V. La filiation et l’adoption.
35. a) Nous avons, déjà fait allusion (Chap. VII, n° 18) à certains principes suivant lesquels sont déterminées les règles de la filiation. Les enfants d’une femme ont pour père l’homme qui a accompli le cérémonial du mariage sur leur mère (soit en premières, soit en secondes noces), aussi longtemps que l’union matrimoniale n’a pas été révoquée. b) L’union matrimoniale est considérée comme révoguée, lorsque la femme a été définitivement répudiée = gusenda (chap. XII, n° 14) ; ou bien, lorsque la femme a quitté d’elle-même son domicile, et que son mari a réclamé et obtenu le remboursement des gages = gukworanura (ibid., n° 15). Dans les deux cas, il n’y a plus entre les deux conjoints, le lien coutumièrement légal du mariage. c) En dehors de ces deux cas, le mari reste le seul époux légal et père des enfants que la femme pourrait avoir, non seulement à la suite de relations coupables occultes, mais encore avec des hommes qui l’auraient épousée en secondes noces. Ces nouveaux époux en effet n’ont pas payé les gages coutumiers, car le père de la coureuse ne peut en demander à personne, pour une fille dont les gages du premier mari n’ont pas été remboursés. En conséquence, c’est se comporter en simple amant occulte, que d’épouser une femme dont le premier mari n’a pas reconnu la séparation définitive.
36. a) Nous avons déjà vu (chap. VI, n° 44) qu’une veuve qui reste dans le foyer de son mari défunt, enfante sous le couvert de ce dernier, quelles que soient les circonstances de relations coupables cultivées par elle. b) Il serait superflu, en conséquence, d’insister sur les enfants nés d’adultères, sous le toit du mari légitime. Ils appartiennent à ce dernier, sans aucune forme de contestation, ni de réclamation quelconque.
37. a) Les principes que nous venons de résumer, nous permettent de conclure que l’unité du sang au sein de la famille (chap. III, n° 14 sq.), dans la structure hamitisée du Rwanda, se base aussi bien sur la génération naturelle, que sur la volonté du groupe, qui s’incorpore des éléments étrangers. Il suffit que le groupe accepte, en son sein, tel individu déterminé, et que cet individu accepte toutes les conséquences de cette intégration dont il est l’objet, y compris particulièrement l’intérêt du sang (ibid.). b) L’adoption de certains enfants, tels que les bébés faits prisonniers avec leurs mères en expéditions guerrières (chap. III, n° 23) ou les enfants trouvés, se fondait sur ce principe. Leur père adoptif les mariait, leur octroyait le huitain comme à ses autres enfants : il en faisait vraiment les siens. c) Dans la même ligne, un homme qui n’a pas d’enfant, et risque de mourir déraciné (chap. XII, n° 48, a), reçoit de ses frères un fils qu’il adopte, qui devient son héritier ; cette donation d’un fils se dit gucikura = conjurer le déracinement. Pareil enfant ne prend plus part au deuil mené à la mort de son père naturel, car il est devenu le fils exclusif de son père adoptif. Lorsque ce dernier mourra, son fils accomplira toutes les cérémonies funèbres (chap. XII, n° 61 sq.), et complétera toutes les démarches, y compris, éventuellement, l’annonce officielle, à la Cour, du décès intervenu. Car le roi considèrera le fils adopté comme étant véritablement l’enfant de celui qui l’a enveloppé de sa paternelle bénédiction.
VI. L’éducation de l’enfant.
38. L’éducation initiale des enfants appartient à leur mère. Il n’est pas rare d’entendre à ce sujet le jugement des Rwandais : une jeune fille étourdie, aussi bien avant qu’après son mariage, un jeune homme peu initié aux comportement de son propre cercle social, tout cela est attribué en général à la négligence ou à l’incapacité de la mère, laquelle doit initialement éduquer ses enfants dans ce domaine. Il y a certaines acquisitions qu’il est impossible de faire, au point de vue attitude culturelle, au point de vue mentalité ou agissements, manière de se tenir et de converser, une certaine tournure de langage en son cercle social, si on n’a pas sucé tout cela avec le lait maternel. L’intéressé doit être à même de constater au fur et à mesure des circonstances, qu’il est bien armé en tous ces domaines, sans savoir depuis quand il y a été initié. Tandis que si l’on doit s’y exercer soi-même, ab ovo, alors il est trop tard, car ce sera toujours de l’appris. Il y aura toujours des traîtres-lacunes.
39. On aime à rappeler la différence, très souvent constatable à souhait, qui existe entre les enfants éduqués initialement par leur propre mère, — à condition qu’elle soit une femme forte, — et ceux éduqués, au même stade de la vie, par des servantes. Ce dernier cas se réalise trop souvent chez les chefs, chez les grands du pays. Dans la vie, les enfants initialement éduqués par leur mère sont plus hommes : ils ont un idéal dans la vie ; ils sont en conséquence plus pratiques et plus endurants. La persévérance dans l’effort ordonné à l’obtention de leur fin, et l’équilibre des qualités humaines, en font des hommes de valeur. Quant à l’enfant initié à la vie par une servante quelconque, il manque d’abord de préordination : ses réactions intérieures n’ont jamais été éduquées en fonction de son rang social, vu que la servante n’est pas du cercle. Sans caractère, ni perspicacité, ni courage, il est attiré par les bas instincts des plaisirs. Aussi répète-t-on souvent l’adage : uburere buruta ubuvuke! = L’éducation dépasse de loin le rang de naissance !
A. La jeune fille au foyer et avec ses compagnes.
40. On peut dire qu’à partir de l’âge de 8 à 10 ans, seule la jeune fille reste entre les mains de sa mère. Elle rend service dans la mesure où elle le peut, mais surtout elle est progressivement initiée à la tenue, à l’entretien du ménage. On ne peut ici détailler tous les éléments mis à contribution dans cette tâche d’éducation au foyer ; car nous devrions logiquement faire intervenir des aspects culturels, économiques et autres, ne relevant pas du sujet que nous traitons.
41. Bien plus, la jeune fille à partir de l’âge d’environ 15 ans, est de la catégorie dite umwanga-vu ; c’est l’éveil de la coquetterie, stade marquant l’époque de la puberté. A partir de ce moment, sa mère n’est pas la seule à l’éduquer ; les règles de la pudeur interdisent aux parents d’instruire leurs enfants touchant les choses sexuelles. D’où la jeune fille subira l’influence de ses compagnes de la localité. Si elle ne montre pas beaucoup de zèle à les fréquenter, sa maman l’y exhortera régulièrement : Tu es une sotte ! Pourquoi ne fréquentes-tu pas les autres jeunes filles ? (chap. V, n° 4). 42. Les jeunes filles de chaque localité, en effet, forment une espèce de groupe, un genre d’association ; elles s’en vont en troupe, d’ordinaire dans l’après-midi, pour chercher du gazon qui servira de litière tapissant les cases bien tenues. D’autres fois, elles passeront certaines journées à confectionner des nattes de jonc. Elles s’en iront également cueillir des tiges de papyrus dont l’écorce fournira du matériel de vannerie. Elles passeront d’autres moments à composer des chansons et à danser au rythme de leurs réalisations musicales. Mais toutes ces randonnées servent à un autre but que chacun sait et qu’il est inutile de préciser davantage : elles vont se livrer à la pratique qui les prépare au mariage. Par suite de cette pratique, qui doit commencer déjà au stade de prépuberté, les jeunes filles développent artificiellement leurs organes sexuels, de manière à atteindre la mesure voulue vers les 18 à 20 ans. La maman, étant donné qu’elle ne peut pas informer son enfant, la force à fréquenter les autres filles, afin qu’elles l’initient à cette pratique.
43. a) Trop tardivement commencée, cette pratique ne produit aucun effet sur le développement envisagé de l’organe. Or l’échec en cette affaire signifierait que la jeune fille négligente ne pourra guère plaire à celui qui l’épousera. Ceci explique souvent la rupture précoce de ménages dans ces cas où rien d’apparent ne laisserait deviner le motif du conflit. Le mari qui, pour l’ordinaire, n’en dira pas un mot, congédie sa jeune femme, parce qu’elle ne s’est pas préparée au mariage, en fréquentant les autres jeunes filles. b) C’est aussi le motif pour lequel les parents de la jeune fille s’opposent ordinairement au mariage précoce de leur enfant ; ils diront : « C’est une enfant trop jeune encore ! » Ils ne céderont, en ce cas, que si les parents du jeune homme pressé auront donné explicitement la garantie que le « manque de préparation » au mariage, dû non à la négligence, mais à la précocité des fiançailles, n’occasionnera pas de conflit. c) En ce cas, la jeune femme peut continuer la pratique en question, même après le mariage, mais elle ne pourra alors s’y livrer qu’assise sur une serpette, ce qui est censé préserver la vie du mari. Il est à remarquer, en effet, que le mariage consommé met fin à la dite pratique ; s’y livrer inconsidérément, serait un acte porte-malheur, pouvant provoquer la mort de l’époux.
44. Les jeunes filles nubiles = inkumi, d’une même localité, lorsqu’elles sont du même rang social, forment une véritable association, dont le but est de solenniser les mariages de leurs compagnes. Les parents ne peuvent s’opposer à ce que leur fille soit convoquée et s’en aille prendre part aux cérémonies nuptiales. Celle qui manquerait à ce devoir s’en repentirait au jour de son propre mariage : aucune jeune fille de la localité ne viendrait l’escorter. Ce serait la pire des hontes, car le fait montrerait ainsi publiquement que la jeune fille est d’un caractère peu sociable, n’ayant jamais réussi à vivre en amitié avec les jeunes filles de son âge, comme le demande la coutume (chap. VI, n° 2).
45. D’autre part, les jeunes filles sont renseignées, en ce qui concerne le comportement vis-à-vis du mari, par leurs compagnes nouvellement mariées. Une jeune femme reste, en effet, en contact avec ses compagnes d’hier et celles-ci recueillent une somme disparate d’expériences provenant de leurs aînées, sur la vie conjugale qui les attend. Bref, si la jeune fille est en principe entre les mains de sa mère qui doit l’éduquer et l’initier à la tenue du ménage, les éléments les plus déterminants de cette éducation dépendent surtout du groupe local de ses compagnes, encore filles comme elle, ou déjà mariées.
46. a) On comprendra facilement combien importante sera l’influence de ce groupe sur telle jeune fille, et sur sa vie future en son propre ménage, si elle a la chance d’être mise en contact avec des filles et des jeunes mariées sérieuses, femmes fortes, soucieuses d’en faire une femme heureuse ! Leur influence peut corriger ou améliorer l’éducation initiale du foyer. Si au contraire, le groupe est dominé par une mentalité moins bonne, moralement malfaisante, l’éducation initiale donnée au foyer sera affectée en conséquence, suivant le tempérament de chacune et le degré d’influences contraires qui s’exercent sur elle de par ailleurs. C’est ici un réseau de facteurs dont la complexité n’échappe à personne. b) Si nous montons ensuite sur le plan du foyer, ne perdons pas de vue qu’après le mariage de la jeune fille, un époux éclairé peut influencer, éduquer sa femme et réparer en quelque sorte les torts antérieurs. Tout comme un mari sans expérience peut influencer sa femme en sens contraire.
47. Notons enfin, que la mère instruit soigneusement sa fille des différentes coutumes et pratiques superstitieuses, et de diverses formes de divination ! Ne doit-elle pas veiller sur la santé et le bien-être de son mari et de ses enfants, en les enveloppant d’une sollicitude qu’ils ne sont pas à même de saisir dans toute son ampleur ? L’homme ne songe aux consultations divinatoires que de temps en temps : l’âme masculine est d’une insouciance proverbiale ! Quand on se vante d’être courageux, on n’est pas hanté par la peur du danger ! Quant à la femme, elle n’est pas sujette aux vantardises de ce genre, lors même qu’elle est réellement courageuse. Elle est toute amour pour son époux et pour ses enfants ; aussi doit-elle agir en conséquence dans un monde où l’intervention des esprits et la menace des forces supra-sensibles guettent le sort des humains. La mère de foyer doit veiller : c’est à elle que s’adresseront, avec succès d’ailleurs, les devins de toutes nuances, y compris les griots et surtout les griottes, et particulièrement si celles-ci sont passablement âgées !
48. La jeune fille, grandissant aux côtés de sa mère, est ici initiée non seulement par les discours, mais surtout par cette méthode en quelque sorte démonstrative. Sa mère lui obtiendra de ces opérateurs une série de charmes, aussi bien sous forme de potion que d’amulettes, de gestes symboliques et de formules magiques destinés tous à capter infailliblement le cœur du jeune homme qui viendra se fiancer à elle. Mais si la maman s’occupe ainsi du sort de sa fille, elle ne s’oublie pas : elle se procure également des filtres destinés à retenir pour elle seule l’affection de son époux. Sa fille n’ignore pas ce secret, puisqu’elle doit aussi savoir s’en servir à son tour, lorsqu’elle aura fondé son foyer. De cet ensemble résulte un complexe de crédulité extrême concernant le monde supra-sensible davantage chez la femme que chez l’homme. Il n’est pas rare d’entendre dire : « En fait de croyances et de pratiques religieuses et magiques, les hommes ne savent que des bribes apprises de leurs femmes. Celles-ci, étant jeunes filles, consacraient le meilleur de leur temps à s’y former auprès de leur mère, en fonction de leur futur mariage. N’est-ce pas à la femme qu’incombe le devoir d’être la providence du foyer sur tous les plans ? »
B. Le Jeune garcon au foyer : le passé revit dans l’intimité.
49. Arrivons-en maintenant à l’éducation du garçon. Chez les Hamites, il existe une série de vocables destinés à désigner l’âge du garçon. Ces vocables cependant, quoique provenant de la vie pastorale, ont une valeur plus étendue et peuvent être employés même dans le cas de n’importe quel enfant. Entre 1 et 3 ans, l’enfant est incuke = sevré. Entre 4 et 6 ans, il est au stade : ukulikira abandi mu nyana = qui accompagne les autres (enfants) à la garde des génisses. De 7 à 9 ans, il est umwana uragira inyana = enfant qui garde les génisses. De 10 à 14 ans, il est : umwana wililiza = enfant qui peut garder les vaches (toute la journée).
50. Dès que l’enfant a l’âge de raison, sa maman s’en occupe vraiment, mais sous un autre angle que pour la jeune fille. Examinez par exemple comment elle lui donne du lait ou de la nourriture ; elle le soumet à tant de cérémonies en cours dans la société de son cercle social. Si l’enfant agit autrement, la maman ne laisse pas passer la chose ; elle racontera également des histoires, des incidents désagréables dont Untel a été la victime, parce qu’il avait agi de telle manière dans la société ; parce qu’il avait avancé inconsidérément telle parole. C’est une somme d’impondérables en soi, mais qui donnent à l’enfant une initiation progressive et sans effort à l’apprétiation de la vie, à l’idéal social de son cercle, de son milieu naturel. Il arrivera une époque où l’enfant prendra contact avec le monde extérieur, et il se trouvera dans un milieu connu, dans une société dont il saisit et exécute parfaitement le jeu général. Tout cela est l’oeuvre initiale de sa mère.
51. Il existe également un autre aspect de l’éducation, surtout en milieu hamite. Lorsque l’enfant a fait une promenade, et qu’il rentre au foyer, sa mère lui demande la relation complète de sa randonnée, tout ce qu’il a pu observer, les personnes qu’il a rencontrées, les paroles qui lui furent adressées. Dès que l’enfant a terminé son rapport, alors sa mère le félicite, l’embrasse et lui donne, en guise de récompense, certaines douceurs que l’enfant aime. Les fois suivantes l’enfant fera davantage attention et s’habituera ainsi à observer, à coordonner tout ce qu’il voit, afin d’en donner un rapport plus logiquement disposé. Il arrive également qu’il y ait concours, en ce domaine, entre plusieurs enfants, ce qui attise leur émulation.
52. Il en va de même, lorsque le foyer a pu héberger un troubadour ou un conteur quelconque. On écoute bien les déclamations, et le lendemain soir les enfants sont invités à reconstituer les récits. Ici, évidemment, le rôle est présidé par le père des enfants, car les bardes ne sont pas invités par la mère de foyer. L’enfant qui a réussi mieux que les autres à reconstituer le récit, reçoit les félicitations de son père, qui l’invitera à boire quelques gorgées à sa propre gourdette. Quant aux enfants qui n’ont pas réussi, le père leur adresse un dédaigneux « espèce d’idiots ». Soyez bien sûr que si la fois suivante passe encore un barde, tous les enfants seront très attentifs et réclameront eux-mêmes, de leurs parents, la faveur de répéter ce qui a été raconté.
53. Notons une autre matière d’éducation qui a son importance dans la mentalité de l’enfant devenu adulte : les traditions familiales. En général, chaque Rwandais, quel que soit son milieu, connaît sa généalogie, celui-ci moins, celui-là plus. On y ajoutera en plus, dans certains cercles de la société, l’histoire de sa famille. Son père et ses oncles, durant des entretiens intimes, répètent ce qu’ils ont appris de leurs parents, au sujet de la vie antérieure du groupe. Sous tel règne, leur ancêtre fut ami de tel autre personnage, ascendant de tel groupe donné ; ils se donnèrent mutuellement des vaches et furent des alliés fidèles. D’où une tradition amicale = ubuzare, qui a persisté chez leurs descendants. Si l’un des membres de ce groupe est en difficulté, notre famille doit le secourir, lui prêter son concours, sous quelque forme que ce soit.
54. a) Par contre, sous tel règne, notre parent Untel a demandé une épouse à X, ancêtre de tel groupement ; mais l’épouse lui fut refusée : elle fut donnée à Y, et fut la mère de telle famille. A cause de cet acte marqué de malveillance, d’inimitié caractérisée, entre les descendants de X et nous, il existe une tradition d’attitude inamicale = ubwehe. Lorsque se présente l’occasion de leur nuire, notre groupe n’y manque pas. C’est ainsi que l’un de nos grands oncles Untel, fit perdre à l’un des petits-fils de X, un procès retentissant où sombra sa fortune bovine. Le pauvre homme avait accepté notre parent comme témoin, parce qu’il ignorait lui, que son ancêtre refusa une épouse à notre famille ; mais nous ne pouvons pas, nous autres, oublier ce fait. b) Lorsque nous étions jeunes, et que nous fûmes enrôlés dans telle compagnie de la Cour, nous y rencontrâmes des jeunes gens, de la descendance de X: nous n’entretenions pas avec eux des relations d’amitié.
55. En ce moment, l’enfant qui écoute toutes ses histoires, enregistre à son insu la matière de son futur comportement vis-à-vis de certains groupes sociaux, selon qu’ils lui furent décrits comme ayant une tradition amicale = ubuzare, ou une tradition inamicale = ubwehe. Il a retenu ces faits du passé : lorsqu’il s’agira de se fiancer à une fille (chap. V, n° 16), le discours rituel des misango retracera ces histoires de tradition amicale. Si par contre le groupe aux rapports de tradition inamicale vient un jour lui demander une épouse (parce qu’il n’existait pas chez ce groupe les mêmes motifs de retenir l’ancien refus), alors notre homme savourera le plaisir de leur payer enfin le refus jadis essuyé par son ancêtre. Il leur refusera lui aussi une épouse désignée par les oracles divinatoires, dans l’intention d’influencer en mal l’avenir du jeune homme qui prétendait devenir son gendre.
56. Tel homme tombe-t-il dans le malheur, dépossédé par ses supérieurs (chap. XI, n° 46 sq.), ou bien son troupeau ayant été foudroyé ? Non seulement ses parents et amis avoués rivaliseront de générosité pour reconstituer son cheptel, mais encore les gens auxquels il ne songeait pas, de tradition amicale l’inviteront d’eux-mêmes : « Comment, cher ami ! tu as eu ce malheur, et tu n’as pas pensé à venir me demander ma quotepart de reconstitution du cheptel perdu ? Lorsque tu viendras toi-même m’en parler, je te donnerai une génisse. Mais en attendant, prends donc celle-ci ! Ce n’est pas à toi que je la donne, mais à ton arrière-grand-père qui a fait à mon arrière-grand-père le don d’une très belle vache après une peste bovine qui avait complètement détruit la fortune de mon ancêtre. Tu n’y pensais sans doute pas, mais nous ne l’oublions pas, nous autres » (chap. XI, n° 52 sq.).
57. Un autre aspect de cette influence qui s’infiltre dans l’esprit réceptif de l’enfant, est la préparation des procès. Pour quelqu’un qui n’a jamais vécu dans les milieux que nous décrivons, la souplesse des Rwandais dans la discussion, et surtout dans les procès, restera inexplicable. Il y avait une série d’exercices pratiques, du moins chez certains groupes. Il se faisait ainsi que tel individu devenait un spécialiste, parce que, très fort en la connaissance des lois, il avait excellé dans la tactique et le maniement d’une dialectique éblouissante, à force de s’y exercer.
58. Il y avait des procès vrais dont on préparait les plaidoiries en commun ; mais il y avait également des procès fictifs, que l’on imaginait pour s’exercer à argumenter. Et les enfants étaient invités à y assister. Lorsqu’ils étaient assez initiés, ils pouvaient même assumer le rôle de plaideurs, de juges ou d’assesseurs. Le cas était très clair pour tous les participants à la joute : « Toi X, tu as 30 vaches. Moi Y, je te prends 14 vaches, affirmant que je te les ai données par contrat de servage. Si je t’en laisse les 16 autres, c’est parce que tu les as acquises par d’autres voies ; ceci n’est qu’un prétexte pour feindre devant les juges l’objectivité de mon action. Maintenant, tu peux porter plainte et nous allons plaider! »
59. Dans ces joutes, l’enfant s’exerce doublement ; d’abord au point de vue judiciaire, et ensuite au point de vue de l’éloquence, du raisonnement. Telle parole prononcée inconsidérément, donne lieu à des analyses qui acculent l’imprudent parleur à rester muet. Et l’enfant qui y assiste s’initie à cette attitude générale de prudence dans les paroles, qui déconcerte l’étranger non initié à cette mentalité. Lorsqu’on va parler, en certaines circonstances, il faut être absolument sûr que sa parole est absolue en elle-même et ne peut donner prise à un enchaînement ultérieur. Ou bien si cette parole est susceptible de s’enchaîner à d’autres idées, celui qui parle doit avoir prévu une équivoque ou une direction indifférente à donner à ses paroles, de sorte qu’il aura toujours une échappatoire valable.
60. a) Tous ces exercices, toutes ces influences diverses s’opérant dans le milieu où l’enfant prend conscience de sa vie commençante, constituent un complexe inextricable de ferments, dont est façonné la vie psychique qui se précise en lui. Cet ensemble explique également la psychologie familiale (je ne dis pas du foyer). Chaque famille (Umulyango) a son comportement particulier, très caractérisé et connu de tout le monde ; (chap. XI, n° 34). b) « Vous êtes lié à un Untel, membre de telle famille?» vous demandera-t-on ; « Eh bien, attendez-vous à ceci et à cela dans telle circonstance de vos relations ! » c) « Untel va plaider ? Oh! cela va de soi ! Dans la famille, c’est devant les tribunaux que se déroule la vie normale de leur monde ! Lorsqu’ils ne plaident pas, ils en deviennent malades ! » d) « Vous êtes ami de X, ennemi mortel de son cousin Y ? Un bon conseil : ne prenez pas parti pour votre ami X. Dans leur famille, pareils conflits sont des incidents de la vie courante. Mais gare à vous si vous manifestez une attitude quelconque d’hostilité à l’égard de l’un des adversaires ! Ils oublient immédiatement leur propre conflit, comme par enchantement, et ils se liguent contre vous ! »
61. Toutes ces constatations sont en général exactes ; le groupe pris dans son ensemble a été fort bien observé par le public : il doit y avoir ainsi, à la base de l’éducation familiale, des éléments communs de tradition, qui façonnent la mentalité de toute la famille. Tel individu, pris à part, peut constituer apparemment une exception, à cause des influences extérieures auxquelles il a été soumis, mais si vous le replacez au sein de son groupe, vous constatez justement que l’exception, souvent partiellement telle, ne fait que confirmer la règle.
62. Ajoutons ici une exception qui peut se produire dans cette éducation. Il peut arriver que le rôle de la mère soit prépondérant dans l’influence exercée sur les enfants. En ce cas, l’enfant grandira et se confirmera dans la mentalité propre à la famille de sa mère. Le fait de contracter le comportement de la famille maternelle, se dit ubukurura-mweko. Du verbe gukurura = traîner derrière soi ; et du substantif umweko = ceinture féminine (servant à serrer autour des reins le vêtement des femmes mariées). Le mot composé : ubukurura-mwekoa le sens général de qualités ou défauts qui se sont accrochés à la ceinture de la mère, lorsqu’elle s’en allait fonder son foyer.
63. a) Prépondérante ou non, l’apport de la famille maternelle modifie réellement et même fatalement la mentalité familiale de chaque groupe. Le rôle de la mère, qui pose les fondements de la vie sociale de son enfant, ne se limite pas simplement à l’éducation culturelle, au comportement propre à tel cercle donné dont relève le foyer. La femme arrive avec son propre complexe de mentalité, constituant sa vie psychique, et c’est par ce complexe qu’elle influence son enfant. Toutefois, si l’influence de la mère n’est pas trop prononcée dans les comportements de l’enfant devenu grand, on ne parlera pas de ubukurura-mweko. b) Ce terme et la réalité qu’il exprime, quoique comportant une nuance péjorative, peuvent parfois constituer la meilleure issue dans l’éducation de l’enfant. Loin d’en rougir, il en sera fier si l’apport de sa famille maternelle s’est affirmé en qualités.
64. Tout ce qui vient d’être dit se rapporte, en principe, à tous les enfants, à quelques races et à quelque milieu qu’ils appartiennent. Toutefois, chaque milieu, au sein de chaque race, éduque ses enfants d’une manière proportionnée à ses idéaux et à ses moyens, dans le cadre de son cercle social déterminé. Ces éléments d’éducation, quoique applicables à tous, seront tantôt plus poussés, tantôt moins accentués, au stade qui nous occupe, suivant la situation sociale réelle de chaque foyer, considéré dans l’apport traditionnel de la famille, aussi bien du père que de la mère. L’apport traditionnel est plus déterminant que la situation sociale du foyer, cela est évident. Ainsi un nouveau riche, sera pour lui-même une espèce d’anomalie, si sa position actuelle n’est pas encadrée par un ensemble d’éléments positifs et d’éléments aussi impondérables, qui lui permettent de s’intégrer dans des cercles sociaux lui convenant, et d’éduquer ses enfants dans le cadre de sa nouvelle situation.