Des Mille Collines Aux Neuf Volcans (Rwanda) III
Les danses. -Le pygmée et le Pharaon. – Les grues. – Les vaches Inyambo. – La fête. – Les poèmes pastoraux. – Batutsi au lion.
L’origine des danses des Batutsi, tant admirées, est bien antérieure à l’arrivée de ces seigneurs en Ruanda. Il y eut d’abord les Batwa, négrilles, frères des Pygmées des forêts. Premiers habitants du pays des mille collines, ils furent subjugués par les Bahutus, de la race des Bantous. Ceux-ci, à leur tour, furent soumis par les Batutsi. Les Batwa sont chasseurs et nomades. Tels ils furent, tels ils sont restés. Les Bahutus ne purent les transformer en cultivateurs, ni les Batutsi, en éleveurs de vaches, ni les Européens, en travailleurs évolués, ni les Missionnaires, en chrétiens. Mais ils n’ont jamais cessé de danser. Ce pays à triple race doit donc aux Batwa la danse, aux Bahutus la langue et le paysannat, aux Batutsi les vaches et l’organisation sociale.
Le professeur Théodore Monod ( Théodore Monod, L’Hippopotame et le Philosophe, éd.julliard, Paris) cite le texte d’une missive dictée en l’an mille cinq cent quatre-vingt-dix avant J.-C., par le Pharaon Pépi II. La lettre est adressée au chef d’une expédition dans le pays mystérieux du haut Nil : Tu signales dans ta lettre que tu as rapporté du pays des esprits un nain des danses divines. Tu fais savoir à Sa Majesté qu’aucun de ceux qui ont entrepris auparavant le voyage au pays des arbres n’a jamais ramené le semblable. Reprends immédiatement le chemin du nord, et hâte-toi vers la Résidence Royale, puisque tu as rapporté ce nain que tu as été chercher au pays des esprits. Bienvenue au danseur de Dieu. Celui qui réjouit le coeur, celui que désire le roi qui vit éternellement.
Quand il sera à bord avec toi, ordonne que des gens sûrs se tiennent derrière lui des deux côtés du navire pour le préserver de tomber dans l’eau. Quand il dormira la nuit, que des hommes de confiance dorment derrière lui dans la cabine. Fais dix rondes par nuit. Sa Majesté désire absolument voir ce nain. Qu’il soit avec toi vivant et en bonne santé quand tu parviendras au relais. On a envoyé des ordres aux autorités locales intéressées pour que tout soit prêt pour l’accueillir à chaque escale et dans chaque temple sans rien épargner.
M. Monod cite aussi l’Iliade : « Ainsi, le cri des grues monte dans l’air quand elles ont fui l’hiver et les torrents de pluie et qu’elles volent brusquement sur les flots de l’Océan, portant le massacre et la mort aux hommes pygmées. »
Dans l’antiquité grecque, en effet, les grues passaient pour être les ennemies des Pygmées. Aujourd’hui, les Batwa, ces frères des Pygmées, qui savent abattre les éléphants, respectent les grues, car ces beaux oiseaux sont le totem des seigneurs Batutsi.
Les Batutsi reconnaissent donc les grues couronnées comme alliées à eux par les ancêtres de leur race. Ils ne les tuent jamais. Interdiction aux blancs aussi de les abattre. Pendant mon séjour à Astrida, un jeune employé aux bâtiments, qui venait d’arriver d’Europe, tua une grue couronnée et, s’imaginant avoir fait un exploit de chasseur, montra la dépouille à ses camarades. Ce fut un véritable scandale, comme si un étranger tuait un cygne à Bruges, ou pêchait une carpe à Fontainebleau…
Je me suis évertuée à chercher des ressemblances entre les Batutsi et leur totem. Ainsi, les personnes âgées, dans les salons de province, feuillettent les vieux albums de photographies et retrouvent les yeux de l’arrière grand-père dans le visage du maître de la maison.
« Les grues, dit un livre d’ornithologie, ont l’habitude de descendre dans les pâturages vers cinq heures, avant le coucher du soleil. » Au penchant de l’après-midi, en effet, trois d’entre elles passaient au-dessus de notre bungalow, à Astrida, et se posaient dans l’étendue herbeuse du champ d’aviation. Aussitôt, je me dirigeais doucement de ce côté.
Elles se laissent approcher sans crainte, elles se savent tabou. Je pouvais détailler leur beauté. Les plumes blanches, longues, souples, retombent sur le gris cendré des ailes. L’oeil est rond, fixe, brillant ; le bec noir, un peu aplati aux commissures, rejoint le pompon noir posé sur le front. L’aigrette s’ouvre comme un diadème d’étamines sur une fleur précieuse. Des Batutsi, elles ont la silhouette élancée, l’allure racée, le port gracieux. Le pompon noir des oiseaux répond au toupet des Batutsi, et ils ont un goût commun de la danse.
J’étais décidée à les voir danser et, chaque soir, je les observais patiemment. Elles picoraient ou fouillaient l’herbe rêche. Parfois, toutes trois levaient la tête, cou tendu dans la même direction. L’heure était admirable. Le soleil rasait les collines de l’ouest et jetait de longues traînées rousses sur l’étendue herbeuse du champ d’aviation. Les nuages aussi aiment l’heure du couchant. Ils accouraient, nombreux. Pendant la saison sèche, ils voguent dans l’azur, rien que pour le plaisir du jeu. Les collines de l’immense paysage sortaient tour à tour de la grisaille et flamboyaient sous la caresse solaire.
Parfois, les nuages montaient au zénith, s’effilochaient en mille teintes, s’éteignaient au sommet du ciel et, retombant vers l’ouest, y puisaient une nouvelle rougeur en reflétant la face du soleil. Quelquefois, les grues se figeaient soudain dans une immobilité complète. A de tels moments, elles avaient l’air d’être le talisman précieux dont dépendait toute la féerie lumineuse. Quand elles s’envolaient ensemble, elles se dessinaient en noir sur le ciel de cuivre, comme des oiseaux ensorcelés. Elles volent le cou tendu, et non pas, comme nos hérons, le col replié mollement. Les ailes ont des pennes aiguës.
Enfin, par un soir chargé de nuages, au lieu de prendre leur vol, elles ont dansé. Deux mâles pour une oiselle.
D’abord, un appel : « Ah! ah!… ah-ah! », Hautbois ? clarinette ?… Puis, gonflant les ailes, piétinant, les oiseaux tournèrent lentement sur eux-mêmes. Ils reculaient, saluaient la dame, l’encadraient, et recommençaient à tourner. Elle semblait indifférente, picorait, tendait le cou vers le nord. Le tournoiement des danseurs s’accélérant, elle frémit, trépigna, puis entra dans la danse. Elle saluait l’un, puis l’autre. Eux, l’entouraient, la rejoignaient plus loin, puis ils avançaient tous les trois sur la même ligne. On eût dit leurs mouvements prémédités et concertés… Elles s’envolèrent brusquement, bien que je n’eusse pas plus bougé qu’une pierre…
je rentrai toute fière : j’ai vu danser les grues! « Combien ?
– Eh !… les trois…
– Moi, j’ai vu danser vingt couples, sur le bord du lac Mohasi! D’abord, les mâles avançaient à la file, dans un ordre parfait, les femelles ne les regardaient même pas, puis, elles sont toutes entrées en branle !…Au moins vingt couples! »
La femme d’un médecin, dans un poste de l’Est, sourit avec pitié quand je lui racontai cela : « Vingt couples ? Peuh! Allez donc aux marais du Mosso… moi, j’y ai vu des centaines de couples ! dansant tous ensemble! »
Est-ce des grues couronnées que les « Nains des danses divines » ont appris leur art ? Est-ce à cause de leurs danses que les Batutsi les réclament comme ancêtres et alliées ?
Les Batwa reconnaissent la suprématie des Batutsi. Ils acceptent l’emploi de bouffons ou de danseurs à la cour, ils payent leur redevance au roi, mais, de travail, point. Ils restent libres. Chasseurs ils furent, chasseurs ils restent. Quelques groupes sont des potiers nomades. Dans le camp que le hasard m’a permis de visiter, les femmes seules s’occupaient à façonner les pots. Elles faisaient pivoter l’argile mou dans leurs longues mains aux doigts maigres et retroussés, et terminaient leur besogne en dessinant tout autour du col du vase, à l’aide d’un bâtonnet, une sorte de grecque. D’où vient leur désir d’ornement dans ce dénuement complet ? Comme vêtements, des peaux de chèvres, comme demeures, des tas de foins; les poteries, insuffisamment cuites, sont friables, de formes grossières, mais pourvues d’un collier joliment dessiné…
Les plus grands de ces Batwa me venaient à l’épaule : je les trouvaie hien misérables…
« Misérables ? me dit mon compagnon de route, misérables ? Cette race est loin d’être en décadence. Laissez donc la notion européenne de mesurer la résistance d’une race à sa taille. Ni les Batvva, ni les vrais Pygmées ne sont en décadence. Ils sont faits ainsi. Un fox-terrier est-il moins vigoureux qu’un lévrier ? Si le nombre des Pygmées et pygmoïdes n’augmente pas, c’est parce qu’on leur chipe trop souvent leurs femmes. Les jeunes seigneurs Batutsi, par exemple ! Avant de prendre une épouse de leur rang, coûteuse, qui exigera des dons de vaches, ils exercent leur jeune virilité sur les petites Batwa. Et celles-là, une fois hors de leur clan, n’y rentrent pas. Tandis qu’une femme Muhutu ou Mututsi ne consentira jamais à s’unir à un Mutwa… En décadence? Savez-vous que les Batwa des bois s’attaquent aux éléphants ? Ils s’agrippent à la queue de l’animal, lui tailladent le jarret à coups de couteau, et restent accrochés jusqu’à ce que l’éléphant tombe; alors le clan accourt et l’achève à la sagaie… Vous trouvez à ceux-ci l’air misérable, mais si vous les voyiez danser…»
Les Batwa des bois, les chasseurs, sont plus vigoureux d’aspect que les potiers. Ils font penser à un animal très sain, tout en gardant les yeux et l’attitude des humains… Des chèvre-pieds… Voir surgir au bord de la route un de ces petits hommes qui vivent uniquement de leur chasse est une chose très émouvante.
… C’était au bord d’une forêt intouchée, près d’un pont. Mon compagnon, l’anthropologue H…, a arrêté sa voiture. Le petit Mutwa, armé d’un arc, portait au poignet le sac en cuir où il serre ses menues proies. Sa femme et ses petits attendaient son retour pour avoir de la nourriture. Point de champs, de culture, ni d’élevage… Un peu de ramassage de graines et de baies. Que contenait le petit sac ? « Le Mutwa, me dit mon compagnon, ne dédaigne ni les grenouilles, ni les sauterelles, ni certains vers. Mais s’il a abattu un gros gibier, la quantité de viande qu’il peut manger en une fois est inimaginable… Leur science de la forêt est extraordinaire… »
Le Père Schumacher raconte qu’un jour, égaré en forêt et souffrant la faim, le Mutwa qui le servait s’élança dans un fourré et lui rapporta bientôt du miel.
« Comment as-tu deviné qu’il y avait une ruche ? » Le petit homme lui montra, sur une feuille, un imperceptible point noir, comme ceux que les mouches déposent sur les lustres…
« Regarde, dit-il, une abeille a fait cela. C’est bien signe qu’une ruche n’est pas loin. »
M. de W…, conservateur au Parc Albert, au moment de la grande éruption volcanique de 47, partit la nuit, pour observer le phénomène d’aussi près que possible. Une coulée de lave lui coupa le chemin du retour, et il eût péri sans la rencontre d’un Mutwa, qui le guida dans les fourrés et le conduisit, sans hésiter, à la seule issue possible.
Les Batwa, exempts d’impôts, sont protégés par l’Administration. On a admis qu’ils soient inassimilables à tout ce que nous nommons la civilisation. Pourtant, ils ont compris ce que c’est que l’argent et savent tout ce que permet la possession de ces médailles rondes,ou de ces chiffons de papier. Pour cent francs un chef Mutwa fera danser ses hommes.
Pour qu’un seigneur Mututsi exhibe les siens, il faudra deux mille fraucs, et que l’Agence de voyages le previenne quinze joursd’avance. En effet, ses danseurs sont aussi ses bergers, et il faut les faire appeler dans les collines, souvent éloignées, où ils gardent les troupeaux.
Le chef qui habite prés de Kissenyi possède un excellent corps de ballet, mais rien n’est plus beau que d’assister à une grande cérémonie où se produisent les danseurs du roi.
Le Mwami actuel du Ruanda, Mutara III Rudahigwa, porte dans la vie quotidienne un veston européen de bonne coupe, mais pour la fête du 21 jullet il revêt son costume d’apparat. La haute coiffure brodee de perles rouges et blanches, et terminée par le panache en fibres. Les pagnes précieux, drapés, conviennent à la majesté de sa stature, qui dépasse deux mètres. Entouré des dgnitaires de la Cour, dont certains ont encore le haut toupet de cheveux, et tous, ce jour-la, en vêtements drapés, 1e roi regarde danser non seulement en maitre, mais aussi en connaisseur. Des tribunes sont réservés au public. Européens, Asiatiques, Africains.
Si les danses des Batwa, des Bahutus et des Batutsi ont une origine commune, leurs caractères sont bien différents. Les Batwa mimeront la chasse à l’éléphant. Leur danse semble concentrer en quelques minutes les épisodes de force, de dangers, d’exploits de plusieurs heures. Le cinéma nous a montré de telles danses. Mais l’image, si belle soit-elle, ne donne qu’une idée fragmentaire de la réalité. L’ambiance, la profondeur, l’espace manquent. Cette lacune m’a semblé très importante, surtout pour la Danse de la Houe, exécutée par les cultivateurs Bahutus, que j’avais vue d’abord en film.
Dans cette danse, la Houe prenait une valeur absolue de symbole. En Europe, les mots : charrue, sillons, labours, froment, employés par des poètes comme Claudel, perdent leur sens littéral et prennent une signification très haute. Ils représentent la terre nourricière, la Vie qui a vaincu la Mort.
Les Bahutus, danseurs à la houe, sont vêtus de feuilles de bananiers. Ils dansent sans musique. Seul le martèlement de leurs pieds dans la poussière rythme leurs évolutions. Il semble que des coups donnés dans le sol répondent aux coups donnés par le talon nu. L’intervalle des coups est singulier aussi. Il provoque chez le spectateur une sorte d’inquiétude. Est-ce que le rythme en correspond trop ou trop peu à celui du cœur humain ? Je n’ai pu m’en rendre compte, mais en voyant la trépidation des danseurs, en entendant le martèlement, on règle mal sa propre respiration. Lors de la représentafion, à Paris, de Hamlet, avec Jean-Louis Barrault, des coups frappés précédant les apparitions du spectre oppressaient ainsi.
Arrivés au centre de la piste, les danseurs lancent leur houe vers le ciel. Les lourds instruments montent, tournoient, et viennent se replacer fidèlement aux mains des danseurs, qui ne cessent pas d’avancer en cadence, la détente des pieds semble indépendante de la détente des bras et, cependant, il n’y a pas de désaccord entre les deux mouvements. Mais, tandis que le trépignement garde le même rythme, le jet de la houe est de plus en plus hardi.
Des danseurs se détachent du groupe et viennent tour à tour lancer la houe devant la loge royale. Le geste d’envoyer la houe hors de portée devient de plus en plus violent, mais toujours elle retrouve la main qui semble avoir voulu s’en débarrasser. Est-ce là le sens secret de cette danse ? A-t-elle un sens ? Ou bien n’est-ce qu’une acrobatie ?… Les Bahutus auront beau refuser la houe, symbole du dur travail des champs, jamais ils ne pourront l’abandonner.
A chaque exploit de muscles et de rythme, le Mwarni et son entourage évaluent des yeux la hauteur à laquelle tournoie le lourd instrument avant de retomber aux mains qui l’ont lancé.
Après la danse à la houe, après les danseurs Bahutus, paraît le corps d’élite des danseurs du roi. Les Batutsi. Empanachés de fibres écrues, baudriers de perles rouges et blanches, grelots aux chevilles, ils sont armés de longues lances. Leur stature varie de 1m90 à 2 mètres. Ils forment un ensemble parfait, bien que chacun semble danser pour soi seul. Larges d’épaules, minces de hanches, les corps sont lisses et musclés. La force de détente des jambes est étonnante. La torsion des bras donne une impression d’arc bandé, la tête rejetée en arrière est comme une chose rebelle retenue de force. Les petits Batwa avaient mimé la chasse. à l’éléphant, les Bahutus exprimaient peut-être le dur travail de la terre. Ceux-ci ?… Je crois que c’est l’âme même de la danse qu’ils montraient.
Quand les danseurs du roi arrivent du bout de la piste, les grelots attachés à leurs chevilles sonnent, et un tambour accentue, ou plutôt affirme le rythme des pas.
Les Mwarni et les dignitaires de la cour, bien qu’impassibles, les suivent d’un regard plus attentif encore que pour les autres danseurs. Sur la piste, dix photographes guettent et filment. Harmonie dans la violence, grâce dans le paroxysme, les danseurs montrent le mauvement dans son volume et dans son épaisseur, comme aucun ballet européen n’y parviendrait, et sans que rien de leur puissance s’éparpille ou s’évade sur cette immense piste. On ne songe pas à les dénombrer, car il semble qu’ils soient maîtres de l’espace.
Les ballets des Batutsi sont minutieusement réglés. Chaque corps de ballet est propriétaire de ses danses. Le premier ballet que j’ai vu fut composé en 1860, le second date de 1900. Les connaisseurs les apprécient avec autant d’attention et de plaisir que les amateurs de musique, chez nous, mettent à écouter une symphonie, dont chaque nuance leur est familière et que recrée pour eux un grand chef d’orchestre. Le Mwarni est connaisseur. On m’assura que, le jour où j’ai vu les danses, il n’était pas content et trouvait l’interprétation médiocre.
Quand la violence de la détente détache quelque grelot, un serviteur se faufile vivement et le ramasse entre les jambes mêmes des danseurs. Éviter qu’un danseur ne se blesse. Un cri jaillit parfois, qui signifie : « Voilà les vaches! », et prend la valeur des acclamations adressées à nos grands virtuoses. « Danse comme une étoile! » crierait à une magnifique danseuse quelque amateur, emporté par l’admiration.
Les premiers danseurs se détachent tour à tour du groupe, le rythme des danses s’accélère. Les solistes sont d’une beauté remarquable, tant par le visage que par le corps et l’expression de la face. Parfois, en signe d’applaudissement, l’un des seigneurs de la cour, d’un geste précis et violent, Jette son bâton à terre, aux pieds d’un danseur : « Voilà, voilà les vaches! »
Après les danses, vient la parade des troupeaux vénérés du roi. Les vaches, Inyambo.
Toute image psychologique des peuples du Ruanda et de l’Urundi serait erronée si elle n’était dominée par l’idée de la vénération du bétail, dont la valeur est non seulement sociale et matérielle, mais abstraite et absolue.
«La vache est encore maintenant la seule richesse véritable, la base de la valeur des échangés, aussi bien pour le Mututsi que pour le Muhutu. Le premier ne pourrait vivre, ni même concevoir l’existence, sans ses troupeaux. Pour le second, la vache est l’aspiration suprême, le but de la vie, comme le but du paysan d’Europe est de posséder sa terre.
«La possession ou la simple détention de cette richesse (la vache) a pour cela une importance qui dépasse de loin sa valeur intrinsèque. Aussi est-ce autour d’elle que pivote toute la vie indigène dans toutes ses formes, ce paisible ruminant étant un mirage fascinateur dont la possession place l’indigène dans un cadre social supérieur, lui ouvre presque tous les horizons, lui permet tous les espoirs, notamment celui de vivre sans travailler. Ainsi, la formule de politesse des gens qui se rencontrent, l’équivalent du « Dieu te « garde » est-elle : «Possède en paix ton troupeau. »
Certes, il n’a pas fallu trente ans à l’Administration européenne pour introduire l’usage de la monnaie. Le petit Batwa chasseur a sollicité mon pourboire en échange de sa docilité à se laisser photographier, les seigneurs Bahima, isolés dans les pâturages de l’est, la connaissent aussi. Et pourtant la vache reste l’inestimable trésor sur lequel ,reposent les rapports sociaux, et qui permit le servage, plus doux que l’esclavage. Louis de Lacger définit ainsi le pacte de seigneur à vassal « L’umugarugu s’engage à la vassalité en échange d’une protection du Sébuja. Le signe et le gage de l’acceptation de cette charge de tutelle, c’est un don qui, dans l’espèce, ne peut être qu’une tête de bétail… C’est le « fief» des temps barbares, de l’allemand : vieh, bête à corne, à ce que l’on croit. »
Sans doute le grand problème, le fond du problème de l’Administration de ces territoires sous mandat, reste-t-il le glissement des notions à substituer les unes aux autres. Par exemple, l’idée de diminuer le nombre des vaches afin de pouvoir les mieux nourrir et d’augmenter ainsi leur rendement ne pénètre que chez quelques rares individus, comme notre ami Servilien et le seigneur Baranyenka. Pour la grande masse des Bahutus, qu’importe que les vaches soient faméliques et presque improductives, puisque c’est de leur nombre que dépend la valeur sociale du possesseur.
Au moment de la remise du Ruanda à l’Administration belge, les vastes étendues de collines n’étaient plus guère que des pâturages d’herbes rares, abandonnés à l’érosion dès que l’herbe elle-même avait péri. La population disséminée dans les collines appartenant aux seigneurs vivait fort misérablement. Chèvres, poules, quelques moutons, mais au flanc des collines, sur leur dos pelé, le long des méandres du moindre ruisselet, partout, s’étiraient les troupeaux, pâturant ou Menés à l’abreuvoir. Partout, le lent balancement des cornes en forme de lyre ou de croissant, partout, la patience presque immobile des gardiens, partout la clientèle – au sens romain du mot- agglomérée autour du seigneur. Mututsi, possesseur du bétail. Aujourd’hui, la science vétérinaire a enrayé la peste bovine qui décimait les troupeaux, et le nombre des vaches a augmenté d’une manière inquiétante, parce que le nombre des pâturages n’a pas augmenté dans les mêmes proportions. La vénération de la vache est restée la même.
C’est pourquoi l’exhibition du bétail du roi, ou Inyambo, les jours de grande solennité, correspond un peu à une exposition des « Joyaux de la Couronne ».
Pour évaluer la passion des hommes du Ruanda pour les vaches, remémorons-nous ce que sont les chevaux de course en Angleterre, les taureaux de combats en Espagne, les courses du Tour de France pour l’Europe entière. Joignons-y un élément ésotérique dont la portée exacte reste cachée aux Européens. Aussi la plus haute charge de la cour est-elle celle de Maître du Bétail.
La vache Inyambo symbolise la quintessence de cette valeur. Puissance du seigneur, fortune du cultivateur, prix de la jeune épousée.
La qualité de l’Inyambo sera établie non pour la profusion de son lait, ni pour son poids en viande, ni pour sa grande taille, mais pour sa pure beauté, établie selon un canon invariable. L’Inyambo, obtenue par la minutieuse sélection de quatre générations, restera vierge jusqu’à ce que l’âge altère ses formes. Alors, seulement, un ou deux veaux la perpétueront. Elle mourra de vieillesse ou de maladie. Jamais elle ne sera abattue, même en cas de famine, et elle sera honorablement enterrée.
Malades, les Inyambo sont mieux soignées que les femmes et les enfants. Quatre vigoureux Bahutus apportèrent ainsi un jour, au dispensaire, une vache étendue dans un palanquin ou ti-poï. Elle était blessée à la jambe. On demanda un pansement pour le précieux animal. Ces hommes venaient de loin, par des pistes malaisées. L’infirmière qui m’a raconté cet épisode s’exécuta de bonne grâce et soigna la bête, qui était jeune et fine.
Comme la beauté des Inyambo réside surtout dans la forme de leurs cornes, la croissance en est surveillée. La première poussée est presque toujours enlevée. La seconde poussée, plus vigoureuse, est fort importante. 0n impose aux cornes naissantes forme et couleur, en les gainant d’étuis faits d’un tronçon de bananier chauffé. Il faut aussi que l’Inyambo demeure immaculée. On ne la mène jamais par les sentiers boueux. De plus, afin de lui éviter les taches de bouse, on lui coupe la queue, qui est remplacée par une queue postiche de fibres tressées, que l’on renouvellera sans cesse.
Les Inyambo du roi, nerveuses, musclées, ressemblent à de grandes antilopes. Leurs cornes lourdes et immenses leur donnent l’allure majestueuse des femmes habituées à porter de lourds fardeaux sur la tête. La démarche bovine est si admirée que les grandes dames Batutsi s’efforcent de l’imiter, y conformant le mouvement traînant de leurs jambes écartées et le balancement du corps.
Le dignitaire qui ordonnait le défilé des Inyambo à la fête de juillet avait l’allure hautaine, le visage aristocratique et impassible. On pouvait se demander lequel était le plus beau, le plus noble, de cet homme racé, arrivé dans une auto de grande marque, mais portant le costume drapé et la coiffure haute de ses ancêtres, ou des bêtes parfaites qu’il présentait à son souverain. Si une vache lui plaisait particulièrement, si les serviteurs lui la conduisaient en obtenaient les évolutions prescrites, le visage de ce Chef n’exprimait point de satisfaction. Nul sourire ne détendait ses traits immobiles, mais d’un geste précis et violent il jetait, comme pour les danseurs étoiles, aux pieds de l’Inyambo, le long bâton qu’il tenait en main.
En ce pays de collines, de lacs, de volcans, de rivières rapides, le voyageur est souvent captivé par la puissante beauté des sites. Les tempêtes solaires du lac Tanganyika, la plage de Kisenyi, resserrée entre les eaux transparentes du lac et les volcans couronnés de lourdes fumées, le galop des zèbres, dans la brousse et les marécages de la Kagera, la majesté des éléphants dans les savanes du lac Édouard…
Au lac Mohasi, on trouvera toute clémence et toute douceur pastorales. Mille petits golfes, anses et criques y baignent et embrassent des collines apaisées. Tous les jeux du soleil, de la lumière et des nuées y sont mille fois multipliés. C’est sur ses rives que s’établit, aux temps légendaires, le roi Gihanga, conduisant le bétail magique donné par Imana. Ainsi, les collines de Gasabo virent-elles les premiers pasteurs Batutsi. Mutara III descend de ces rois pasteurs et la région du Mohasi est restée le lieu destiné à la pâture des plus beaux troupeaux. Là furent composés, puis transmis d’aèdes en rapsodes, les poèmes pastoraux. C’est là qu’on voudrait les entendre réciter, le soir, quand les troupeaux ont regagné le Kraal et que les bergers s’assemblent autour des feux.
Ces monuments de la poésie risquaient de tomber dans l’oubli à cause de l’instruction scolaire amenée par les blancs, et qui garnit avec d’autres notions des mémoires jadis vouées uniquement aux récitations des poèmes. Un lettré intelligent et sensible, l’abbé Alexis Kagamé, du clergé indigène, les a heureusement sauvés. Il a enregistré ces chants sur bandes sonores et il en a traduit en français de nombreux fragments. Kagamé appartient à la race des Batutsi. Il nous explique comment les vaches se divisent en deux clans. Le brun et le marron clair. Chaque clan figure une « armée bovine » subdivisée en troupeaux. Le pasteur en chef impose le nom des troupeaux. Les «armées » tiennent le leur du roi. Le titre officiel de l’aède est : poète pastoral du souverain vacher. La tradition réserve au roi seul de recevoir l’hommage de tels poèmes. On les déclame avec de fortes accentuations rythmiques. Les vers cités ici appartiennent à un poème de 25 chants, totalisant 378 vers. L’auteur, Ndangamiro, mourut vers 1893. Deux poèmes surtout, sont célèbres, celui qui chante le troupeau Izamuje (les sveltes) et celui qui fut offert au troupeau appelé Ingéli (Ondée profonde).
Voici un passage du chant III consacré à Inka ya Biramba, la reine du troupeau.
La Foudroyante qui fait pirouetter l’adversaire,
Héroïne qui brandit la sagaie,
Ayant à ses ordres la course tourbillonnaire,
C’est une géante entre les Nyubahiro,
Moi, qui vis à ses côtés, je connais ses origines.
C’est une entrée ouverte aux vaches mères,
C’est un réservoir’ versant une pluie abondante,
C’est un firmament parsemé de blanches nuées,
C’est une appellation désignant en même temps le roi,
C’est un bijou au corps resplendissant,
C’est un délice de la maternité précoce,
C’est une capitale aux heureux présages,
C’est une vivacité douée d’une incomparable rapidité…
La fiction des chants pastoraux oppose deux clans d’Inyambo en une guerre permanente. Dans ce combat imaginaire, la lutte ne s’engage jamais entre les vaches, mais les coups sont portés par les bêtes aux pasteurs du troupeau adverse. La vache y est armée non d’un arc, mais de lances représentant les cornes. Poussant toujours cette image, les lances sont emmanchées de bois rares ou magiques coupés aux endroits fameux de forêts inaccessibles :
La Tonitruante au sein de la bataille,
Où les héroïnes se dévouent pour la royauté.
L’adversaire aux coups donnés avec vivacité,
La svelte qui accable un guerrier,
Par une javeline extrêmement courroucée,
Dont le bois est pareil à un pisé de hutte,
Bois qui fut taillé dans le Nkoméro
Où s’ébattent les éléphants mâles.
Le javelot de cette héroïne, qui enfonce les fers au corps,
Attend que la nuit atteigne son milieu,
Et, avant les coqs, se met à chanter.
C’est une arme acérée,
Qu’on se garde de placer près des arcs.
Le javelot a refusé d’être remisé où l’on dépose les armes,
Voulant aller de cadavres se gorger,
Estimé comme grand frère de la forêt dense.
Il fut emmanché d’un fer de lance
Sa surface est hérissée
Comme de lances forgées.
Son corps est un bois tout à fait durci,
Aucun couteau ne pourrait l’ébrécher.
Il est comme un charbon incandescent
Fracas de tonnerre, voilà son langage.
Ainsi, le chantre du clan des bruns et le chantre du clan des marrons s’exaltent-ils mutuellement, menaçant le troupeau adverse; vantant ses propres guerrières :
Elle, que l’on nomme l’habitation des rois,
Toute faite de rapidité tourbillonnante,
Armée de son « pourvu-qu’il-y-ait-bataille »…
Ou bien :
Elles combinèrent la rapidité et la fougue,
Et débouchèrent à la plaine des armées…
Ne nous étonnons donc pas si l’exclamation : « Voilà les vaches ! » exalte et excite les danseurs.
Les habitants du Ruanda, si doués pour la poésie et pour la danse, tout organisés qu’ils furent socialement, n’avaient point d’écriture. Il fallut le lent et patient travail des Missionnaires pour dégager peu à peu du langage parlé les mots, la grammaire, la syntaxe. En l’absence de tout signe graphique, il a été décidé de recourir à l’alphabet phonétique courant en Europe.
Ceci a fort facilité l’enseignement de la lecture et de l’écriture dans les écoles. Cependant, la structure kynyaruanda est fort compliquée. Nous avons vu que vingt termes différents expriment l’action de jeter… Que dire de la multitude de mots concernant le bétail! Intundo, vache destinée à la vente; Inyhano, vache acquise par vol, Umunane, vache cadeau de fiançailles. L’Inkwano est la vache donnée en dot pour acquérir la femme, Gutarama veut dire « faire la cour le soir », et c’est la coutume par laquelle les vaches sont traites à la tombée du jour, chez un grand chef, ou chez le Mwami, et même s’il faut que le troupeau s’en retourne le soir jusqu’à un camp éloigné… 56 termes différents concernent ainsi les vaches… 21 termes définissent leur couleur : Ibihago, brun foncé; Igaju, brun clair… 10 termes désignent les cornes, leur forme, leur consistance; 23 termes sont employés pour les femelles et leurs fonctions reproductrices. Le veau qui va être sevré.., le veau qui vient d’être sevré… Les mâles ne disposent que de huit désignations, dont ubukwerere, qui signifie «taureau dans la force de l’âge».
Pour obtenir le fief d’une ou plusieurs vaches, le vassal devait faire la cour pendant longtemps à son seigneur… Il n’y trouvait rien d’humiliant. Les plus beaux de ses fils servaient de pages et participaient aux danses. Cette coutume entraînait jadis, et sans que l’on n’y vît aucun mal, les mœurs particulières aux bergers de Virgile.
Le bétail, si difficile à obtenir, prix d’une longue servitude, on comprend à quel point le possesseur y tient, et l’on ne s’étonne pas du nombre des poèmes pastoraux qui célèbrent ces richesses, alors que les poèmes dynastiques vantent les exploits des guerriers et des rois.
Le Père Van: Overschelde mentionne que les danses des Batutsi, à l’origine, mimaient les attaques irrésistibles des guerriers.
Mais ils dansent aussi pour intimider les lions car, s’ils méprisent le léopard, ils honorent le lion. Le seigneur Mututsi traite le lion d’égal à égal. Les poèmes dynastiques sont aussi nombreux que les poèmes pastoraux. L’abbé Kagamé, dans l’avant-propos de la traduction qu’il nous en donne, cite un exemple concernant le lion :
« Le nom royal de Ntare signifie lion. Le poète qui célèbre le roi Ntare usera d’appellations laudatives qui peuvent s’appliquer à l’animal lion : Porte-crinière, Guetteur d’élans, Clameur-des-forêts, Chasseur de zèbres… »
Un de mes amis a vu deux chefs Batutsi marcher au lion en dansant…
En 1946, le travail de M. J. S… le fixa longtemps en milieu indigène, à la pointe est du lac Mohasi. Deux frères, nommés Karangwa et Munyerango, attiraient sa sympathie. D’une taille de deux mètres, leur coiffure en amazunzu les faisait paraître plus grands encore. Ils avaient les plus beaux traits de leur race : les yeux larges et purs, le nez fin, les épaules larges, les hanches étroites, une maigreur musclée et lisse. Tous deux avaient, pendant plusieurs années, dansé dans le corps de ballet du roi. Leurs troupeaux étaient nombreux et gardés par d’excellents bergers. Un jour, Karangwa envoie un message à M. S… : Le lion m’a tué une génisse, viens avec ton fusil.
Il fallut d’abord reconnaître les lieux du meurtre. Au début de la saison sèche, en juin, l’herbe vous monte aux genoux. Une belle génisse y gisait, à demi cachée, sur la pente douce d’une colline. Plus bas, a une centaine de mètres, dormait l’éternel marécage où traînaient toutes les robes de toutes les collines.- De-ci de-là, les bouquets d’acanthes où les fauves aiment à se dissimuler.
Les Batutsi combattent le lion, quand il tue leurs vaches, mais s’il y a aux environs un blanc, bon chasseur, c’est à lui, de préférence, qu’ils confieront le soin d’abattre l’ennemi du bétail. Les attaques du lion sont rapides. Il saisit la vache choisie en lui plantant les griffes dans le mufle, en même temps il lui bondit sur l’échine, lui tord le cou en tirant le mufle à lui, et tranche la carotide d’un coup de dent. La victime s’effondre, la panique éparpille le reste du troupeau. Les bergers n’ont même pas eu le temps de pousser des cris, ni de jeter des bâtons pour intimider le lion. Il a disparu aussi vite qu’il a bondi, et ne reviendra chercher sa proie qu’à la nuit.
En pareil cas, le chasseur fait enfoncer un pieu solide dans le sol, et la bête morte y est attachée par une bonne corde. Ainsi, ceux qui se mettent à l’affût ont le temps de se rapprocher pendant que le fauve s’efforce d’emporter le cadavre. Sans corde, ce serait un jeu pour lui. Les mâchoires serrées sur le cou, il se jette le corps de la bête sur le dos. Il pourrait franchir ainsi d’un bond une palissade de plusieurs mètres.
« A-t-on pu rassembler ton troupeau ? demanda M. S…
– Il manque encore des bêtes. Elles se réfugieront au soir dans quelque rugo et demain elles me seront ramenées… Reviens au coucher du soleil pour tuer le lion. Nous aussi, nous serons là avec nos hommes. »
M. S… arriva donc vers six heures, muni de sa carabine et de la lampe de tête qui permet de viser dans l’obscurité. Quand un fauve, surpris, regarde la lumière soudain jaillie, elle se reflète dans les yeux. Les deux chefs Batutsi attendaient donc S… Postés à une quarantaine de mètres de la génisse morte, ils étaient drapés superbement de vastes pagnes blancs et armés de leurs grands arcs. Sur le flanc de la colline, plus haut, en retrait des seigneurs, se tenaient, lance en main, une trentaine de leurs abagaragu.
« Les arcs, passe encore, se disait M. S…, mais les vêtements blancs! Il y a de quoi effaroucher le lion à cent mètres! »
La nuit tomba… Ah! la nuit au bord du Mohasi! L’unique nuit qu’il m’ait été donné d’y voir tomber, je m’en souviendrai toujours… Tout était si calme que le vol des canards et des oies du Nil semblait être la seule cause des rides légères qui troublaient parfois la face de l’eau. Des bulles de limon crevaient à l’endroit où des vaches venaient de s’abreuver. Le silence était si grand qu’on entendait même ce faible bruit. Puis, quand la nuit fut complète, le crissement d’insectes nocturnes limait seul les espaces calmes. On entendit enfin le piaulement d’un petit rongeur, dont les noirs disent qu’il pleure parce qu’il n’a pas de queue. Une telle nuit, si mystérieuse déjà si on en éprouve le pouvoir dans une auto confortable arrêtée un moment au bord de la route, que doit-elle recéler d’émois si, comme les frères Batutsi, leurs vassaux et M. S…, on attend un lion à quelques mètres de la bête morte qu’il viendra dévorer.
Le temps semblait très long aux guetteurs du fauve. Soudain, S… perçut une sorte de toux étouffée, émanant de la droite, plus bas que la génisse morte… S… dit à l’oreille de Karangwa : « Fais donc taire ce malencontreux vieillard…il va mettre notre lion en méfiance…
-Non… ç’est le lion lui-même, murmura le Mututsi ; il souule, il renifle quelque chose »
Une bête tuée dans l’après-midi est, le soir, déjà tout enflée. Le lion commencera par lui crever la panse, on percevra le bruit du coup de griffe sonnant sur la peau distendue, puis, le gaz s’échapperai, puis ce sera le déchirement des chairs, le bâfrement glouton et féroce qui soulève le coeur à qui l’entend.
M. S… et les hommes armés d’arcs-ou de lances l’entendirent non pas dans la direction de la génisse attachée au pieu, mais plus bas; près du marécage. Les deux chefs échangeaient de rapides paroles…Il devait y avoir eu une seconde victime du lion. Au troupeau affolé, égaillé dans les collines ou réfugié dans les rugos, il manquerait deux bêtes.. « Ce doit être la blanche», conclut Karangwa.
Le lion pourrait donc fuir rapidement en emportant la proie non attâchéé. Il fallait agir vite, si on ne voulait pas qu’il s’échappât.
Ils furent alors trois à s’avancer, S…, le fusil prêt, entre les deux chefs porteurs de leurs arcs. Quand ils évaluèrent à une trentaine de mètres la distance qui les séparait du bruit de chair mastiquée, S…; portant la main au déclic de sa lampe, s’apprêtait à épauler. Mais l’ampoule ne donna qu’un éclair, puis s’éteignit, le filament avait brulé
« Me voilà désarmé, chuchota S. impossible de tirer au juger. Blessé, il chargerait…Il faudra attendre. Envoyez un de vos hommes à la Mission, pour quérir une lampe de rechange. »
On y mettrait trois heures au moins. Les deux Batutsi le savaient bien…D’un ton cassant, l’aîné des frères , Karangwa dit:
“Pourtant, le lion n’aura pas ma génisse.» S… comprenait bien, qu’il s’agissait ici, d’une question d’honneur et de prestige. On ne laisserait pas la victoire au lion. L’enjeu, cette vache morte, ne comptait pas. Mais qui céderait la place à l’autre, le lion ou l’homme ? Dans ce conflit, la vache devenait un symbole, comme un drapeau pour des combattants.
Les deux seigneurs marchèrent alors sur le lion pour l’intimider. Ils avaient été jadis danseurs du roi, aussi, rythmaient-ils et dansaient-ils leur marche en avant. La distance qui les séparait du fauve était courte. Ils tendaient leurs arcs non dans la direction de leur ennemi, mais flèches pointées vers le ciel; pour paraître plus grands encore. M. S… ne pouvait faire autrement que de les accompagner. Le doigt sur la gâchette, certain que le lion allait bondir sur eux, il se répétait, crispé : « Ne tirer qu’à bout portant… »
C’était Une entreprise follement téméraire car le lion voyait très bien ces grands assaillants vêtus de blanc, et les assaillants ne voyaient rien du lion, tapi dans les hautes herbes; agrippé à sa proie. Les Batutsi, avec une désinvolture superbe, dansaient tout en avançant lentement. Reprenant le piétinement hautain du temps où ils dansaient devant le roi, ils se dressaient de toute leur hauteur sur la pointe de pied et tendaient en même temps les bras et l’arc vers le ciel. Ils levaient le genou et retombaient sur l’autre pied avec un battement violent, comme un escrimeur qui se fend. Leur mouvement jumelé faisait se gonfler et onduler leurs vêtements. Les pagnes flottants comme des ailés leur donnaient une ampleur qui devait faire croire au fauve qu’un être immense marchait vers lui. Chacun des bonds était appuyé par une invective proférée à l’unisson, d’une voix forte et impérative. Le lion répondait par des rugissements de plus en plus irrités. S…, transporté par l’audace de cette marche au lion, en oubliait que, tout crispé qu’il fut sur son fusil, il était lui aussi à la merci d’une charge du fauve. La violence des invectives grandissait à mesure que les hommes avançaient M. S… en comprenait quelques-unes, bien que proférées en langue archaïque. C’étaient des insultes nobles, de seigneur à seigneur. Ils ne traitaient le lion ni de chien, ni de pourceau, mais lui assenaient d’étranges malédictions : «Sois délaissé de tes amis! »… Certainement, les deux assaillants comprenaient le sens des réponses rugies : « Misérables êtres à deux pattes, je garderai ma proie… »
On devinait le fauve tapi sur la génisse morte, toutes griffes enfoncées dans la carcasse. M. S…, courbé sur son fusil, se faisait aussi petit qu’il pouvait pour offrir moins de surface à la charge probable du lion, mais les deux autres, avec une magnifique liberté, se dressaient, se fendaient, avançaient « Que toute descendance te soit ôtée! », et le lion grondait « Ayez de beaux troupeaux, ils seront pour MOI ! ». S… voyait bien onduler à ses côtés les deux grandes formes blanches, mais ne
parvenait pas à distinguer le lion, toujours couché sur la génisse.
Le doigt sur la gâchette, il se contraignait au calme :
«A quel moment, à bout de colère, sautera-t-il sur nous ?… Il sautera, après un tel rugissement… il saute… Non.., attendre, pour tirer, attendre qu’il saute… »
Encore un pas des Batutsi, encore une invective :
«Crève de la méningite! », et, enfin, à quelques mètres du fauve, la malédiction la plus dure : « Que jamais tu ne possèdes de vaches! » …
…Dans leur orgueil, les deux seigneurs se grisaient-ils de leur propre valeur ? Ils savaient qu’ils intimideraient leur ennemi. Ainsi chante aussi le héros légendaire Binégo :
«Je me lave les mains dans le sang. Je n’ai cure de quiconque. Ma viande est coriace. Je suis un homme! »
Et on avançait implacablement. Cependant, ni les hommes, ni le lion ne déclenchaient la bataille. C’était une lutte de prestige, de puissance, et de volonté. La stature jumelle des deux guerriers, à mesure qu’ils se rapprochaient, agrandie par leurs arcs, amplifiée par leurs draperies, devait sembler de plus en plus formidable au fauve, et leur progression vers lui, sans merci. Soudain, le lion céda prise et se coula parmi les acanthes. M. S…, baissé sûr sa carabine, avait vaguement distingué la silhouette rapide émergeant des hautes herbes.
Alors les vainqueurs occupèrent le terrain conquis, et leurs trente vassaux les rejoignirent silencieusement. Ils cernèrent la bête crevée, dont les entrailles sentaient déjà, qui n’était plus qu’une charogne, mais qu’on refusait de céder au lion. On devinait le fauve caché dans les acanthes et prêt à revenir à la moindre défaillance des veilleurs. Le silence était retombé. Rien que les bruits du marécage : crissements d’insectes, appel du crapaud, pépiement du petit rongeur qui pleure sa queue.
L’attente dura longtemps. L’émissaire envoyé à la Mission pour quérir la lampe ne revenait pas. Entouré comme il l’était d’hommes armés et qui veillaient, M. S…, étendu sur son imperméable, avait fini par s’endormir. Un rugissement effroyable, qui semblait retentir à son oreille, le fit sauter sur ses pieds, le doigt à la gâchette, et répétant obstinément : « Ne tirer qu’à bout portant, ne tirer qu’à coup sûr… sinon, quel massacre.., le tuer, ne pas le blesser… » Cependant, au rugissement du lion, répondait une clameur poussée par les trente hommes, le cri qu’on lance, le soir, pour effrayer les fauves qui rôdent autour des rugos. Les deux Batutsi pointaient leurs flèches non vers le ciel, cette fois-ci, mais dans la direction du lion caché. Les trente abagaragu brandissaient leurs trente lances. Munyerango, d’un geste rapide, leur interdit l’attaque. Blessé, le lion chargerait, et dans l’état de fureur où on le devinait il tuerait beaucoup avant d’être tué lui-même… Il suffisait qu’une lance le frôlât pour le faire bondir sur la troupe d’hommes. A l’interdiction de Munyerango, les lances brandies se figèrent dans leur mouvement. Personne ne bougea plus. Mais M. S… distinguait vaguement les arcs et les lances.
Et le silence se rétablit, définitif’, avec le murmure lent du marécage. Le rugissement, si proche, si violent, avait été l’imprécation finale du lion, contraint de céder aux hommes.
Les deux chefs avaient bien mérité la louange des aèdes :
A toi les vaches, ô Échelle-des-puits,
Qui donnas un vigoureux coup de bâton au lion…
… Son dieu est le même que le tien, ô Tonnerre…