L’Etat Unitaire In Ruanda Ancien
{:fr}L’État Unitaire : Diversité Des Types D’Administration.
L’État au Ruanda, tel qu’il ‘ résulte de révolution historique, n’est pas un tout uniforme et homogène, comme il ‘tend à l’être et comme il l’est devenu vers la fin. Ce n’est assurément ni une confédération d’états ni un état fédératif, c’est bien un état unitaire, mais non en- – fièrement centralisé. Dans certaines parties le lien qui unit les autorités locales au Gouvernement, est quasi bureaucratique ; comme dans l’Europe moderne. Dans d’autres, le lien est plutôt féodal, le muhinza conservant son autonomie administrative, tout en reconnaissant que ses pouvoirs lui sont maintenant délégués.
Même dans les zones où les dynasties indigènes ont été écartées, où l’ancien si pays » indépendant est passé ‘à l’état de province annexée, le mode de gouvernement n’est point partout identique. Le mwami distingue deux régions dans son domaine : l’une, il l’administre directement par des agents révocables, envers, lesquels il ne se sont tenu par aucune promesse formelle ou implicite d’hérédité. Parmi ces lieutenants viennent en première ligne ses parents les plus rapprochés : oncles, frères, cousins, en : faveur desquels il crée parfois un apanage viager. Ainsi principalement dans l’Entre-deux-Fleuves, au Nduga, Marangara, Bwanamukali, Nyaruguru ; l’autre, il la confie à l’,administration et en fief à certaines familles privilégiées, voisines du trône, soutiens du « seuil » royal, dans lesquels il prend femme les gouverneurs, à l’instar des anciens bahinza, avec une autre autorité et un autre prestige, s’y succèdent de père en fils, jusqu’à ce qu’une félonie, ou simplement une disgrâce, amène leur destitution temporaire ou perpétuelle, parfois leur complet anéantissement : ainsi au Bugoyi, au Muléra, etc.
Au reste, tous ces dignitaires, qu’ils soient d’anciens dynastes, de grands Batutsi, des princes du sang ou des fonctionnaires immédiats, sont liés personnellement au mwami par des fiefs de bovins, le pacte féodal corroborant les devoirs de sujétion ordinaire au souverain.
Ainsi l »Etat au Ruanda est pour partie une monarchie centralisée et pour partie une monarchie féodale. Cette distinction ne porte que sur les modalités, non sur la nature du pouvoir, qui reste en son principe un, personnel, absolu, théocratique. Au surplus, l’autonomie régionale n’est qu’un régime transitoire devant faire place tôt ou tard à un type unique de gouvernement centralisé.
Pour la clarté de l’exposition, avant de procéder à l’analyse des méthodes normales d’administration,’ examinons la situation politique faite par le mwami, comme une concession aux contingences historiques, à la classe des anciens bahinza, dans des pays tels que le Busigi, le Marangara, le Bushiru et le Busozo.
Le Régime De L’Autonomie Féodale.
Les obligations de l’ancien dynaste dépossédé à l’en- droit de l’omnipotent Munyiginya sont de deux sortes : en tant que sujet, assimilé ou conquis, il doit, ainsi que les gouverneurs ordinaires de province, un tribut en denrées, prélevé sur ses ressortissants, des corvées coutumières et le service militaire. En tant que mugaragu ou vassal, il doit les services féodaux, tel qu’ils ont été décrits au chapitre II. Ainsi, quand le mwami traversera son « pays », lui rendra-t-il hommage pour les troupeaux qu’il tient de lui. Il les lui présentera dans un défilé de revue, reconnaissant par là qu’il n’en est qu’un détenteur précariste, qu’il est disposé à les lui restituer et abandonner en tout ou en partie, à sa discrétion, en cas de désastre frappant son propre cheptel, qu’il en sera justement spolié si, ce qu’à Dieu ne plaise, il se montrait infidèle et félon. C’est sous cet angle qu’il faut considérer certains comportements, arbitraires en apparence seulement, rapportés par le P. Pagès dans les termes suivants au sujet de Rwabugiri.
« Les bahinza ou descendants des anciens roitelets autochtones, qui gouvernaient le pays en son nom, s’empressèrent sur son passage pour lui présenter les vaches du pays — kubyukurutsa.
« Le monarque faisait souvent main basse sur les troupeaux qu’on lui amenait à cette occasion. C’est ainsi qu’il dépouilla les riches propriétaires du Buhoma et du Bus-hiru, deux ans environ avant sa mort. La peste bovine avait alors fait des ravages incalculables dans la province centrale du Nduga. Rwabugiri éprouvait sans doute le besoin de reconstituer ses propres troupeaux.
« Durant son règne, les descendants des anciens princes autochtones se montrèrent on ne peut plus soumis. Pour ne pas être accusés de tiédeur ou de manque de zèle à l’égard du monarque et par suite pour ne pas s’exposer à perdre la vie et » leur place, chose fort possible en ce temps-là, c’était à qui se distinguerait le plus au service du roi. Porter des vivres et de la bière, fournir des soldats, faire la cour au prince hamite, tel était leur souci constant et le seul moyen de ne pas déchoir dans l’estime du maître toujours besogneux et toujours exigeant. »
Dans le fait, se soustraire aux obligations du fidèle vassal, être négligent à s’acquitter des « services » contractuels, bouder le seigneur et ne pas aller au-devant de ses nécessités ou de ses désirs, c’eût été se rendre suspect d’insoumission et se condamner soi-même à une légitime commise ou confiscation du fief.
Au surplus, le mot d’ordre politique de l’ibwami est de profiter des opportunités pour abolir progressivement les autonomies et étendre la centralisation. Rwabugiri, par exemple, prit occasion de l’extinction de la descendance directe des bahinza locaux pour annexer purement et simplement leurs états cantons : ainsi fit-il pour le Kingogo en 1874, pour le Kibogo et le Marangara en 1894.
La Nature Du Pouvoir Souverain : Le Mwami Patriache.
Quel que soit le type de gouvernement, féodal ou centraliste, la façon dont on se représente l’autorité suprême est partout la même. Telle elle était dans les tribus indépendantes et chez les monarques bahutu, telle elle se retrouve dans l’empire munyiginya unifié:
La donnée fondamentale sur laquelle repose ici la souveraineté, c’est qu’elle procède de la propriété, en est inséparable, est aussi exclusive qu’elle et pratiquement t e confond avec elle. Le mwami n’est le maître absolu de ses sujets que parce qu’il est l’unique et réel possesseur •de la terre et des bêtes. Ce ne sont pas seulement les forêts impénétrables, les pics inaccessibles, les brousses en friche, les lacs et les fleuves, les bêtes sauvages, qui relèvent de son domaine personnel, Mais encore et surtout les terres en rapport et les animaux domestiques. Les hommes lui appartiennent parce que tous leurs moyens d’existence sont dans sa main. C’est grâce à ses libéralités qu’ils ont de quoi cultiver, élever et produire, ils sont tous ses serfs et ses tenanciers. En fait et réellement, ils n’ont en propre que les humbles productions de leur industrie : leurs vêtements, leurs armes, leur mobilier, voire la case éphémère qu’ils ont bâtie et les arbres qu’ils ont plantés. De cela ils peuvent user et abuser et encore pas tout à fait. Il suit de là que, lorsque le mwami lève des contributions, lorsqu’il réclame un service personnel de travail oude guerre, c’est son bien et Ses gens dont il jouit. L’homme appartient au mwami, ainsi que sa maisonnée, plus qu’à lui-même, les femmes, filles ou épouses, sont toutes à lui sans réserve.
Cette conception du pouvoir personnel, canonisée sous les traits de la cité » par la philosophie préchrétienne dans l’antiquité classique, dérive ici, théorie et pratique, de celle de l’autorité paternelle. Au Ruanda, par une interprétation spontanée de la loi de nature, tous les membres de l’umuryango, êtres vivants et objets inertes, sont regardés comme la chose du chef en exercice, légataire et fondé de pouvoirs des aïeux décédés, qui sont les maîtres véritables de céans. On ne laisse à l’individu, homme ou femme, que le droit dérisoire de s’évader de la communauté ; il sera perdu pour elle ; il vivra dorénavant à ses risques et périls sans avoir à compter jamais sur l’appui de son groupe naturel. C’est précisément cette patria potestas du chef de famille, qui a passé du muryango au clan, du clan à la tribu, de la tribu au muhinza, de celui-ci au mwami suprême. Les modalités changent, l’idée mère ‘du pouvoir demeure identique à elle-même sous les divers types, non formulée en termes explicites, mais perçue, à la façon d’une vérité première d’ordre pratique, par une intuition du coeur et de la vie.
Le mwami régnant est conçu comme le père et patriarche de ‘son peuple en vertu pour ainsi dire d’un décret nominatif d’Imana. H est la providence du Ruanda, le messie sauveur. Dans l’exercice de l’autorité suprême il est impeccable, infaillible ses arrêts sont inattaquables. Les patents d’une victime, qu’il a injustement frappée, lui apportent des présents, afin qu’il ne leur en veuille pas pour les avoir tant affligés. Ils espèrent encore tout de lui, car ses jugements sont toujours justes, il reste malgré tout le seul seigneur, bon et magnifique, Nyagasani
Aspect Fiscal De L’Administration Provinciale.
Le mwami, haut propriétaire du royaume, est partout chez lui. Il sillonne perpétuellement d’un bout à l’autre son domaine, comme jadis le Mérovingien, fait halte où il lui plaît, et l’emplacement qu’il choisit, ne fût-ce que pour une nuit, est désormais inviolable il possède des installations fixes en tout pays, même au Muléra et au Bufumbira, peuplés de tribus réputées farouches et turbulentes.
Les gouverneurs de province sont avant tout les gérants de son domaine, ses intendants et fermiers généraux, comme ceux des anciens régimes. Leurs circonscriptions sont des «collectories » ou des « perceptions ». Leur fonction première, analogue à celle des bails, prévôts, viguiers des princes Capétiens, est d’assurer la rentrée des contri-butions royales, qui ont ici le caractère de redevances ou dîmes en nature, et de tenir la main aux corvées personnelles, chaque muryango devant fournir deux journées de travailleurs par période de cinq jours, la semaine rouandaise. Ces tailles et corvées sont ce qu’on nomme ikoro ry’ubutaka, « rente ou prestation de la terre », de taka, « terre », et ubuletwa, « corvée ».
Ceci est le préciput du revenu global du Ruanda, la part personnelle du mwami. Légumes, céréales, denrées diverses, montent de chaque province vers l’ibwami, portés dans des paniers sur des têtes par caravanes de trois à quatre cents corvéables, précédés d’une vache et-de son veau, message d’envoi, destiné à faire agréer le fermage- gusohoza ikoro.
Tributs et redevances sont dirigés sur la résidence principale du mwami, Kagéyo sous Rwabugiri, Nyanza sous Musinga. Ils sont reçus par le mwami en personne, s’il est présent, par sa mère en son absence. Parfois les colonnes de portefaix attendent des semaines avant que le maître en ait pris livraison. Ces denrées sont recueillies dais des greniers communs ibigega, grandes corbeilles fermées sur trépied, dressées ici et là dans l’enceinte du palais, et confiées à la garde des domestiques.
C’est le mwami, gentilhomme fermier, qui est à lui-même son dépensier, de crainte qu’un économe en titre fasse de son bien trop large courroie. Il trouve très,« grand seigneur » de laisser pourrir sur place les provisions’ de reste. S’il veut obliger un besogneux, il le laisse, pendant quelques jours ou quelques semaines « stationner à la porte du palais » kujya ku irembo ry’ibwami, et perce-voir à son profit les contributions, denrées et bétail, qui rentrent pendant ce laps de temps.
Les Fonctionnaires Territoriaux, Abatware.
Chaque pays — igihugu — du domaine, en tout une cinquantaine, a son collecteur ou fermier général, qui a nom mutware w’intebe„ « chef du siège », un grand, un prince du sang, poste envié, procurant richesse et puissance, objet de cumul pour les favoris et les ministres. Ce dignitaire réside peu : Vassal du souverain, il prend son service à l’ibwami, où d’ailleurs il a constamment à lutter contre les brigues et les rapports perfides, faux ou véridiques. Il se fait remplacer au pairs par un vicaire à sa nomination et à sa charge, igisonga, son obligé umugaragu, qui, lui, réside effectivement et siège : d’où son titre d’intebe. Ce substitut commande à un certain nombre de, chefs subalternes — abatware, préposés à un groupe de collines -ubwatsi, qui, eux, lèvent les contributions avec l’aide d’agents bahutu sur, chaque colline-umusozi, ou section de colline-umulenge. Au Bugoyi le P. Pagès dénombre une centaine de collines, groupées en quelque trente-trois districts ou perceptions, relevant d’un ou plusieurs batware b’intebe, en service auprès du prince.
Ces hauts fonctionnaires provinciaux, qu’ils soient héréditaires ou non, comtes, baillis ou sénéchaux de l’ancienne France, outre les nombreux troupeaux qu’ils tiennent de la munificence du prince en tant que vassaux et barons, perçoivent de leurs administrés prestations en vivres et en travaux, s’ajoutant sur les épaules du contribuable à la censive royale et de même nature qu’elle, appelées urutete, du nom du panier portatif contenant les légumes et céréales qui leur reviennent. Ce sont leurs tantièmes, leurs émoluments normaux.
Dès là qu’ils sont les administrateurs du domaine, ils reçoivent délégation pour l’exercice des fonctions publiques de justice et police. Ils ont naturellement autorité pour contraindre- les taillables et corvéables réfractaires, pour arrêter les maraudeurs, condamner à l’empalement les voleurs de vaches, bref pour faire régner dans leur district l’ordre et la paix. Les litiges et conflits qui ne sont pas aplanis par les chefs de famille et réglés par les vengeances privées, ressortissent à leur tribunal, pour de là monter, en certains cas, jusqu’à l’ibwami. Ils sont en outre chefs de la milice provinciale.
La Gérance Du Bétail Et Des Pâturages ; Les Enclaves D’Exempts.
Les batware sont les intendants des cultures ; ils ont juridiction sur les laboureurs ; ils sont chefs des bahutu ; leur institution remonte au régime des bahinza ; ils continuent-les bagages indigènes. Or, enveloppant les terrains gagnés à la culture, il y a de vastes espaces, simplement pacagés par les bestiaux utilisés au mieux depuis l’entrée en scène des pasteurs batutsi. Troupeaux et pâturages appartiennent, plus encore que le reste, si l’on peut dire, au mwami, et requièrent une gestion spéciale. Aussi, à côté du mutwaré et sans aucun lien de dépendance avec lui, voit-on un mu-nyamukenké, dont relèvent pâquis, bêtes à cornes et bouviers. Ces deux fonctionnaires, dont les pouvoirs sont séparés et les zones distinctes, mais qui instrumentent côte à côte, s’épient et se dénoncent mutuellement. Le mwami voit dans leur rivalité jalouse un service gratuit de police et une garantie d’obéissance.
La surveillance officieuse des fonctionnaires locaux est encore assurée par un -troisième organisme, celui des prébendés irnmunistes. Le mwami, qui n’a cure de l’unité administrative des « pays » de son domaine, en détache arbitrairement une ou plusieurs collines, dont il investit un favori, un mututsi nécessiteux, parvenu à l’apitoyer sur son tort E fait de lui son raugaragu par la dotation d’un cheptel de vaches. Il l’affranchit de la juridiction dumutware et du mukenké territoriaux, il l’exonère à son gré de toute prestation, il se l’attache par des liens directs. L’enclave-igikingi, qu’il a découpée pour lui dans le « pays », est de la nature d’un fief immédiatisé ; la situation du bénéficiaire est celle d’un privilégié immuniste. On imagine aisément quel genre de service le maître exige en retour d’un tel affidé, dont il multiplie l’espèce, et de quel moyen il dispose pour stimuler son zèle. Cette institution, qui fut d’usage courant en Occident, était tenue ici pour un ingénieux instrument de règne.
L’Armée : L’Ost Féodal Et Les Milices Paysannes.
Une organisation militaire broche sur les subdivisions financières, féodales et administratives. La monarchie munyiginya est guerrière -autant que pastorale. Elle s’est imposée par la lance et la razzia autant que par la vache et le pâturage. Le nomadisme et la garde du bétail, au surplus, ont des affinités étroites avec la vie des camps et le métier des armes.
Le mwami, seigneur de la guerre, dispose, pour ses expéditions, premièrement d’une armée féodale, composée de tous ses vassaux-abagaragu, pour qui le service de l’ost est une charge de pacte. Les grands féodaux, quand ils rallient Kalinga, sont eux-mêmes suivis de centaines de vassaux, armés et équipés à leurs frais. En second lieu, – tout sujet du mwami, en état de porter les armes, est tenu de répondre à là convocation du ban et de l’arrière-ban : il doit sa vie à son roi. En théorie c’est le mutwaré local, tel le sénéchal au temps de saint Louis, qui est le capitaine du contingent mobilisable de -sa province –umutwe, « milice ». En pratique, le militaire tendant à se détacher par spécialisation du civil, le mwami désigne des abagabé, toujours des batutsi, généralement abatwaré, auxquels il donne commission permanente pour lever en certains lieux chacun l’effectif d’un régiment -ingabo, cc bouclier e, de le cotiser et, en campagne, de le commander. Le P. Pa-gés a dressé un rôle, qu’il déclare d’ailleurs incomplet, de trente régiments, portant chacun un nom, avec mention du pays où il est recruté et du seigneur rnutu.tsi qui le commande. Ainsi le régiment Mvéjuru, levé au Bwanamukali, a pour colonel Aloys Resauta, prince du sang, chef de la province ; le régiment Intaganzwa, recruté en diverses régions, est commandé par le chef du Kabagari, Nturo. Les Batwa, robustes et frustes, troupe d’élite, sont répartis entre quatre corps, dont l’un, Abagiga, est sous les ordres de Kayondo, homme de haut lignage, aussi chef de province.
Lorsque le mwami est empêché de prendre le commandement des « troupes assaut » -igitero, il délègue pour cet office un mugabo, capitaine en renom, qui est assisté d’un mugabo spirituel, parfois prince du sang, dont la fonction est de conjurer par ses incantations la mauvaise chance et de forcer magiquement la victoire.
Le Chef De L’État Et La Cour.
Au sommet de la hiérarchie se dresse le monarque, autocrate et hiératique, haut propriétaire, justicier suprême, arbitre de la guerre et de la paix, image de Dieu, père du peuple. Son bon plaisir, exprimé ‘ en oracles péremptoires amategeko, règle la conduite et le sort des sujets.
Regis ad exemplar totus componitur orbis.
Doté par Imana de pouvoirs pléniers sur terre et dans les nues, un titre de muhinza, de mupfumu, d‘imandwa, ne pourrait que le diminuer. Il est le mwami, le Seigneur, le Dominateur, et n’a de supérieur qu’Imana, son père.
C’est une haute figure, au physique et au moral, quand il est adulte et qu’il est de taille à porter le poids d’une telle majesté. S’il est mineur, si c’est un dégénéré, s’il est faible de caractère et d’esprit, ce n’est qu’un arlequin piteux, dont sa mère et ses oncles maternels ‘tiennent en main les ressorts. Terrorisés par ses devins et griots à la solde de ses proches, vivant dans la crainte perpétuelle des complots et des poisons, n’ayant pour se défendre que la menace constamment évoquée de la peine capitale, appliquée d’ailleurs indiscrètement et serti; figure de jugement, il est plus infortuné qu’aucun de ses régnicoles, cependant que le populaire de toute race et de toute condition le révère comme un imana, principe de prospérité et de joie pour le Ruanda.
Désigné arbitrairement par son père, cadet et souvent mineur, en butte dès son avènement à des compétitions éhontées, il faut qu’il renverse et tue pour n’être pas lui-même renversé et tué. Affermi, consolidé sur son siège, il fixe sa résidence principale au lieu de son choix, évitant par respect l’emplacement du palais paternel, il passe sa vie à guerroyer, s’il est belliciste ; en toute hypothèse, il se déplace sans cesse, entraînant sa smala d’une ferme à l’autre en grand propriétaire terrien.
Sa capitale, la cour, l’ibwami, c’est la villa de Chilpéric ou de Sigebert, une agglomération de masures, mais ‘ici toutes en clayonnages et en chaumes. Des cabanes de style identique l’environnent pour les courtisans. C’est une cité éphémère d’environ deux mille résidents, sinon plus.
Brunehaut est là dans la personne de la reine mère. Tandis que les belles-filles sont étroitement parquées dans des occupations domestiques, elle, au contraire, maîtresse du palais, prétend régner par son fils. Ce fils, même adulte, n’est vis-à-vis d’elle qu’un gamin qu’on souffleta, s’il n’obéit pas au doigt et à Elle veille sur ‘sa sécurité, couche la nuit dans son appartement, contrôle sa nourriture et sa boisson, déjoue les intrigues qui se nouent dans l’ombre autour de lui, manie comme lui le glaive de la loi, le remplace en son absence dans la gestion de son bien. Personne au palais ne fait plus de politique qu’elle. On connaît ses favoris. Elle est capable de faiblesses, comme toute autre mortelle ; mais l’Augusta ne saurait être soupçonnée. Malheur à qui élèverait le moindre doute sur l’intégrité de ses mœurs !
Les épouses royales sont tenues d’ordinaire à l’écart du Palais. On leur assigne des résidences distinctes, parfois lointaines, où elles vivent en dames, se consacrant à l’éducation de leurs enfants. Un appel du mwami les tire pour un temps de leur isolement, leur service spécial accompli, elles regagnent leur thébaïde. Il va de soi que seules les jeunes, ou celles qui ont conservé quelque charme, ont rang de favorites. Toute leur ambition est de devenir reines. Chacune aspire à être Bethsabée, la mère du futur Salomon.
Le Personnel Du Palais.
Ce seigneur paysan qu’est le mwami, fort regardant sur son bien, mène à l’ibwami une existence de châtelain, entre son téraph, une masse en fer, Nyarushara, qu’il place la nuit sous son oreiller, son singe cynocéphale – ingugé -, son taureau Rusanga, ses vaches laitières, insanga, ses chiens de chasse et de garde. Il vit dans la compagnie de ses éphèbes, fils de barons, intore, de ses toubibs et seigneurs, vétérinaires et apothicaires, Bakoma abanyasubyo, de ses chapelains vaticinateurs et magiciens, de ses trouvères et historiologues, abasizi et abacurabgenge, de ses valseurs, mimes et musiciens, dans la familière promiscuité d’une tourbe de préposés ministériaux : cuisiniers, laitiers, sommeliers, ‘Valets de pied, abanyakambere, et chambrières, abashashi, custodes de l’arsenal, de la garde-robe et du garde-meuble, abanyabyumba, porteurs de palanquinet gardiens de nuit, intalindwa, veneurs, estafettes, intumwa, artisans de diverses catégories travaillant pour lui.
Héritier d’une longue série d’aïeux, représentant d’une vénérable tradition, conservateur d’usages et de pratiques séculaires, desservant des tombeaux de ses ancêtres, il édifie dans l’enceinte du palais des huttes sanctuaires à son père et à son grand-père, au Prométhée Gahinga et à son feu Vesta, à Gahogo le sacrifié sauveur, à Kalinga le tambourin enseigne ; il entretient un musée magasin pour les trophées de guerre, et aménage une remise pour Ndamutsa, le tambourin du réveil et du couvre-feu, – autant d’emblèmes des forces morales dont vit l’État, d’égides de la nation entière.
Et puis, voici les colonnes du régime : les grands vassaux et officiers de la couronne, princes banyiginya, chefs des clans où le mwami élit ses épouses : Abéga, Abatsobé, Abaha, Abakono, Abasinga, Abagéséra, nantis de gouvernements, d’emplois à la cour, assistant le maître et seigneur dans l’exercice de la justice, de la police, de la di-plomatie, de la défense militaire, et, tranchant sur eux tous, le conseiller favori, le grand vizir, sans titre spécial, maire du palais pendant la régence, frère de la reine mère, un Kabaré, un dictateur.
Certains de ces officiers, investis de charges ordinaires, sont groupés en collège, qui entretiennent à la cour une députation continue : Abiru, juristes, gardes du Feu et de Kalinga, conseillers suprêmes des mesures aptes à garantir la continuité des traditions politiques et nationales, élite parmi les Batsobé ; Abatsobé, maîtres des cérémonies, clan dont le chef présente au monarque le préciput des primeurs à la moisson, avec le titre de « seigneur des premiers fruits » umwiru w’untuganura Abakongori abanyambuto, aruspices en titre, consulteurs des destins, recrutés parmi les Béga, et toute leur séquelle de Tirésias, de Balaam, de Cassandre, de dépisteurs, conjurateurs, maudisseurs, sacrificateurs, grouillant dans les parvis, empressés à offrir leur services ; Impara, hiérodules et chorégraphes de Ryangombé, présidés par le « seigneur des imandwa » umwami w’imandwa, parfois prince du sang, saluant le prince à son réveil et invoquant sur lui la protection de leur Dionysos.
D’autres officiers, des plus Puissants, qui cumulent parfois les ministères précédents, ne sont à la cour qu’en passant, pour leur service de grands vassaux, mais prolongent parfois leur séjour au-delà de toute limite : gouverneurs, abatware b’intebe, prébendés exempts et immunistes, abanyabikingi, chef de corps, maîtres de milices, abagabe, et encore les bahinza féodaux.
Humbles et vils, accroupis au seuil du palais, les bourreaux batwa, instruments de la justice du maître, attentifs à l’ordre bref qui tombe de ses lèvres : « Emmenez-le au Sycomore » Mumujyane ku Kivumu ; ils s’emparent brutalement du condamné, raillent son infortune, même s’il est innocent, lui glissant à l’oreille un sardonique : « Viens, nous allons te gracier » Ngwino tugukize, et l’expédient sur l’heure.
Qu’est-ce en résumé que le Ruanda unifié ? Un domaine de famille princière, qui a pris les dimensions d’un empire. Qu’est-ce chez lui que l’État ? Un gouvernement de mesnie, qui a dilaté ses horizons et multiplié ses organes. Qu’est-ce que le mwami ? Un patriarche de clan ou de tribu, étendant à tout un peuple son despotisme personnel et inconditionné. Qu’est-ce que la religion officielle à l’ibwami ? Un culte d’ancêtres de la dynastie régnante, sauveurs du peuple en leur temps et depuis lors protecteurs posthumes de la nation entière. Qu’est-ce que le patriotisme ? D’abord et fondamentalement un attachement personnel au mwami, un loyalisme de vassal, n’excluant Pas néanmoins un amour mystique d’une terre chérie d’Imana. Un historien ne découvre rien en tout cela qu’il n’ait déjà vu en Occident, soit dans l’antiquité, soit au moyen âge, soit même sous l’ancien régime.
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