Kigali – Les brumes de la saison sèche. – Puck et Phèdre. – Les rivières et les mensonges. – La ligne droite. – Le Docteur et le python. — Huttes de luxe et chatelaines Batutsi. – Les sources du Nil. – Le climat. – Le dimanche des Rameaux. – Voyage au domaine de la pluie.
Se promener à pied, à Kigali, c’est faire le tour du plateau sur lequel est bâti ce centre administratif. Kigali est dominé par la masse immense du mont Kigali. Bien plus grand que le Houyé d’Astrida. Du marché indigène, en passant par la poste, l’Hôtel du Relais, les villas des fonctionnaires et des colons, il n’y a pas plus loin qu’à Bruxelles, du Bon-Marché à la Bourse, ou à Paris du Pont des Arts à Saint-Germain dés Prés, en passant par la rue de Seine. J’aimais bien la promenade sous les eucalyptus. A l’est, la vue aurait porté loin, si ce n’avait été la saison sèche. La brume voilait tout de ses impalpables draperies. A mes questions sur cette brume, chacun me répondait différemment : humidité tirée du sol par le soleil ardent. Ou bien : fumée des feux de pâturages. Ou bien : poussière arrachée par le vent sec au sol latérisé. Je faisais des objections : mais alors, pourquoi la brume n’est-elle pas le plus intense au début de la saison sèche, quand le sol est encore humide? Ou bien: mais, depuis que dmmistration a interdit les feux de pâturages, la brume reste la même ? Ou encore, répondant à la troi-sième explication, j’alléguais la brume suspendue dans les lieux où les collines sont revêtues d’herbes, ou de forêts ? Laissez donc logique et raisonnements dans ce pays, me dit quelqu’un, ils ne conviennent ni au climat ni aux gens d’ici. Enfin, concernant la brume, un des chercheurs de l’I. R. S. A. C. m’a dit la vérité : on ignore de quoi elle est faite. Quand notre station météorologique sera établie, m’a assuré ce savant, nous analyserons l’atmosphère, et, alors seulement, nous saurons… peut-être.
A Kigali, malgré la brume, le paysage était gracieux dans son imprécision. La température me semblait insolite, torride par la latitude, fraîche par l’altitude, sous un ciel d’un bleu indéfinissable, et comme instable, bien qu’on le sache sans nuage jusqu’au coucher du soleil. J’aimais ce décor irréel ou surréel. Pourrait-on y jouer Le Songe d’une nuit d’ Été ? Non. Bien que l’air nocturne soit plus tiède que nos plus belles nuits de juillet. Mais Puck mourrait dans la sécheresse des broussailles, la couleur rouge et stérile du sol tuerait les délicats lutins, et la pleine lune verticale détruirait les charmes nécessaires aux nuits habitées par Obéron et Titania… Shakespeare est impossible ici. Et Racine, alors ? comme Phèdre serait beau, donné sur les terrasses du Sémiramis qui dominent le Nil, au Caire! Phèdre meurt pour expier un amour criminel… Ici, en temps de famine, le drame de la femme Muhutu, qui meurt par fidélité à son devoir, est fréquent. Elle périra de faim plutôt que de manger la viande de chèvre interdite aux femmes, et alors qu’elle voit les hommes s’en régaler…
Le drame de l’amour interdit est plus noble que le drame de la nouniture interdite, soit, mais, dans les deux cas, l’héroïsme de la fidélité aux lois va jusqu’à en mourir., Peut-être la tentation d’enfreindre la coutume n’existe-t-elle pas chez les Bahutu, tandis que pour Phèdre…
On ne se promène jamais longtemps, vers midi à Kigali, sans rencontrer quelqu’un. Ce jour-là, ce fut le docteur D… Il dit : « Voulez-vous que nous rnontions à Marambi, après la sieste? – Où est-ce? Et qu’y voit-on? C’est perché sur une haute colline à une trentaine de kilomètres d’ici. Nous y visiterons une hutte de luxe. L’un des châteaux du seigneur Lwubusisi. Les huttes magnifiques se font rares. Les Batutsi riches préfèrent les maisons à l’européenne. Le Supérieur de la Mission, le Père G…, nous conduira. Il connaît bien les choses et les gens d’ici.»
… A la salle, d’école de la Mission, j’ai demandé à dame J.., professeur de géographie, la carte détaillée de la région. Quel chemin va nous mener à Murambi ? La moindre promenade en voiture, aux environs de Kigali, vous fait rencontrer la rivière Nyawarongo ou la rivière Akanyaru, mais dame J… m’assura que les indications de la carte sont parfois invraisemblables : « Regardez le confluent des deux rivières, dit-elle. L’Akanyaru rejoint ici le cours supérieur de la Nyawarongo, qui doit la conduire jusqu’à la grosse Kagéra. Et on nous les montre se cognant, nez à nez, ou comme deux locomotives qui se tamponneraient. Comment voulez-vous expliquer cela aux élèves ? J’ai interrogé bien des gens… Cela se passe loin des routes. On me répond : « Oh! si vous en croyez les cartes. – Demandez aux indigènes?
– Jamais un indigène ne dit la verité… sauf si le hasard la lui met aux lèvres. Par-ci par-là, un évolué… et encore! »
Cette idée du mensonge généralisé m’ennuyait. Je m’informai auprès de dame M… l’infirmière. Elle soigne les indigènes depuis quinze ans, parle admirablement leur langue. Elle est fort intelligente :
« Est-il vrai dame Madeleine, que tous les Banyaruanda mentent ? » Elle sourit : « Oui, ils mentent, mais sans être menteurs… Avez- vous jamais pensé que dire la Vérité, c’est conformer les paroles aux faits sur lesquels on vous interroge ? Cette double notion est trop compliquée pour la plupart des gens. Il faut lentement, doucement, la leur enseigner. »
Pour monter à Murambi, nous avons d’abord longé l’Akanyaru. L’eau, chargée de sédiments, se traînait lourdement dans la vallée, derrière le mont Kigali. « Regardez, me dit soudain le Père G…, vite! Un grand crocodile! » Je cherchai des yeux le point indiqué… Trop tard. La bête s’était déjà glissée entre deux eaux… La rivière rougeoyait. L’eau était trop trouble pour mirer les broussailles des bords. Dans cette flore étrangère, je ne reconnaissais que l’érythrine dressant ses tiges de satin gris, énigmatiques, auxquelles sont collées les fleurs teintes du sang de Ryangombé. Je voyais aussi une grappe mauve, très belle, qui ressemblait à de la glycine. Je demandai d’arrêter la voiture pour en cueillir. Le Père G… riait, il s’attendait à ma déconvenue. En effet, l’odeur de cette jolie créature florale était nauséabonde et la tige pourvue d’épines longues et acérées.
Quittant la vallée, nous montâmes vers Murambi. C’était la première fois que je faisais une telle escalade. Doubles épingles à cheveux, tours et détours. Depuis, l’habitude est venue, et je ne m’étonne plus de ce que peut accomplir, sous les mains d’un conducteur entreprenant, une bonne petite voiture. Celle du docteur D… grimpait, obéissant aux tours de volant les plus inattendus, pivotant juste à temps, tournant, et, me semblait-il, sautant parfois. Ni la jeune femme du docteur, ni le Père G… ne semblaient surpris de ces extraordinaires cabrioles. Le vent léger s’accentuait à mesure que nous montions.
«A quelle altitude sommes-nous ?
– Un peu plus de deux mille, je crois… Bah! si on compare aux volcans! » En Ruanda, on compare tout « aux volcans » ou « au Congo ». Soudain, le docteur arrêta sa voiture. La rivière coulait à nos pieds dans une vallée large, toute tapissée de champs de haricots, aux délimitations imprécises. Au-delà de la vallée, l’océan onduleux des collines, baignées de leurs brumes, charmait le regard. Était-ce pour admirer le site que le docteur arrêtait sa voiture ? Non. « Le moteur a trop chaud », dit-il. L’eau bouillait avec violence. « Vous avez de l’eau ? dit le Père. – Non, j’ignorais que cela montait si fort, répondit paisiblement le docteur. Il n’y a qu’à s’asseoir et à attendre.
– Moi, dit le Père, j’irai quérir de l’eau. »
Des pâturages descendaient rapidement vers la rivière. Les troupeaux s’y étiraient, sous la conduite de petits vachers nus. Tout le paysage disait : « Afrique! Afrique » Les vaches semblables à des antilopes aux longue cornes, les enfants noirs et nus, la forme des collines aux contours usés, la douleur rouge, et surtout le dessin vague des cultures près de la rivière. J’en fis la remarque.
«Avant l’arrivée des blancs, me répondit le docteur, il n’y avait ni lignes droites, ni objets angulaires au Ruanda… Nous avons apporté là une notion nouvelle et plus difficile à comprendre qu’on ne le croirait…»
Je pensai à Nzakamuita, le vieux jardinier de ma fille. Lassée des parterres de fleurs et des planches de légumes informes, elle se procure un cordeau et montre au vieux comment s’en servir… Le jardinier, docilement, tend le cordeau chaque fois qu’il prépare de la terre, mais jamais il ne conforme ses coups de houe à la ligne droite indiquée par le cordeau. Est-ce la double opération de la houe et du cordeau qui lui est incompréhensible, comme, d’après dame M…, la vérité et le mensonge ? Mais il existe des raisons magiques, aussi, dont nous ne nous doutons pas. Peut-être la ligne droite facilite-t-elle les maléfices. Un jour, sur une large route à l’européenne, je vis arriver un homme solitaire marchant en zigzag. « Est-il ivre ? – Non, me dit-on, ainsi croit-il dépister les esprits malfaisants qui tenteraient de le suivre et de le tourmenter. »
«Un moment de loisir, dit le docteur, en attendant de l’eau pour le moteur. Jouissons-en. Il y a longtemps que je n’ai pris ainsi un demi-jour de congé… Et s’asseoir sur l’herbe! Au Congo, il ne faudrait pas, nous serions déjà attaqués par les fourmis. » Je m’inquiète : « Pas de serpents, ici ?
– Oh! non. Pas à cette heure-ci. Le soir, je ne dis pas. Mais au Congo !
– Quoi, au Congo ?
– J’ai été pendant quelques années le médecin d’un village de lépreux. Pour m’y rendre, je suivais un remblai jeté entre deux fourrés marécageux. Pas assez large pour une voiture. J’allais en moto. Vingt minutes depuis notre gîte. Un jour, un énorme python s’est dressé au bord du sentier. Sa tête se balançait à hauteur de mon guidon. Trop tard: pour freiner. J’ai poussé un hurlement d’effroi et d’instinct j’ai fait marcher mon klaxon à pleine force. Le serpent, effrayé par la double clameur, s’est laissé couler à fond, au moment où je croyais recevoir le coup de bélier qui m’aurait projeté dans le marécage, à la merci de ce monstre. C’est la plus grande peur de ma vie. Ici, au Ruanda, les accidents causés par les serpents sont très rares. Pourtant le petit serpent arboricole dissimulé dans les régimes de bananes est fort dangereux.
Le Père G.,. tardait, et le docteur interrogeait la route d’un air contrarié. « J’espère qu’il ne lui aura pas fallu monter jusqu’à la chefferie. Le Père n’est pas trop bien portant. Dix-huit ans sans retourner en Europe, et un rude travail… » Enfin, la robe blanche parut. Le Père descendait, précédé d’un indigène portant sur la tête la cruche d’eau, et qui dévalait la colline par un sentier de chèvres, sans répandre une goutte. La voiture, abreuvée, repartit, et nous déposa bientôt sur un Petit plateau planté de bananiers. Un Mututsi de haute taille accueillit le Père. C’était l’intendant du chef. Il fallut un long échange de paroles pour lui faire comprendre le désir du Père de visiter la hutte avec des étrangers. Les vassaux du chef accouraient pour voir les blancs et leur auto, mais le chef même était absent. Il possédait plusieurs belles demeures, plusieurs collines, et s’installait dans chaque domaine tour à tour.
L’intendant ignorait le nombre des châteaux lui appartenant. Le fameux Livres d’Heures enluminé par les frères Limbourg nous révèle que le duc de Berry aimait à séjourner dans douze Châteaux, qui figurent dans les imagés consacrées aux douze mois de l’année. Les Batutsi aussi divisent l’année en douze mois.
Pour leur illustrer un livre d’Heures, les frères Limbourg manquent, mais les données existent quant aux travaux agricoles. On commencerait par octobre, mzéri, plantation des haricots, aussi importants ici que le blé chez nous; janvier verra leur récolte. Au mois d’août, on répare, on construit les huttes. Les belles images figurant le firmament manqueraient aussi au livre d’Heures de Lwubusisi. Les Ruandais ne connaissent que l’étoile du Berger, qu’ils nomment « vassale de la lune ». Le vassal, ici, c’est l’umugaragu auquel le seigneur ou sébuja confie des vaches. Donc c’est un berger, aussi…
Le docteur me hélait : « Venez, la palabre est terminée. Nous entrons. Pas de temps à perdre. Il est près de cinq heures. »
La haie d’euphorbes entourant le rugo était extraordinairement épaisse avec, à l’entrée, comme une agrafe rouge, deux buissons d’érythrine. Si un voleur de bétail bravait la haie, la moindre égratignure s’enflammerait et l’oeil atteint serait perdu. Ah! l’étrange dessin circulaire de ces demeures!
Les doubles disques de la hutte seigneuriale et de la haie sont concentriques, mais les autres habitations et enceintes, huttes des épouses, du fils aîné, du bétail, et les petites demeures offertes aux esprits, forment des cercles à demi insérés dans la grande circonférence. Le plan de l’ensemble aurait l’air d’un système astronomique d’étoiles doubles ou triples, avec des gravitations compliquées de petites planètes mal asservies.
Le toit de chaume s’avance en accent circonflexe au-dessus de l’entrée. Son épaisseur arrête la brûlure du soleil et protège des pluies les plus furieuses. Ce chaume est doublé d’un tissu de vannerie finement tressée, serré, résistant comme un bouclier. Travail des femmes, ainsi que les parois intérieures, sortes de paravents disposés en festons et maintenus par de hauts pieux. Le lit du chef occupe l’alvéole central ; à côté, un âtre fait de terre cuite incurvée en forme de coquillage, où l’on dépose la braise.
« La cuisine, dit le Père G…, se trouve derrière l’alcôve. La bienséance interdit aux Batutsi de manger sous les yeux d’autrui. Ce serait une chose honteuse, incongrue, que quelqu’un vous voie porter des aliments à la bouche, les mastiquer, les avaler, vous savez cela ?
– Je sais, dis-je, et je pensais à la princesse Éleusine…
– Si je rends visite à un chef; continue le Père, il m’offrira du lait caillé, nourriture précieuse, mais il ne me nommera même pas cet aliment : « Ma femme t’attend à la cuisine », dira-t-il. j’accepte toujours. Refuser serait insultant. La femme me tend le bol et se tient devant moi, tête baissée, sans lever les yeux, jusqu’à ce que je lui remette le bol vide… »
L’âtre, net de cendre, semblait d’argile neuve. L’ensemble de la demeure donnait une impression de soin, de précision, d’adresse. Elle évoquait l’oeuvre d’insectes supérieurs…
– Et les Bahutus, en faites-vous aussi des abeilles? dit le docteur.
– Je n’ai pas encore visité leurs demerures. De l’extérieur, elles ressemblent à des nids d’oiseaux…
– Et la troisième race ? avez-vous vu des Batwa ?
Jamais de chasseurs, mais un camp de potiers. On m’a assuré qu’ils ne réparent jamais leurs huttes, est-ce vrai?
– C’est vrai. Si elles versent, ils en construisent d’autres et elles sont aussi différentes de cette belle demeure-ci, ordonnée et parfaite, que les campements de Bohémiens, en Europe, le sont d’une villa moderne. Ne vous étonnez pas de la netteté de ce logis; l’épouse qui laisserait traîner un brin de paille devant le lit serait déshonorée. »
Que ne puis-je m’entretenir avec l’épouse aux mains habiles! Elle a toute autorité dans la maison, même sur le fils aîné, et sauf sur les vaches. Je l’interrogerais sur sa vannerie de haute lisse… Une châtelaine féodale. Le système politique des Batutsi ressemble fort à la féodalité. Après avoir évoqué la princesse Éleusine, j’aime à évoquer la « Dame à la Licorne » de- France… ici, ce serait un zèbricorne, sans doute.
Il était grand temps de nous en retourner. Le soleil baissait, les nuages de la saison sèche voguent trop haut pour s’écouler en ondées, mais ils s’assemblent pour honorer le couchant. Leur masse mouvante était à l’échelle de l’immense paysage. Aux découpures d’un grand cumulus, le soleil lançait des gloires. L’ombre du nuage eût couvert un paysage entier des Flandres… une seule de ces traînées d’or eût illuminé tout le plat pays de Bruges!
Le plongeon perpendiculaire du soleil, je crois que les gens du Nord ne s’y habituent jamais. Le soleil nous fascinait, tel que nous l’apercevions là, rougeoyant et flamboyant au moment d’être englouti. L’ombre surgit aussitôt. De longues fumées descendaient des collines, où l’on avait incendié les herbages desséchés. On voyait maintenant les flammes. Le paysage strié de feu était étrange.
«Nous aurons à traverser le feu au lacet suivant, dit le Père. Allez vite, que notre essence n’ait pas le temps de prendre feu! Vous voyez comme l’interdiction de brûler les herbes est bien observée ici… » Le docteur appuya sur l’accélérateur. En effet, des flammes, plus hautes que l’auto, et penchées parle vent, se tendaient vers les flammes qui dansaient de l’autre côté du chemin. Nous passâmes sous les bras de ces fulgurantes danseuses.
Nous descendions, nous descendions, et nous rencontrions l’obscurité qui montait. Le docteur alluma les phares. La Nyawarongo était devenue noire. Une odeur aromatique d’encens flottait dans l’air, mais en atteignant Kigali, le parfum du grand frangipanier de la Résidence domina toute autre senteur.
Je rêvais à la Dame-aux-vanneries. Je me plaisais à croire que c’était elle que je voyais parfois passer en palanquin devant la Mission des Bernardines, où je logeais. Elle se rendait à l’hôpital pour un traitement antiasthmatique.
A demi couchée dans la litière portée par quatre grands serviteurs drapés de toges blanches, cette noble dame était vêtue d’un peplum à rayures mauves et portait haut la tête coiffée à l’égyptienne. Trois servantes suivaient la litière, tenant en équilibre sur leur tête de petits paniers en forme d’amphores, contenant les parfums et les onguents de la dame. A côté de la litière marchait le seigneur, son époux. Drapé de blanc, coiffé de ses hauts toupets de cheveux amazunzu, il était lui-même escorté d’un porteur de lance…
« Et tu la nommes, « la Dame au zèbricorne » me dit ma fille… Mais non. Je t’assure que c’est la figure allégorique du Nil. Le cortège ressemble à un hiéroglyphe… une image de l’ancienne Égypte.»
Il est vrai que nous étions dans le bassin du Nil. Le haut pays de Ruanda partage les ‘eaux entre le Nil et le Congo.
Plusieurs sources se disputent l’honneur de donner naissance au fleuve légendaire. Elles suintent, fluent, coulent aux flancs de l’immense crête que l’on nomme la Dorsale. Leur querelle de préséance agite les eaux aux approches du 30° de longitude Est, entre le 2° et le 3° de latitude Sud. L’une de ces sources prétend au championnat d’altitude, une autre garde le plus gros débit en saison sèche, une troisième sera plus abondante en saison des pluies. Celle dont l’explorateur Kandt a trouvé le gîte en 1900 est l’une des plus jolies. Kandt, en amont, du lac Victoria, remonte la puissante rivière Kagera et choisit, parmi ses affluents, la Nyawarongo… Ensuite il prend l’Akanyaru, il remonte, remonte, triant les ruisseaux d’après l’abondance de leur débit. Il arrive très haut, en des lieux vêtus de tant de végétation qu’on devinait l’eau sans la voir. A grands coups de machéta, il a dégagé une petite coulée, près de laquelle passe aujourd’hui la grand-route d’Astrida à Usumbura. Entourée de grandes lobélies-cierge, la petite source joue à mouiller d’étranges fougères, traverse la route, et file en brousse.
Kandt eut tort de se fier à la Nyawarongo. Il aurait dû, parmi les affluents de la Kagera, choisir la Ruvuvu qui, de ruisseaux en ruisselets, l’eût mené bien plus au sud. Un autre chercheur l’a fait, von Bethe, vers la même époque. Il a ainsi atteint une source plus méridionale, plus éloignée de la Méditerranée. « En somme, m’a dit un botaniste, en somme, toutes les eaux de ce versant-ci de la Dorsale sont des «nilacées»; celles de l’autre versant, des «congolacées »… »
Un chercheur de l’Irsac m’a menée à la source la plus méridionale du Nil, en Urundi. A vol d’oiseau, cent cinquante kilomètres d’Astrida, mais, par routes, lacets, cols, pistes, c’était loin.
Ne cherchez pas à ces collines-là une allure raisonnable de collines d’Europe. Elles courent au hasard et semblent un peu folles, velues d’herbe rare et courte qui laisse transparaître le sol rouge. Certaines collines, rondes, Molles, ressemblent à des pains trop levés, mal cuits, et qui se sont affaissés. D’autres ont un côté abrupt, voudraient se faire prendre pour des falaises, mais ne parviennent à ressembler qu’à de grosses taupinières entamées à coups de bêches. La route étroite les tourne, les contourne, ou bien s’enroule à ces curieuses boursouflures. Nous passons, quittons et retrouvons de petits torrents sans cesser de monter. Chaque fond retient une flaque d’humidité. On y voit alors les huttes, les champs de haricots, la bananeraie, le marécage. Les grues saluent et dansent, sans s’inquiéter de la voiture, sans s’occuper ni des ibis aux cris nasillards, ni des lourds oiseaux qui sont les oies du Nil. Les troupeaux de vaches maigres aux lignes nobles s’étirent sur les collines, menées par les enfants nus armés de gaules. Des gens suivent la route, drapés de blanc ou de couleurs et portant des fardeaux sur la tête.
Montées de plus en plus accentuées, descentes moins profondes, la route s’élève, cols, vallées, lacets.
«A quelle structure géologique appartiennent donc ces collines désordonnées ? Il s’agit ici, me répond le docteur H… d’effondrements et non de soulèvements. Du haut plateau primitif, l’érosion a laissé subsister les parties les moins friables, au hasard des affouillements. Mais la Dorsale Congo-Nil, où nous trouverons la source, est le produit d’un soulèvement géologique. »
Les ponts ? Deux troncs d’arbres jetés, avec des branches en travers; sur les branches, deux planches posées à écartement des roues. Bien viser. Mon compagnon a la main sûre. Il fait chaque mois deux à trois mille kilomètres pour mesurer, classer, cataloguer, photographier et analyser les crânes, les visages, les jambes, les cheveux, les nez, le sang des tribus indigènes. Il est habitué aux « routes » d’ici.
Il m’indique à l’est de hautes collines évasées. Pas un arbre, des pâturages à l’infini. Là, se fixèrent les Batutsi de la tribu des Bahimas. Ces pasteurs orgueilleux se séparèrent de leurs frères parce que les Bututsi du Ruanda occidental confient les vaches à leurs vassaux, eux, voulaient garder eux-mêmes leur bétail. Les Bahimas se nourrissent exclusivement d’aliments liquides : laitages, bière de banane, et sang frais prélevé par de légères saignées à du bétail que l’on n’abat jamais… Oh! surprise, ces hommes dont la mâchoire ne broie jamais rien ont les dents les plus belles, les plus intactes, les plus blanches…
Le chemin rétréci aborde les vraies montagnes. On atteint un plateau, et l’on aboutit enfin à une petite terrasse circulaire où la route s’arrête. A notre droite, un sentier de chèvre d’une centaine de mètres escalade une fine pointe rocheuse. Là s’élève la petite pyramide blanche édifiée en l’honneur de la source du Nil. Elle marque le départ de l’un de ces replis onduleux qui ravinent les collines. L’eau des pluies y flue et, rassemblée au bas de la pente, dans un fond, y forme un marécage d’où s’échappe un ruisselet. La pyramide porte une inscription dont voici le début : Caput nili meridionalissimum est kaput Kasumo quod significatur cataracta equod inventur cataracta meridionalissima nili…( s. Ce n’est qu’en 1938 que le docteur Burkhart-Waldecker parvint à cette source «  la plus méridionale «  du Nil. Altitude : 2°50; 29°51 de longitude Est sur 3°55 de latitude Sud).
L’idée de marquer la naissance du Nil par une pyramide est si belle que déjà la légende s’empare du petit monument. On raconte que l’homme qui a présidé à sa construction revêtait pour l’honorer des habits de cérémonie : redingote, haut de forme… ainsi, Buffon mettait-il ses fameuses manchettes de dentelle…
… Ce jour-là, le ciel de la saison des pluies répondait par des houles de nuages aux houles terrestres déroulées autour de nous. Les nuages étaient aussi désordonnés que le paysage. Les volutes se posant un instant sur un dos ou un front de colline les délavaient de pluie, puis fuyaient. Une tombée de soleil s’emparait alors de la mouillure et transformait les grosses buttes ou les burlesques taupinières en émeraudes, jades et rubis. Un arc-en-ciel se tendait par moment au ras de l’horizon, mais le soleil était encore si haut qu’on n’apercevait qu’une faible arcade posée dans un creux de colline. Puis une nouvelle nuée le balayait. Rien ne semblait fixe; ni même réel, sauf, sous nos pieds, à cette altitude, un tapis de robustes et minuscules liliacées. Au sud, les collines cachent l’immense Tanganyika. Au Nord, les nuages voilent les neuf volcans peuplés d’éléphants et de gorilles.
Une ondée se mit à chanter sur le pic de la Pyramide. Chaque goutte qui tombait à notre gauche avait une chance d’atteindre l’Atlantique, chaque goutte à notre droite arriverait peut-être à la Méditerranée. Elles commençaient par ruisseler vers le petit marécage. L’inscription de la pyramide nomme Kasumo le ruisseau qui s’en échappe, et d’ici à l’immense pyramide de Chéops, au seuil du Delta, vivent, courent, fluent, simultanées, ou successives, toutes les eaux du système du Nil. Penser au Caire, répandu largement au ras des sables, fermentant au soleil, fourmillant d’une humanité somptueuse et sordide. Ici, l’ardeur tropicale est tempérée par l’altitude, et le grand silence des étendues pastorales règne sur un air transparent.
Les gouttes de pluie perlaient continuellement à la manche de mon imperméable et roulaient sur le roc usé : quand l’avion du Caire à Stan vole le jour, on voit le Nil traversant le désert, auquel il impose le double liséré de verdure… Plus haut, on aperçoit le confluent du Nil Bleu venu d’Abyssinie, et du Nil Blanc qui naît ici, à nos pieds… Une brochure offerte aux voyageurs donnait des précisions : le premier flot de la crue du Nil Bleu arrive à Karthoum le 26 avril, et atteint le Caire le 17 juin. Il a mis cinquante-deux jours à parcourir 2759 kilomètres. La nuit qui, la première, voit se gonfler le fleuve s’appelle « La nuit de la Goutte ». Le premier flot du Nil Blanc arrive à Karthoum le 26 mai, et touche le Caire le 17 juin. D vert, le fleuve passe alors au rouge, dont rutile ici la peau de la terre, sous son pelage d’herbe. Tel, j’ai pu le contempler à la sortie du Caire… Il avançait lentement, péniblement, comme un engrais liquide. Épais, gras, chargé de matières fécondantes amassées pendant des dizaines de milliers de kilomètres par toutes les « nilacées » d’un quart de continent, par les milliers d’affluents, avec leurs sous-affluents, ruisseaux, ruisselets, lacs, sources. Tous lui avaient fait don des humus arrachés aux pentes des monts, des boues prises aux marécages, des sels végétaux prélevés aux forêts tropicales, et enfin s’y confondent les immondices rejetées par l’immense Caire au million d’habitants… Plus bas, il y a le Delta fécond.
Non loin de la source, et avant même de quitter le plateau surmonté par la pyramide blanche, j’aperçus, à droite de la route, les bâtiments d’une mission, et, à gauche, une aire gazonnée. Deux cents jeunes garçons en tenue de calicot y dansaient sous l’œil satisfait d’un abbé noir, et au rythme donné par les coups de sifflets d’un maître à danser. Coiffés de panaches, ils agitaient des lattes frangées de fibres écrues. De leurs aînés, ils avaient déjà l’admirable torsion des bras, la cambrure du torse, la tête rejetée en arrière, le coup de talon qui martèle sourdement le sol.
Ces adolescents qui dansent aux sources du Nil ne sont point des autochtones. Tout fait croire à leur origine égyptienne. De race Hamite, les Batutsi ont, au cours de millénaires et poussant leurs troupeaux magnifiques toujours plus vers le sud, de pâture en pâture, remonté le fleuve jusqu’ici. Ainsi accomplirent-ils en sens inverse le trajet proposé à l’eau de la pluie qui vient de battre les sommets, et que nous voyons déjà courir en contre-bas du terrain de danse.
Mais pourquoi la migration des Batutsi s’est-elle arrêtée ici, au Ruanda et en Urundi ?
M.S…, alors Résident à Kigali, à qui je posais cette question, sourit : « Sans doute, à cause du bétail. Les pasteurs qui ont quitté les hauteurs, descendant plus au sud, ont rencontré la mouche tsé-tsé. Or c’est la splendeur du bétail des Batutsi qui avait subjugué les populations d’ici. Pas de vaches, pas de conquêtes… Le climat des altitudes vallonnées convenait d’ailleurs au bétail. Ne cherchons pas d’autre motif à l’établissement des Batutsi en Ruanda-Urundi… »
Le Climat, ce temps-qu’il-fait, demeura longtemps pour moi un être mystérieux dont je saisissais mal le langage. Au Ruanda, tout excédée encore de l’abus des pluies dans mon occident européen, je me souciais peu de mouillure dans les mois qui font « notre été », je jouissais de ce que je nommais « le beau temps ».
L’année agricole commence en octobre. Si septembre n’a pas donné un peu d’humidité, une sourde inquiétude court le pays. Oh! On se contente, en septembre, de quelques fugitives averses dansantes, qui s’amusent à ruisseler sur une colline, puis sur une autre, où jadis les faiseurs de pluie les appelaient à grands cris et hautes incantations. Si tout va bien, la pluie, de plus en plus fréquente, finira par s’emparer des jours et des nuits, du ciel et de l’immense océan des collines. Elle nettoie le ciel de telle façon qu’à chaque embellie on aperçoit les volcans. Décembre, Ugushingo, voit la victoire de la pluie. Quoi, ce mois enrobé de brumes, battu d’averses, n’est pas froid ? A peine a-t-on le temps de s’en étonner que revoilà le soleil de la petite saison sèche. Le doux, le chaud janvier. Février est redevable de dix jours de pluie, mars doit mouiller ferme, ainsi qu’avril, mai rétablit le soleil. Soleil, soleil, jusqu’en septembre… Petite saison sèche, grande saison sèche, au bout d’un an, j’étais habituée. On s’accoutume aisément à une température dont le minimum atteint rarement 16° et le maximum, 35°.
Mais on s’habitue mal à voir la nuit envahir une belle journée chaude et ensoleillée dès six heures. Ce temps de grandes vacances à la mer, en montagne, à la campagne, ce moment où nous déplions les chaises longues dans les jardins, où nous aimons les terrasses dans la langueur des douces, longues, lentes soirées d’été… Ici, l’obscurité est tombée brutalement. Le soleil a fui sans nous envoyer son doux adieu oblique. Un remuement de gigantesques nuages aux couleurs invraisemblables, avec réverbérations à l’est, avec des palpitations lumineuses aux quatre coins des horizons, et voilà la nuit installée. La douceur de l’air nous permettrait de longues rêveries dans les jardins ou les « barzas », et cependant, partout, on fermera les portes, on tirera les rideaux, personne ne sortira plus pour le plaisir de la promenade. On est saisi de lassitude, vaincu par le climat. L’air a été trop puissant, le soleil trop vertical, l’azur trop intense. S’il y a eu des nuages, ils furent démesurés, de la pluie, elle fut insolite, l’espace fut trop vaste autour de nous, il propage une sorte de vertige moral. Nous exigeons, dès que le soleil est couché, une maison, un gîte, une hutte, un abri bien clos. Blottissons-nous sous la lampe, pour nous défendre de la nuit équatoriale, tout comme, en Europe, nous nous blottissons près du poêle, pour nous garer de l’hiver.
Il faut tenter de vaincre, parfois, cette panique, et s’efforcer de braver la nuit. Si le ciel est pur et sans lune, nous verrons la géométrique Croix du Sud. Elle ressemble plus à un cerf-volant lumineux qu’à une croix… Orion, proche du zénith, sera couché comme un guerrier blessé, lui qui monte chez nous, si droit et si dur, pour nous annoncer l’hiver. Si la nuit est capitonnée de nuages, tout deviendra moite : nos mains, nos fronts, le pommeau de la porte, la feuille que nous touchons. Les bruits d’hommes blancs : moteurs palpitants, portes tirées, nous sembleront étranges. Parfois, nous entendrons les pas de la pluie sur les feuilles des bananiers. Son armée de gouttes approche. Rentrez alors. Ne pas tenter de résister à la vraie pluie d’ici. Elle est pareille à un «tremblement d’air ». De grands éclairs bleus jailliront, en quelque point de l’horizon. Si c’est au nord, on pense avec crainte aux volcans. Une ou deux fois par an, le sol est secoué. Un tremblement de terre ? Alors, on se hâte de sortir du gîte.
Le dormeur a été tiré de son sommeil par un grondement. Il est maussade : « Le passage de camions chargés de ferrailles devrait être interdit la nuit dans les rues », grogne-t-il… le voilà réveillé. Mais non, il n’y a pas de rue, ni de ville! Le lit est secoué, une tuile dégringole du toit, tombe devant la fenêtre… En ce qui me concerne, je prononçais mentalement, avec humeur, les mots « tremblement de terre », au moment où ma fille survint : « Il vaut mieux sortir, dit-elle, si les secousses devenaient plus fortes, les plafonds… » Quelques pas, et nous voilà dans le jardinet. Le maître du logis y est déjà. Il est sorti par la fenêtre, pour épargner à la petite fille la chute possible du plâtras. Il l’a dans les bras, roulée dans une couverture. Elle ouvre de grands yeux inquiets. Il faut la rassurer : « C’est bonne-maman qui a dit de sortir, pour voir comme la lune est belle!» Et-déjà les yeux bleus sourient à la lune. Il m’est doux de penser que je vivrai peut-être ainsi dans la mémoire de l’enfant : « La personne qui éveille tout le monde pour aller voir comme la lune est belle! »… La terre avait cessé de trembler.
La lune pleine nous regardait fixement du zénith. Les indigènes la nomment à ce moment myyma, lune sombre, et prétendent la trouver obscure à son lever. Moi, je trouve son regard perpendiculaire effrayant. On est comme au fond du puits de la nuit et elle veut s’emparer de votre visage. Sa lumière aussi fait peur, car il n’y a pas d’ombres. Chaque objet dissimule son ombre sous soi. Il la cache, comme pour la sauver d’un oiseau de proie. Cette lune pleine est rapace. L’absence d’ombre semble une absence de clarté, malgré la clarté.
En revanche, le croissant, s’il flotte à l’ouest, au coucher du soleil, est d’une délicatesse inouïe. Nous, gens de la mer, nous le comparerions à une frêle barque, posée en doux équilibre au bord de l’océan du ciel. Les gens d’ici savent bien que ce sont les cornes élégantes d’une vache céleste. Ils la nomment claire lumière. Quand la nuit l’engloutit à l’ouest, on la regrette.
Seul, un réveil fortuit, un hasard, apprend à reconnaître la seule heure miséricordieuse de la nuit tropicale. Elle est nommée mu-nkoko ya nyuma : « quand tous-les-coqs-chantent ». Rien ne décèle encore le jour. Pourtant, le ciel permet aux étoiles de pâlir. Si un médecin veut ordonner à son patient noir de prendre une pilule à l’aube; il lui dira : « Tu mangeras une perle à l’heure d’un peu de rosée. » Mais cette inquiétude qui s’empare de tous si la pluie tarde à la fin de la saison sèche, ou si la pluie dure au-delà de la saison des pluies !
Au début, les colloques et commentaires sur la pluie me semblaient confus. Enfin, j’appris que la pluie de septembre permet de planter le haricot en octobre. Pas de pluie, pas de haricots; pas de haricots : disette. Le soleil de janvier verra leur récolte. S’il fait beau, routes et pistes sont pleines de cultivateurs, déambulant avec d’immenses bottes de haricots en sarment sur la tête. Vite! Planter le sorgho, dans le sol encore humide des cataractes de décembre… Mais pas trop de beau temps! Il faut que le sorgho pousse à son tour. 0 février, donne-nous l’eau qu’il lui faut… et toi, beau mois de juillet, permets la récolte…
Aussitôt que j’eus bien compris le système des récoltes, je compris aussi tous les échanges de vue sur la pluie.
Dialogue de septembre : « Oh! Voilà un gros nuage! C’est un nuage de saison sèche.., le boy lavandier le sait bien! Voyez, il ne se donne pas la peine de rentrer la lessive qui sèche au vent… » En mars, les craintes et les désirs sont semblables, mais alors, au lieu d’être en faveur des haricots, c’est en faveur du sorgho « Vois donc! Vois donc! Nous y sommes ! Une tourmente sera amenée par ce gros nuage noir!
-Je te dis que pas une goutte ne tombera. C’est de la frime… » En effet, le vent soulève une poussière lourde et rouge comme une fumée d’incendie, le peu d’humidité retenue par la végétation est bue à même chaque brin d’herbe, sucée aux feuilles par le vent altéré.
Si la pluie tarde au-delà des limites permises, ceux qui ont charge de l’agriculture jurent, les autres disent : « Wapi ». L’administration s’inquiète, les télégrammes courent de poste en poste : « Vérifiez si les chefs de collines ont planté la superficie de manioc qui leur a été prescrite… »
Le manioc, d’importation récente en Urundi et Ruanda, constitue une sorte d’assurance contre les famines. Il résiste au manque de pluie. Mais les Bahutus détestent de le planter. Il exige un labour profond, il est « anti coutumier », les femmes y sont opposées. Il demande un surcroît de travail : piler, laver, sécher… « Sans doute… mais si la sécheresse tue vos haricots, le manioc vous nourrira, et si la pluie tardait en mars vous n’auriez pas plus de sorgho que de haricots ».
Cependant, tous les chefs de collines tentent de frauder l’ordonnance du manioc. J’ai entendu les réflexions mélancoliques des fonctionnaires chargés de faire respecter le règlement « C’est triste de passer pour tyranniques, d’avoir l’air d’exiger personnellement une culture pénible, alors qu’il s’agit uniquement de leur propre sécurité. » Quelqu’un de neuf dans le pays dit : «Laissez-les donc libres. Peut-être y aura-t-il une famine, mais, après, ils auront compris. Ils cultiveront le manioc sans ordonnances !» Les anciens secouent la tête : « Non. Rares sont les chefs qui se soucient de la nécessité du manioc, même parmi ceux qui ont pâti de la famine de 42… et si vous aviez, assisté à cela… vous diriez que mieux vaudrait les contraindre à coups de bâton que de laisser reparaître une telle calamité, si fréquente jadis. »
Et l’administration impose le manioc, alors que le travailleur n’y voit qu’un travail inutile.., inutile, puisque neuf fois sur dix les pluies arrivent à temps. L’année où j’assistais à ces débats, le début de janvier, trop pluvieux, avait gâté une partie des haricots. On arrêtait sur la route des porteurs de bottelées, pour vérifier si le mal était profond… Puis survint le beau temps attendu. Mais il persista, et février refusa ses dix jours de pluies… Le sorgho! Oh! Le sorgho!… et déjà un déficit en haricots… On convoquait les chefs : « Il manque à ta colline autant d’hectares de manioc! » Les chefs se répandaient en lamentations : «La jeunesse d’aujourd’hui ne nous obéit plus comme jadis. Dès qu’ils savent lire, ils prétendent être clercs (employés). Ils refusent de manier la houe. Ils ne veulent plus planter le manioc… » L’homme que j’entendis s’exprimer ainsi était un Mututsi d’une cinquantaine d’années. Beau visage intelligent, régulier, maintien correct, altier même. Il était vêtu avec soin, à l’européenne. L’expression du regard nous était fermée. Il possédait la ruse, la diplomatie, l’astuce des seigneurs de sa race. Pourtant, son interlocuteur savait bien ce que ses paroles signifiaient. A peu près ceci : « Vous voulez que nous obtenions de nos hommes des travaux qui leur déplaisent ? Donnez-nous le moyen de nous faire obéir. Vous avez aboli les châtiments d’autrefois… La famine ? Bah! Nous, les seigneurs, nous n’y succomberons pas. Que quelques milliers de Bahutus crèvent ? Ils seront bientôt remplacés par une nouvelle génération. » Si le chef responsable du manioc n’énonçait pas de telles pensées, c’est parce qu’il savait que le blanc n’admettrait pas ces raisons-là. Le blanc ? Peuh! On a besoin du blanc, le blanc sait beaucoup de choses utiles et bonnes, mais au fond, les seigneurs Batutsi se sentent les vrais supérieurs, eux qui savent commander à autrui depuis des milliers d’années…
Mais le fonctionnaire blanc qui reprochait au chef noir le manque de manioc se souvenait de la famine de 42. Il en gardait une grande horreur. Il avait vu des « collines » entières prendre la route, marcher, s’espacer sur les pistes. Les enfants les plus faibles tombent les premiers. Les autres avancent… Puis les femmes et les vieillards… « Le manioc, te dis-je, fais planter le manioc dans ta colline. Si tu n’obtiens pas la superficie ordonnée, tu seras mis à l’amende, et si l’année prochaine on te trouve encore en faute, tu seras révoqué. »
Le chef s’en alla. La poussière soulevée par le vent continuait à s’agiter, à courir, sans donner de pluie. Le blanc s’attristait.
Pendant la nuit des Rameaux, quelque chose se mit à murmurer dans le petit jardin, autour du bungalow. Comment une rumeur si légère a-t-elle pu réveiller les dormeurs ? Un arme nouveau pénétrait dans la maison. Chacun se leva dans l’obscurité, se penchant à la fenêtre pour humer la pluie. La pluie, enfin!… Le manioc? Bah! S’il est superflu, les porcs-épics s’en régaleront… C’était une pluie douce, tâtonnante, caressante, bien préférable aux brusques tornades qui arrachent l’humus des cultures aux flancs des collines et entraînent les jeunes pousses du sorgho. La pluie! Est-il possible qu’en janvier, lorsqu’elle s’entêtait au-delà du temps permis, on l’eût maudite ?
Il pleut, il pleut! L’herbe verdoiera, les vaches-antilopes aux belles cornes, les vaches vénérées trouveront pâtures vertes, les fillettes en sarraux; coiffées de leur amazunzu en forme de grosses virgules, dessinées sur leurs crânes, auront le visage plein et luisant, frotté de beurre; les jeunes mères riront toutes faraudes sous leur bandeau d’écorce blonde, et fières de leurs pagnes bariolés, leur bébé sur le dos, leur fardeau sur la tête…Non, non, pas de famine pas de famine! On y a veillé. On y veille, mais il vaut mieux, tout de même, qu’il pleuve!
… Et cet instant, où tout renaissait, poussait, foisonnait, était la marque de l’équinoxe d’automne astronomique… Eh! N’était-ce pas le miraculeux avril d’Europe qui, de zone en zone, avait poussé ses forces vives jusqu’ici ? Cette nuit mouillée était printanière et créatrice, plus, me semblait-il, que la renaissance de septembre après la grande saison sèche… La vérité est qu’au Ruanda il y a deux printemps : premières pluies de septembre, premières pluies de mars. Ils naissent de la chaleur vaincue, au lieu de naître, comme chez nous, du froid vaincu.
Il pleuvait, il pleuvait doucement… Le matin des Rameaux, l’herbe fut perlée de rosée, les nctarins revinrent butiner les lavandes rouges en agitant leurs ailes bleues, vertes, ocrées; les tisserins reparurent, si jaunes, que l’on pense que leur nom veut dire : petits serins. Mais non! C’est tisserin pour leur habileté à tisser les nids suspendus aux branches comme des bas tricotés. Le matin des Rameaux, des milliers de jeunes feuilles de palmiers se rendirent à la messe, tenues comme les palmes des martyrs. Les fillettes noires, aux beaux yeux d’antilopes, les portent dans les bras. Si on leur adresse la parole, elles font des mines d’ingénue de comédie, se tortillent, gloussent, se poussent du coude. Si vous leur demandez leur nom, elles répondent parfois, mais ce ne sera pas leur vrai nom. On ne livre ni son vrai nom, ni, pour une photo, son visage. Les plus jolies sont les petites Batutsi. Long Cou flexible, nez fin, grands yeux purs.
« Comment s’appelle ta future épouse, Nyirigango ? » Il rit, il rit de toutes ses belles dents, mais ne répond point, et jamais, jamais non plus, il ne révélerait le nom de sa mère.
De combien de lieues à la ronde venaient les palmes? Les bicyclettes aux couleurs rutilantes en amenèrent, et les vieux hommes drapés de calicots, et les jeunes évolués coiffés de feutres rouges, et toutes les jeunes mères chargées de bébés. Au moment de la bénédiction, l’église entière bruissait, parce qu’on agitait les palmes, le même murmure frais qui nous avait réveillés la nuit, quand c’était la pluie sur les feuilles de bananiers… Mais toi, femme au visage blanc, si tu veux assister à la messe jusqu’à la fin, place-toi près d’une porte ouverte, car sinon l’odeur des foules noires t’incommodera, de plus en plus, avec une intensité qui ira jusqu’à la nausée. Devant la porte ouverte, les longs filets de la pluie douce coulaient sans discontinuer.
D’où vient donc la pluie; à temps pour faire pousser les haricots en septembre, où se retire-t-elle pour permettre la récolte du sorgho et de l’éleusine ? D’où nous envoie-t-elle au mois d’août deux « pluies pour les vaches » offertes aux pâturages? Où se cache-t-elle si elle boude, d’où se rue-t-elle si elle se fâche ?
Chez nous, en Flandre, nous connaissons le trou à la pluie. C’est le nord-ouest. Mais ici ? Le vent y est aussi incertain que le baromètre importé d’Europe. On a beau le consulter, à peine bouge-t-il. L’altitude le terrifie-t-elle?
Or la pluie possède plusieurs domaines dans cette partie de l’Afrique. Elle habite les sommets dépassant deux mille cinq cents mètres, où les forêts intactes lui fournissent ses richesses, où elle vit en abondance. L’un de ces châteaux de la pluie est situé sur les crêtes de l’Urundi. On m’y a menée.
Avant d’aller au pays de la pluie, nous rendîmes visite à un seigneur de la race des Batutsi, qui en habite les frontières. Lors de l’arrivée des blancs, il possédait un grand domaine de collines à l’altitude la plus favorable aux pâturages. Ses nombreux troupeaux lui – valaient de nombreux jours de corvée de ses abagaragu. L’altitude était favorable aussi à la culture du café, introduite par les blancs. M. Baranyenka avait-iI vingt ans à cette époque ? Il comprit vite le bénéfice à tirer d’une combinaison où ses vassaux lui livreraient une main-d’oeuvre gratuite. Une partie des collines fut réservée au bétail, l’autre plantée de caféiers, des hectares nombreux, chargés d’arbustes magnifiques, bien taillés en pyramides, chargés de baies rouges. Le seigneur de ces biens nous reçut dans un élégant bungalow dont le hall est largement ouvert sur des pelouses fleuries. M. Baranyenka, correctement vêtu de flanelle grise, ressemblait à un gentleman grisonnant et dont le séjour aux colonies aurait profondément hâlé le teint. Son attitude était élégante et réservée à la fois. Il connaissait peu le français, mais un de ses nombreux fils, et deux abbés indigènes étaient présents, et le parlaient couramment. La conversation ne languit point. Pas de maîtresse de maison pour recevoir. C’est là une grosse difficulté pour les Batutsi évolués et intelligents : trouver femme à leur niveau. Les rafraîchissements que l’on nous offrit furent servis, dans de fins verres de cristal, par le jeune homme aidé d’un des abbés. Le planteur Baranyenka était très fier de ses troupeaux. Il nous fit voir une tentative de sélection de bétail : «Il s’agit, nous dit l’abbé, de ne pas perdre la qualité des vaches indigènes : sobriété extraordinaire, résistance pathogène, cela, tout en se rapprochant du rendement du bétail européen… » L’abbé prononce le mot rendement avec la même joie que notre ami Servilien.
« Voilà, dit-il, quatre veaux, premier résultat d’un croisement de vaches ruandaises et de taureaux frisland… » L’acquis venu d’Europe ne détruira-t-il pas les qualités natives ?
Même problème que pour les hommes. M. Barabyenka semblait l’avoir résolu en ce qui le concernait. Il avait su prendre les qualités européennes qu’il ambitionnait : l’intelligence dans les affaires, les soins de sa personne, l’allure civilisée. De sa lignée de grands seigneurs, il avait certes gardé le sens de l’autorité. On le voyait bien à l’obséquiosité des centaines de gens qui travaillaient pour lui. Il avait aussi gardé le pouvoir de ne rien montrer de ce qu’il pensait. Un impassible visage de diplomate aimable. On sentait que ses idées, ses raisons, ses déductions personnelles, il n’en livrait rien. Enfin, il mêlait à la politesse européenne une aisance de manières, ou plutôt une désinvolture d’aristocrate.
Il fit présent, à Mme O…qui m’avait amenée d’ une manne de café: Des perles grisâtres, satinées, sans un point noir, et de forme parfaite. Comme la manne elle-même qui le contenait. Comme tout ce qui est fait soigneusement, sans autre outil que d’habiles mains d’hommes, la manne était belle.
Avant d’attendre le domaine de la pluie, nous vîmes encore beaucoup de beaux pâturages. Du fond bleuté de la vallée, on voyait monter la pente des prés où s’étiraient les troupeaux, et onduler sur les collines des milliers de caféiers. Le long des routes, se balançaient de hauts et frêles eucalyptus.
Les ombres de midi avaient beau se ramasser sous les arbres, il n’en régnait pas moins une chaleur tempérée. Il semblait que rien ne fût hostile aux hommes, dans ces campagnes agricoles. A un carrefour, près de la source d’une petite rivière, était situé le tribunal indigène. Là, se vidaient toutes les querelles, procès, différends, concernant les dûs et les dettes, les vaches et les champs, les femmes et les promesses de dot, et les répudiations. Dans un petit bois, près du tribunal, de nombreux plaideurs, debout, attendaient, impassibles, ou devisant, sous les arbres. Ils étaient drapés de couleurs rousses ou rouges, alors qu’au Ruanda le blanc domine.
Un peu plus haut, nous déjeunâmes sur l’herbe, au flanc d’un coteau, d’où l’on voyait se dérouler les plantations et les pâturages du domaine de Baranyenka. Rien ne faisait présager que, plus haut encore, nous trouverions la pluie chez elle, au fond d’une forêt de bambous dont elle nous interdirait l’accès.
Une pleine voiturée de femmes et d’enfants. Mme O. au volant, ma fille, moi-même; et quatre enfants tous au plus blonds, au plus roses. De lacets en cols, de hautes vallées en vallées plus hautes, la route modulait le changement du paysage. Presque plus de passants, de moins en moins de chèvres avec leurs pensifs petits chevriers nus. Une brume montait de la vallée. La forêt commença, la route ressemblait à une piste de montagne…
«Où mène cette route ?
– A une mine d’or, répondit Mme 0..,, sinon, elle n’existerait point. » Devant un fourré, au bord de la route, un grand Mututsi se tenait debout, immobile comme une sentinelle aux frontières de la pluie. Il avait la tête et les épaules protégées par la guérite qu’il s’était tressée en feuilles de bananiers. De l’eau y perlait et dégoulinait jusqu’à terre. Ainsi pénétrâmes-nous dans le domaine de la pluie.
Les routes, au Ruanda, font penser à des rubans de phono, la voiture serait l’élément qui en libérerait le rythme, et la succession des sites devient une danse. Par nous, pour nous, la symphonie de la pluie fut suscitée et ses ondes nous environnèrent. Il m’a été donne, au cours de mon séjour en Afrique, de rencontrer les torrents d’un orage dévalant un escarpement, de traverser des nuées qui paraissaient en vouloir personnellement à la voiture qui les bravait, et j’avais aimé la tendre pluie du dimanche des Rameaux…
Ici, la pluie n’arrivait pas sur nous. Elle ignorait si elle nous mouillait. Elle nous dédaignait. Elle nous avait incorporés. Mais la route nous était fidèle. Elle se déroulait et montait. A mesure qu’on se rapprochait de la crête, la forêt s’épaississait, mais je ne pouvais nommer par son nom un seul de ces arbres… « La forêt primitive», dit Mme 0… Les arbres formaient une masse spongieuse gorgée d’eau, ils tendaient vers la pluie des bras chargés de longs stalactites de mousses. La mouillure ruisselait de leur cime, tout au long des lianes et dans les fouillis de plantes et de buissons qui garnissaient le sol comme des algues et semblaient boire, boire à l’intarissable source aérienne. La route montait toujours. Plus un être humain ne nous croisait. La pluie s’adjoignait le brouillard et dans ce brouillard évoluaient des amas de pluie épais comme des fumées. Les ruisseaux de montagne rampaient sur la route. L’un d’eux avait noyé le gué fait de madriers couchés sur de la pierraille. Mme O… hésitait à passer, mais un fonctionnaire des Pluies ou des Mines d’Or avait vu la voiture. Il arriva, vêtu d’une capote de soldat, le visage inondé, et assura que l’on pouvait passer. On passa. Pendant le moment d’arrêt de la voiture, nous avions ouvert la vitre, pour entendre gronder l’eau qui tombait. Elle soufflait comme des orgues, comme des orgues hautes de deux mille quatre cents mètres. La forêt de bambous, au coeur de laquelle la pluie règne toujours, commençait là, mais presque tous étaient morts. Les bambous meurent quand ils fleurissent, et cela n’arrive que deux ou trois fois par siècle. On s’attend alors à la mort d’un roi ou à l’éruption d’un volcan. Après la floraison, il leur faut du temps pour repousser. Ils reforment leurs fûts immenses, et ils ont beau s’élancer, à la vitesse qu’atteignent peu de végétaux, avant d’atteindre quinze mètres, le temps passe et la pluie coule.
Nul ne sait la cause de leur floraison. Une mystérieuse combinaison météorologique leur donne la puissance ou la volonté de fleurir et de mourir. Nous les distinguions à peine. Les nuages chargés d’eau gravissaient les pentes, montaient des vallées et des gorges, d’autres descendaient, tout aussi chargés d’eau, et ils se rencontraient dans un jaillissement de rapides. Les bambous morts traçaient dans ces cascades des lignes verticales desséchées. Mais de jeunes bambous, accrochés en grappes aux flancs des rocs, se gorgeaient d’eau.
L’auto, dans l’entrecroisement intense des nuées, semblait un miracle. Au milieu de cette pluie à l’état de météore, elle offrait un espace clos, luisant, net, sec, inviolable. Cette voiture contenait ce que l’Occident a de plus fragile et de plus précieux : de belles jeunes femmes blondes et quatre enfants aux cheveux de froment, aux yeux de printemps léger, au teint d’églantine. La voiture elle-même, merveille de précision, d’élégance, obéissait à des mains délicates, fines, fraîches, baguées d’or.
Et pourtant la pluie l’emporta de haute lutte. On allait arriver au coeur de la forêt, là où il n’y aurait plus que des bambous, aussi serrés qu’une immense averse de troncs projetés de bas en haut, lorsqu’un nouveau torrent barra la route. Les Banyaruanda savent que les dieux habitent les forêts de bambous. Par les rares jours sans pluie, par les rares nuits sans averses, quand le vent frotte les unes aux autres les hautes tiges, on peut écouter, si l’on ose. On entendra les dieux se chuchoter les secrets des montagnes et des arbres.
Nous dûmes rebrousser chemin devant la pluie devenue hostile. Elle tentait de nous emprisonner, là-haut; dans son domaine:. Quelle proie pour elle que cette voiturée de fraîcheur rose et blonde! Une petite esplanade, près du torrent nous permit heureusement de tourner. Les nuages menaçants couraient, les grands arbres penchés par-dessus la route, suspendus aux parois rocheuses, prenaient des aspects de trombes d’eau, les torrents de montagnes montaient à mi-roues. L’homme au manteau de soldat avait disparu, peut-être fondu. Mais la voiture roulait, les jeunes femmes souriaient, et les enfants battaient des mains à chaque attaque des eaux qui battaient les vitres.
Ainsi sommes-nous redescendues, ainsi avons-nous retrouvé la douceur des vallées. La pluie nous poursuivit longtemps. Au delà du tribunal indigène les plaideurs étaient réfugiés sous la barza de la bâtisse, au delà des pâturages de M. Baranyenka, au delà des plantations de café, luisantes et vernissées, jusque sur la route d’Usumbura à Astrida, où elle perdit haleine. Elle se coucha alors dans la vallée de l’Akanyaru, et suivit les tours et détours de la rivière. A Astrida, les collines striées de cultures en terrasses respiraient doucement, avec joie, le crépuscule d’une bonne journée de la saison des pluies survenue à Pâques.
Seul le Houyé, où erre le souvenir de tant de jeunes mortes, était sombre.