Organisations Socio-Familiales De L’Ancien Rwanda ( Chap. XI, Art. 1 au 31)
La Vie Du Foyer Dans Son Milieu Social
1. Nous venons de décrire la vie du foyer, en fonction de l’éducation initiale des enfants. On comprendra facilement que c’est ici le même chapitre qui continue sous un autre titre. Tout d’abord, l’éducation du garçon n’est pas qu’initiale : elle doit se continuer dans un autre cadre plus vaste et plus compliqué que nous allons essayer de concrétiser. Ensuite, le chapitre IX, en décrivant le renforcement socio-familial à tous les échelons, n’a pas touché au foyer. Or il se fait que l’institution qui renforce le foyer est la même que nous allons voir achever l’éducation du jeune homme, et constituer même l’un des éléments les plus déterminants en éducation rwandaise.
I. Le contrat de servage. — Le servage terrien
2. Cette institution du Rwanda mérite d’être soigneusement décrite, car elle constitue un fait social de premier ordre. Si bien des auteurs ont parlé de cette institution, nous devons reconnaître que leur jugement était fatalement faussé par l’ignorance des organisations politiques de l’armée sociale et de l’armée bovine qui contrebalançaient le contrat de servage.
3. D’autre part, je désignais cette institution sous la dénomination de contrat de servage pastoral. On remarquera que j’ai abandonné ici le terme « pastoral ». Le motif en est que, en tâchant de systématiser les données, je me suis aperçu d’un fait nouveau : à côté du contrat de servage pastoral, il existe le contrat de servage terrien. D’où il résulte que la dénomination générique doit être : contrat de servage, tandis que les termes de pastoral et terrien indiqueront la détermination spécifique.
4. Dans la zone où est en vigueur le système dit Ubukonde = défrichage de la forêt, nous avons vu (chap. VIII, n° 7), que le roitelet accorde des lopins de terre cultivés ou cultivables, à des solliciteurs étrangers à la famille dont il est le patriarche. Nous avons également vu que ses subordonnés parents, peuvent installer des étrangers sur leur propriété du Bukonde (ibid., n° 8), et se constituer ainsi une main-d’oeuvre sûre et permanente. Ces solliciteurs investis de lopins de terre cultivables sont appelés Abaretwa, au singulier Umuretwa. Entre les descendants de ce dernier et ceux de son maître s’établit ainsi un système de relations hiérarchiques, qui peuvent se perpétuer, de génération en génération. Il n’y a, pour le descendant du Muretwa, qu’un seul moyen de devenir lui-même propriétaire Mukonde : c’est qu’un défricheur, au lieu d’abandonner sa propriété, la lui vende, puisque la propriété Ubukonde garde tous ses privilèges, aussi longtemps que le défricheur ne l’a pas abandonnée. Son successeur, dûment investi avant le départ du défricheur, acquiert lui-même la condition de défricheur (chap. VIII, n° 12, a). Voilà, en résumé, le contrat de servage terrien.
II. Le contrat de servage pastoral: Ubuhake.
5.Abordons maintenant le contrat de servage pastoral. Comme pour le Muretwa, le contrat ici est un engagement volontaire, par lequel une personne, appelée umukeza, au pluriel abakeza, vient se recommander à une autre personne d’un rang social plus élevé. Mais au lieu de solliciter un lopin de terre, le mukeza veut obtenir l’investiture de quelques têtes de gros bétail.
6. Le cérémonial exige que personne ne vienne se recommander lui-même à son futur maître. Pour les mettre en contact : gusohoza-= recommander, littéralement : faire arriver, il faut qu’un homme déjà connu du futur maître, l’un de ses serviteurs ou non, intervienne. Cet intermédiaire qui présentera le mukeza, s’appelle umusohoza = entremetteur. Le cérémonial de présentation est assez simple : l’entremetteur prend le futur maître à part, lui annonce qu’il a un protégé à lui présenter. Il appelle le futur serviteur et le présente : « Le voici, dit-il ; puisque son cœur l’a tourné vers vous et qu’il vous a si estimé qu’il a décidé de se recommander à vous, vous ne manquerez pas de lui payer cette confiance en comblant ses voeux : Uzamukize: fasse le ciel que vous l’enrichissiez!
7. Cette cérémonie achevée, le nouveau protégé devient umukeza effectif : un serviteur-postulant. Il peut se faire qu’il soit présenté, s’étant accompagné d’une cruche de boisson choisie. Il peut se faire également que cette offrande vienne ultérieurement et même se répète, durant le temps où il est en observation. Car le maître commencera par éprouver son postulant, pour voir le genre de services qu’il pourra rendre. S’il s’agit d’un homme à l’esprit alerte, de bonne mémoire et de bonne logique, il sera un précieux messager. S’il s’agit d’un Muhutu fruste, très dévoué certes, mais peu initié aux finesses de certains milieux où évolue la vie de son maître, on peut en faire un domestique, ou attendre de lui certaines prestations manuelles. Si le recommandé est encore enfant, ou un jeune homme d’agréable aspect, son maître peut lui confier le sachet à tabac = uruhago, au pluriel impago et sa pipe = inkono y’itabi, au pluriel inkono z’itabi, littéralement : marmite à tabac.
8. Le postulant était umukeza le premier jour et durant peut-être la semaine suivante. Mais cette dénomination qui souligne la récente présentation, sera vite délaissée. Dès que l’entourage du maître est déjà habitué au nouveau venu, et qu’il s’agit d’un postulant sérieux, il est appelé umuhange, au pluriel abahange = serviteur non encore investi. Ce mot se rattache au verbe guhangaza, qui signifie être en attente d’aller se désaltérer, en parlant des vaches.
9. Le postulant devient umugaragu, au pluriel abagaragu, dès que son maître = shebuja (littéralement : son père-de-service) lui a octroyé une vache. Cette première vache obtenue est appelée inka y’igiti, au pluriel inka z’ibiti. La signification étymologique en est : vache du bois ; peut-être par allusion à telle branche verte de certains arbres ou arbustes dont sont munis les investis, pour conduire leur fief bovin chez eux.
10. Les circonstances de l’investiture sont très simples : le chef de foyer en a conféré d’abord avec sa femme ; ils ont décidé de consacrer le contrat par l’octroi d’une vache, car le postulant donne pleine satisfaction. A un moment donné, des serviteurs arrivent avec une vache qu’on leur a ordonné d’amener. Le chef de foyer est assis sur son siège dans l’entrée de sa maison ; les serviteurs présents se tiennent dans la cour précédant la case. Puis le maître appelle le postulant par son nom et lui dit : « Voilà la vache que je vous donne ! »
11. a) Immédiatement tous les assistants se lèvent, arrachent des feuilles et brindilles de ficus poussant le long de la palissade, et viennent les déposer sur les pieds du maître, en déclamant des odes guerrières. Ils expriment ainsi les remerciements au nom de leur collègue investi (chap. V, n° 19). Ce dernier a lui-même accompli le geste, en déposant, aux pieds de son maître, quelques feuilles que l’un de ses collègues lui a données. b) Le nouvel investi profitera du premier instant libre pour se glisser délicatement auprès de la femme de son maître, afin de la remercier. Il sait, en effet, que sans elle, le maître n’aurait rien décidé. Notons, en effet, que les postulants épuisent tous leurs efforts au service de la femme, sachant qu’elle fera décider l’investiture plus sûrement, et plus rapidement.
12. a) De cette première vache obtenue, le bénéficiaire doit faire cadeau à sa mère ; au titre de inka y’umugongo = littéralement : la vache du dos, parce que les Rwandaises portent leurs bébés au dos. Le bénéficiaire doit rentrer chez lui, pour gucyura umunyafu ; du verbe gucyura = faire entrer ; et du substantif umunyafu = branche fraîchement coupée, ou tige d’un arbuste quelconque ; par allusion au cérémonial auquel nous avons fait allusion (n° 9) suivant lequel la vache était acheminée vers l’habitation de l’investi. La signification réelle du mot, évidemment, n’a pas d’autre sousentendu que le fief bovin obtenu. b) Une fois la vache arrivée chez le bénéficiaire, ce dernier, s’il est marié, accomplit l’acte conjugal dit kwakira umunyafu = agréer l’obtention du bénéfice bovin. S’il n’est pas marié, ses parents accomplissent cet acte.
13. a) Un second bénéfice, par opposition à inka y’igiti, se dit guheta = investir une secondefois. b) Toutefois, les bénéfices isolés peuvent être collectivement désignés par la dénomination inka z’ibiti, par opposition au bénéfice massif de tout un troupeau. Dans ce dernier cas, on dira que le bénéficiaire yaremewe = on a créé en sa faveur.
III. Les intérêts socio -familiaux dans le cadre de ce contrat.
14. Nous ne devons pas ici nous arrêter à l’aspect économique de ce contrat, vu le sujet dont traite cette monographie. Nous n’en soulignerons que le seul aspect socio-familial. Il est évident qu’un serviteur = umugaragu (l’engagé par contrat de servage), intéressera, de deux façons différentes, le patron qui l’investit. Si le serviteur est un Muhutu, ses services répondent aux besoins économiques de son maître. Tandis que si le serviteur est un Mututsi, il sera un instrument d’influence, dans le domaine social et politique.
15. Un Hamite qui se recommande à un autre plus fort, en effet, ne vient pas mettre sa simple personne au service de son maître. Il a lui aussi très souvent ses propres Bagaragu. En tous les cas, il traîne derrière lui un réseau d’alliances aux visées d’ordre politique. Tel groupe donné de Batutsi, nous l’avons exposé brièvement plus haut (chap. IX, n° 24), s’enchaîne à une ramification plus ou moins puissante d’alliés, ayant comme but de leur association, leur renforcement réciproque dans la vie politique !
16. a) Que recherche le Muhutu qui vient se recommander en contrat de servage pastoral ?Il veut certes obtenir quelques têtes de gros bétail ; mais il y a encore plus : il vient se chercher un patron, dont la nature se définit par la signification du nom qui le désigne : Première personne : data-buja = mon-père-de-service (et notre-père-de-service). Deuxième personne : sho-buja = ton-père-de-service (et votre-père-de-service). Troisième personne : she-buja = son-père-de-service (et leur-père-de-service). b) Il faut noter que si le terme umugaragu traduit bien : lié par contrat de servage, l’opposé ne peut pas être shebuja ; cette forme n’est vraie qu’à la troisième personne. Je ne peux pas dire : mon shébuja, ni tonshebuja. Nous nous retrouvons en face du même terme avec sa nuance tout à fait particulière (chap. IV, n° 43 sq.).
17. En se recommandant à son maître, le mugaragu sait bien qu’on attendra de lui n’importe quel service. Il devient l’homme à tout faire, au service de ce foyer dont il a obtenu le bovidé désiré. Mais en compensation, il attend le soutien, en domaines variés, de la part de son maître. En plus de la vache obtenue, on ne saurait déterminer exactement les subsides accordés sous forme de vivres, de vêtements, de houes, au fur et à mesure que le serviteur en aura besoin. Il appréciera la bienfaisante influence du contrat intervenu, surtout en cas de malheurs dans son foyer : on ne peut s’imaginer ce qu’était un serviteur fidèle, devenu comme un membre du foyer.
18. a) Quant à la protection que le mugaragu pouvait attendre du shebuja, il faut noter qu’il y avait également le chef d’armée (chap. IX, n° 41) qui avait la fonction de protéger ses subalternes. Or n’importe quel mugaragu que l’on puisse s’imaginer, était, en plus de son contrat, un subalterne de quelque chef d’armée. Il en résulte donc que si le maître en contrat de servage pouvait protéger son serviteur, il n’était ni le seul, ni le principal à s’acquitter de ce devoir. b) C’est pourquoi il importe de relever ici l’usage que bien des auteurs ont fait de l’axiome : imbwa ntitinyirwa imikaka,itinyirwa shebuja = le chien n’est pas redouté pour ses crocs, mais il l’est à cause de son maître. — Nous devons rappeler que la signification réelle du proverbe ne coïncide pas exactement avec l’application qu’on a voulu lui imposer. Le contenu formel de ce proverbe embrasse cette vérité universelle : Qui s’attaque à un subalterne, provoque ainsi son supérieur ! — Cette vérité est applicable aussi bien au maître d’un chien, qu’au chef d’armée ; au maître en contrat de servage, qu’au père qui défend sa femme ou son enfant. Il est de plus applicable à n’importe quel cas analogue, même en dehors de la culture rwandaise. On ne peut donc en limiter l’application à la seule institution de contrat en servage, sans en fausser en quelque sorte le sens véritable. Cet axiome se complète par un autre dont l’application est identique : ukubise imbwa aba ashaka shebuja = qui frappe un chien, provoque ainsi son maître.
19. Que recherche un Hamite qui vient se recommander en contrat de servage ? On se tromperait, en croyant que quiconque vient se recommander à un plus fort que lui, le fait nécessairement pour obtenir des vaches. Un Hamite possédant des centaines de vaches va placer quelques-uns de ses enfants auprès de chefs, socialement plus élevés. Il est évident qu’il ne recherche pas tant les vaches, ni même la protection dont nous venons de parler. En fait de protecteurs, il ne peut en manquer : riche en bovidés, il est certainement connu et personne ne se permettrait de l’attaquer inconsidérément.
20. Mais ce qu’il a en vue, c’est surtout mettre dans l’embarras ses propres supérieurs, et parer à tout danger de destitution préjudiciable. Puisqu’il a beaucoup de vaches, il a beaucoup d’envieux ; beaucoup de gens seraient heureux de s’emparer de ses dépouilles. Or, un accident de ce genre est si vite arrivé dans le Rwanda ancien, lorsqu’une clique puissante s’est mise en tête d’en trouver ou d’en fabriquer. Une délation savamment concertée crée un désaccord grave entre l’intéressé et tel supérieur dont dépendent les bovidés. Si le supérieur est unique, la saisie est complète : aucune vache ne sera exceptée, puisque toutes relèvent de cette unique autorité.
21. Or il en va autrement, si l’intéressé s’est recommandé lui-même, ou a placé ses enfants, auprès de plusieurs maîtres. Dès que l’un d’eux entre en conflit avec lui et prétend reprendre ses vaches, immédiatement le subordonné convoque ses autres maîtres pour l’assister et sauvegarder la partie du gros bétail qu’il a reçu d’eux.
22. Prenons en exemple le nommé NGABO ; il a 30 vaches, parmi lesquelles 12 sont de la catégorie appelée vaches du Roi ; c’est-à-dire propriété personnelle, dont il ne peut être dépossédé que dans quelques cas déterminés, très rares. Le reste de ses bovidés, à savoir 18, ont été obtenus du chef X. Or ce chef est entré en conflit avec NGABO : étant donné que ce dernier possédait déjà d’autres vaches, le chef X ne peut pas agir à sa guise : il doit porter l’affaire devant le tribunal compétent. Mais NGABO qui ne veut pas nier, alerte son chef d’armée, nommé Y. Celui-ci doit assister au procès. NGABO l’a informé du fait que les vaches du Roi, placées sous la direction de l’armée sont 23 ; de la sorte, son maître en contrat de servage, qui devait reprendre 18 vaches, sera peut-être content d’en recevoir 7 seulement. Le chef d’armée affirme que les vaches de son ressort sont 23, et NGABO le reconnaît. Il ne sera pas difficile de trouver un témoin bien instruit (voir chap. IX, n° 44-46), qui confirmera la chose.
23. Ce partage de vaches en deux catégories, celles dites du Roi et celles obtenues par voie du Buhake, se dit gucisha igikingisho hagati ; du verbe gucisha = faire passer ; puis du substantif igikingisho, au pluriel ibikingisho = pot en bois dans lequel on trempe le kaolin servant à oindre les tétines des vaches après la traite matinale, pour les protéger contre les mouches ; enfin de l’adverbe hagati = entre au milieu. — Faire passer au milieu le pot à kaolin = mettre d’un côté la part du roi (propriété inaliénable), et d’un autre côté la part revenant au maître en servage pastoral.
24. Comme on le voit donc, en ce cas, le chef d’armée a été complice : NGABO a caché des vaches sous son autorité. Mais l’inverse serait également vrai ! Supposons que NGABO se soit rendu coupable de certaines fautes politiques, par exemple, s’il a refusé de prendre part à la prestation de la palissade royale, ou de répondre à la mobilisation. En ce cas, la part de ses vaches dites du roi doit être saisie. Il en détient 12 sur 30. Que va-t-il faire ? Il va alerter son maître en servage pastoral, le nommé X. Il lui suggérera que le cheptel de son ressort totalise 25 vaches, au lieu de 18. Le partage étant fait, NGABO est libéré de son chef d’armée, que par surcroît, il a frustré !
25. Pensez-vous que cette opération terminée, NGABO va rester dans la situation aussi simplifiée ? Pas du tout : il serait alors en danger. Il cherchera le moyen de se recommander discrètement à un autre grand personnage, en vue de se ménager toujours une échappatoire, un moyen de cacher ses vaches et de les protéger contre une saisie totale. Voilà le point central que cherche, en général, le Hamite qui a l’air de solliciter une protection dont il n’a pas grand besoin.
IV. L’éducation complétée dans le cadre de ce contrat.
A. Chez le simple patron de servage.
26. Considérons maintenant le rôle de cette institution dans l’éducation complémentaire à laquelle elle donne lieu. Et précisons que tout individu aspirant à être quelqu’un dans la société, et par conséquent à être propriétaire vacher, se constitue, dès son enfance, umugaragu de quelqu’un. C’est dire qu’en pratique, la majorité des Rwandais s’engageait de bonne heure dans les liens de ce contrat.
27. Voici donc le jeune garçon, âgé au moins de 10 ans, qui est recommandé à son futur maître. La plupart du temps, il est placé auprès du maître de son père ; il ne fait donc que remplacer ce dernier, qui en profite pour vaquer librement à ses affaires. Ainsi l’enfant, tout en séjournant pour son propre compte, auprès de son maître, sauvegarde en même temps les intérêts de son foyer. En ce nouveau milieu, il est obligé de s’adapter à ses nouveaux camarades et de composer avec les autres serviteurs, même parfois plus âgé que son père. Or ces circonstances ne sont pas indifférentes : il y a un comportement de règle, dans la société, vis-à-vis de personnes qu’on rencontre, suivant leur âge. Et l’enfant qui n’a pas été obligé de mener la vie en ces milieux ne saura pas y évoluer plus tard avec aisance et tact.
28. En plus de ces contacts obligés, l’enfant doit recevoir une occupation particulière. Sera-t-il affecté à la garde des troupeaux ou au service domestique ? Chaque fonction a certes ses avantages. La fonction cependant la plus profitable est énoncée par l’adage : Shobuja ugukunda agushyira ku ruhago = Un patron qui t’aime, t’assigne son sachet à tabac. Il faut comprendre cette sentence qui a l’air de ne suggérer rien de profond. Le sachet à tabac (uruhago), cela veut dire la fonction de porte-pipe, qui accompagnera son patron partout où il se rendra. Va-t-il visiter un ami ou un autre personnage de son rang social ? Le porte-pipe est son compagnon inséparable. Se rend-il auprès de son propre patron ou à la Cour ? Son porte-pipe s’attache régulièrement à ses pas.
29. Ce serviteur, auquel on ne fera attention que lorsque son patron réclamera du tabac, observe tout, écoute tout ce qui se dit. Il assiste ainsi au déroulement de la vie sociale, propre au cercle de son maître. La formation qu’il s’assimile éclatera de temps en temps, lorsque les gens de la haute société discuteront certains sujets en sa présence. Une réflexion très juste, un beau mot décoché au bon moment, une réplique judicieuse ou très fine attireront l’attention des témoins étonnés ! Comment est-ce possible ! diront-ils ; n’aurais-tu pas, par hasard, avalé personne d’autre qui, de ton intérieur, s’exprimerait par ta langue ?
30. On dira de pareils éduqués : yegamiye inzugi= il s’est appuyé contre les cloisons ! — La formule est une locution technique, dont on se sert dans les circonstances narrées. Les cloisons dont il s’agit sont celles appelées justement inzugi, au singulier urugi, dont la rangée, dans la case, coupe la vue en face de l’entrée. Les serviteurs sont assis dans la partie accessible au public, entre cette rangée et l’entrée. Tandis que leurs maîtres causent de l’autre côté des cloisons, dans la pièce plus intime. Les serviteurs assis et appuyés contre les cloisons, s’instruisent sans en avoir l’air, en écoutant parler leurs patrons, à l’instar de professeurs. D’où la formule : Il s’est appuyé contre les cloisons ! C’est ainsi une méthode d’éducation explicitement reconnue et dont les effets sur l’ensemble de la société sont incalculables.
31. Revenons à l’adage : Un patron qui t’aime, t’assigne son sachet à tabac. Non seulement le porte-pipe acquiert cette éducation, cette initiation à la vie sociale en cours dans les cercles supérieurs, mais encore il entre effectivement en contact avec un monde varié. Le sachet à tabac est certes la propriété de son maître, mais il appartient pratiquement à tous ceux de ses amis, et aux personnages d’un rang plus élevé qui daigneront lui marquer leur faveur en lui demandant du tabac. Et le porte-pipe, auquel tout ce monde fait progressivement attention, s’habitue et se familiarise avec ses personnages. Que demain quelque difficulté surgisse entre lui et son patron, ou que ce dernier ne semble pas attentif à satisfaire toutes les ambitions du mugaragu observateur, le voilà bien armé pour tenter sa chance ailleurs. Il n’ira plus certainement faire sa cour à un patron égal à celui qu’il vient de quitter ; il montera plus haut : il ira se recommander au patron de son ancien maître ou à quelque autre de rang plus élevé. Il deviendra ainsi le collègue de son ancien maître. — Un patron qui t’aime, t’assigne son sachet à tabac.