la femme de passer par-dessus son époux pour se mettre au lit : il en deviendrait gâteux. La bière fabriquée par la femme avec les prémices peut être goûtée en premier lieu par elle, en l’absence de son époux ; mais si jamais elle a des rapports à ce moment, son mari le saura, car il en mourra. Chez les Batwa chasseurs, la femme enceinte doit soigneusement s’abstenir de circuler ou de trop parler lorsque son mari est à la chasse à l’éléphant ou au buffle ; si elle transgressait cette défense, le chasseur risquerait fort de ne jamais revenir vivant.

De notre côté, parmi les centaines de tabous que nous avons recueillis au Ruanda, extrayons les suivants qui, selon la croyance populaire, sont formellement sanctionnés de peines immanentes et graves en cas d’inobservance. Depuis le jour du décès de sa femme jusqu’à celui de la fin du deuil, il est interdit au veuf d’avoir des relations sexuelles, faute de quoi lui et ses enfants seraient atteints de gale amahumane. Un garçon ne pouvait approcher le mille-pattes de crainte que son organe génital soit touché par cet insecte et ne devienne définitivement stérile. On ne peut faire la mimique de lancer la pointe en fer intitulée umuhunda à un garçon, ce geste pouvant causer sa mort. La mère d’un garçon ne peut se remarier dans un autre clan que celui de son mari, afin que son fils ne meure pas. Il est interdit à une fille d’avoir des rapports sexuels avec son père, son oncle paternel ou maternel, car elle deviendrait couverte d’amahumane. Les jeunes gens ne peuvent pareillement commettre d’acte sexuel avec leur mère, leur tante maternelle ou leur nièce : ils contracteraient également l’amahumane.

La femme ne peut accompagner son mari à la Cour et, précédemment, à la guerre, car elle provoquerait sa mort. Il est interdit aux femmes de casser la pierre à moudre urusyo, volontairement ou involontairement, car la femme qui la briserait et aurait un rapport avec son mari en mourrait ; cette interdiction et la même sanction s’attachent également au bris de la pierre à aiguiser et de la baratte. La femme enceinte ne peut avoir des rapports adultérins, sous peine de s’exposer à avoir un mauvais accouchement au cours duquel elle risquerait de succomber. La femme enceinte dont le mari est chasseur, ne peut commettre des actes sexuels pendant que son mari est à la chasse : ce serait l’exposer au malheur. Il est interdit à certaines personnes de boire du lait d’une vache de couleur déterminée, car ce serait exposer cette bête au gusangura, c’est-à-dire au gonflement du pis, ensuite à ce qu’elle donne du sang au lieu de lait, et enfin à ce qu’elle crève. Il est interdit de manger de la viande de chèvre ou de vache et de boire du lait de vache en même temps : celle-ci en mourrait. Les Batwa chasseurs dont la femme Pst enceinte ne peuvent pratiquer la chasse à l’éléphant, car celui-ci les tuerait certainement ; par ailleurs, un chasseur dont la femme est enceinte ne peut rien tuer de sa main, car l’enfant qu’il a conçu en mourrait. Il est interdit aux gardiens de bétail de s’approcher du foyer de la hutte pour se réchauffer : ils exposeraient le troupeau à ne vêler que des taurillons. Les gardiens de vaches ne peuvent commettre d’adultère pendant qu’ils sont en service, sinon ils exposeraient le troupeau à la stérilité complète. Les pagayeurs ne peuvent commettre d’adultère en cours de route, car leur pirogue se retournerait, les noyant. Un pagayeur ne peut montrer du doigt l’endroit d’où vient le vent habituellement : pour effectuer ce geste, il doit prendre soin de fermer le poing, faute de quoi il ferait surgir des vents contraires qui renverseraient son embarcation; s’il craint ce vent, il doit franchement regarder dans sa direction. Le pagayeur ne peut secouer sa pipe au-dessus du lac, car la nicotine qui y tomberait pourrait irriter les mauvais esprits qui le hantent, et ils se vengeraient en renversant sa pirogue. Dans le même ordre d’idées, le pagayeur ne peut verser de boissons fermentées dans le lac, car il s’exposerait au même malheur. Les apiculteurs se gardent bien de se raser les cheveux : ce serait faire essaimer leurs abeilles, voire les faire crever. Le couteau et la calebasse dont se servent les apiculteurs pour récolter le miel sont des outils sacrés, et les employer à un autre usage aurait pour résultat de faire crever les abeilles. Il est interdit d’enterrer le corps d’un foudroyé : son cadavre doit rester exposé au sommet d’une haute colline inhabitée : l’enterrer serait le ravir à la foudre qualifiée de Roi d’en-haut : Umwami wo hejuru, et celle-ci retournerait sa fureur contre les parents du foudroyé. Il est interdit de prononcer le nom des groupes totémiques porte-malheur Abitira, Abashingo, Abasita; pour en parler sans danger, il faut avoir bu ou mangé quelque chose depuis le lever du soleil ; il faut également avoir prononcé le nom d’autres groupes totémiques bienfaisants.

Un classement facile des tabous consiste à les grouper selon leur sujet : interdictions relatives aux femmes, aux enfants, aux parents, aux cultivateurs, aux pasteurs, aux chasseurs, aux pêcheurs, etc.

Toutefois un tel classement ne perce pas la raison d’être des tabous ; il se contente simplement de les cataloguer, sans plus d’ambition. Il serait toutefois plus rationnel de tenter un classement des tabous eu égard à nos connaissances des règles régissant la pensée magique de l’indigène.

On croit que le semblable attire ou peut même provoquer un phénomène semblable ; c’est la loi d’analogie qui pousse le primitif à commettre l’erreur de conclure du semblable à l’identique. Les ganglions de l’adénite sont plus ou moins sphériques ; en conséquence, il y a interdiction de boire du lait et de manger en même temps des pois, des arachides ou des pommes de terre : la vache dont provient le lait pourrait crever. Interdiction est faite à la femme qui allaite de traverser un champ de pois. La femme ne peut jamais manger de la viande de chèvre : elle risquerait d’attraper de la barbe au menton, se masculiniserait de la sorte et devrait divorcer. Les flûtes intomvu sont naturellement vides de toute matière à l’intérieur ; en conséquence, la femme ne peut siffler, sinon elle deviendrait stérile.

On admet que le regard peut être conducteur de mauvaises intentions et qu’il comporte, en potentiel, un pouvoir de destruction. Dès lors s’ensuivent toutes les interdictions où l’on admet le rôle maléfique du mauvais œil : on ne peut voir traire les vaches du mwami, ni regarder les pots à lait qui ne pourront d’ailleurs jamais être exposés au grand jour ; de même il sera interdit de voir des personnes manger, ou, ce qui aboutit au même, de manger en public, etc.

A certains moments de sa vie, la femme perd du sang ; or la perte de sang peut signifier la mort ; et comme la mort est assimilée à un état contagieux, la femme sera considérée à ces moments comme un être dangereux (impur ne constituerait qu’un euphémisme) ; en conséquence, son approche, sa vue, son contact, certains gestes seront interdits. Dans cet ordre d’idées, elle ne peut apparaître en public immédiatement après son mariage, après un accouchement ; des rites de réclusion et de purification lui seront imposés. D’où également l’interdiction qui pèse sur elle de traire le bétail : la vache donnerait du sang. Interdiction encore pour elle de regarder un jeune enfant au sein, de manger du miel, car les abeilles en mourraient, etc…

Comme nous l’avons déjà dit, la mort est considérée comme un état éminemment contagieux ; or le rôle de la femme est de procréer, aussi faut-il la tenir écartée de toutes les activités touchant à la mort. Il sera interdit à la femme de chasser, de pêcher, d’abattre du bétail, de la volaille, d’abattre des arbres, d’aller à la guerre, de participer à l’exercice du droit de vengeance, de fabriquer et de porter des armes, de manger de la vache tuée au cours d’un accident ou d’une vache brûlée dans une hutte.

On croit que la partie vaut pour le tout et que, même détachée, elle continue à vivre de la même vie que le tout ; en portant atteinte à la partie, on pourrait mettre en péril le tout, d’où l’interdiction de laisser traîner cheveux, ongles, bâtons et parfois même les excréments, notamment ceux du nouveau-né.

Le nom vaut la personne ; le prononcer est avoir prise sur elle : ce serait un moyen certain pour l’envoûter ; en conséquence il est interdit de faire connaître son véritable nom. Prononcer le nom d’un défunt est également interdit, car ce serait le ressusciter en quelque sorte, et comme il ne peut être que fâché de son état, irascible et avide de vengeance, ce serait en énonçant son nom, provoquer l’apparition d’un danger imminent.

Les croyances à la toute-puissance de l’idée d’une part, à la parole et au geste qui l’expriment d’autre part, entraînent à leur tour d’innombrables interdictions de dire et de faire, notamment de penser et de dire du mal de son prochain, car ce serait l’envoûter.

La croyance à la rémanence de la personnalité, du mal, des vices sur les objets et les personnes qui furent à leur contact ou tout simplement à proximité, engendre une foule considérable d’interdictions dont l’une consistera à ne plus pouvoir manger les aliments dans la hutte du mort, une autre à ne pas pouvoir laisser la lance du crime clans le corps de la victime sinon son âme serait d’autant plus irritée. On s’interdit d’entrer au contact de la fumée provenant de la hutte d’un lépreux, hutte que l’on brûle ; sinon on risquerait de contracter la lèpre. Il est interdit au mwami de s’approcher du tombeau de ses ancêtres, car il pourrait en mourir.

Mais ces raisons d’être des tabous n’agissent pas toujours isolément ; elles coopèrent souvent ensemble en un inextricable enchevêtrement qui rend si difficile la connaissance des causes probables. Chose curieuse, ce qui est tabou pour l’un ne l’est point pour l’autre. Ainsi, en Urundi plus spécialement, certaines familles déterminées ne peuvent manger de la viande de vache dont la robe est d’une couleur définie. Certains tabous interdisent de poser des actes qui sont censés nuire à des êtres ou des objets déterminés considérés comme éminemment bénéfiques. Le mouton est un animal sacré, c’est un symbole de paix : Nyirabuhoro, aussi est-il interdit d’en manger. Les tabous interdisant de tuer et de manger les animaux totems tels la grue huppée, la grenouille, l’ibis, etc. se comprennent aisément, attendu que l’animal totem constitue un représentant valable d’un groupe humain bien défini.

Comment se débarrasse-t-on des effets du tabou ? A titre préventif, on peut absorber de grand matin la purge magique isubyo.

Lorsque quelqu’un est atteint par un tabou ou frappé d’un pseudo-malheur ishyano, il peut s’en débarrasser en accomplissant des rites de purification.

Une autre méthode consiste à répéter immédiatement la parole ou le geste tabous pour en annuler les effets néfastes.

Mais la plupart du temps on va se confesser à l’exorciseur professionnel urnuhanyi qui se rend immédiatement sur les lieux où il pratique son art sur les choses et les personnes. A celles-ci il ordonnera de boire la purge magique isubyo et d’accomplir certains rites qui consistent parfois en l’accomplissement d’une copulation rituelle en signe de revivification.