Des Mille Collines Aux Neuf Volcans (Ruanda) IV
Mémoire prodigieuse de l’aveugle. – Conversation entre blancs sur les noirs. – Le fossé. – Histoires de Dame Madeleine. – Le dispensaire dans les collines. – Visite à la dame au zébricorne. – Code pénal. – Le typhus et les têtes rasées. ( l’auteur n’étant pas rwandais, certains mots, voire noms sont mal orthographiés, bien vouloir m’en excuser)
Non, le Ruanda-Urundi ne connaissait ni le tissage, ni l’écriture. Mais on savait y chanter les héros et y forger les pointes de lance. Les hauts faits des héros se fixèrent dans les mémoires, grâce à la parole rythmée, et les lances servirent à commémorer les événements importants : combats, victoires, mort d’un roi, intronisation. Chaque lance demeurait unique par la forme de sa pointe et la disposition de striures noires, et ces lances étaient confiées au roi.
Lors de la visite du prince régent Charles au Ruanda, le Mwami Mutara III lui fit présent d’une collection complète de ces lances conservées à la résidence royale. Il y en avait une cinquantaine. Le prince Charles voulait noter les faits auxquels se rapportaient ces lances historiques. Les seigneurs de la cour furent consultés. Certains se souvenaient de la signification de telle ou telle lance, concernant un héros parmi ses ancêtres ou sa parenté. Mais, parfois, les mêmes lances amenaient des contradictions.
Une dizaine seulement purent être identifiées sans erreur possible. Alors, le roi eut l’idée de faire appel à la mémoire infaillible de Kayiuka, l’aveugle.
Les rois ont une nombreuse descendance, car :
Rien ne console tant que d’engendrer,
0 Source des vaches, ô Source de la Royauté.
0 Héritier du Tambour, fils de la Tendresse,
Dieu favorise le sacrifié pour la dynastie,
Rien ne console tant que de payer une dot
Qui procure un fils…
Kayiuka a pour ancêtre le roi Yuhi Mazimpaka, qui régnait en Ruanda vers 1700. Ce roi eut une vision. Un jour, entouré de sa cour, il fut seul à entendre un roulement de tonnerre. Ayant levé les yeux, il aperçut une barque aérienne.
« Elle est, dit-il, montée par des hommes blancs, et se dirige vers nous. J’entends battre les rames. Ces hommes s’empareront du Ruanda. Vos arrière-petits-enfants s’en serviront pour franchir les eaux immenses. Quand ces choses arriveront, on se souviendra de moi, les générations futures verront que j’ai dit la vérité. »
Est-ce à cause de la prophétie de cet aïeul que le seigneur Kayiuka, grand chef, gouverneur de la province de Muhigira, ne se montrait point hostile aux blancs ? En 1906, la cour lui donna l’ordre de les ensorceler et de les empoisonner. Kayiuka jugea impossible d’obéir.
Un peu après, il fut appelé à la capitale. Il trouva la reine mère Kajogera en fureur. Elle lui reprochait de l’avoir désignée, elle, aux blancs dont le regard maléfique s’était ainsi posé sur sa personne.
Elle fait saisir Kayiuka, il est ligoté, on l’emmène. Nturo, son pire ennemi, le suit en lui répétant : « Regarde bien les collines, c’est la dernière fois que tu les vois. » Conduit à une forge, dix hommes jettent Kayiuka sur le sol et le maintiennent. Les forgerons ont fait rougir de grands clous, qu’on lui enfonce dans les pupilles. Kayiuka survécut à un tel supplice !
Peu de jours après, un visiteur entra dans la case du blessé et Kayiuka reconnut la voix d’un autre de ses ennemis et dit : « Te voilà ? Kabeja ?
– Ah! tu m’as reconnu ? dit Kabeja, c’est donc que tu y vois encore ! » Et il courut chez la reine mère. « Je te préviens, dit-il, que Kayiuka n’est pas aveugle, il m’a reconnu ! »
La mégère, alors, fit recommencer le supplice en recommandant aux bourreaux de brûler soigneusement les yeux, jusqu’au fond des orbites.
Ce cruel épisode est fort connu, on le raconte à presque tous les visiteurs du Ruanda. Pourtant, l’histoire des rois, si elle a donné lieu à de beaux poèmes, est aussi un tissu de rivalités et de révolutions de palais. Tous ces troubles se soldaient par des massacres et des supplices sans nom, formant un sombre contraste avec le système social adroit et relativement doux.
Kayiuka fut l’une des dernières victimes de ces moeurs. Il vit encore, c’est pour cela que sa terrible aventure n’est point oubliée. Je l’ai aperçu moi-même à Astrida, un jour qu’il se rendait à l’I. R. S. A. C. C’est grâce à lui surtout qu’on put recueillir et consigner par écrit toute l’organisation sociale et familiale ancienne du Ruanda. Code civil très complet et très détaillé, transmis oralement. Kayiuka est un grand et beau vieillard. Le haut du visage voilé de blanc, il est conduit
par un serviteur ou par l’un de ses fils, étudiant agronome. Très intelligent, isolé par sa cécité avant l’âge de vingt-cinq ans, sa mémoire a prodigieusement conservé tout ce qu’elle avait enregistré.
… C’est pourquoi le Mwami fit appel à ses souvenirs pour préciser la signification des lances historiques.
M. D…, conseiller belge du roi Mutara III, assistait à l’étude que fit Kayiuka. On lui mettait dans la main une lance. Les longs doigts maigres en tâtaient avec une émouvante minutie la forme, la longueur, la pointe. Sans doute les stries noires étaient-elles perceptibles aussi à ce toucher subtil. L’enquête menée par les mains de Kayiuka durait parfois longtemps, mais l’aveugle n’eut jamais d’hésitation dans l’énoncé des faits. Les rares indications obtenues des autres chefs, et qui avaient résisté aux recoupements, démontrèrent l’exactitude des souvenirs de Kayiuka.
A l’ R. S. A. C., le docteur M…, qui s’attache à l’élaboration du Coutumier du Ruanda, dressa un long et minutieux questionnaire. Les chefs les plus en vue n’avaient pu répondre que fragmentairement. Grâce à Kayiuka, on parvint à établir le système complet. La réglementation la plus compliquée concerne naturellement les vaches. Pacage, pâturage, servitude des abagaragu, droits des sébuja. Tous les détails des rapports familiaux sont réglés et prévus par la coutume. La minutie de ces prescriptions va jusqu’à spécifier le sens des plaisanteries permises envers la famille de l’épouse. Elles ne sont pas les mêmes que les quolibets que l’on peut échanger avec la parenté du côté mâle. Tout est précisé, jusqu’au moindre présent de noce, jusqu’à certaines herbes qu’il n’est pas permis aux jeunes filles de cueillir, parce que leur dénomination signifie « stérilité ». Kayiuka n’avait rien oublié concernant la vie sociale du temps où ses yeux voyaient.
Nous étions quelques-uns à prendre l’apéritif chez M. X…, à Kitega, en Urundi.
« Il ne saurait être question, dit le juge L…, de supprimer le Coutumier, qui est le Code civil. Si les populations cessaient d’être soutenues par les habitudes ancestrales dont elles ne songent pas à contester la nécessité, il se produirait un désarroi extrêmement dangereux pour les indigènes, tout comme pour nous. Cependant, le problème le plus ardu est posé par l’abolition du code pénal. Abolition indispensable, car ce code pénal était un tissu de supplices affreux. Il est mal remplacé par notre lente justice européenne. Le meurtrier n’est châtié que plusieurs mois après son crime. Il a alors tout à fait oublié son méfait. Les fils de ceux que l’on eût empalés pour vol de bétail ne parviennent pas à comprendre que la modération du châtiment actuel ne signifie pas que le Blanc approuve le vol des vaches… Nous leur appliquons pourtant deux ans de servitude pénale. La servitude pénale ?… Réparer les routes. Ils s’en fichent un peu, si ces deux années leur ont valu une ou plusieurs vaches ! Certes, nous ne pouvons user des peines corporelles graves, et pourtant les vols de vaches multipliés risquent de détraquer tout le système coutumier du pays…
– Il y a quelques semaines, intervient le docteur D…, un homme, venu d’une colline éloignée, m’amenait, pour que je le soigne, son fils âgé d’une douzaine d’années. L’enfant avait les mains ébouillantées. C’est le châtiment que les parents infligent eux-mêmes aux enfants voleurs de bananes. Vous comprenez si j’ai engueulé le père : « C’est affreux, ce que tu as fait là ! Il est impossible de guérir ces doigts crispés, ces nerfs détruits… Tu mériterais que l’on t’inflige le même supplice. » L’homme m’a répondu d’un air étonné : « Alors, toi, Bwana, tu approuves qu’on vole des bananes ?… » Le Père G…, de la Mission de Kigali, s’était attiré la même réponse lorsque au début de son apostolat au Ruanda il s’opposait au supplice des filles mères : «Alors, toi, Père, tu trouves que les filles doivent se méconduire ?»
-Oh! repartit le juge, nous sommes souvent coincés entre le droit coutumier et le code pénal. J’ai eu récemment une enquête à faire dans un cas difficile et curieux. Un cultivateur surprend la nuit une femme lui dérobant ses patates douces. Comme en tous les pays à famine, les vols de nourriture sont rudement châtiés en Ruanda-Urundi. Le droit coutumier permettait au volé d’attacher la voleuse sur un banc et de la fustiger. Soit. Donc, notre cultivateur s’empare de la femme et la bat. Le voisinage accourt et participe au châtiment. L’on en fait tant que la pauvre femme en meurt. Mort violente. Ceci relève du code pénal et de notre justice. Mais allez donc démêler la responsabilité du volé et celle du voisinage ! Cette femme était veuve avec un enfant de quelques mois. Ici, on n’abandonne jamais un orphelin. Un enfant de plus est une richesse de plus… L’enfant, recueilli dans le voisinage, est mort au bout de quelques jours. Nouvelle enquête : « Comment l’avez-vous nourri ? – Eh! comme on fait toujours, jus de banane et bouillie de haricots. » Or ces gens avaient un troupeau de chèvres. Mais donner du lait de chèvre à un enfant ? ce serait un crime contre la coutume !… Quant à prendre d’autorité le gosse, et le remettre à la Mission… ne pas s’y frotter. La coutume attribuait l’enfant à la parenté. Oh ! les problèmes ne sont pas aisés à résoudre…
L’un de ces messieurs, comptant sur les doigts, énuméra alors ces fameux problèmes que j’entendais énoncer sans cesse sous toutes leurs formes :
1° Plus de peste bovine ? Bétail trop nombreux pour les pâturages;
2° Diminution de la mortalité infantile ? Surpopulation. Insuffisance de superficie à cultiver,
3° Enseignement généralisé ? Désaffection du paysannat, et nombre de candidats-employés plus grand que les emplois dont on dispose…
« Bah ! dit un colon, on aura beau établir la culture en terrasse, améliorer les semences, transformer les marécages incultivables en champs fertiles et en étangs poissonneux, si les cultivateurs manquent…
– Les étangs poissonneux ? dit un agent territorial. Il n’y a pas longtemps que les Bahutu consentent à manger du poisson… Mais ils sont en progrès… Maintenant, ils admettent que c’est un aliment… Pas facile de leur faire manger des nourritures non coutumières ! Pendant la famine de 1942, j’ai été envoyé de colline en colline, je conduisais un camion de provisions. Surtout du riz, mais ils ne connaissaient pas le riz ! Crénom, quelle difficulté ! Nous trouvons, dans une hutte, une famille mourant d’inanition. Ils n’avaient même plus eu la force de prendre la route, comme ils le font alors. Bon. Nous faisons du feu, nous mettons l’eau à bouillir, nous leur préparons le riz. Refus d’en manger. Leurs dernières forces passaient à se débattre. On veut en donner aux enfants, scène de hurlements, et les parents furieux. On veut le leur mettre dans la bouche de force, ils trouvent moyen de cracher… Nous avons dû ligoter les parents. On s’est saisi d’un enfant, on lui a ouvert la bouche, on a mis le riz dedans, on l’a maintenu, il a avalé. Nous avons travaillé deux heures à lui faire manger ainsi la valeur d’une assiettée… Les parents, toujours ligotés, ne disaient plus rien. Le petit se ranimait. Quand ils ont vu cela, Ils ont consenti à manger eux-mêmes. Après, on est parti en leur laissant quelques kilos. Repassé dans cette colline un peu après, tous connaissaient déjà le riz. Partie gagnée.
Le colon présent dit :
« Tout cela est bien vrai. Mais ne niez pas le résultat de notre travail à tous. Allez donc voir la sortie de la messe dans une grande Mission, un jour de fête ! Vous y verrez des milliers de Bahutu et de Batutsi ! Ils ne sont plus ni affamés, ni misérables, sauf quelques vieux, restés tout tordus des famines de jadis. Les fillettes sont jolies, bien vêtues, les gars pas mal bâtis, beaucoup ont des bicyclettes. Il y a vingt ans, il n’en était pas ainsi! Mais, que je vous dise la pire difficulté pour ceux qui, comme moi, doivent obtenir du travail en échange de salaires : c’est que, pour les Bahutu, bonté veuille dire faiblesse. Cela, c’est décourageant. Leur pardonner une faute ? Ne vous y frottez pas. Vous perdriez la face. Or il leur manque le goût du travail bien fait, si fréquent en Europe. Là est le vrai fossé qui nous sépare de ces populations si sympathiques par ailleurs.
– Que voulez-vous, dit pensivement le docteur X… Regardez, regardez la route. »
Trois garçons passaient. Leurs bicyclettes multicolores rutilaient, les cyclistes riaient.
« … Nous autres, continua le docteur X.., depuis que l’on a tenté de se tenir en équilibre sur des roues, Il nous a fallu plus de cent ans d’efforts; de calculs, de travaux minutieux, de lentes améliorations, dont chacune coûtait des années d’études et d’expériences, avant d’arriver à l’instrument parfait : une bicyclette actuelle. Les gens d’ici n’avaient même pas de roue quand nous sommes arrivés. Nous leur avons apporté cela tout cuit, comme un bon pain, prêt à être mangé, et qui sort du four… Comment voulez-vous qu’ils aient la même notion que nous de la valeur du travail ?… Nous avons mis des centaines d’années à nous débarrasser de l’idée de châtiment par des supplices… Et encore… il suffit d’une guerre ou de troubles politiques pour faire renaître les plus abominables pratiques… Nous avons mis deux mille ans pour comprendre que la bonté existe… Oh ! on l’exerce rarement, mais, enfin, chacun sait pourtant qu’elle existe… Et vous voudriez voir combler en trente ans le fossé qui nous sépare des habitants du Ruanda ? »
Le fossé ! Une petite scène observée dès le début de mon séjour au pays des mille collines m’avait fait voir le fossé, et ce moment était resté dans ma mémoire avec tous ses détails.
Dans l’étroit espace d’ombre préservé de la violence solaire par une véranda couverte de bambous, était posé un être frêle et frais comme un flocon de neige. Une toute petite fille vêtue de toile blanche. Sa chevelure avait le ton du givre, à l’aube d’un jour de fin d’hiver; ses yeux, le bleu de la glace sur un étang flamand le jour de Noël. Elle serrait dans ses bras un petit ours polaire en peluche blanche.
Par les intervalles des briques de la balustrade, elle pouvait apercevoir, le jardin, plus loin, le déroulement des collines et, à l’horizon, les volcans. Elle ne connaissait point d’autre paysage que cette étendue magnifique et dévorée de lumière. La présence insolite en cet endroit du monde de ce pur et fragile flocon de neige humain prouvait l’existence des avions confortables, des autos rapides, des frigidaires, et la qualité parfaite du lait en boite…
Mais quel était l’objet qu’observaient si attentivement et si amicalement les yeux neufs couleur de Noël en Flandre ? Le jardinier noir au travail. Au travail – umulimo.
… Si on interrogeait cet homme : « Quel âge as-tu ? » Il répondrait :« Je suis né au temps de tel roi. » II ne possède pas d’autre précision des années. Si on lui demandait pourquoi il a les jambes torses comme de vieux sarments ? Il dirait : « Sinvize »… je l’ignore. Mais son Bwana supposerait qu’il a pâti de plusieurs famines. « Où as-tu perdu l’oeil droit ? » Il répondrait : « Une épine… » ou : « Un coup de mon père » ou encore : « Sinvize. » Si on lui demandait pourquoi il a les orteils rongés ? Il dirait : « Tchics »… Et : « Où as-tu perdu les dents ? croyant à une plaisanterie, un immense sourire montrerait la dernière qui lui ballotte aux gencives.
Or tel qu’il était là, dans son dénuement et sa vieillesse, la petite fille, nette comme le cristal, l’aimait bien. Elle lui devait la première joie de recevoir un salut et d’y répondre. Si l’enfant appuyait son clair visage à 1a balustrade, ce n’était ni pour les collines, ni pour les lointains Volcans, ni pour les légers édifices de poussière que le vent soulevait parfois, puis laissait mollement retomber, ce n’était même pas pour les nectarins qui butinaient le miel des fleurs, c’était pour le Vieux jardinier noir.
Parfois, le vieil homme relevait la tête. Son regard rencontrait celui des yeux bleus. Alors il prononçait lentement les syllabes qui enchantaient l’enfant : « Muraho, Maria. » Et l’enfant, avec la même inflexion de voix, répondait : « Muraho, N’zaka. » Le jardinier se nommait Nzakamuita, mot qui veut dire : Je-te-donnerai-un-nom.
La scène était douce, paisible, et pourtant une intense mélancolie, une sorte de désespoir en émanait : « Muraho, Maria… – Muraho, N’zaka… » Comment, comment construire une route qui permettrait à deux êtres aussi proches dans l’espace, mais si éloignés, si éloignés l’un de l’autre, de se rencontrer jamais au pays des relations humaines ?
Toute l’immensité du paysage semblait répondre en gémissant : « Pas moyen… pas moyen… » Les nectarins palpitaient, ailes ouvertes devant les fleurs dont ils dérobaient le nectar; des corbeaux en haillons roussâtres se posaient sur l’eucalyptus du coin, le milan qui tournoyait dans le ciel fut rejoint par un autre milan; l’aigle noir planait très haut. L’enfant ne quittait pas la véranda, et le salut était échangé de temps à autre : « Muraho, Maria », « Muraho, N’zaka »… Parfois, un nuage essayait de voguer dans l’azur, puis renonçait. Le soleil, on ne le voyait pas, car pour le voir il eût fallu lever les yeux vers le zénith, et alors il faisait trop mal.
Enfin, le vieux se leva. « Muraho neza, Maria… »
« Très grand salut, Maria», et il s’en alla. Pourquoi ? Peut-être pour manger ? Mais les Bahutu ne mangent pas à midi. Le soleil ne nous enverrait pas son voisin, l’aigle noir, pour nous prévenir qu’il atteignait le milieu de sa course. Mais la radio devait avoir annoncé midi dans la maison, car une voix appela Maria. Non pas comme dans les campagnes d’Europe : « Maria, la soupe est prête ! »…pour la tenter, car la trop grande douceur de l’air ne favorise pas l’appétit, pour la tenter, la voix disait :« Maria, ananas… »
Où donc étaient les nectarins, les corbeaux, le milan, le jardinier noir? A chacun son repas ou son repos. Ici, le soleil de midi était éternellement à six heures de son lever, et à six heures de son coucher. Toujours, toujours, vingt-quatre heures divisées exactement en deux. Désespérément, immuablement, l’azur fendu en deux parties égales pour la nuit et pour le jour, et l’abîme entre le noir et le blanc… à jamais, à jamais…
Si quelqu’un pouvait sinon combler, du moins rapprocher les deux bords du précipice de manière à se tendre la main en travers du gouffre, ce seraient des êtres comme Dame Madeleine, des Bernardines de Kigali. Rien, ni les fatigues, ni les dangers, ni les veilles, ni ce que nous nommons l’ingratitude, rien n’a pu altérer la douceur de ce tendre visage, ni le tranquille courage de tous ses actes.
Du matin au soir, elle soigne, panse, désinfecte et enseigne un peu d’hygiène à des apprentis infirmiers. Dès l’aube, la voilà dans la salle de pansements de l’hôpital des noirs. Combien, massés sous la barza,
attendent leur tour ? Cent, aujourd’hui ? Les plus malades en civière. On les a ainsi apportés par les pistes des collines. Patience, patience, chacun aura son tour. Patience ? Le Mot n’a pas de sens pour eux car ils n’ont pas comme nous la notion du temps qui passe. Certains seront hospitalisés, demeureront à l’hôpital pendant des semaines, d’autres y mourront. Toujours, toujours soignés par Dame Madeleine et ses sœurs.
« Dame Madeleine, vous est-on parfois reconnaissant de tout votre dévouement ?
– De la reconnaissance ? Non. C’est un sentiment qu’ils ignorent, ici. Tout Soin, tout acte en leur faveur leur semble un dû… et souvent même une faiblesse de notre part. Mais nous avons pourtant de très grandes satisfactions.
– Et c’est ?
– Quand nous remarquons que nous leur inspirons vraiment de la confiance.
– Pouvez-vous me donner des exemples de cette confiance ? »
Dame Madeleine réfléchit. Une sorte de rayonnement souriant s’étend sur son visage. Elle dit : « Oui, pas plus tard que la semaine passée, en deux occasions. »
Le silence est d’habitude complet parmi les malades rassemblés sous la barza de l’hôpital. Sauf si un enfant pleure. Mais les enfants d’ici ne pleurent pas beaucoup… Une sorte de résignation muette est répandue sur toute cette souffrance.
Les maux les plus fréquents sont les ulcères aux jambes, et les plaies infectées. Or, un jour, comme la matinée touchait à sa fin, Dame Madeleine perçut un tumulte. Quelqu’un survenait, se frayant un passage parmi les malades accroupis, appuyés aux murs, ou étendus sur le sol. Elle entendit une question répétée avec passion et anxiété : Où est la sœur ? où est 1a sœur ? où est la sœur ? » Elle sortit de la salle et aperçut un vieillard se traînant sur deux bâtons. Il se dirigea vers l’infirmière : « C’est toi la sœur ? » Elle inclina la tête et oui, c’est moi la sœur. » Alors le vieux se laissa glisser sur le sol avec un grand soupir de soulagement. : « Aaaahh… »
En me racontant cette preuve de confiance, Dame Madeleine avait au visage un tendre reflet de joie.
« Voyez-vous, conclut-elle, ce vieux, tout perdus d’ulcères, avait fait, en se traînant, une cinquantaine de kilomètres dans les collines. Il n’avait jamais vu de sœur-infirmière. Donc, on lui avait dit : si tu trouves une sœur, elle te guérira !…
-Et l’autre exemple, Dame Madeleine ?
-Une femme était morte en couches, dans la colline, de son premier enfant. Très peu de femmes consentent à accoucher à l’hôpital. Anti-coutumier… Elles sont entourées de matrones, qui se livrent à toutes sortes de pratiques. Les accidents ne sont que trop fréquents. Si la mère meurt, l’enfant aussi mourra. On ignore l’allaitement artificiel. Donner à un enfant le lait d’un animal paraît inconcevable. Les Bahutus s’entraident, les orphelins ne sont jamais abandonnés, la parenté les recueille. Mais un tout petit, faute de lait, il faudra bien qu’il périsse. Or le jour du décès de la jeune femme, son mari est arrivé ici, à l’hôpital. Il portait le nouveau-né, il avait le visage mouillé de larmes. Il est venu tout droit à moi, sans dire un mot. Il m’a mis le bébé dans les bras, et il est parti en silence.
-Mais qu’avez-vous fait ?
-Oh ! il vivra. C’est un bel enfant. Nous avons une œuvre de la goutte de lait. Certaines femmes admettent déjà le lait au biberon…
-Mais, Dame Madeleine, comment aurez-vous le temps de vous consacrer à ce tout petit ?
– Là, gît la difficulté. Mais on s’en tire tout de même. Nous avons en ce moment en traitement une femme amputée de la jambe, pour ulcères infectés et inguérissables. Elle est intelligente. On lui montre comment donner le biberon et comment laver l’enfant… Laver.. Vous connaissez l’usage de ne rien laisser se perdre qui vienne de la mère ? ou du liquide qui vient des vaches ? -Quand notre amputée retournera dans sa colline, peut-être enseignera-t-elle aux autres femmes un peu de soins élémentaires. Le jeune père avait confiance en moi, vous le voyez. Il ne sait pas ce que c’est que la gratitude ? Soit… Un dû ? soit. Mais il était certain que je lui donnerais son dû. »
J’ai fait la connaissance de l’Afrique dans ce couvent où travaillent Dame Madeleine et ses sœurs. Je voudrais leur donner ici leur dû à elles. Mon témoignage de ce que j’ai vu pendant un séjour de six semaines à la Mission. C’est un bâtiment en forme de quadrilatère, à l’ouest de Kigali. La Mission comprenait le logis des religieuses, leur chapelle et les chambres destinées aux jeunes accouchées blanches. La Mission desservait aussi l’hôpital des blancs, l’hôpital des noirs, et accueillait les hôtes de passage. Dans la galerie entourant le patio, les convalescentes recevaient au visage la douceur du vent de la saison sèche et pouvaient contempler, au fond, la masse énorme du royal mont Kigali, toujours drapé de vert ou de mauve. Le couvent était en perpétuel devenir, en continuelle expansion. De vastes bâtiments d’école, aujourd’hui terminés, y poussaient dans le désordre et les clameurs d’ouvriers, surveillés par leurs capitas, dans une cohue de charpentiers, de maçons et de manœuvres. Sur le tout régnait la volonté inébranlable de la Mère Maria. La Supérieure et ses cinq compagnes accomplissaient une œuvre si vaste qu’on ne pouvait imaginer que leur nombre fût aussi restreint. Elles parvenaient à utiliser une multitude d’indigènes qu’elles formaient au travail et éduquaient en même temps.
Si l’ensemble était régi par le puissant esprit d’entreprise de Mère Maria, chacune de ses sœurs avait sa partie bien à elle. Dame Philomène et Dame Madeleine, infirmières, s’occupaient, sous la direction de médecins, des accouchées blanches et noires, et des malades des hôpitaux. Elles contribuaient à la formation des infirmiers noirs. Dame Godelieve présidait à l’organisation du ménage et enseignait la couture à une nuée de fillettes. Elle dressait aussi au ménage trois ou quatre jeunes servantes Bahutu, qui tout le long du jour, munies de brosses et de seaux, couraient dans les corridors du couvent comme de gros scarabées maladroits. Dame Godelieve, enfin, faisait chaque matin la classe à plusieurs petits enfants… faut-il dire européens ? Tous étaient nés à Kigali… disons, blancs du Ruanda.
Enfin, Dame Ursule et Dame Régine régnaient sur la ruche qu’était la cuisine. Elles préparaient la nourriture non seulement pour les habitants du couvent, mais aussi pour les malades soignés à l’hôpital. Prodige ! Avec la seule aide d’une nuée de marmitons qui ignoraient tout de ce qu’est la cuisine des blancs, avec les seules ressources du pays, Dame Ursule et Dame Régina parvenaient à servir des repas variés et succulents, tout en enseignant la cuisine à leur primitif personnel. Elles distribuaient ainsi la santé aux malades et aux hôtes du couvent. Je me souviens de tel rôti d’antilope à la compote de papayes…
Chaque soir, si nous le désirions, on nous servait la soupe au lait, ou botermelk à la flamande. Car Mère Maria et ses soeurs sont originaires d’Audenaerde et des villages voisins. Elles ont le goût flamand du ménage bien tenu et de la nourriture abondante. Elles viennent du vieux pays. Audenaerde ou Oudenaerde, ce nom ne veut-il pas dire : terre ancienne ?
Le dimanche, Mère Maria tenait l’harmonium et ses soeurs chantaient. Elles avaient des voix douces et justes. L’une surtout. Un soprano souple, tendre et transparent, Chut… Je n’ai voulu ni demander, ni deviner, à laquelle de ces dames appartenait cette voix d’ange…
Vos visages, mes soeurs, jeunes, frais, roses, ou déjà formés par la vie et le travail, ou dessinés par l’habitude de donner des ordres, ou fanés par les durs labeurs, vos six visages, je ne les oublierai jamais. Jamais je n’oublierai votre jardin fleuri, je n’oublierai jamais cette chambre où naquit ma petite-fille…
Quoi ? me dira-t-on, un voyage de huit mille kilomètres pour accueillir un nouveau-né ? Eh ! oui. L’immense trajet, quand on est au bout, il est fini, terminé. Mais un tout petit enfant, c’est la vie qui continue.
Le docteur L…, de Kigali, me dit :
« N’auriez-vous pas peur, en auto, même sur les routes difficiles ?
-Euh !…non…
– Voulez-vous m’accompagner en tournée d’inspection, demain ? Randonnée d’une journée. Nous rentrerons le soir. Pas plus de deux cents kilomètres. Mais quelles routes ! Je dois voir un dispensaire éloigné de tout centre européen : Myove. »
Au début, la route est fort bonne. Les plus anciens eucalyptus environnent Kigali. C’est là que furent tentées les premières plantations, malgré la curieuse hostilité des indigènes…
Vers le sommet d’une colline au dôme arrondi, le docteur arrête sa voiture devant un beau bungalow entouré d’un jardin fleuri.
« C’est, me dit le docteur, la demeure d’un grand chef, demi-frère du Mwami. Il veut que je m’arrête quand je passe ici. Il m’informe alors de l’état sanitaire de sa smala. Le voilà en personne. Il nous a vus de loin… Oh ! rien ne lui échappe de ce qui passe sur la route. »
Un Mututsi d’une prestance, d’une corpulence et d’une stature remarquables, même pour ceux de sa race, sortit de la maison. Sa démarche faisait penser à un voilier poussé par un bon vent régulier. D’ailleurs, il était tout drapé de voilures blanches. Le docteur, en strict uniforme, lui tend la main par la portière :
« Pas de malades ? »
Le chef secoue la tête et répond en bon français que tout va bien. Il engage le docteur à entrer et à prendre un drink. Le docteur répond que son itinéraire est trop chargé pour s’arrêter, et l’on reprend la route.
« La route est meilleure que celle de la chefferie de Murambi…
– Attendez, attendez… dit le docteur, avec un large sourire. »
Collines, collines, toujours les mêmes et toujours diverses, et plus j’en ai vu, et mieux je les ai aimées. Quand on aime la mer, on s’attache ainsi de plus en plus à l’infinité de ses houles… Sur le chemin de Myove, les collines n’étaient que pâturages maigres. Point de champs en terrasses sur les coteaux, et peu dans les fonds. Plus trace de la forêt primitive. S’il y a des arbres, ce sont des eucalyptus plantés par l’Administration. Les immenses talus dépouillés ont pourtant de la grandeur, avec leurs troupeaux groupés ou étirés. Les huttes à mi-côte évitent le marécage et craignent les sommets. Construites sur de telles pentes, sans un terrassement qui les mette d’aplomb, comment ne versent-elles pas? Si elles étaient les oeufs posés dans un coquetier, dont elles ont la forme, elles perdraient l’équilibre… Autour de chacune, le rugo est gardé par la haie d’euphorbe, agrafée d’érythrine. Il y en a beaucoup… Comment le peu de champs marécageux suffit-il, avec ces vaches maigres, à nourrir tout ce monde ?
« Y a-t-il beaucoup de malaria par ici, docteur ?
– Non. Population montagnarde. Pasteurs. Quelques cultures, mais ils n’habitent pas le marécage ; vous voyez, ils remontent le soir, dans leurs huttes des collines. Ils sont robustes. Peu de maladies. Plaies infectées, ulcères, et malheureusement le pian. Aujourd’hui, vous verrez, au dispensaire. C’est le jour des injections aux malades atteints du pian. Vous savez que c’est une affection grave, qui ressemble à la syphilis.
Nous mettons des années à former les infirmiers noirs capables de soigner les ulcères et de donner proprement les injections. Nos tournées se font toujours â l’improviste. En cas d’absence ou de négligence, ou de malpropreté, il nous faut être sans pitié : renvoi immédiat. Et cependant… », le docteur secoue la tête, « il est une chose que nous ne parvenons pas à leur inculquer : la conscience professionnelle.
– Ah ? toujours ce manque d’intérêt pour le travail bien fait ?
– Pis que cela. Comment empêcher les infirmiers de vendre à ces pauvres diables de paysans malades les médicaments qui doivent être livrés gratuitement ? Comment contrôler ? Comment empêcher le trafic des médicaments ? Les infirmiers se font remettre deux francs pour chaque comprimé d’aspirine !… Les fraudes des malades nous donnent aussi du tintouin. Ainsi pour le pian. Dès que les plaies extérieures sont fermées, grâce au traitement, les malades cessent de se rendre au dispensaire. Ils se croient guéris. On ne peut leur faire comprendre que l’intérieur du corps soit encore malade, même quand il n’y parait plus. De plus, ils prêtent souvent, contre paiement, leur carte de malade à un voisin qui souffre de coliques ou de rhumatisme… Le voisin arrive, muni de la carte de pian…vous voyez le gâchis ! Et maintenant, conclut le docteur, maintenant, silence, si nous ne voulons pas finir notre voyage dans le ravin ou dans l’autre monde… »
Quittant la route principale, à peu près carrossable, nous nous engagions dans un chemin qui n’était guère qu’une piste indigène un peu élargie. Au tournant d’une colline, en franchissant un col, je voyais cette piste courir, là-bas, dans les montagnes. Un ruban ? eh! Non : un fil mince, invraisemblablement tortillé. Et plus loin, pas même un fil, un faux fil, posé sur le versant d’une colline, comme sur la hanche d’une dame qui essaie une jupe. La dame est maigre, on se demande comment le fil tient., Ce chemin-là ! la première averse semble devoir l’emporter, comme l’érosion emporte et ruine les champs. Ah ! s’il y eut jadis, ici, une forêt, l’homme l’a bien supprimée ! L’érosion., l’érosion, la latérite qui refuse même l’herbe… Plantez l’eucalyptus, cultivez en terrasses… Pourrait-on encore tenter quelque chose, ici, pour sauver ce qui reste de pâturages ? Oh le chemin tient: nous roulons, mais les effets de la pluie sent pourtant désastreux. L’écoulement creuse des rigoles en travers de l’étroite piste. L’eau entraîne un peu de la montagne sur le chemin, et un peu du chemin dans le ravin. A ces endroits-là, le docteur concentre toute son attention et pousse un petit soupir lorsqu’on a passé, Moi aussi. Une fois il marmotte… « En saison des pluies, des brouillards, impossible. »
Quand nous atteignons le long, long faux fil, il dit :
« Si vous êtes sujette au vertige, ne regardez pas. »
Je regarde. En effet : une pente herbeuse, absolument unie. Si on dégringole par-là, on dégringolera pendant cinq cents mètres avant d’atteindre le marécage.., Puis les lacets recommencent, puis les éboulis ; enfin, la piste s’améliore… J’en profite pour dire :
« Et si l’on rencontrait une voiture venant en sens inverse ?
-Cela n’arrive jamais…
-Jamais ?
-Oh! si, une fois, c’est arrivé. Pas à moi. On s’est arrêtés tous les deux. On s’était vus de loin, vous comprenez. Marche arrière impossible. On a fait venir quelques centaines de noirs, on a démonté l’auto qui descendait jusqu’à ce que son poids allégé permette de la transporter à force de bras jusqu’à un palier supérieur. Nous y arrivons, voyez. Mais, les deux qui étaient en auto ont dû passer la nuit sur place. Désagréable. Pas question ici de rouler dans l’obscurité, vous comprenez ?
Oh !… oui, je comprends fort bien…
– En saison des pluies, je ne puis me risquer. Ce serait un motif pour déplacer le dispensaire. Mais c’est ici un centre populeux de cultivateurs, ils sont habitués maintenant à s’y faire soigner. Au début, c’est fort difficile d’obtenir qu’ils aient recours à des soins médicaux. Dès qu’ils sont habitués… voyez ! »
On arrivait en vue d’une petite bâtisse en briques. Tout autour, des centaines de noirs, assis, debout, couchés, d’autres arrivaient par des sentiers de montagne, à la file, comme des fourmis. Les enfants, couchés dans de grandes corbeilles, étaient portés sur la tête de leur père, les plus petits à dos de leur mère. Tous les malades tiennent en main un long roseau au bout duquel ils ont glissé, dans une fente, la fiche portant numéro et indications.
Je m’assis sur le côté de la route, pendant que le docteur, fendant le flot des malades, pénétrait dans le dispensaire. J’avais de quoi occuper mes yeux… Le paysage à perte de vue, les équipages des malades en civières.., les vieux, portés sans doute par leurs fils… Et au fond de la vallée, sur la piste, de petits points noirs : encore, et encore des malades…
Au bout d’une demi-heure, le docteur reparaît :
« Tout va bien, l’infirmier n’est pas mauvais, ici. Maintenant, en route pour le poste de Biumba. Deux mille mètres d’altitude. J’ai là deux jeunes femmes de fonctionnaires à surveiller… enceintes. Ici, vous avez vu le nombre des malades ? Presque, tous le pian….oh ! depuis qu’on donne des soins, tout cela s’est déjà fort amélioré. »
Oui. J’avais vu. Je gardais l’image de cette humanité souffrante qui connaît enfin le chemin du petit dispensaire en briques, posé si loin, au bout d’un chemin si difficile, que le médecin qui va là risque chaque fois la chute dans le ravin…
Biumba, cité-jardin, est riant, frais, engageant. Sur une terrasse rocheuse, on a aménagé une table, qui indique le nom de tous les sommets de volcans que l’on aperçoit. Mais ce jour-là la brume de la saison sèche donnait à Biumba une insularité dans un grand lac aérien d’impalpable douceur bleue…
La châtelaine de Murambi, la figure allégorique du Nil portée en litière à l’hôpital de Kigali pour y être guérie de l’asthme, la Dame au Zébricorne de mon imagination, je n’ai pu leur parler qu’en idée. Mais j’ai pu causer avec une de leurs soeurs à demi modernisée, pleine du désarroi des situations transitoires.
Son nom de baptême ? disons Euphrasie. C’est un nom que les Batutsi aiment bien. Son nom indigène ? Il signifie: «Belle-vache-de-la-plaine ». Il est justifié par la grande beauté de la dame. Agée d’une quarantaine d’années, une taille de 1m90 dénote la pureté de sa race, et elle est forte en proportion. Le nez droit et fin, la bouche bien dessinée, une denture superbe. Myope, elle porte des lunettes à monture d’or qui ne cachent pas de très beaux yeux. Chez nous, on dirait des yeux de gazelle, ici, évidemment, on dit « des yeux de vache ». Les jambes très longues, très belles, portent avec aisance ce que nous nommons la callipigie, fréquente chez les dames de sa race et qui est considérée comme un avantage physique. Le cou flexible et long, soutient la tête relativement petite au front haut, dégagé par la coiffure à l’égyptienne. Assise dans un fauteuil-club profond, chez M.O…, qui m’a fait prévenir de sa visite, elle fume la cigarette avec élégance. Son hôte lui a offert du whisky-soda, qu’elle préfère aujourd’hui à l’hydromel et au pombé de son enfance. Sa toilette est fort élégante, drapée avec un instinct qui avantage sa beauté sculpturale. Sur une chemise de crêpe de Chine saumon, décolletée en rond, et à manches très courtes, la dame a noué un pagne de fin coton à grandes fleurs noires. Un péplum de crêpe de Chine blanc tombe en plus souples de l’épaule, et elle le fait onduler au moindre geste.
Chaussant du 46, cette belle personne a la démarche exigée par la noblesse de sa lignée, celle des génisses Inyambo. Allure traînante, jambes écartées, nécessitées chez l’Inyambo par les poids des immenses cornes, et obtenues chez les dames par les lourds anneaux de jambes, montant des chevilles aux genoux. Les anneaux ne se portent plus, mais la marche est restée « vache ». Les seigneurs Batutsi critiquent d’ailleurs chez les Européennes ce qu’ils nomment une marche absurdement masculine et sautillante.
M. O… parle couramment le kKinyaruanda. Il consent à traduire mes questions à celle qui n’est plus une dame féodale que par le souvenir.
« Madame, j’aimerais savoir comment vous passez vos journées et quelles sont vos occupations ? »
M. 0…, en traduisant la question à la dame, me fait un clin d’oeil malicieux, il prévoit son embarras… Elle semble en effet interloquée. Mais elle finit par dire que le matin elle met de l’ordre dans sa maison: « Ce n’est pas une hutte, mais une demeure en briques… »
Je ne lui dis pas que je le regrette…
« Et ensuite, Madame Euphrasie ? »
M. O… parvient à lui faire répondre qu’elle s’occupe de travaux de vannerie fine, avec ses servantes… On s’amuse à tirer à l’arc avec les enfants, on leur enseigne aussi les chansons et les poèmes, dont le texte se transmet oralement.
« Et la danse ?
L’enseignement de la danse est réservé aux hommes. »
Parlons cuisine. Mme Euphrasie préfère aux patates douces de jadis la pomme de terre, surtout les pommes de terre frites. Elle étuve la viande. Sa mère n’en mangeait jamais, mais elle a adopté les trois repas à l’européenne. Elle boit du thé. Le café lui déplaît. Le cinéma lui déplaît aussi. Les images vont trop vite, on les comprend mal.
Mme Euphrasie est accompagnée d’une jeune suivante fort jolie, juvénilement délicate, effacée et modeste, comme une dame d’honneur. Elle aussi fume la cigarette, boit du whisky… Chez elle, comme chez la dame, on devine une élocution soignée et une excellente prononciation. La jeune fille est vêtue de rayures noir et blanc, et d’un péplum rouge sur sa chemise blanche. Toutes deux ont bien renoncé à la coutume ancestrale de cracher par terre. Elles ont beaucoup de distinction dans la tenue. La dame m’invite poliment à
aller la voir chez elle, dans sa demeure en briques, quand j’irai du côté de sa colline, tout près de la capitale.
Lorsqu’elles ont pris congé M. O… me regarde avec un fin sourire :
«Ce qu’elle vous a raconté : la vannerie, l’arc, les poèmes…, ne prenez pas cela pour de l’argent comptant… C’est à demi rêvé, à demi dit, parce que cela lui paraissait bon à dire. Allez-y, vous verrez. »
L’occasion d’aller chez la grande dame Mututsi n’a pas tardé. Le docteur H… m’emmènera. Un haut fonctionnaire, M. D…va me pourvoir d’un interprète. L’interprète est un jeune homme de grande famille, très évolué, allié à toute l’aristocratie. Il m’introduira.
En effet, tandis que nous nous dirigeons vers la demeure de la dame, il serre la main à plusieurs hauts personnages. La poignée de main a remplacé l’étreinte de jadis, très belle et même émouvante… Presque tous ces seigneurs sont encore drapés à la romaine. Bientôt nous nous engageons sur une piste tracée au hasard des bananeraies et des cultures… au hasard ? Peut-être le tracé capricieux sert-il à dépister les mauvais esprits ? Les esprits auraient bien de la peine à arriver chez Mme Euphrasie par de tels méandres… Quelques femmes affectées au travail de la terre nous observent. Les hommes sont disséminés dans les collines, gardant les vaches. Les huttes, fort misérables, sont habitées par les serfs de la dame, qui fut jadis châtelaine féodale.
« Madame vous attend-elle ? me demanda mon interprète, M. Louis, mince, élégant, vêtu à l’européenne.
Non, l’occasion de venir s’est présentée à l’improviste.
– Peut-être est-elle absente… »
A l’orée des cultures confuses, nous trouvons bientôt un terre-plein illégal, négligé, mais ouvrant sur une admirable perspective de collines « jusqu’aux volcans ». On les voit aujourd’hui, car une grosse averse a nettoyé le ciel. Le nuage couleur d’ardoise a glissé vers le sud, laissant un sillage de ciel pur. Voilà deux des Birunga : le «Karissimbi », mot qui signifie « coquillage blanc », parce qu’il est parfois couvert de neige et s’effile régulièrement vers le ciel. Les disciples heureux de la secte de Ryangombe occupent, sur ses flancs, après la mort, de beaux pâturages… A côté du Karissimbi, voilà le Sabinio, ce nom veut dire : « les dents du grand-père » ; il est tout ébréché au sommet.
Et voici la demeure de Mme Euphrasie. Une paroi de bambous comme rugo, pas d’érythrine à l’entrée. Nous entrons, et nous nous trouvons devant la maison. C’est un pavillon carré en grosses briques et couvert de lourdes tuiles. La hutte de Murambi était bien plus belle et plus raffinée !
Mon guide a frappé à la porte, un portier paraît, vieillard vêtu de haillons en calicot, et muni de lourdes clefs. Il dit que Madame est en promenade, mais tout près de là. Il l’envoie aussitôt quérir par un des êtres à destination imprécise, clientèle de la dame, qui déjà se pressent autour de nous, puis se dispersent à une apostrophe virulente du portier. Nous irons à la rencontre de Mme Euphrasie par un sentier qui descend rapidement en direction du vaste horizon, puis tourne autour d’un ficus immense, noblement noueux, aux branches vigoureuses et tordues.
La châtelaine montait vers nous entourée de ses femmes. La jolie suivante n’était pas la… de petites servantes pouilleuses…mais la dame qui les dépassait de deux têtes, sans avoir l’élégance de sa toilette de visite, restait belle et bien mise. Les lourds colliers, le péplum violet d’évêque parfaitement drapé, la chemise blanche, le pagne rayé noir et blanc. La démarche de Mme Euphrasie semblait pénible, comme en Europe celle de certaines dames trop corpulentes, qui portent des souliers trop étroits et des talons trop hauts… Or je me souvenais des belles jambes pures devinées, grâce au fauteuil club chez M. 0…
Elle me reconnaît. L’interprète lui rappelle qu’elle m’a invitée à venir la voir. Elle regrette de n’avoir pas été prévenue… Nous nous dirigeons vers la maison. Elle appelle l’huissier en haillons, et la manoeuvre des clefs recommence. Elle nous introduit dans un minuscule vestibule éclairé par la seule porte… Je pense au hall bien meublé de M. Baranyenka… Comment cette dame-ci n’a-t-elle pas pu profiter des temps nouveaux? Pour tout mobilier, un coffre de bois poussiéreux Si Mme Euphrasie passe, comme elle l’a dit, ses matinées à ranger sa maison, elle oublie le vestibule… La dame préfère certainement ne pas nous introduire plus avant. Elle répète que « si elle avait été prévenue »…
Cherchons à reconstituer « sa journée » telle qu’elle l’a vaguement esquissée chez M. 0… Elle se laisse volontiers photographier, de face, de profil, et devant le vaste horizon. Puis elle donne « comme chaque jour » des ordres à son intendant
« Lui parlez-vous de vos troupeaux, madame ? Elle répond que ses troupeaux se trouvent en ce moment dans les collines éloignées.
Et les servantes auxquelles… vous enseignez la vannerie ?
-Oh elles sont absentes… Il n’y en a qu’une ici »
Une jeune fille à l’air ahuri est tirée de l’assistance des badauds-vassaux, la dame lui met en main un petit panier qu’elle s’est fait apporter, puis explique des choses en posant la main sur le fin tissu de paille…
« Mais les grands panneaux de vannerie, dont vous m’aviez parlé ?
– Il n’y en a aucun pour le moment.
– Et les arcs ? Et les enfants ?
– Les enfants ? ils ne sont pas là.
– Et les chansons que vous leur apprenez, pourrais-je les entendre ?
-La personne qui les connaît est absente… » Mon aristocratique interprète a transmis les demandes et les réponses avec un visage impassible.
Je me souvins du sourire de M. O… et je compris.
Mme Euphrasie m’avait fait le récit d’une journée de sa mère, châtelaine féodale. Mme Belle-vache-de-la-plaine se nomme aujourd’hui Euphrasie, boit le whisky et fume la cigarette, mais Mme Euphrasie est à demi ruinée, et inadaptée aux temps nouveaux. Les vaches, qui sont sa fortune, on les lui vole dans les collines éloignées où elles pâturent, et elle ne parvient plus à recruter d’abagaragu. Ses anciens serfs n’observent plus les conditions du contrat : deux mois de travail aux champs de la châtelaine en échange de la jouissance de deux vaches…
Cependant, même aujourd’hui, le propriétaire d’un troupeau de dix-huit vaches, habitant la colline même où elles pâturent, peut subsister sans travailler. Le travail de ses abagaragu suffit à faire produire ses champs et à multiplier son bétail Eh ! si son vassal ne remplit pas ses obligations, il saura durement l’y contraindre.
Mais Mme Euphrasie ? elle n’a plus le pouvoir de faire empaler son voleur, ni aveugler qui lui déplaît, ni couper les mains à qui lui désobéit. Son troupeau fond comme beurre à la poêle. Outre l’effritement par vol, elle est bien obligée de vendre du bétail pour subvenir à ses besoins et à ses désirs d’objets nouveaux : les lunettes en or, la montre en or… Chaque diminution du troupeau voit diminuer influence et fortune, comme autrefois, chez un noble qui aurait vendu un à un fermes et champs. Plus de bétail ? plus de puissance : misère, pauvreté. Fin de la féodalité. De sa splendeur de jadis restent à la dame le raffinement de son allure, son goût de la toilette et de l’autorité, un peu de terre, cette petite habitation mal tenue, et un arbre splendide, dont je lui fais compliment. « Il fut, me dit-elle, planté par mon grand-père. »
Elle est veuve. La plupart des grands chefs, ses contemporains, ont pu s’adapter. Ils deviennent chefs de collines, ils ont des plantations, de grands troupeaux qu’ils surveillent de près, ils visitent leurs domaines, conduisent leurs autos luisantes et remplissent souvent d’importantes fonctions administratives.
Mme Belle-vache-de-la-plaine est malheureuse. Elle regrette les temps anciens. Il lui semble inconcevable qu’un voleur de vache s’en tire avec un ou deux ans de servitude pénale.
Les hommes du Service Pénal passaient souvent devant notre bungalow, à Astrida. Un sergent de la force publique, vêtu de coton bleu, un fez sur la tête, les escortait. Les prisonniers, au nombre d’une trentaine, étaient affectés à l’entretien des routes. Parfois, le samedi, le sergent en détachait trois ou quatre pour tondre les pelouses dans les jardins des fonctionnaires. Pas de tondeuses, de larges couteaux ou machetas qu’ils manient comme des faux à manche court. Le sergent ne semblait pas armé. On m’assura que les criminels dangereux, meurtriers, incendiaires, sont enchaînés… Ceux-ci ? me dit-on, pourquoi se sauveraient-ils ? Ils seraient repris, à moins de se réfugier dans les marécages ou les forêts où la vie est dure et dangereuse. Ici, ils sont vêtus. Les vareuses marquées S. P. sont en meilleur état que leurs vêtements des collines. On les nourrit convenablement. L’Administration ne Peut affamer ses pensionnaires…
Les quatre, dans notre pelouse, ces vigoureux gaillards, quels étaient leurs méfaits ?
On interrogea pour moi le sergent : « Sais pas », répondit-il. Puis, il posa la question à ses prisonniers. Un colloque confus s’éleva. Enfin, on fut d’accord. Deux étaient condamnés pour vol de vaches, deux pour avoir lavé de l’or clandestin en forêt. Ils en avaient pour deux ans…
« Et alors ?
-Alors, me dit-on, sa peine finie, le voleur de vaches retrouve sa colline et sa femme, qui se sera bien arrangée pour que le produit du vol lui reste. Le voleur, dont le père fut vassal toute sa vie, pour le prix d’une seule vache trouve qu’il n’a pas payé trop cher sa proie aux belles cornes. La honte d’une condamnation n’existe pas ici. Le laveur d’or ? Sa femme ou son fils détient l’or, ou bien l’ont fraudé en Uganda, ou passé à un arabe receleur. Lui aussi achètera du bétail et.. »
Je réponds :
« Je trouve que si cet homme a lavé de l’or en forêt au prix de beaucoup de peine et de beaucoup de danger, cet or devrait lui appartenir. »
Le fonctionnaire à qui je disais cela se fâcha :
« Et la Société qui a affermé tout l’or visible ou non ? Qui donc y met travail et capitaux ? Vous trouvez juste qu’on lui enlève cela ? Que l’or finisse dans la poche des Arabes et des Hindous, au lieu d’aboutir à la Banque nationale ? Notre Gouvernement – et c’est nous-mêmes – fait les frais de routes, d’écoles, de services sanitaires… Allez donc un jour en tournée avec le directeur du « Bien-être indigène », vous verrez si on lésine !
– Bon, bon… mais quand même… Si un pauvre diable, courbé sur un petit torrent, finit par rassembler un peu d’or, il… »
Mais je pense au juge L… de Kitega. Deux faces, deux faces à chaque problème… je pense au colon optimiste : « On a bien avancé depuis trente ans. Regardez les jeunes filles du dimanche. »
Les jeunes filles… Une dame m’avait dit : « Vous allez en Ruanda ? J’y ai passé. Les jeunes filles y sont bien joliment coiffées. Les amazunzu leur donnent l’air de porter des toques en astrakan !… Quel dommage qu’on leur rase la tête dans les écoles ! »
… Quand M. directeur du « Bien-être indigène » a eu l’amabilité de m’emmener en tournée d’inspection il m’a permis ainsi de visiter les dispensaires en construction, les écoles agrandies, les fermes modèles, et les laiteries modernes…. Je me suis souvenue de l’histoire des amazunzu rasés en visitant l’école de Savé
« Quel dommage, ma Soeur ! Pourquoi abandonnent-elles leur jolie coiffure ?
– Nous le regrettons aussi, dit la Soeur, il nous a fallu raser les têtes lors d’une épidémie de typhus exanthématique dans la colline. Vous savez que les poux propagent cette maladie ? Alors, on a tondu tout le monde. Et quel savonnage ! Nous donnons maintenant des prix à celles qui évitent la vermine, et elles trouvent plus commode de se raser. Chaque fois que vous verrez une région de têtes rasées, vous pourrez conclure à une épidémie récente… Voyez les travaux de nos écolières ! Elles ont à peu près le niveau des fillettes de leur âge en Europe. Dans leur langue, évidemment… Venez voir maintenant nos champs et nos cultures. »
Sous les ordres d’une vigoureuse Soeur agronome, une trentaine de filles travaillaient à défoncer un champ à la houe. Ces minces fillettes… ce dur labeur… Au repos, à un signe de la surveillante, elles déposaient le lourd instrument de travail, récitaient, debout, des prières, se signaient, puis reprenaient la houe.
« De ces filles, m’explique-t-on, quelques-unes resteront au couvent. Mais jamais elles ne font de voeux pour plus d’une année. Elles retournent à la colline dès qu’elles le désirent. A la colline, elles sont toutes vouées aux travaux des champs. Si elles laissaient la houe pendant les années d’école, elles ne pourraient jamais la reprendre. Nous essayons de leur enseigner une culture intensive. La colline est surpeuplée, et la chacun dispose, exiguë. »
Je ne pouvais m’empêcher de penser : « Que ne les laisse-t-on dans leur colline et leur ignorance… Les faire travailler ici, comme des forçats, en rang !… »
En rentrant à la Mission, voici, affaissée sur le seuil, une vieille femme. Elle est couchée là comme un animal mourant, comme une pauvre vieille chèvre malade. La Soeur qui me conduisait l’interroge, puis m’explique le cas :
« Toujours la même histoire. Elle est au bout de ses forces. On va la conduire au dispensaire, la restaurer, lui donner des aliments… ensuite, elle retournera à sa hutte et mourra bientôt. Le sort des femmes est dur. Les vieillards ne sont pas maltraités, mais personne ne songe à leur adoucir la vie. Nous espérons que les filles que nous élevons et formons auront une part un peu meilleure… »
A la consultation, la Missionnaire qui pèse les bébés, et tente d’éduquer les mères, est bien vieille aussi. Elle s’occupe depuis quarante ans de l’enfance noire. Toujours dans les mauvaises odeurs, le tumulte des femmes braillardes, et les larmes de celles qui perdent leurs enfants.
« Au début, me dit la vénérable Missionnaire, au visage plus ridé qu’une pomme au printemps, au début, de quinze enfants, elles n’en élevaient que deux ou trois… Le nouveau-né mort était remplacé moins d’un an après par un autre bébé, qui mourait aussi, huit fois sur dix… Maintenant, ils vivent, et elles les nourrissent pendant trois ans, ce qui diminue aussi le nombre des enfants qu’elles mettent au monde. C’est lors du sevrage que la mortalité est encore redoutable… Haricots, jus de banane… Comment voulez-vous ? Mais nous avançons, nous avançons… beaucoup de mères sont en progrès… Sauf pour le lait de chèvre. En donner à un petit d’homme : impossible. »
Toutes ces femmes qui viennent à la consultation pour nourrissons travaillent leurs champs à la houe, un enfant au sein ou en gestation et trois autres culbutant autour d’elles. Et que dire du travail tenace des hommes ! Ces paysans noirs, pour nourrir leur famille, n’ont que leurs maigres bras et une houe. Des chèvres, quelques poules, un petit cochon noir. Tel qui possède une vache se trouve riche.
L’idéal des paysans Bahutus reste le bétail et la garde du bétail dans les grandes collines, pâturages d’herbe maigre, à perte de vue.
La vie des bergers se déroule sur un rythme autre que la vie des cultivateurs. La dénomination des heures est différente. Ainsi, dans les collines, huit heures du matin se dit « la matinée commence », mais pour les gardiens, c’est « conduisez-les-veaux-à-leur-mère ». Chez les cultivateurs, midi, c’est: « l’heure-où-les-femmes-ressentent-la-fatigue », mais les bergers, pour midi, diront « l’heure-de-conduire – Ies – vaches – à- l’abreuvoir » –
Mu mashoka…
Le soir, quand le bétail est rentré au kraal, les vachers, autour des feux, discutent sans fin les mérites des « armées bovines » et les aèdes chantent les poèmes consacrés aux vaches :
Elles étaient debout dès le chant du coq,
Le messager royal ne put se reposer,
Ni le pasteur reprendre haleine.
Elles firent se hâter le gardien des veaux,
Leur trépignement pressa le portier du kraal.