La Survivance De La Personne Après La Mort : La vie, L’ombre, L’esprit
{:fr}La Croyance En La Survivance De La Personne Humaine
Culte intérieur à Dieu, culte extérieur aux hommes défunts, ce contraste peut choquer un européen il n’est pas perçu par l’indigène. Celui-ci ne croit rien retrancher à Imana en honorant ses morts comme il le fait, tout au contraire, il pense par là obéir à sa loi. Le culte des trépassés partie intégrante de l’imanisme, un peu comme celui de la Vierge, des anges et des saints fait parti du catholicisme.
Ce culte se fonde sur deux croyances : la survivance de l’individu après la mort, l’échange de rapports entre les vivants et les morts. Ces deux croyances ont une va-leur d’axiome et ne connaissent pas de sceptiques. Elles sont traditionnelles et générales. Elles ont pu naître d’une appréhension directe et immédiate de la conscience, l’homme ne pouvant se résigner à penser qu’en fermant les yeux à la présente lumière, il disparaît totalement et sans retour.
La personnalité survivante reçoit au Ruanda le nom de muzimu, bazimu au pluriel. Avant de décrire les modalités du culte qu’on lui rend, il est nécessaire de définir sa nature, et à cette fin de remonter à ses origines, c’est-à-dire jusqu’au composé humain. Un aperçu de la psychologie indigène est la préface obligée de la théologie du muzimu.
Le « Buzima Ame-Vie : Ses Facultés ; La Personne
Le Ruandais distingue les deux éléments qui composent l’être animé ou vivant. Il appelle le corps encore en vie umubili, le cadavre umurambo, intumbi : ce dernier terme signifie littéralement : « charogne ». La vie se dit ubuzima, qu’il s’agisse de créatures raisonnables ou sans raison. Un même vocable désigne vie et bonne santé. Araho – « il va bien », est l’équivalent de ni muzima – « il est vivant »; ces deux expressions s’emploient ensemble par insistance et pléonasme : Araho ni muzima. Quand on veut signifier une vie, non seulement riche .et saine, mais encore longue, telle la longévité des patriarches, on emploie le mot ubugingo, ainsi dans le souhait de « Longue vie au roi !
L’homme –umuntu, outre son activité sensorielle, possède en propre deux puissances maîtresses : la raison –ubgenge, et la volonté –ubgende. La première a son siège dans la tête –umutwe, c’est elle qui fait le chef, dont le nom, ici commun dans les langues grecque et latine, dérive de « tête » –umutware. Le commandement appartient à l’ubwenge. Cette faculté préside aux autres opérations d’ordre intellectuel, au souvenir –kwibuka, à l’imagination ou invention, – ibitekerezo.
L’ubwende ou volonté libre a son siège dans le coeur umutima, – où elle se rencontre avec les autres puissances affectives, notamment avec les passions – ingeso– qui sont ou bonnes – ingeso nziza, les vertus, ou mauvaises – ingeso mbi, – les vices. Comme c’est elle finalement qui décide, on dit, d’un mot que Pascal n’eût sans doute pas désavoué, que « le coeur est le petit roi de l’homme » – Kami k’umuntu ni umutima we. – On dit aussi « qu’il est dans ses replis cachés impénétrable à l’homme » Nta winjira mu mutima w’undi. C’est le coeur qui parle quand on déclare : « Moi en personne, pas un autre que moi » Jye kugiti cyanjye.
La personne est constituée par le composé humain tout entier, matière et vie : il n’y a pas d’autre vocable pour le désigner que le terme général : « l’homme » umuntu.
D’après les mythes cosmologiques précédemment rapportés, le buzima, la vie, est une émanation d’Imana. Lorsque, pour répondre à la prière de Nyirakigwa, Dieu modela une maquette humaine dans la glaise, il lui com-muniqua la vie en l’enduisant de salive, l’imbuto séminal. Semblablement dans la Genèse Iahveh Elohim suscite une âme vivante – néfesh – dans la statue d’Adam en lui insufflant son haleine – rouâh – dans les narines.Le buzima, en somme, est le néfesh des Hébreux, la psyché des Grecs, l’anima des Latins, plus spécialement le BA des Eg-yptiens, « émanation de Dieu, principe vital qui anime le corps », en un mot Y« âme-vie ».
Rien donc dans cette psychologie élémentaire qui nous change de ce que pensaient les Occidentaux de ja-dis en la matière. Le buzima, pas plus que le BA et le néfesh, n’est immortel. Il périt avec le corps comme Y« âme des bêtes ». Puisqu’il est la « vie », la mort consiste par définition dans sa perte. D’où la répartie recueille par M. Pierre Ryckmans sur les lèvres de l’indigène. « A qui lui demande : Lorsque l’homme est mort, que dites-vous de lui ? Il répond sans plus : Nous disons : Yarapfuye – Eh ! bien, il est mort ». C’est une tautologie, mais c’est aussi une équivoque. Car, outre son être périssable, ma-tière et vie, l’indigène croit qu’il y a, habitant en lui, un double de lui-même qui, lui, ne périt pas avec le corps, rigitshutshu, ombre »
L’Igicucu, Ame-Ombre Double De La Personne.
Ce terme d’ombre « prête à confusion. Pour nous, Occidentaux, nourris de classicisme, il évoque l’umbra des Romains, l’aidolou des Grecs, le survivant, hôte de l’Eree, « royaume des ombres ». Il n’y a pas pour nos antiques d’ombre du vivant, mais seulement du mort. Au Ruanda, c’est l’inverse ; il n’y a d’ombre que du vivant ; le trépassé n’est pas une ombre, mais un esprit — muzimu.
L’existence dans l’être vivant, raisonnable ou sans raison, d’une ombre intérieure, imperceptible, quasi spi-rituelle, incorruptible, dont l’ombre extérieure et quasi matérielle n’est que la suggestion et comme la préfigure, est attestée par nombre de locutions, usuelles ou rares, populaires ou académiques, qui, si le terme igicucu n’y est pas toujours énoncé, sous-entendent et supposent du moins la chose : phrases stéréotypées marquées au coin de la croyance. D’un défunt dont on apprend la mort, on dit volontiers : Yaratashye « il s’est retiré, il est rentré chez lui », comme nous aurions dit : « Il s’en est allé il nous a quittés, il nous a été ravi », pensant à son âme immortelle. De qui est-il question ? Non de l’être visible, qui est encore là gisant, immobile, mais d’une personne survivante. A l’annonce du décès du mwami, le populaire répète : Yatahaye — « il est allé porter secours » à un faible, en « libérateur » né — mutabazi qu’il est, ce terme et le précédent étant dérivés du même verbe gutabara, « secourir ». Il ne s’agit pas, ici encore, de la dépouille mortelle, qu’on se prépare à soustraire à la putréfaction, mais d’un mwami type, qui va poursuivre dans une nouvelle carrière la série de ses chevaleresques exploits.
Les animaux ont comme les hommes une ombre liée à leur sang(i). Lorsque le taureau, victime imana, a été égorgé et qu’il a poussé son dernier meuglement, un des sacrificateurs prononce la formule consacrée : Imana tashye, « l’imana s’est retiré » ; et il ajoute, s’adressant à ses aides.: « Venez ; écorchez-le » — Ni muze, muyorosore. Que ce soit bien l’ombre qui est en vue, en voici l’attesta-tion décisive. Un indigent, n’ayant pas de quoi se procurer une chèvre à offrir à ses mânes domestiques, père, mère, épouse, « achètera » seulement son « ombre », ce qui est beaucoup moins onéreux. Cela s’appelle : Kugura igicucu ; le terme cette fois est prononcé. Il amène donc la bête devant le mémorial du défunt, l’égorge, fait couler le sang chargé de l’ombre, prend une menue parcelle de chair saignante, et présente le tout au muzimu. Puis il rapporte la chèvre morte, vide de son ombre, au propriétaire, en acquittant une légère indemnité. Il renonce ainsi au repas commun de famille en compagnie du trépassé. Mais celui-ci a reçu sa portion, tout ce qu’il était susceptible de consommer, car, étant de la race des ombres, il se nourrit d’ombres. Au Muléra, un bouvier, soucieux de tirer le plus d’argent possible de son taurillon, vend d’abord le sang avec l’ombre à un dévot des bazimu pour sacrifice, il reprend ensuite la bête égorgée et la débite pour la boucherie. C’est un bénéfice net d’une cinquantaine de francs.
La Théorie De L’Ombre Intérieure.
Cette idée d’un double de l’individu, sa réplique éthérée, créé avec lui, caché en lui, est fort répandue, semble-t-il, dans l’Afrique Orientale, notamment au Moshi, pays situé au pied du Kilimanjaro. Un indigène de ce pays, musulman de profession, a communiqué le substantiel exposé suivant des croyances anciennes en cette matière. M. l’abbé Albert Ndagijimana, du clergé ruandais, qui nous l’a fait connaître, s’est porté garant qu’il répond aux conceptions de ses congénères.
« Le cadavre n’a pas d’ombre. Les Anciens distinguaient trois ombres chez l’homme : 1° celle qui est produite par le soleil, 2° une ombre qui est le corps lui-même; 3°une ombre qui en est la moelle : celle-ci n’est perçue que par les connaisseurs, par ceux qui ont des connaissances médicales approfondies. Les Anciens disent que si l’on vous ravit votre ombre, c’est sans remède. Cette ombre est toute petite. Nous, enfants d’Adam, nous existons en elle. Le corps n’est qu’une enveloppe, une poche, un sac, une coque diceuf. Quand on meurt l’ombre s’en-vole, elle s’enfuit. Ce qui reste de nous ce n’est qu’une écorce ; ce n’est rien. Je n’en sais pas plus que ce que j’ai reçu des Anciens. »
Il est manifeste que l’on se trouve ici en présence d’un essai de systématisation, fruit de la réflexion. Il est facile d’en dégager ce qui appartient à la croyance traditionnelle, indépendamment du commentaire doctrinal.
La croyance c’est qu’à l’intérieur du moi conscient, corps et vie, existe un autre moi, qui en est le coeur et l’âme, une petite chose, inaccessible aux yeux du commun, mais que des experts; savoir les bapfumu, au regard acéré, perçoivent, traitent selon les règles de leur art, en d’autres termes, dont ils font leur sujet de médiumnité et qu’ils ouvrent aux esprits possesseurs. Ce moi mystérieux est le tout de l’homme, car c’est « par lui » qu’il subsiste; « en lui » dans le texte, un sémitisme. Le corps n’est par rapport à lui qu’une enveloppe sans valeur : d’où le peu de cas que l’on en fait après la mort. Ce périodique est édité en souahéli à Dar-es-Salaam avec l’agrément des autorités du Tanganyika Territory. L’entrefilet est précédé de la notice suivante : e M. K. Sefu Sendowe, indigène de Moschi, interrogé par M. Kumbembe de Songea au sujet de la nature de l’igitshutshu, répond en ces termes, de l’individu ce moi s’évade, comme l’insecte ailé déchirant sa chrysalide. Le cadavre ne saurait le retenir. Cet allez ego, prisonnier du corps, s’appelle l’ombre —igicucu.
A l’aide de ces données traditionnelles notre philosophe esquisse une théorie, qui rappelle le mythe platonicien de l’âme spirituelle, du « noûs », cavalier du coursier qu’est l’être sensible et phénoménal. Il fait de l’ombre le principe directeur de l’individu, et quasi sa forme substantielle. Il justifie le choix de la métaphore de l’ombre par rapprochement avec l’objet que ce terme désigne au sens propre. Cette ombre n’est pas la noire figure pro-duite sur le sol par l’interception des rayons ‘lumineux, commune à tout objet matériel, y compris le cadavre, protéiforme, intermittente, symbole des esprits légers et inattentifs, ceux qu’on appelle précisément au Ruanda des « ombres » umwana w’igicucu, comme chez nous « têtes de linottes. » Ce n’est pas non plus le corps humain, appelé « ombre » lui aussi, parce que, frêle, périssable, temporel, il passe comme elle, selon l’image classique de l’Ecriture. On nomme « ombre » ce moi intérieur, parce qu’il est la miniature, l’image vraie, pour ainsi dire l’archétype, réellement le double, de l’être visible, autrement consistant que lui puisqu’il survit à sa ruine. Ail-leurs on emploie les termes de « vent, souffle, haleine » rouah, spiritus, animus, spiraculum, empruntant, à un objet invisible, mais tangible, un terme différent de comparaison. Le noumène est identique en son fond sous le vêtement varié qui le produit Bref, l’igicucurouandien répond par sa virtualité à l’âme immortelle des spiritualistes, non toutefois en son intégrité, comme il sera montré ci-dessous.
C’est avec le « KA » égyptien, qu’il a le plus d’affinités, ce double ou genius, dit Philippe Virey, « qui est créé en même temps que le corps matériel, qui est associé àce corps et en fait la personnalité, invisible aux yeux des mortels… Bien qu’il soit en communication directe avec les dieux et par là tienne au monde invisible, il n’en reste pas moins le compagnon fidèle du corps pour lequel il est créé. Il a besoin, en effet, d’un support matériel qui est le corps, et, si le corps disparaissait, le double n’aurait plus de raison d’être ». Tout ceci paraît pouvoir s’appliquer à l’igicucu, jusqu’à ses accointances avec le monde invisible par le ministère des griots et comme aliment approprié des esprits.
Les Egyptiens, pour sauver le KA d’un fatal évanouissement, se sont étudiés à conserver le plus longtemps possible le corps, son suppôt indispensable. Pour cela ils ont embaumé, momifié, le cadavre ; ils en ont tiré des exemplaires en matière durable, pierre ou porcelaine, le simulacre se substituant à l’objet grâce à une aimantation magique : soins touchants et parfois illusoires, la morsure du temps finissant par en ruiner les effets. Les Ruandais ne se sont pas égarés dans les voies conservatrices de la momification. Que leur importait la dissolution de l’igicucu, consécutive -à la désagrégation du corps, puis-qu’ils savaient qu’il renaît dans le muzimu, d’essence supérieure.
Le « Muzimu Ame-Esprit : Sa Génèse.
A mutation de l’igicucu en muzimu, ou, en d’autres termes, de l’« ombre » en « esprit », est une métamorphose transcendante, qui s’opère sans transition pour le commun des mortels, mais qui obéit pour le mwaMi aux lois de la métempsychose. Chez lui, en effet, l’igicucu transmigre de son corps en décomposition dans un ver issu de lui, lequel se dévelop-pe en léopard, avant de libérer le muzimu. En Urundi, le ver évolue en serpent python avant d’atteindre la forme du léopard.
On raconte, au Ruanda, que les appariteurs chargés de veiller la dépouille royale épient la sortie du premier ver en sa main droite. Ils le recueillent religieusement, l’élèvent, telle une larve, dans du lait toujours frais, com-me fit la mère de Kigwa pour l’homuncule d’argile que lui confectionna le Bon Imana. La bête grossit il faut la changer de baignoire et finalement la transférer dans un baquet à brasser la bière — umuvule. Enfin, le petit léopard, réincarnation du mwami, apparaît. On le laisse grandir en liberté, jusqu’à ce que, adulte, devenu méchant irakaliha, ayant mis en déroute plusieurs gardiens, on lui donne la clé de la brousse. Il meurt, tué peut-être d’aventure. L’igicucu libéré du mwami atteint alors l’état définitif de muzimu.
On se rend compte que ce cycle évolutif de la personne du roi est un développement parasite et tardif de la croyance primitive. Il n’est pas tenu pour très assuré par l’opinion commune. La preuve en est que le léopard est chassé sans scrupule, et que le mwami régnant s’en réserve les fourrures, quoiqu’il le tienne pour son emblême. En Urundi, paraît-il, le python est tabou : il est interdit de le tuer.
Dans certaines tribus peu évoluées de Madagascar, ‘ nous apprend M. Van Gennep, ce n’est pas seulement le chef suprême, ce sont tous les chefs de la famille, qui muent d’abord en ver, puis en fan.ang, un reptile de la famille des pythons. On sait que dans toutes les mythologies le serpent, « fils de la terre », est un génie ou dieu infernal, parce que vivant dans les trous ou dans le vase.
Ceci nous ramène encore en Egypte, où le pharaon passait pour émigrer après sa mort en une suite de représentants d’espèces animales variées d’où le culte exubé-rant des chats, ibis, crocodiles, béliers, boeufs d’où les innombrables momies de ces bêtes, enfermées dans des sarcophages d’un luxe inouï.
La Nature Du Muzimu, Créature Héroisée.
Le cas du mwami est une exception. Chez l’humble sujet l’igicucu se change immédiatement en muzimu. Cette métamorphose est propre à l’homme : l’animal ne se survit pas : son igicucu s’évanouit sans remède et périt après son buzima. Au contraire, tout être humain, même l’enfant mort-né venu à terme, « celui qui n’a pas encore reçu de nom », – ikiburazina, mais qui, achevé, pourvu de tous ses organes, fut un individu – umuntu, a son muzimu. Seul l’avorton, le foetus qui n’a pas eu au moins huit mois de gestation, ne méritant pas le nom d’homme » – ntibagira ngo n’umuntu – ne saurait avoir de survie et de muzimu.
Le muzimu est imperceptible, impondérable, incorruptible, impérissable, non toutefois absolument immatériel. Comme le KHOU égyptien, auquel il ressemble le plus, comme les mânes des Romains, comme l’eidolon, le phantasme, des Grecs, c’est un spectre et un fantôme fuyant et ténu, tel un feu follet tremblottant, mi-spirituel mi-matériel. « Le muzimu, écrit le P. Arnoux, n’est de sa nature ni tangible, ni visible ; et pourtant on lui suppose des opé-rations sensibles. Il boit et mange ce qu’on a déposé pour lui dans les mararo qu’on lui a dédiés. Il pleure, il rit bruyamment. »
Les conditions de son rang, de sa constitution, de sa vie morale, sont contradictoires. C’est, d’une part, un être vague et diminué, pâle décalque du personnage qu’il fut jadis, une âme en peine, poursuivant une destinée incertaine, livide et monotone, dans le clair obscur d’une région souterraine, se remémorant avec amertume les jours heureux qu’il vécut sur la terre aujourd’hui lointaine, pitoyable exilé, qui revenant parmi les siens, Mendie sous menace consolation, réconfort, voire sustentation pseudo-matérielle. Ayant changé de pays et de mode d’existence ; il a déposé au seuil de la tombe le fardeau de ses crimes, s’il en a commis, et c’est pour ainsi dire refait une virginité. Mais il n’a pas oublié les injures subies, et s’il ne les a pas vengées de son vivant, ses ennemis savent qu’ils ont un compte non soldé auprès de lui.
D’autre part, s’il a été grand dans le monde visible, la mort le grandit encore davantage dans le monde invisible, comme une ombre qu’allonge le soleil à son déclin. L’imagination des survivants l’exalte jusqu’à ce qu’au de-là, de la troisième génération son souvenir sombre dans l’oubli, il devient par apothéose héros ou demi-dieu, notamment s’il compte, homme ou femme, parmi les ascendants directs de ses dévots, s’il a été chef, ,prophète ou souverain, dans la mesure où sa protection d’outre-tombe » est estimée puissante et efficace. En possession des secrets du présent et de l’avenir, c’est à lui que s’adressent les évocations du nécromant. Comme le Romain le Ruandais-dieu divinise ses mânes.
Ce double caractère de dénuement et de puissance se retrouve chez les trépassés hébreux. Débiles et sommeillants dans leur shéôl, ils deviennent puissants, quasi divins, avec le recul des temps et quand on les évoque : tels les rephaÏm légendaires des antiques Cananéens, ter-me que saint Jérôme traduit par gigantes : tel surtout l’esprit de Samuel, que la nécromancienne d’Endor, consultée par Saül, dénomme un élohim, un dieu.
Ainsi la survie dans la croyance du Ruandais revêt la forme, non de la persistance et de la préservation en son intégrité d’un élément du composé humain, buzima et igicucu, mais d’une renaissance, de l’éclosion d’un germe, l’être nouveau — umuzimu, issu du premier, assurant le prolongement et la permanence de l’ancienne personnalité.
Les Résidences Du Muzimu : Le Kuzimu, Hadès Ruandais.
Que son corps ait été inhumé, immergé, consumé par le feu, dévoré par les -bêtes, le défunt quitte’ cette demeure, ancienne résidence de son ombre, et descend au Kuzimu. Kuzimu est rendu exactement par le terme vague d’en bas, Enfers, au sens étymologique de inferiores partes terrae. Il désigne l’intérieur de la terre, y compris la tombe — imva, au cas d’une inhumation. Muzimu et kuzimu ont la même racine, en sorte que muzimu pourrait signifier « hôte du kuzimu », ou bien kuzimu tirerait son nom de ce qu’il est la résidence ou le cachot du muzimu.
Le langage courant fait constamment allusion à ce séjour des morts, si bien que par métonymie kuzimu devient la Mort elle-même — Urupfu. Ainsi « un tel est moribond » se dit : Ari i kuzimu, littéralement : « Il est les enfers », « Il est mort » se dit : ari mu kuzimu, littéralement : « Il est aux enfers ou dansl’embas ». Sur l’écriteau portant : Péril de mort, on mettrait en kinyarwanda Ni ikuzimu — « Ici les enfers ». L’imprécation : « Que je meure ! » sous-entendu : si je ne dis pas la vérité — Ndakajya mu kuzimu, signifie mot à mot : « Que je descende aux enfers, si… ! »
« Tout le monde est appelé dans la région ténébreuse — mu kuzimu, écrit le P. Arnoux. Les batutsi et les héros eux-mêmes doivent y descendre, mais ils comprennent si bien dès leur arrivée le sort qui leur est réservé, éternellement qu’ils acceptent de bon coeur leur destinée. Bazamenyêra — « ilss’y font ». Oui, comme à un pis aller.
La plus lointaine antiquité classique n’a pas connu un autre séjour des trépassés que celui-là. Le Datiaout des Egyptiens, le Schéôl des Hébreux, l’Hadès des Grecs, les Enfers des Latins, ne sont pas foncièrement différents. Plus tard, on connut les Champs Elysées et le Tartare, que l’on retrouve ici dans le mystère de Ryangombé, les poètes y firent descendre des explorateurs, tels qu’Orphée, Enée. La croyance du Ruanda représente l’idée dans sa simplicité première, dénuée des parures et des développements dont l’habillèrent ailleurs les philosophes et les mythologues. Bien que l’on dise d’un défunt, comme jadis chez lei Hébreux, qu’il a été rejoindre ses pères, on se le représente vivant solitaire, non en famille et en société, dans la cellule de sa tombe.
Les « Mararo », Résidences Des Mânes Familiaux Chez Les Particuliers Et A La Cour.
C’est parmi les vivants que le muzimu trouve subsistance et distraction. Circulant à son gré d’un monde à l’autre, comme le KFIOU et les mânes, il quitte, en effet, volontiers sa retraite souterraine, non pas seulement à l’appel du nécromant — les évocations des morts sont rares, – mais quotidiennement, soit pour prendre part aux réunions et aux repas de fa-mille, sont pour secouer l’indifférence de ceux qui le négligent et l’oublient, soit pour exercer ‘des vengeances posthumes.
L’aïeul décédé sa place au foirer quand il y vient en visite : on l’appelle le grand propriétaire de céans — Umukurambere, nyir’igicumbi. C’est lui qui aurait construit la hutte, rebâtie périodiquement dans la suite sur un ter-rain contigu par ses héritiers et descendants. On ne remonte généralement pas au delà du bisaïeul. Il s’accrou-pit comme jadis devant le feu — igicaniro. S’il a eu un intendant, un homme d’affaire, attaché à sa personne igisonga, il ramène avec lui et le place à ses côtés, même s’il est d’une condition inférieure. Il reçoit ainsi à la veillée tous les membres décédés de sa lignée, dont le souvenir s’est conservé. Ils se tassent pêle-mêle n’importe où dans ce – salon, les uns sur les nattes, d’autres accrochés aux poteaux supportant la couverture de la chaumière. Les mères tiennent leurs bébés dans leurs bras. L’actuel possesseur du domaine se fait leur servant à tous. Il jette à leur intention dans la flamme du foyer quelques bouchées des mets qu’il consomme. Leur présence ne le glace aucunement d’effroi, comme feraient des revenants. Il les sent pacifiques et amis. Il couche et dort en leur compagnie. Promiscuité ingénue, qui don-ne la mesure des sentiments qu’il nourrit à l’égard de ses ancêtres défunts.
L’aïeul patriarche est seul parmi les mânes familiaux à loger dans la hutte principale. Pour les autres le propriétaire aménage des logis dans la cour du kraal. Ce ne sont que d’humbles faisceaux de broques, figurant en petit ceux des fusils de nos fantassins au repos. «Il y a, relate le P. Arnoux, des huttes pour esprits — amararo — vrai ment insignifiantes. J’ai pu constater, sur une distance de six mètres au plus trente-sept huttes encore debout chez un païen dont les enfants étaient menacés de variole. » Au vrai la dimension ne compte pas : le muzirnu n’habite que l’ombre du ndaro, comme aussi = l’ombre de l’imva, la tombe.
Le mwami, en son palais ne se comporte pas différemment vis-à-vis de ses aïeux, les rois défunts. La hutte qu’il habite est dédiée à son grand-père celle de Musinga à Nyanza, par exemple, à Rwabugiri. Les autres cases sont attribuées aux ancêtres les plus illustres, aux batabazi, libérateurs nationaux : elles en portent le nom. Celle-ci est Kwa Rwabugiri, celle-là Kwa Gihanga, une autre Kwa Kibogo, kwa signifiant chez. Elles sont chacune occupées par l’épouse royale, convoquée de son domi-cile parfois lointain pour faire son temps de service à la Cour. Le mwami la rejoindra le soir : elle est, en même temps, l’épouse mystique du muzimu dont elle reçoit l’hospitalité. « Pour les moins connus d’entre les princes décédés, rapporte le P. Pagès, on se contente d’élever des fillettes, que l’on fait entrer de temps à autre dans le ndaro — logis — de chacun d’eux ». On verse sur elles l’amazi y’ingwa, l’eau blanche faite d’une dissolution de Kaolim argileux ainsi purifiées elles peuvent s’abandonner aux mystères hiérogamiques.
En outre, le mwami veille à l’entretien des nécropoles, bois funéraires, où repose la dépouille de ses ascendants, rois et reines, et où ils sont censés faire également leur séjour.
Le mystère de Ryangombe garantit à ses initiés une demeure commune d’éternité sur le Karisimbi, et sondant-ne les non initiés au feu du Nyiragongo. Cette doctrine n’est pas de croyance universelle : Nous en traiterons plus au long en son lieu.
Il ne faut pas s’étonner du caractère disparate et de l’incohérence de ces diverses données. Leur désaccord tient à ce qu’elles représentent des apports successifs, des stratifications étagées, cependant que nul magistère doc trinal ne s’est rencontré pour les harmoniser. Le même phénomène s’observe dans la religion de l’ancienne Egyp-te. « Lorsqu’une idée religieuse y avait acquis droit de cité, écrit Philippe Virey, elle ne pouvait plus disparaître,’ et supportait tant bien que mal le voisinage de notions les moins conciliables avec elles. « Ainsi s’explique cette multi-location, cette ubiquité déconcertante du muzimu.
La Trichotomie Ruandaise.
En résumé, le Ruandais reconnaît et avoue la présence en lui de trois âmes pour ainsi dire, comme l’ancien Egyptien, encore qu’il n’en réalise peut-être pas la synthèse : une âme-vie, le BUZIMA., commune à lui et aux animaux, organique, sensitive, rationnelle chez lui, mortelle comme le corps. Le BA égyptiens une âme-ombre, l’IGICUCU, présente aussi dans l’animal comme chez lui, son génie ou démon familier, inaccessible à la conscience, mais dont le rêve, le délire, le reflet dans le miroir des eaux, l’ombre portée, donnent une vague aperception, périssable elle aussi peu après qu’elle s’est envolée du cadavre. Le KA, une âme- esprit, le MUZIMU, propre à l’homme exclusivement, qui succède aux deux précédentes, sans hériter de la respon- sabilité de leurs bonnes et de leurs mauvaises actions, dont la durée est théoriquement sans limite, indépendante dans un monde invisible du temps et de l’espace, et qui revient, pacifique ou hostile, tantôt de son propre mou- vement, tantôt évoquée, tantôt esprit possesseur le KHOU. La seconde fait la transition de la première à la _troisième. Liée à l’âme-vie, par une cohabitation continue dans lecorps et par ce fait que, étant son prototype, elle possède éminemment tout ce qui la constitue, elle est apparen-tée plus étroitement encore à l’âme-esprit, puisque, revi-vant en elle, elle ne s’étiole que pour lui avoir transmis toute sa substance. Dans cette succession et cet écoule-ment d’éléments périssables, une activité demeure, assu-rant la continuité de l’être et de la personne, le souvenir.
Voilà ce qu’on pourrait appeler la trichotomie rouan-dienne. Si les deux premières âmes sont caduques, la troi-sième leur survit, ce qui permet de regarder le Rouandien comme un tenant à sa façon de la croyance à l’immoralité de l’âme.
En Egypte, il s’est rencontré-des spéculatifs assez cu-rieux pour se préoccuper ce que devient la poussière, ré-sidu des corps détruits, et la vie, émanée de Dieu, qui en raison de son origine ne saurait être anéantie. Ils ont con-çu un cycle évolutif, grce auquel rien ne se perd, rien ne se crée, les débris de l’humanité présente faisant re-tour à Dieu pour l’édification d’une humanité nouvelle. Le Rouandien n’a pas été aussi loin dans l’exploration de l’éternel devenir. Il en est resté aux notions plus élé-mentaires de la métamorphose, de la métempsychose, de l’apothéose, une spéculation encore et qui témoigne déjà qu’il est loin d’être intellectuellement un primitif.
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