1. Fin De Kimenyi Getura Et Démembrement Du Royaume.

L’assassinat de Zigama doit se placer entre les années 1790 et 1800. Kimenyi lui survécut encore un certain temps pour s’éteindre, quasi centenaire, dans le plus profond dénuement et abandonné de presque tous les siens (vers 1805-1810).

A ce moment, son fils Mukerangabo gouvernait le Gihunya central ; son fils Kakira, le Migongo ; son neveu, Sebakara, le Mirenge (le Bwiriri y étant compris).
D’autres fils de Kimenyi avaient obtenu des apanages du vivant de celui-ci : Rusumbantwari – un groupe de collines ayant pour centre Nyabigega (enclave dans le Migongo de l’époque) ; Seburiri, la région de Butama (enclave dans le Gihunya) ; Bigondo, les collines Nyaminaga, Kibare et Gatare (enclave dans le Mirenge).

Après de laborieux pourparlers qui durèrent de la mort de Zigama à celle de Kimenyi, tous les représentants de la famille royale se mirent d’accord pour reconnaître comme Chef de la Maison (Umutware w’ umuryango) Mukerangabo, l’aîné des fils survivants de Kimenyi.
Ce fut Mukerangabo aussi qui prit la garde du Rukurura et qui exerça – tout à fait nominalement d’ailleurs – la charge de Lieutenant Général du Royaume, avec la qualification de Représentant du Tambour Royal. Le Code ésotérique exigeait en effet qu’à défaut d’un Roi, la place de celui-ci fut prise par le Tambour dynastique et qu’un Prince du sang le servit, avec des pouvoirs administratifs et militaires limités. Pour le reste, la succession à cette charge était déterminée par les mêmes règles que l’accession à la royauté, c’est-à-dire que le titulaire initial était libre de désigner pour héritier celui de ses descendants mâles directs qu’il jugeait bon. Mais, à défaut de ceux-ci, la succession pouvait passer à l’aîné des autres branches, pour s’y perpétuer. Ce dernier cas ne se présenta pas pour les Bagesera Bazirankende, la descendance de Mukerangabo n’ayant cessé de proliférer.

Au demeurant, le pouvoir effectif s’exerçait dans les diverses parties de ce qui avait été le Royaume du Gisaka par les princes souverains et par les apanagés (tous dérivant de la lignée royale, soit par Kimenyi IV, soit par son père Bazimya), sans que ces petits potentats tinssent le moins du monde compte de l’autorité théorique du Chef de la Maison et sans même qu’ils songeassent à constituer une force armée commune. Tout au plus peut-on affirmer que le Butama se trouvait compris dans le système défensif du Gihunya et le Bwiriri, successivement, dans celui du Mirenge et du Gihunya.

2. L’Avènement Et Le Règne De L’Usurpateur Rugeyo.
La souveraineté de Mukerangabo sur le Gihunya fut de courte durée. Son fils Muhangu lui succédait vers 1812, mais mourait bientôt à son tour, léguant le Tambour-Palladium du Gisaka, avec le commandement du Gihunya, à son deuxième fils : Ntamwete, dit « Ruhogo » (c’est-à-dire « brun-chocolat », allusion à la couleur du « taureau imfizi », le roi des bovins).

Dans le Migongo, Kakira, frère de Mukerangabo, disparaissait de son côté, après quelques années de règne, laissant ses possessions à son fils aîné : Mukotanyi. Mais à la tête du Mirenge, Sebakara continuait à se maintenir.
Ce fut peu après l’avènement de Ntamwete, dans les années 1817-1820 (le Mwami Yuhi IV Gahindiro régnant sur le Ruanda et un Mwami Mwambutsa régnant sur l’Urundi) qu’une catastrophe s’abattit sur la descendance de Kimenyi Getura, sous la forme d’une incursion d’aventuriers barundi, conduits par un certain Rugeyo, un borgne d’âge mûr et d’origine obscure, qui prétendait se faire passer pour Zigama, l’héritier légitime de Kimenyi.

Le vieux chef du Mirenge, Sebakara, dont les rapports avec la descendance de son oncle Kimenyi avaient toujours été tendus et qui vivait dans l’appréhension d’une attaque brusquée de la part du Gihunya, semble avoir grandement facilité le succès de Rugeyo.

Aussitôt qu’il eût appris son approche, Sebakara lui dépêcha (dans l’île Masane, entre le lac Rugwero et le lac Sake) son homme-lige, Rwamigongo, porteur d’offres d’alliance et de soumission. En même temps, il s’empara par surprise de l’enclave de Kibare, apanage d’une branche cadette de la lignée de Kimenyi (celle de Bigondo).

Ayant opéré la jonction de ses forces avec celles de Rwamigongo et de Sebakara, Rugeyo laisse sur sa gauche le Mirenge et se dirige, à marches forcées, vers le centre du Gihunya. Quelques jours après, n’ayant rencontré qu’une très faible résistance de la part des troupes du jeune Ntamwete, il se fait proclamer roi à Murema (résidence des derniers Bami du Gisaka), en présence de Sebakara, de Rwamigongo et de nombreux transfuges, tant du Gihunya que du Migongo. Au même moment, des pluies diluviennes mettent fin à la mortelle période de sécheresse qui sévissait hors de saison, depuis des semaines, sur l’ensemble du Gisaka. Il n’en fallut pas plus aux populations pour voir dans cette coïncidence un signe du Ciel attestant l’origine royale de l’inconnu qu’elles venaient de se donner pour chef et un enthousiasme délirant s’étendit à tout le pays.

Ntamwete et les siens ayant cherché refuge auprès du Mwami du Ruanda (lequel leur accorda de riches terres dans le Buganza), Mukotanyi, chef du Migongo, s’empressa, de son côté, de se réfugier au Karagwe. Rugeyo avait ainsi le terrain libre. Pourtant, il ne tarda guère à compromettre son succès. Loin de songer à instaurer au Gisaka une ère d’apaisement et de concorde, il se complut dans une vie d’orgies et de rapines. Il commit aussi l’erreur de ne pas suffisamment tenir compte de la sourde opposition des Bazirankende demeurés dans le pays ; celle d’exploiter sans vergogne son principal soutien Sebakara ; celle enfin de ne pas ménager, comme il l’aurait fallu, les Barundi qui composaient sa troupe personnelle. Il finit par livrer plusieurs de ceux-ci au bourreau, pour des motifs futiles et l’on rapporte que l’un d’entre eux, avant de rendre l’âme, eut le temps de divulguer l’identité réelle de l’imposteur, en l’appelant «fils de Samandari ».

La fin de Rugeyo demeure obscure. Il est probable qu’il fut occis par l’un de ses familiers. Sa mort coïncida avec celle du Mwami Yuhi IV du Ruanda. Elle doit donc se placer vers 1830.
Son règne n’avait duré qu’une dizaine d’années, mais au lieu de concourir à la réunification du Gisaka, il en précipita la décomposition, car il avait multiplié les haines, accumulé les ruines et désorienté les esprits.

Organisation administrative et militaire du Gisaka après la disparition de Rugeyo.

A peine l’usurpateur disparu, Ntamwete et Mukotanyi rentrèrent dans leurs provinces. Ils y furent accueillis en libérateurs.., bien qu’ils n’eussent rien fait d’autre que de vivoter dans l’exil, en flattant des souverains étrangers. Mais le peuple aspirait à ce qu’ils semblaient représenter : l’ordre dans la légitimité.
Quant à Sebakara – probablement supprimé au titre de l’épuration civique – on n’en entendit plus parler et c’est son fils Rushenyi (fils d’un second lit) qui fut admis à présider aux destinées du Mirenge. Celui-ci conservait l’enclave de Kibare (qui tombait au rang de sous-chefferie, avec Rukikampunzi, petit-fils de Bigondo) mais il perdait définitivement le Bwiriri au profit du Gihunya.
A la même époque, les enclaves du Butama et de Nyabigega descendaient, elles aussi, au rang de sous-chefferies. Dorénavant, le Gisaka ne sera plus constitué que par trois principautés autonomes, chacune d’un seul tenant: le Migongo, le Gihunya et le Mirenge.
Les tendances de réaction centralisatrice qu’on observe à cette époque au Gisaka ne se cantonnent pas sur le plan administratif ; elles influencent aussi considérablement le domaine militaire.

A la différence de ce qui se passait depuis des siècles au Ruanda (Organisation de l’armée ruandaise : L’abbé Kagame a consacré à l’armée ruandaise quelques lignes caractéristiques dans un article intitulé « La Poésie du Ruanda », paru dans la Revue Nationale (n° 191 du 1-7-1949, page 208) et ce même auteur vient de terminer une étude capitale sur les normes de la vie publique du Ruanda ancien, où le « Code Militaire » tient une place importante) et malgré la réforme organique introduite au début du XVIIIe siècle par le Mwami Ruregeya, l’armée du Gisaka dans son ensemble, n’était encore ni permanente, ni héréditaire.

Le Mwami du Gisaka possédait sa Garde personnelle et, de plus, il recrutait dans chaque province le contingent de miliciens nécessaire à la défense des frontières. Ce contingent, très variable selon les temps, était encadré par des vétérans chargés de pourvoir à l’instruction militaire des recrues et à entraîner celles-ci au combat en cas de besoin. Il obéissait au Chef de la Province ou de la Marche dans laquelle il était cantonné.
Lorsqu’une expédition se trouvait en préparation ou quand l’approche d’un parti adverse était signalée, le Mwami faisait appel, dans chaque Province (à la fois circonscription administrative et militaire) aux clans, tant bahutu que batutsi, et ceux-ci lui fournissaient un nombre d’hommes adultes proportionné à l’importance numérique de chaque clan. Chaque troupe clanique se présentait avec son propre chef et était insérée, comme unité distincte, dans l’armée de sa Province. (Par exemple : abasita, abazigaba, abagesera du Gihunya ; abasinga, abazigaba, abungura, abagesera du Migongo ; abasita, abahondogo, abagesera du Mirenge).

Tous les banyagisaka connaissaient le maniement des armes et le pratiquaient continuellement à la chasse. Il suffisait donc, estimait-on, de leur inculquer une discipline rudimentaire et quelques notions de tactique. Pour le reste, on se fiait à la protection des Esprits favorables. Tel était le système militaire en vigueur au Gisaka sous les bami Ruregeya, Bazimya et Kimenyi Getura. Par la suite, ce système fut continué dans ses grandes lignes, tant par les principules bagesera qui succédèrent aux bami que par l’usurpateur Rugeyo.

Cependant, quant à la fin du règne éphémère de ce dernier, Ntamwete revint au Gihunya, il rapportait de son séjour au Ruanda une vive admiration pour l’organisation militaire de cet état et il s’essaya à doter son pays d’une organisation en tous points similaire. Dès lors, il fit subir des périodes d’instruction militaire régulière à tous les jeunes gens de sa principauté, en les groupant, non plus par clans, mais par subdivisions administratives ; il en forma ainsi des compagnies à recrutement territorial et il alla plus loin encore en proclamant que ces compagnies seraient héréditaires.

Les princes du Migongo et du Mirenge imitèrent son exemple, en hiérarchisant plus sévèrement et en stabilisant leurs armées respectives. Ainsi, à l’instar du Ruanda, le Gisaka tout entier se voyait nanti d’une hiérarchie militaire héréditaire qui venait se superposer (à l’échelon État) à la hiérarchie héréditaire pastorale (de l’échelon Famille).

Jadis, à chaque nouveau règne, les armées d’un règne révolu (il y avait toujours eu une armée par province, soit trois au total) changeaient de nom et la Compagnie royale (une seule pour l’ensemble du Gisaka) qui formait le pivot des armées, prenait sa retraite pour être remplacée par une nouvelle Compagnie d’élite, dotée d’un nouveau nom.

Ainsi, la Compagnie (ou Garde) royale de Kimenyi IV s’appelait «Imbogo» (les Buffles) ; la Compagnie d’honneur de Mukerangabo – « Abatishumba » (les Téméraires : littéralement «ceux qui négligent d’éviter les traits ») ; la Compagnie d’honneur de Muhangu – « impanzi » (terme à la signification mal définie qui pourrait bien signifier « les solides » ou « ceux qui résistent))). Ntamwete, au moment où il fut dépossédé par Rugeyo, n’avait pas encore créé sa propre garde d’honneur et, à son retour au pays, il reprit celle de son père (les impanzi), qui devait rester sa Garde personnelle jusqu’à sa mort.

Quant à la principale armée du Gihunya, il la baptise du nom de «Abarasarubaye» (en abrégé : «Abarasa»), c’est-à-dire « ceux qui décochent des flèches dès que les troupes sont déployées en ordre de bataille ». A cette époque, l’armée de Mukotanyi, principule du Migongo (auquel succédera bientôt son fils Mushongore), s’intitule « Abahilika»,c’est-à-dire « les culbuteurs)) et celle de Rushenyi, principule du Mirenge «Abadahigwa» c’est-à-dire « les insurpassables ».

Désormais, les guerriers des diverses provinces du Gisaka seront désignés par les noms de leurs armées respectives et, de nos jours encore, on appellera – par voie d’extension «Abarasa», les hommes du Gihunya ; « Abahilika», ceux du Migongo et « Abadahigwa», ceux du Mirenge ; tant et si bien que l’on trouvera ces noms inscrits jusque sur les bannières de la Mission de Zaza, pour servir de ralliement dans les processions religieuses (Abarasa, Abadahigwa, Abahilika – sont les noms d’armée qui passèrent à la postérité comme synonymes, respectivement, de « guerriers du Gihunya », « guerriers du Mirenge » et « guerriers du Migongo ». Cependant, à l’époque de la conquête du Gisaka par le Ruanda, ces armées n’étaient nullement homogènes, en ce sens qu’elles englobaient – chacune – plusieurs «compagnies » ou « corps d’armées » distincts, à recrutement territorial.

Il serait même, sans doute, plus exact encore de dire que, dans chacune, des 3 principautés du Gisaka, coexistaient à l’époque plusieurs corps d’armées autonomes et que dans les trois principautés, une partie finira par donner son nom au tout : le corps d’armée des Barasa au Gihanya, celui des Badahigwa au Mirenge et celui des Bahilika au Migongo. Quoiqu’il en soit, il est certain qu’au cours des dernières années du Gisaka indépendant, à côté du corps d’armée des Barasa, proprement dit, commandé par l’umusita Kabaka et de la compagnie royale impanzi que Ntamwete avait héritée de son père Muhangu, existaient au Gihunya d’autres unités militaires importantes : les Batangana, c’est-à-dire « les unis,( (compagnie qui existait déjà du temps de Muhangu), aux ordres de Cyangabo, fils de Muhangu et frère de Ntamwete ; les Imbungiramihigo (« ceux qui cherchent l’occasion d’exploits à raconter »), créés par Ntamwete pour son fils aîné Cyamwa ; Les Bajigayije (sens perdu), créés par Ntamwete pour son deuxième fils Rukaburambuga et les Indindababisha (« ceux qui bravent l’ennemi »), créés par Ntamwete pour son troisième fils Rwahama. De même, au Mirenge, existaient alors – à côté du corps d’armée des Badahigwa de Rushenyi – d’autres corps d’armée dont un au moins nous est connu : celui des Indengabaganizi (« ceux qui laissent derrière eux les hésitants »), commandés par l’umutsobe Nyamutezi, fils de Rukangirashyamba. Enfin, en ce qui concerne le Migongo, on nous a assuré que dans les dernières années de son indépendance, il comptait également plusieurs corps d’armées distincts, mais nous croirions plutôt qu’il s’agissait là de subdivisions régionales du corps d’armée des Bahilika. En voici la nomenclature :
1.Ababito(homonymes du corps d’armée ruandais, plus ancien) commandés directement par le Général des Bahilika, le mwega Kigongo de la colline Mareba ;
2.Abanyana, commandés par Rwabikinga, fils aîné du prince Mushongore, établi à Ntaruka ;
3.Abahizi, commandés par Rwagaju, deuxième fils du prince Mushongore, établi à Ntaruka ;
4.Ababanguye, commandés par Ruhurambuga, troisième fils du prince Mushongore, établi à Kankobwa ;
5.Abatarindwa, commandés par le mwungura Kimanzi de la colline Nyinya ;
6.Abadugu, commandés par le musinga Rwamasunzu de la colline Gasarasi ;
7.Impamarugamba, commandés par le mwega Rucuta de la colline Kirehe ;
8.Abataboba, commandés par le mugesera Mushumba de la colline Tomi ;
9.Ibyumaet
10. Urudahindwa, composés exclusivement d’abanyango(bahutu), commandés par le mugesera Bishansha de la colline Ruseke (près de Nyabimuri).
Ajoutons que Jean-Baptiste Murunganwa, fils du grand notable Kabaka (successivement général de Ntamwete, général de Rwogera et chef de province de Rwabugiri) affirme que l’unification des formations militaires au Gihunya et au Mirenge eut lieu immédiatement après l’annexion de ces deux principautés, au Ruanda, le Mwami Rwogera ayant décidé de placer tous les détachements mirengiens sous le commandement du prince Rushenyi, chef de corps des Badahigwa et tous les débris de l’armée du Gihunya sous le commandement de Kabaka, chef de corps des Barasa. Quant aux troupes du Migongo, c’est à leur réception dans l’armée ruandaise (après leur reddition en rase campagne au Mwami Rwogera) qu’elles auraient reçu la dénomination générale de Bahilika, d’après celle du corps d’armée qui avait été directement commandé par le dernier prince du Migongo, Mushongore).