B. Chez Le Chef D’Armée

32. Nous venons d’analyser le cas d’un serviteur s’étant fait recommander en vertu du seul contrat de servage. Arrivons-en maintenant au cas où la recommandation s’effectue dans le cadre de l’armée sociale. Le jeune homme qui se présente n’est plus un simple serviteur : c’est un Hamite, destiné au service guerrier. Il est enrôlé dans une compagnie soit chez le chef d’armée, soit chez le roi. Il pourra recevoir inka z’ibiti (n° 13, b) consacrant le contrat engagé, ou bien des vaches au titre de récompense qui n’entrent pas en ligne de compte pour le Buhake. Le nouveau milieu dans lequel l’enfant vient s’intégrer, les exercices auxquels il est soumis, la mentalité dont son esprit doit être imprégné, tout cet ensemble a une influence profonde dans l’éducation du jeune homme. Aussi reconnaîtra-t-on, sans aucune difficulté, dans les relations courantes, une personne qui aura été enrôlée dans une compagnie quelconque, et qui aura été soumise à tous ces exercices. Pareil individu a une manière de juger, un comportement général, marqué au coin d’une formation plus ordonnée, plus poussée.
33. Or, un autre phénomène se manifeste, du fait de l’enrôlement de ces jeunes gens dans les compagnies guerrières. Ils doivent y séjourner dès l’âge de 12 ans, jusqu’à 30 ou 35 ans et plus. Mais le fait d’avoir été enrôlé dans une compagnie appartenant à telle armée sociale, marque le jeune guerrier d’une manière spéciale. Car chaque armée sociale a un esprit particulier, en tant que collectivité. Une personne prise à part peut être elle-même ; mais à considérer cet individu dans le cadre de sa collectivité guerrière, on doit constater une mentalité générale, caractérisant ce groupe.
34. En parlant de la mentalité des familles, je me suis gardé de donner des exemples précis, car on comprendra facilement que la matière est délicate. Les exemples généraux que j’ai indiqués s’appliquent certes à des familles précises, mais je ne pouvais les désigner explicitement (chap. X, n° 57). Il n’en est pas de même en ce qui concerne l’armée ; je puis me permettre quelques exemples précis, d’autant plus que ces organisations ne sont plus effectivement en activité. Je note ici les observations, telles qu’elles me furent données :
35. a) Sous MUTARA II Rwogera, qui mourut vers 1853, fut créée l’armée inzirabwoba(les Sans-peur). Cette milice fut formée par la Reine-Mère, qui la fit vraiment sienne, même après en avoir investi son jeune fils Nkoronko. Ce dernier épousa Murorunkwere, laquelle, à la suite d’événements qu’il serait trop long de raconter ici, devait régner avec son fils Kigeli IV Rwabugili. b) A l’imitation de la Reine-Mère précédente, Murorunkwere forma également une milice appelée Impamakwica (Massacreurs attitrés) ; en même temps que son fils créait sa garde appelée Ingangurarugo (Assaillants d’avant-garde). c) Remarquons donc que la nouvelle Reine-Mère avait été femme du prince Nkoronko, et par conséquent dans l’ambiance de l’armée Inzirabwoba. Lorsqu’elle devint Reine-Mère, cette milice continua à s’attacher à elle ; ce fut parmi ses membres que la Reine-Mère choisit les instructeurs de sa propre armée-sociale Impamakwica. d) En même temps, la garde du jeune Roi, ingangurarugo, se trouvait fatalement dans la même ambiance : la Reine-Mère exerçait sur elle une grosse influence. Bref, les deux nouvelles milices se trouvèrent imprégnées de la mentalité déjà en cours au sein de l’armée inzirabwoba.

36. Or donc, cette dernière milice fut formée par une femme toute-puissante, intrigante au plus haut point, et dont la volonté était la loi, pour tout le pays. L’armée créée par cette Reine contracta l’habitude des délations et de petits clans hostiles les uns aux autres. Et puis (autre aspect de la mentalité féminine), lorsque deux personnes ou deux groupes se trouvaient en conflit, de petites trahisons s’amorçaient. Des secrets livrés inconsidérément aboutissaient à des convocations, à des rassemblements où l’on étalait tout, en vue de réconcilier. Chose curieuse : ces mêmes personnes, en dehors de leur milieu guerrier, devenaient normales et se comportaient comme n’importe quel Mututsi de leur rang. Mais une fois que l’incident était sur le plan de leur milice, alors tout changeait de couleur.
37. a) Cette mentalité fut partagée, à des degrés divers, par les deux milices qui furent soumises à l’influence des Inzirabwoba. Mais l’esprit de ces conciliabules, faisant suite aux médisances, se cristallisa chez l’armée lmpamakwica. Il est bien connu qu’un conflit se produisant à l’intérieur de cette milice, provoque des convocations de comités destinés à écouter les médisances qui circulent et à opérer la réconciliation. b) Quant à l’armée ingangurarugo, elle excella vraiment dans la délation. On reste étonné, au récit de si savantes combinaisons, aboutissant à faire passer un innocent pour un grand criminel. Alors on s’explique en partie les cruautés du roi qui était devenu le jouet de ses malicieux compagnons d’armes. c) Il a suffi, un moment donné, que le chef Kabare, acceptât sous ses ordres, un membre de l’armée Ingangurarugo. Au bout d’un laps de temps très court, le chef qui avait été lui-même membre de la garde et en savait parfaitement l’esprit, remarqua que sa propre armée Uruyange venait d’être contaminée. Les guerriers commençaient à s’organiser en délateurs. Le chef comprit d’où venait le vent ; il appela son nouveau sujet, du nom de Muvunandinda : Mon armée vivait en paix, et maintenant vous êtes venu la contaminer, avec l’esprit de délation des ingangurarugo ? Que je n’y reprenne personne : je ne veux pas de cette mentalité chez moi !
38. a) Est-ce à dire que l’armée sociale Uruyange (la Floraison), dont le chef Kabare voulait éloigner la mentalité de délateurs, n’avait pas, à côté de ses qualités collectives, des défauts du même ordre ? Son esprit, sous ce point, peut se résumer en cette phrase profonde, que l’un de ses plus illustres membres adressa à son fils : « Penses-tu que je te considère comme un membre vrai de notre armée Uruyange ? J’en doute toujours, parce que tu n’as pas encore brûlé quelqu’un et que, se retournant, il te trouve le plus empressé à adoucir ses douleurs ! » — Vous voyez le geste : un homme vous tourne le dos, son attention étant attirée ailleurs. Vous en profitez pour prendre un tison enflammé et le lui appliquer très prestement au dos ; avant que votre victime ait le temps de se retourner, vous avez très vite déposé le tison et vous faites l’innocent ! «Oh ! mon cher ami, vous écriez-vous compatissant, qu’y a-t-il ? Oh ! une brûlure ? Comment ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Permettez-moi, je vous en prie, de souffler dessus, de soulager votre douleur ! » b) Deux membres de cette armée se rencontrèrent, il y a quelques années seulement, pour se parler avec franchise et se réconcilier. Un vieux de la même milice, apprenant le fait, commenta : « Ouelle dégénérescence ! L’esprit de l’armée Impamakwica s’est infiltré chez nous ! A quoi bon ces rencontres qui ne peuvent quand même rien arranger ! Lorsqu’on est en conflit, on doit faire semblant de ne s’être aperçu de rien ; puis s’il faut se réconcilier, on se rapproche insensiblement sans avoir rien laissé percer, et la situation se normalise ! »
39. L’armée appelée Abashakamba (le Tourbillon), au contraire, se caractérise par l’esprit du beau mot. Un homme qui a été éduqué dans son sein se fera remarquer par une collection inépuisable d’anecdotes et de beaux mots débités avec références exactes de leurs auteurs ou héros du passé. Peu importe que le trait spirituel provienne d’anciens membres de leur milice, ou de n’importe quel autre personne, Rwandais ou étranger, noble ou roturier. Du moment que le récit est, par quelque côté, humoristique, les Bashakamba s’en emparent. Le fait est si général dans tout le Rwanda, qu’un agréable causeur, dont les propos sont farcis d’humour, de finesse et d’anecdotes de même couleur, se fait qualifier de Mushakamba, même s’il n’en est pas ; on dira : Vous faites le Mushakamba. Les chefs d’autres armées invitaient des Bashakamba renommés en ce genre, pour venir causer avec les jeunes gens de leurs compagnies, afin de les initier à ce genre particulier. Un guerrier d’entre les Bashakamba, pris à part, peut avoir sa caractéristique personnelle dominante, mais, en tant que membre de cette milice, il est un répertoire plus ou moins riche de beaux mots, d’anecdotes de ce ton et il aura toujours un faible pour le beau parler.
40. a) Je n’en finirais certainement pas, si je devais signaler l’aspect dominant propre à chaque armée sociale, dans le cadre de l’ancien Rwanda, et même du Rwanda actuel, car tout cela continue dans la même ligne. On se tromperait gravement, en pensant qu’un contact de 50 ans avec la culture occidentale, et même avec la doctrine chrétienne, suffit pour transformer entièrement la structure psycho-sociale d’un peuple aux institutions séculaires caractérisées. b) Voilà donc cet élément supplémentaire qui vient modifier l’éducation initiale que l’enfant a reçu au foyer. Si les jeunes gens en sont plus fortement marqués, les jeunes filles n’y échappent pas. Pendant leur jeunesse, elles subissent l’influence de ces éléments, dans leurs familles ; une fois mariées, elles ne peuvent échapper aux préoccupations fondamentales de leurs nouveaux milieux. C’est un réseau inextricable d’influences, dont l’éducation de l’individu dépend, dans son milieu concret, qui l’empoigne à tous les stades de son existence, et dans tous les événements auxquels il prend une part active, ou assiste comme témoin toujours influençable.
V. La résiliation du contrat de servage pastoral.
41. a) Nous venons de passer en revue les points principaux intéressant le Buhake ou contrat de servage, soit à son état isolé, soit combiné avec le système de l’armée sociale. Nous devons dire un mot, au sujet de la résiliation du contrat de servage pastoral. Quant aux règles présidant à la séparation d’avec l’armée sociale à laquelle on appartenait, on se rapportera à l’étude qui y fut spécifiquement consacrée. b) Tout d’abord, si le lien de contrat existe entre telle personne et le Roi, le mugaragu ne peut pas résilier le contrat. Notons en effet que résilier le contrat de servage se dit kwanga shobuja = te séparer de ton maître. Littéralement : haïr ton maître. Or il est impensable, dans l’ancien Rwanda, que quelqu’un puisse faire sienne la pensée de haïr le Roi.
42. a) Si toutefois personne ne pouvait résilier ce contrat vis-à-vis de la Cour, le Roi ne pouvait pas non plus donner son mugaragu en fief à un autre mugaragu plus fort. Les deux cas : résilier le contrat, ou livrer son mugaragu en fief, ne sont pas défendus seulement par les convenances, mais par une interdiction d’ordre religieux : kirazira!C’est interdit. b) On remarquera donc ce privilège attaché au contrat conclu avec la Cour. Le Roi peut et doit même investir les chefs et autres, en leur donnant en fief les biens des armées sociales ou des terres dont les revenus relèvent de la Cour. Mais un homme qui, volontairement, s’est recommandé au régnant dans le cadre du contrat de servage, et qui appelle le Roi « Mon-père-de-service », ne peut être aliéné !
43. Dans ce cadre, nous devons mentionner ici les Batwa, pour la toute première fois. N’importe quel Mutwa peut certes faire sa cour à tel chef ou à tel Hamite, et ces derniers peuvent lui donner des vaches, non seulement de boucherie, mais encore- bonnes laitières. Mais ces dons ne seront jamais considérés comme une véritable consécration du contrat de servage. Les Batwa, en effet, sont les bagaragu directs de la Cour, lors même qu’ils ne s’y sont jamais rendus.C’est la loi : tout Mutwa est d’office serviteur de la Cour, et aucun dignitaire ne peut s’arroger le droit d’exercer sur eux le rôle de patron en contrat de servage (chap. I, n° 5).
44. En dehors de ce cas du contrat de servage conclu avec la Cour, le mugaragu est toujours libre de quitter son patron. Le motif peut être ou que ce dernier se montre cassant, ou trop égoïste, dans ses relations avec ses clients : ahaka nabi = il se comporte en patron incorrect. Il peut aussi arriver que le patron, quoique très correct en ces relations avec les clients, soit intimement lié à un adversaire de tel mugaragu. Ce dernier, prévoyant que les relations iront s’empirant, à cause de l’influence exercée par son ennemi sur le patron, peut juger plus opportun de se retirer.
45. Le fait de résilier le contrat, avons-nous dit, se dit kwanga ; mais on dit également kwimura = ne plus fréquenter son patron. Il s’agit ici de deux termes signifiant presque la même pensée. Toutefois le second comporte la nuance de séparation pacifique, sans démonstration de sentiments hostiles. Ceci se réalise lorsque le cheptel du serviteur a été complètement anéanti, et que son maître ne lui a pas donné inshumbushanyo = vache au titre de compensation, destinée à faire revivre le contrat, dont l’objet consécrateur n’existe plus (Lorsque toutes les vaches obtenues en contrat de servage ont été emportées par une peste bovine, ou n’existent plus, par suite de circonstances dûment contrôlées par le patron, le mugdriigu n’a plus aucune obligation envers ce dernier Cf. le Code des inst. polit., art. 81, p. 42 et la note 18.)
46. Tandis que si le client se retire, quoique possédant encore des vaches reçues de son patron, on dira kwanga. Yamwanganye inka = Il l’a haï, tout en retenant les vaches. Mais on ne dira pas yamwimanye inka. D’où il ressort que le terme kwanga comporte des sentiments hostiles à l’égard du patron. Si le client félon possédait déjà d’autres vaches et se trouve être protégé de par ailleurs (n° 19 sq.), son patron ne pourra régler le conflit que par le recours aux tribunaux. Si, au contraire, le patron a été le premier à donner les vaches, et que le client dépend entièrement de lui à ce point de vue, il peut l’arrêter et l’obliger à rendre les vaches. Dans le cas où le client ferait des difficultés, le patron peut le mettre à la torture dite ingoyi = le lien.
47. Cette terrible torture consistait en ceci : on attachait une corde au bras, au-dessus du coude, puis le lien rejoignait l’autre bras à la même hauteur, en passant au dos. Alors on serrait les deux membres de manière que les deux coudes se touchaient. On faisait plusieurs tours de la corde, d’ordinaire en nerfs de boeufs, servant à bander l’arc.

Pour libérer le prisonnier, les siens n’épargnaient évidemment rien, car cette torture était intolérable. On devait du reste détendre les liens après certains intervalles, car la torture était mortelle si on la prolongeait.
48. a) Le chef d’armée ou son représentant attitré pouvait s’opposer à ce que son guerrier subisse cette torture ; mais il s’engageait par le fait même à restituer tout le gros bétail réclamé. b) Le patron pouvait également, si la chose était dans ses possibilités, saisir le gros bétail en litige, soit par lui-même, soit par une troupe envoyée à cet effet. Dans certains cas, les parents du client et ses amis pouvaient s’opposer, en armes, à ladite saisie, si le patron était un homme de moyenne puissance. Il était toujours préférable pour le mugaragu d’acculer son patron à porter l’affaire devant les juges (chap. IX, nos 45-46).
49. Notons, en effet, que si le patron réclame, devant le tribunal, tant de vaches, 6 ou 8, le serviteur qui a perdu le procès peut lui apporter le nombre exact, mais de très mauvaise qualité : on commençait par rassembler le plus mauvais bétail de la parenté, puis on s’arrangeait : telle belle vache qui aurait dû être remise au patron abandonné, est échangée contre deux bovidés de mauvaise qualité. Si bien que le serviteur poursuivi en justice a vite fait de rassembler, par ce procédé, le nombre exigé, et retient encore une bonne partie des belles vaches réclamées. Mais il les cache chez des amis, de manière qu’il serait impossible de les retrouver, dans le cas même où la justice voudrait les saisir.
50. Nous venons de décrire la saisie en cas de conflit très grave. Il y a une autre saisie provisoire, appelée kwunura; c’est-à-dire : saisir l’ensemble du gros bétail, ou même une seule vache, pour urger l’exécution de telle prestation. Le client vient alors gukomoza = implorer la remise du bovidé saisi. Rendre au client le montant de la saisie, se dit gukomora. La même démarche peut être effectuée par le client dont les bovidés ont été saisis d’une manière en principe définitive kunyaga = destituer ; déposséder.
51. Si le destitué ne dépend, dans ses possessions bovines, que du seul patron qui l’a dépossédé, il doit porter le deuil de ce malheureux incident. Il ne se rasera ni se coupera les ongles, jusqu’au moment où il aura obtenu la vache du feu, soit d’un autre chef auquel il se sera recommandé, soit de son patron avec lequel il se sera réconcilié. A partir du moment où il aura obtenu la vache du feu, mettant fin au deuil de la destitution, alors ses amis lui donneront le cadeau bovin appelé inshumbushanyo. Il arrive de cette sorte, que tel vacher qui a été dépossédé de quelques dizaines de bovidés, en obtient peut-être une centaine après que la vache du feu est venue l’autoriser à recommencer l’acquisition de gros bétail. C’était une très belle coutume, comme on doit le reconnaître.
VI. Coutumes sociales ordonnées à refaire la fortune de la personne destituée.
52. Dès qu’il a obtenu la vache du feu, le destitué va reprendre les bovidés qu’il avait cachés : guhishura =- retirer de la cachette. Ces vaches que des amis recélaient durant les mauvais jours, sont rendues au propriétaire sous le faux titre de inshumbushanyo supplémentaire. L’autorité sait parfaitement que personne ne peut livrer entièrement son gros bétail.

Aussi donne-t-il un laps de temps suffisant au patron lésé, pour gucukura = rechercher soigneusement les bovidés cachés. C’est seulement après l’époque fixée pour cette recherche que l’ex-serviteur obtient l’autorisation de se procurer la vache du feu et d’obtenir les vaches dites inshumbushanyo.
53. Il faut noter que c’est un devoir sacré parmi les Hamites, de recéler les vaches d’un homme traqué par la justice, même royale. Ce devoir est tellement sacré, qu’il arriva au roi Kigeli IV Rwabugili, grand-père de l’actuel Mutara III, l’aventure suivante, que je voudrais donner exemple. Ce monarque, en conflit avec l’un de ses grands dignitaires, le déposséda de ses vaches et en fit fief au nommé Muhindangiga, fils de Rwamweju. Le destitué se trouvait dans une situation très critique : il ne pouvait facilement cacher quelques vaches. Il lui vint une idée magistrale : prenant le Roi à part, il lui fit cette confidence : « Votre décision est définitive, mes vaches ne sont plus à votre disposition, puisque vous les avez déjà données à celui qui doit bientôt les exiger et les prendre. Mais maintenant, je m’adresse à vous comme à un Hamite compréhensif, non pas comme au Roi qui m’a destitué ! Je dois vous avouer qu’il m’est actuellement impossible de cacher quelques vaches, car la sentence m’a surpris complètement. J’ai dans le voisinage 50 vaches, et je vous prie de bien vouloir les recéler pour moi ! » Le Roi dut accomplir le devoir que le destitué lui proposait ; les 50 vaches furent nuitamment amenées et mêlées avec les troupeaux de la Cour qui paissaient dans les environs. Le nouvel investi, Muhindangiga, s’appliqua à la recherche des bovidés cachés par son prédécesseur, et le laps de temps qui lui avait été accordé toucha à sa fin. Le destitué se présenta au Roi et demanda que lui fût accordée la vache du feu. Le Roi manda Muhindangiga et s’informa s’il était d’accord, s’il avait acquis la conviction que tous les bovidés avaient été trouvés. Le dignitaire répondit : «Je crois avoir fait les recherches nécessaires. Toutefois, puisque notre homme est si pressé, qu’il prête serment au nom du Roi, garantissant qu’il n’y a plus de bovidés lui ayant appartenu et restés introuvables ! » — Le destitué n’éprouva aucune difficulté : «Je n’ai caché de bovidés chez personne, soit Mututsi, soit Muhutu, soit Mutwa ! Que j’empoisonne le Roi si je mens ! » Le serment ainsi solennellement prêté donna satisfaction au nouvel investi, qui autorisa son prédécesseur à solliciter la vache du feu. Notre habile destitué, comme on le voit, avait l’air de dénommer tous les habitants du Rwanda, chez lesquels il fût possible de cacher ses vaches. Mais le Roi n’était ni Mututsi, ni Muhutu, ni Mutwa ; il est Umwami. Ce ne fut du reste pas la seule fois que ce monarque, répondant aux confidences de ses victimes, entrait pleinement dans leur jeu. S’y refuser, pour ne suivre que les sentiments de la disgrâce pesant sur eux, eût été de sa part un manque de noblesse. On comprendra par là combien grande était l’obligation morale qui pesait sur chaque Hamite en ces circonstances. Se refuser à ce devoir, c’eût été se condamner à ne pas recevoir le même service, pour soi ou pour ses amis, en temps difficiles.
54. Il pouvait arriver que les difficultés soient soulevées entre le patron et son propre maître, ou même entre lui et le Roi. Dans ce cas, quel était le devoir des serviteurs ? Notons, pour commencer, la différence à établir ici entre le magaragu et le membre de l’armée sociale. Ce dernier était tenu de se séparer immédiatement de son chef guerrier, dès que le Roi prononçait sa déchéance. Quant au mugaragu, il devait vraiment se montrer fidèle à Son-père-de-service. Une fois ce dernier destitué, le mugaragu devenait évidemment sujet du successeur, ou, s’il ne voulait pas se soumettre, remettait les bovidés dont il était détenteur. Mais dans l’un et l’autre cas, il devait garder une attitude correcte en ce qui concerne son ancien maître. Agir autrement eût été dangereux pour l’étourdi, qu’on aurait classé comme un homme sans reconnaissance ni fidélité de coeur. En se montrant, au contraire, discret en ce qui touche son ex-maître, il se fait noter comme un homme fidèle, en qui l’on peut avoir confiance.
55. a) Il arriva plusieurs fois que des serviteurs infidèles, en voulant plaire aux rois, furent immédiatement massacrés. Les cas sont vraiment innombrables. Prenons deux exemples les plus spectaculaires sous Kigeli IV Rwabugili. Ce monarque venait de proscrire une grande parentèle de la famille des Balyinyonza. Trois ou quatre grands personnages de ce groupe venaient d’être livrés aux bourreaux. Leurs enfants, dont 2 sont encore en vie, se réfugièrent chez l’un de leurs bagaragu, dans l’intention d’échapper à la proscription générale décrétée par le Roi. Il suffisait, en effet, d’attendre peut-être quelques jours seulement et les amis de la famille pouvaient obtenir la grâce des survivants. b) Au lieu de cacher les fils de son maître et leurs cousins, le serviteur infidèle les arrêta. Il rassembla ensuite toute sa parentèle et conduisit les enfants à Ngeli où le Roi tenait sa Cour. A la vue des enfants qu’on venait lui livrer, le Roi demanda : « Comment les avez-vous arrêtés ? » — « J’étais leur serviteur, Sire ; lorsqu’ils sont venus se cacher chez moi, j’ai préféré vous obéir et je les ai immédiatement arrêtés, pour vous les amener ! » — « Si vous aviez été un homme du peuple, sans aucune relation avec eux, je vous aurais certainement félicité ! Mais maintenant, vous étiez leur serviteur ! j’ai eu des motifs de sévir contre mes serviteurs, leurs pères ; mais vous, votre devoir strict était de cacher ses enfants et de veiller sur eux, jusqu’à ce que je proclame la pacification pour les survivants. Vous êtes un homme dangereux : si chacun des serviteurs agissait de la sorte, à quoi cela servirait-il de se lier des bagdriigu? En conclusion : je déclare la paix aux survivants, et je donne liberté à ces enfants ! Quant à vous, serviteur traître, je vous condamne à mort, ainsi que tous vos parents ici présents ! » — Ainsi jugé, ainsi fait.
56. Une autre fois, le Roi venait de déposséder le chef Gihana et donné ses vaches en fief à Gashamura. Ce dernier, pour retrouver le plus grand nombre possible de bovidés, gagna l’un des serviteurs intimes de son prédécesseur, qui savait exactement où l’on avait caché bien des troupeaux. Le traître, en plus des troupeaux assez nombreux livrés initialement, venait d’en faire retrouver trois autres et promettait d’en faire encore davantage. Le nouvel investi était enchanté. Il alla présenter son homme au Roi. Le serviteur infidèle se mit à genoux devant le monarque, aux côtés duquel se tenait le chef Kanyonyomba. « Oui, Sire, j’ai déjà fait retrouver trois troupeaux, et je pense que je vais en faire saisir encore davantage, car j’étais l’un des serviteurs pour lesquels il n’y avait guère de secrets ! » Pour toute réponse, le Roi qui tenait en main une javeline, l’enfonça dans le corps du traître et le chef Kanyonyomba l’acheva d’un autre coup de lance. « A-t-on vu pareille aberration ! commenta le Roi indigné ; un serviteur intime qui va trahir les secrets de ses maîtres ! » Le nouvel investi, comme on le suppose, ne fut pas flatté de l’accueil fait à son agent. Mais le Roi faisait ainsi comprendre que ses faveurs pour Gashamura, et la disgrâce qui frappait son prédécesseur Gihana, ne pouvaient autoriser un serviteur à se comporter en traître à l’égard de son maître.

VII. Le contrat de servage est-il d’origine hamitique ou bantu ?
57. a) Il nous faut, avant de terminer, nous poser la question sur l’origine de cette institution de contrat de servage. Chez les Hamites encore nomades ou seminomades, au nord-est du Rwanda, le Buhake rwandais est pratiquement inconnu. Un grand propriétaire de bovidés chemine avec son troupeau et sa famille, sans penser à investir quelques clients qui devraient le seconder. Il en résulte qu’il s’agit d’une institution régionale, à laquelle le Burundi s’est associé jusqu’à un certain point. b) D’autre part, si on jette un coup d’oeil en dehors du Rwanda, on constate que le système du contrat de servage terrien se rencontre ailleurs, par exemple dans le Buganda. Sans vouloir forcer les données, ni leur conférer un parallélisme trop déterminant, ne peut-on pas penser que le contrat de servage terrien est antérieur au pastoral ? Les Hamites envahisseurs n’auraient-ils pas adapté leurs bovidés à l’institution préexistante, observée chez les cultivateurs-défricheurs ?
58. Je ne veux cependant pas suggérer qu’avant leursédentarisation en nos régions, nos Hamites étaient dans les mêmes conditions que les Nomades actuels du nord-est du Rwanda. Nous avons, au contraire, des raisons de penser qu’ils avaient avec eux des serviteurs en grand nombre. Le système suivant lequel le patron se liait alors ses hommes, peut avoir été le point de départ de l’adaptation, ou aurait introduit dans l’institution du Buhake des éléments plus ou moins déterminants. En tous les cas, étant donné l’existence du même système sur le plan terrien, et cela uniquement dans la zone des défricheurs, on ne peut pas s’empêcher de penser que le Buhake, considéré surtout sous l’angle de l’apport économique, relève de la culture des défricheurs.